300 Revue des Livres/Book ReviewsMilad Milani Sufism in the Secret History of Persia, Durham, Acumen, 2013, 234 + xiv p.Des orientalistes des deux siècles derniers comme Edgar Blochet, IgnazGoldziher et Alessandro Bausani, avaient soutenu l’influence des religionsde l’Iran ancien sur l’islam et le soufisme en particulier1. Le présent livre, tiréd’une thèse de PhD au département d’études des religions de l’université deSidney, fait plus que relancer cette hypothèse parsiste un peu oubliée par larecherche récente : il entend montrer que le soufisme iranien ou persan – avecune préférence pour le second terme – est un produit de la longue histoirereligieuse – appelée macro-history – de l’Iran ou de la Perse ; il se proposede découvrir, dans ce soufisme persan, allant des premiers maîtres duKhorasan – Ibrāhīm b. Adham (m. 160-1/777), Bāyazid Bisṭāmī ou plutôt Basṭāmī(m. 261/874) – aux confréries modernes en passant par Jalāl al-Dīn Rūmī(m. 672/1273), les vestiges témoins d’une « histoire secrète » de la Perse, celle decourants ésotériques refoulés par l’orthodoxie zoroastrienne puis islamique –le mithraïsme, le zoroastrisme originel (distinct du zoroastrisme officiel desSassanides) et le mazdakisme – ; enfin, il vise à séparer le soufisme de l’islampour y voir un phénomène culturel et spirituel proprement iranien. Cettethèse audacieuse et même provocatrice, l’auteur la soutient en examinant lareprésentation de l’histoire mêlée de mythologie – appelée myth-history – de labranche Munawwar ʿAlīshāhī (Khāniqāhī) de la confrérie soufie iranienne desNiʿmatullāhiyya et de son « pôle » (quṭb) Javad Nurbakhsh (1926-2008), auteurde nombreuses publications à travers le Khaniqahi Nimatullah Publication(Londres / New York). Il peut être utile de rappeler que la Niʿmatullāhiyya, fon-dée en Iran par Shāh Niʿmat Allāh Walī (m. 834/1431), est la principale confrériesoufie d’obédience shīʿite duodécimaine ; qu’après avoir migré une premièrefois dans le Deccan au XVe siècle, y avoir établi son centre au XVIIe, réagissantainsi à la politique religieuse des shāhs safavides shīʿites en Iran, elle se réim-planta en Iran au XVIIIe siècle ; et que divisée en plusieurs branches, elle vitaujourd’hui pour une part en exil – c’est la branche de Nurbakhsh –, pour uneautre part au sein de la République islamique d’Iran.1 E. Blochet, « Études sur l’histoire religieuse de l’Iran, I », Revue de l’histoire des religions 38, 1898, pp. 26-63 ; le même, « Études sur l’histoire religieuse de l’Iran, II », Revue de l’histoire des religions 40, 1899, pp. 1-25. I. Goldziher, « Islamisme et parsisme », Actes du Premier Congrès International d’Histoire des Religions, Paris, 1901-1902, repris dans Sur l’islam. Origines de la théologie musulmane, Paris, 2003, pp. 113-141 ; A. Bausani, La Persia Religiosa, da Zarathustra a Baha’ullah, Milan, 1959 ; Religion in Iran, New York, 1999.© koninklijke brill nv, leiden, ���6 | doi 10.1163/19585705-12341342
Revue des Livres/Book Reviews 301 Pour les Niʿmatullāhiyya et Javad Nurbakhsh, le soufisme iranien est « unphénomène indépendant de l’histoire du soufisme en général » (p. 5), « unphénomène de quintessence iranienne » (p. 218), « une expression spirituellede la culture aryenne préislamique de l’Iran, reformulée par Ferdowsi, intel-lectualisée par Sohravardī et revivifiée par Jalāl al-Dīn Rūmī » (p. 76). Si notreauteur prend une distance critique à l’égard de cette thèse dont il admet lecaractère nationaliste (pp. 2 et 220), il la reprend aussi largement à son compte,portant à son crédit des arguments philologiques et iconographiques. C’est là lagrande ambiguïté de son projet : s’agit-il de donner voix à la conscience du sou-fisme iranien (p. 3) suivant une démarche phénoménologique corbinienne, oud’expliquer les traits propres à ce soufisme en remontant à ses racines oubliées(p. 6), suivant la voie de l’historicisme ? Le propos oscille souvent entre lesdeux points de vue sans distinguer clairement entre faits et représentations.Mais c’est surtout le poids de certains partis pris qui grève sa scientificité. Dèsla première phrase, dans laquelle il annonce vouloir exhumer l’identité socioreligieuse secrète de l’Iran, l’auteur laisse percer les deux présupposés principaux de son travail : d’abord, l’identité iranienne serait une essence immuableen son fond – en quelque sorte « l’âme de l’Iran », selon le titre suranné d’unouvrage collectif rassemblant Henry Corbin, Jacques Duchesne-Guillemin,Henri Massé, Louis Massignon et d’autres (1951, nouvelle édition Paris, 2009) –;ensuite, l’islam ne serait finalement qu’un revêtement couvrant sans l’entamercette entité. Pour évoquer l’historialité du soufisme persan, il parle d’une his-tory of Persian consciousness (p. 10) ou d’une Persian history of consciousness(p. 13). On aurait cru un tel essentialisme mâtiné d’hégélianisme disparu destravaux académiques ; l’auteur entend l’y réintroduire. Ceci n’est pas forcémentrédhibitoire, mais cet idéalisme devient idéologique quand il exalte l’identitépersane aux dépens du rôle des Arabes et sépare systématiquement l’iranitéde l’islam, allant dans le sens d’un nationalisme iranien toujours très vivacenotamment à l’extérieur de l’Iran. Ce parti pris se reflète dans la faible utili-sation des sources primaires en langue arabe au profit des seules sources enpersan ou en ancien perse, ce qui rend l’enquête lacunaire et la thèse fragile ;car pour montrer l’indépendance du soufisme iranien à l’égard des traditionsislamiques arabes, il eût été préférable de mieux connaître celles-ci. Cesréserves formulées, il faut reconnaître que ce livre relance et développe deshypothèses très suggestives, l’intérêt de son approche étant de prendre réso-lument au sérieux les traditions de courants hétérodoxes longtemps ostraci-sées. Par sa mise en perspective « macrohistorique » du soufisme iranien, ilapporte un nouvel éclairage sur des faits, des auteurs et des textes étudiés plusspécifiquement par Leonard Lewisohn et Lloyd Ridgeon, pour ne citerStudia Islamica 111 (2016) 297-323
302 Revue des Livres/Book Reviewsqu’eux2, contribue à décloisonner les études iraniennes antiquisantes, médié-vistes et contemporanéistes, et conformément au projet annoncé p. xiii, pro-pose une introduction originale à la longue histoire religieuse de l’Iran. Les chapitres successifs du livre traversent en effet toute l’histoire spiri-tuelle de l’Iran jusqu’au soufisme persan moderne. Le premier chapitre précisele paradigme macro-historique et introduit à l’idée formulée par Nurbakhshd’une « sagesse khosrovanite » (ḥikmat-i khosravānī), du nom du roi légendaireKay Khosrow, une tradition sapientiale et une lignée de maîtres secrètes com-mençant avec Zarathushtra, l’auteur des stances versifiées des Gāthās. Dans unsous-chapitre (pp. 10-13), l’auteur distingue le zurvanisme, version monothéistedu zoroastrisme assimilée par l’islam, et le mazdéisme, version dualiste survi-vant en islam dans les courants les plus hétérodoxes, les ghulāt (« extrémistes »shīʿites) et la shuʿūbiyya (mouvement de réaction pro-perse des IIe/VIIIe-IVe/Xe siècles), dont il sera longuement question ensuite. Dans les trois chapitres suivants, l’auteur entend montrer les corrélationsentre les Gāthās de Zarathushtra, la religion mithraïque et le soufisme. Le deu-xième chapitre, s’appuyant sur les travaux de Mary Boyce, Gherardo Gnoli etd’autres iranologues, distingue plus rigoureusement l’enseignement originel« gnostique » de Zarathushtra, peu préoccupé de monothéisme et de dua-lisme, et le zoroastrisme officiel des Sassanides. D’après l’auteur, la doctrinedes Gāthās synthétise les traditions initiatiques des magi et des kavi, deuxcourants religieux issus respectivement de l’ouest et de l’est de l’Iran. Un inté-ressant sous-chapitre retrace l’évolution des Mages de l’époque achéménide àl’époque sassanide, du rejet des idées de Zarathushtra à la constitution d’unereligion zoroastrienne élitiste et institutionnalisée (pp. 27-32). L’auteur revientensuite sur la notion de « sagesse khosrovanite », issue de la lecture conjointedu Shāhnāmeh de Ferdowsi et du Kitāb ḥikmat al-ishrāq de Sohravardī, qu’ildéfinit comme une tradition spirituelle reliant le soufisme à l’ancienne Perse,fondée sur les idées d’unité, d’amour, d’esprit chevaleresque (javānmardī) etde connaissance de soi ; c’est elle qui aurait conduit des soufis comme Rūmī etʿAṭṭār au bord de l’athéisme, ce en quoi notre auteur n’hésite pas à voir « unepart du caractère indépendant de la conscience iranienne » (p. 39). Le troisième chapitre s’emploie d’abord à rapprocher les thèmes moraux desGāthās – l’amour, le service, la méditation – de ceux du soufisme persan, notam-ment de Ḥāfeẓ, avant d’entreprendre de préciser l’influence du mithraïsme surle soufisme persan. Nombre des liens qu’il allègue restent toutefois analogiqueset ne sauraient convaincre d’une action historique. Ainsi en va-t-il du culted’Anahita, « Mère de la Création » et « déesse des eaux », rapproché du topos2 L. Lewisohn (dir.), Classical Persian Sufism, from its origins to Rumi, New York, 1999; L. Ridgon, Morals and Mysticism in Persian Sufism. A History of Sufi-Futuwwat in Iran, New York, 2010. Studia Islamica 111 (2016) 297-323
Revue des Livres/Book Reviews 303océanique dans le soufisme persan (pp. 48-49) ; de la scène du Tauroctone –Mithra tuant le taureau –, retrouvée sur les motifs de quelques bas-reliefs dePersépolis, rapproché du thème soufi de la lutte contre l’âme charnelle (jihādal-nafs) ; ou de l’idée mithraïque du salut par le médiateur divin, rapprochée dela fonction du maître soufi (le pīr). À la fin du chapitre, relevant chez Porphyreet Plotin des traces de l’ésotérisme de Zarathushtra, l’auteur va jusqu’à suggérerque l’influence du néoplatonisme sur la pensée islamique et le soufisme seraitelle aussi, en définitive, une influence persane. Le quatrième chapitre poursuit une analyse comparative des artefacts sym-boliques du mithraïsme et des traditions soufies. S’appuyant pertinemment surles travaux d’Assadullah Melikian-Shirvani, il montre sur des exemples précis laprésence d’éléments symboliques comme le maître des mages, la coupe de vinet la lumière, dans les deux traditions mazdéenne et soufie, et nous convaincici que le symbolisme mithraïque résonne dans la poésie soufie persane. Maisle lecteur ne peut être que choqué du fait que l’affirmation de J. Nurbakhshselon laquelle les deux caractéristiques essentielles du soufisme, l’amour et laconnaissance de soi, seraient propres à la « culture aryenne préislamique del’Iran » (p. 76), soit ici reprise sans le moindre commentaire critique. Dans le cinquième chapitre, l’auteur examine certains éléments du sou-fisme persan à la lumière de l’antique religiosité persane. Il rappelle que leterme de darvish provient de l’avestique driyosh, mentionné dans le Denkard,insiste sur l’importance du concept de pauvreté spirituelle dans le soufisme duKhurāsān médiéval, le soufisme iranien de l’époque post-mongole et celui del’époque moderne, et souligne que le thème de la pauvreté unie à la royautétrouve son expression la plus nette chez les Niʿmatullāhī, dont le « pôle » reçoitle surnom de shāh depuis la fondation. Puis il s’attache à discuter les vues deLloyd Ridgeon qui, dans son Morals and mysticism in Persian Sufism, critiquel’attitude nationaliste iranienne présentant la chevalerie soufie (futuwwat)comme une tradition perse préislamique et considère le soufisme persancomme un amalgame des cultures iranienne et arabe. Notre auteur maintientque la futuwwat doit plus à la chevalerie persane antique (javānmardī) qu’à lamurūʾa arabe (pp. 86-88), réfère la notion soufie d’étiquette morale (ādāb) aupersan farhang, dont le Shāhnāmeh révèlerait l’origine mithraïque, et tient lafusion progressive des notions d’ādāb et de javānmardī dans le soufisme ira-nien pour l’origine de l’idée de « combat spirituel » référée au ḥadīth du « jihādmajeur » et de son interprétation antinomiste par Abū Saʿīd Ibn Abī l-Khayr.Tout revient encore, finalement, à la « sagesse khosrovanite », fil conducteurde la « macro-histoire secrète » de la spiritualité persane. Dans ce qui semble être la seconde partie du livre, notre auteur examinela transmission de cet héritage persan de l’Antiquité tardive à l’époque isla-mique. Les sixième et septième chapitres explorent la piste passionnante duStudia Islamica 111 (2016) 297-323
304 Revue des Livres/Book Reviewsnéo-mazdakisme comme ferment du soufisme persan et des courants shīʿitesghulāt. On regrette cependant que le mouvement politico-religieux de Mazdak(m. 524 ou 528) ne fasse pas l’objet d’une présentation historique plus objectivemais soit d’emblée inscrit dans le cadre « mytho-historique » de la « sagessekhosravanite ». Le lecteur, surpris de trouver pp. 104-105 un début d’explica-tion philologique au scandale constitué par les Versets sataniques de SalmanRushdie, reste un peu sur sa faim. L’exposé des doctrines des Ahl-e ḥaqq, desAlevis et des Yezidis, ne manque pas d’intérêt, quoique déterminé par la volontéd’y détecter l’influence du mithraïsme et du mazdakisme en niant leur dimen-sion islamique. L’auteur l’admet volontiers (p. 114), son but est de démontrerla présence de thèmes persans dans l’ésotérisme des Kurdes. Mais est-il pourcela nécessaire de leur prêter un agenda anti-arabe et anti-islamique, dérivédu mouvement de de la shuʿūbiyya (p. 105)? N’est-ce pas réduire l’ésotérisme àl’expression substitutive d’un désir de revanche ? Plus encore, n’est-ce pas adop-ter paradoxalement, comme l’auteur le fait p. 16, le jugement des wahhabitessur ce qui appartient et n’appartient pas à l’islam ? Le sous-chapitre suivant(pp. 116-132), présentant les mouvements ghulāt comme autant de résurgencesdu mazdakisme persan, convoque les travaux de M. G. Hodgson, W. Madelunget F. Daftary pour soutenir que les notions shīʿites hétérodoxes de sens ésoté-rique (bāṭin), d’occultation (ghayba) et de retour à la vie (raj‘a) proviendraientdu mazdakisme (p. 123). Plus modeste et convaincante est la succession denotices sur les rebelles et hérétiques iraniens, de Bihafarid le Mage (m. 750) àBābak Khorramī (m. 223/838), illustrant la fusion en acte du néo-mazdakismeet de l’islam hétérodoxe à la première période de l’Iran islamique. Le derniersous-chapitre, s’appuyant indirectement sur des sources hérésiographiques –issues donc de l’orthodoxie islamique –, analyse la résurgence du mazdakismedans la doctrine de la Khorramiyya, secte inspirée par Bābak Khorramī. Dans le septième chapitre, l’auteur entend réévaluer l’influence du mazda-kisme sur la doctrine socioreligieuse de l’islam. Mazdak, qui selon al-Masʿūdīfut le premier à interpréter l’Avesta en un sens ésotérique, prêchait, on lesait, une forme de communisme ; présentant sa doctrine comme un zoroas-trisme réformé, il connut les faveurs du roi sassanide Kavad (Qabād, r. 488-531)avant d’être exécuté avec ses partisans par le souverain Khosrow Anūshirvān(531-579). Suivant les travaux de P. Crone et E. Yarshalter entre autres, notreauteur soutient l’hypothèse que le mazdakisme se serait étendu en Arabiedans les régions développées du Ḥijāz et du Najd, gagnant le royaume desLakhmides et sa capitale al-Ḥīra dans les années 500, pour resurgir dans denombreuses sectes hétérodoxes, à commencer par la Khorramiyya, après lachute des Sassanides et l’avènement de l’islam en Iran. Il avance aussi quela conquête arabo-musulmane de la Perse et la chute de l’empire sassanide Studia Islamica 111 (2016) 297-323
Revue des Livres/Book Reviews 305auraient été facilitées par des éléments mazdakites gagnés par l’égalitarismesocioreligieux de l’islam primitif. Aussi féconde soit-elle, cette hypothèse per-met-elle de parler d’une culture « indigène » de résistance iranienne ou desuggérer que l’« islam arabe » ne serait qu’un « projet de renaissance mazda-kienne » (p. 154) ? Nous ne le pensons pas. Dans le long chapitre suivant, à la structure thématique en entrelacs,l’auteur entend réévaluer le rôle de Salmān le Perse auprès du prophète del’Islam, à son sens négligé par les chercheurs académiques (p. 164), en prenantau sérieux les thèses macro-historiques de courants hétérodoxes comme lesNuṣayrites/‘Alawites, les Druzes et les Ahl-e ḥaqq (p. 165), lesquels insistent,on le sait, sur la dimension ésotérique de Salmān. Dans la « macro-mytho-histoire » à laquelle le livre se réfère, Salmān est le transmetteur des prin-cipes de Mazdak à Muhammad, le passeur des idées religieuses de l’Iranpréislamique aux mouvements révolutionnaires ghulāt (p. 166). Et l’auteurva plus loin en explorant la thèse – dont Louis Massignon pointait l’origineismaélienne3 – qui voit en Salmān la véritable identité de l’Ange Gabriel.Il fait fond sur une étude de Philippe Gignoux et alii (Pas nam i yazdan : Étudesd’épigraphiques, de numismatique et d’histoire de l’Iran ancien, Paris, 1979)pour soutenir que le Coran reflèterait l’enseignement mazdakien-zoroastriende Salmān, dès sa formule inaugurale bi-smi Llāh al-raḥmān al-raḥīm. Lesversets XVI, 102-103, éclairés par le fameux « ḥadīth de Gabriel » attribué àʿUmar b. al-Khaṭṭāb, pointeraient eux aussi vers cette identification. Le Ḥadīthshīʿite, jusque-là négligé par l’auteur, est rapidement convoqué (pp. 170-171), tan-dis que l’analogie entre Muḥammad et Salmān d’un côté, Jalāl al-Dīn Rūmī etShams al-Tabrīzī de l’autre, est longuement développée (pp. 172-176). Sont éga-lement citées des sources modernes anonymes, d’inspiration ultranationalisteiranienne, accusant Salmān d’être le plus grand traître de l’histoire de la Perse(pp. 177-178), tandis qu’en dernier lieu se voit examinée la relation de Salmāndans la Sīra d’Ibn Isḥāq (pp. 179-182). Usant et abusant encore de l’analogie,l’auteur affirme que la notion ḥanīfite de « religion vraie » (dīn al-ḥaqq sup-pose-t-on) vient de la notion mazdakienne de dorost-e dīn (p. 182, répété p. 188),et que l’interprétation soufie du « ḥadīth de Gabriel » comprenant les notionsd’islām, d’īmān, d’iḥsān et de sāʿa, correspond point par point à la doctrine maz-dakienne. Prenant acte du fait que d’après la Tradition, Muḥammad n’auraitrencontré Salmān qu’à Médine, il étudie le rôle de Waraqa b. Nawfal, qui d’aprèsla Sīra fut le premier à authentifier les visions de Muḥammad en reconnaissant3 L . Massignon, « Salmān Pak et les prémices spirituelles de l’Islam iranien », Bulletin de la société des études iraniennes n°7, 1934, repris dans Opera minora, Beyrouth, 1934, rééd. Paris, 1969, I, pp. 443-483, voir p. 465.Studia Islamica 111 (2016) 297-323
306 Revue des Livres/Book Reviewsl’intervention de l’ange Gabriel. L’annonce de la prophétie de Muḥammad relieles personnages de Waraqa, Khādija et Salmān, auxquels s’ajoute le moinechrétien Bahira qui pourrait avoir envoyé Salmān à Muḥammad via Waraqa(p. 193). L’auteur revient ensuite sur la place de Salmān chez les shīʿites, qui letiennent pour un membre de la sainte Famille de Muḥammad, chez les soufis,qui le citent comme l’un des premiers chefs et fondateurs du soufisme, et chezles Nuṣayrites, qui le vénèrent comme le sīn, l’une des trois personnes théopha-niques avec Muḥammad (le mīm) et ʿAlī (le ʿayn); toutes traditions qui conver-geraient vers la thèse faisant de Salmān l’auteur ou le co-auteur du Coran(p. 202). À Seyyed Hossein Nasr – historien islamologue et maître de la voiesoufie Maryamiyya – voyant en Salmān le « musulman perse par excellence »et enracinant le soufisme iranien dans le Coran, le Ḥadīth et les dires de ʿAlī,notre auteur oppose un portrait de Salmān en porteur d’une tendance alterna-tive (counter-establishment) de la pensée perse, de Mazdak au soufisme persanen passant – et en ne faisant que passer – par Muḥammad. C’est du soufisme persan qu’il est expressément question dans le neuvièmeet dernier chapitre de l’ouvrage. S’il se défend d’affirmer que le soufisme entant que tel est foncièrement persan (p. 206), notre auteur tient à distinguerle soufisme de la mystique islamique pour le situer « au-delà de l’islam et del’infidélité », selon l’expression de ʿAṭṭār (pp. 207-208). Il soutient hardimentque le caractère libéral du « soufisme persan » comme du « soufisme andalou »est le produit des influences non arabes (pp. 212-213), comme si arabisme nepouvait rimer avec libéralisme. Discutant les vues de Nasr et du « cercle deTéhéran » (Henry Corbin, ʿAllāmeh Ṭabāṭabāʾī) sur « l’islam iranien », il insistesur les caractéristiques « indigènes » du soufisme persan en minimisant soncaractère islamique (pp. 214-217) ; tenant Nasr et Nurbakhsh pour les représen-tants des deux positions classiques sur la question de l’identité du soufisme ira-nien, il se prononce pour l’historiographie ésotérique et pro-perse du second ;et remarquant justement que le dogme niʿmatullāhī reprend le thème shuʿūbīd’un islam fondamentalement oppressif, il ne s’en dissocie pas et maintientune dichotomie dure entre « soufisme (persan) » et « mystique islamique ».En conclusion, l’auteur réitère ses vues sur l’indépendance foncière du sou-fisme persan à l’égard de l’islam, allant jusqu’à attribuer la survie du soufisme à« la ténacité psychologique et spirituelle de la Perse » (p. 225). Voici donc un livre nous rappelant opportunément, quoique involontai-rement, que l’écriture de l’histoire des idées religieuses est toujours orientéepar des intérêts et des agendas politiques. Il illustre une tendance idéologiquepartagée par le nationalisme iranien et une certaine iranologie : l’essentiali-sation de la conscience iranienne, l’exaltation de l’iranité aux dépens de l’ara-bisme. Sa volonté de faire du soufisme et de l’islam deux religions nationales, Studia Islamica 111 (2016) 297-323
Revue des Livres/Book Reviews 307respectivement iranienne et arabe, le conduit à faire silence sur de nombreuxmatériaux textuels et historiques, à commencer par ceux du shīʿisme duodé-cimain qui furent si déterminants pour la Niʿmatullāhīya et d’autres confrériessoufies ; des matériaux montrant précisément ce que ce livre occulte : l’interac-tion constante des cultures arabe et iranienne dans la longue histoire de l’islamet du soufisme en particulier. Un champ de recherches qui, depuis les premierspionniers cités en ouverture, attend toujours d’être exploré.Mathieu TerrierStudia Islamica 111 (2016) 297-323
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