Dodécanèse, elle ne voulait pas lui sacrifier sapolitique d’équilibre ni engager son avenir. Il semblequ’à aucun moment elle n’ait manœuvré avec plusd’adresse pour conserver sa précieuse liberté demouvements. Elle avait refusé à l’Allemagned’introduire dans l’ancien traité de la Triplice uneclause qui eût trait aux questions méditerranéennes.Mais elle prenait d’autre part ses précautions. Le 23février 1913, le marquis de San Giuliano, ministre desaffaires étrangères, prononçait un discours retentissantoù étaient nettement indiquées les distinctions quel’Italie entendait maintenir : Avant la guerre italoturque, disait M. de SanGiuliano, deux grands problèmes étaient posés pournous : l’équilibre dans l’Adriatique et l’équilibre dans laMéditerranée. L’équilibre dans l’Adriatique est leproblème qui va être résolu grâce à la collaborationintime de l’Italie et de l’Autriche‐Hongrie, à lacoopération de l’Allemagne et au large et pacifiqueesprit d’équité des autres grandes puissances. Cespuissances sont également d’accord aujourd’hui pourvouloir effectivement maintenir l’équilibre actuel dansla Méditerranée… La possession de la Libye a résolu pour l’Italie leproblème de l’équilibre dans l’Afrique septentrionale,mais elle n’amoindrit certainement pas notre intérêt aumaintien de l’équilibre général dans la Méditerranée. L’Autriche‐Hongrie, elle aussi, a des intérêtsidentiques aux nôtres, et qui renforceront notre amitiéréciproque. Les deux gouvernements alliés ontpleinement conscience de cette identité d’intérêts… La Méditerranée n’est plus aujourd’hui, commedans l’antiquité gréco‐romaine, le centre unique de la 151
civilisation, mais son importance mondiale n’est pasdiminuée pour cela. Au contraire, la Méditerranée étantdevenue le centre et le croisement des communicationsentre l’Europe et tous les océans et tous les continents,son importance, à ce point de vue, a augmenté ;personne n’a plus aujourd’hui ni n’aura jamais le droitde l’appeler mare nostrum. Elle est et doit rester la librevoie des nations, aucune ne peut ni ne doit en avoir lamaîtrise, toutes doivent en avoir la jouissance, et, parmiles puissances, une des premières places a étéconquise et sera gardée par l’Italie. Si l’allusion au mare nostrum était significative, onn’avait pas moins remarqué l’insistance avec laquelleM. de San Giuliano avait parlé des bons rapports del’Italie et de l’Autriche. « Collaboration intime », «intérêts identiques », « amitié réciproque. » Jamais peut‐être langage pareil, aussi prévenant, n’avait été tenu àl’adresse de l’allié autrichien. Et l’on n’était qu’à deuxans de la rupture ! Il put sembler alors que les tempsde Crispi allaient renaître, que la politique italienneabandonnait le judicieux équilibre qu’elle avaitretrouvé depuis quinze ans. On s’y trompait si bien enAutriche qu’un journal viennois écrivait que jamaisdiscours plus favorable à l’idée de la Triple‐alliancen’avait été prononcé en Italie. Pourtant, une exégèse plus soigneuse du discoursde M. de San Giuliano permettait d’entrevoir desnuances appréciables. Si l’Italie tenait à affirmer trèshaut qu’elle n’était disposée à soumettre à aucuncontrôle son action dans la Méditerranée, elle indiquaitavec une suffisante clarté, pour qui savait lire, qu’ellen’entendait pas introduire le loup dans la bergerie ni selivrer à l’Allemagne. Dans ses Problems of power, M. 152
W. Morton Fullerton remarque avec raison que M. deSan Giuliano avait « établi une elegant distinction entrel’équilibre de l’Adriatique et celui de la Méditerranéeen général. » Les accords sur les questionsméditerranéennes dont il confirmait la persistanceétaient ceux que l’Italie avait conclus avec l’Angleterreet avec la France, et toute allusion à la « coopérationallemande » était soigneusement écartée du membre dephrase où il s’agissait de l’équilibre méditerranéen. Parla suite, en toute circonstance, les hommes d’Etatitaliens devaient éviter, avec un tact subtil, deprononcer aucune parole ou de faire aucunedémarche qui pût être interprétée comme uneadhésion même implicite aux desseins de l’Allemagnesur la Méditerranée. Cependant, au cours des mois qui suivirent lediscours de M. de San Giuliano, les Allemands allaientéprouver quelques fausses joies. On assista, en effet, àcette chose extraordinaire : un certain refroidissementdes bons rapports traditionnels de l’Angleterre et del’Italie. Pour la première fois, l’Italie ne semblait plusaussi fermement tenir à ce que nous avons appelé sonassurance maritime anglaise. Pour la première fois, desparoles impatientes à l’égard de la Grande‐Bretagnefurent entendues en Italie. Ce grand changement avaitune cause sérieuse. Pendant toute l’année 1913 et la première partie de1914, sir Edward Grey s’efforça, en effet, d’obtenir quel’Italie évacuât le Dodécanèse. Tantôt l’Italie éludait lacontroverse, tantôt même elle manifestait de larésistance Dans une note d’allure officieuse, publiée le12 janvier 1914 sous ce titre : « L’Angleterre n’a pasdemandé à l’Italie d’évacuer les îles de la mer Egée »,l a Tribuna écrivait : « Si, contre toute vraisemblance,une proposition de ce genre avait été faite, elle n’aurait 153
d’autre résultat que de troubler, d’une manièredurable, l’amitié qui existe, non seulement entre lesdeux gouvernements, mais aussi entre les deuxpeuples ; elle n’aurait du reste aucun autre effetpratique, parce que l’Italie, soutenue par ses alliés,opposerait un refus catégorique ». Et, quelques joursplus tard, le même journal, insistant : « L’Italie veut àtout prix, comme puissance méditerranéenne, participerà la lutte pacifique engagée sur le terrain économiqueentre les grandes puissances et s’assurer dans laMéditerranée orientale une situation digne d’elle. Il y alà un intérêt vital pour l’Italie, et elle n’y renoncera àaucun prix ». Cet intérêt était regardé comme si « vital »qu’à la fin du mois de mai 1914, le marquis de SanGiuliano annonçait à la Chambre qu’il avait demandéau gouvernement britannique des éclaircissements ausujet de certaines paroles prononcées par sir EdwardGrey et touchant l’affaire du Dodécacanèse. L’Italiedemandant des éclaircissements au Foreign Office : lephénomène était d’une si singulière nouveauté dans lapolitique européenne que plus d’un ne voulut pas encroire ses oreilles ni ses yeux. C’était surtout le signe des changements quivenaient de se produire, au cours des dernièresannées, dans le rapport des forces européennes.L’Italie, d’une part, avait grandi. D’autre part, leprestige de l’Angleterre n’était plus tout à fait tel que leXIXe siècle l’avait connu. Tandis que l’Allemagnetravaillait avec acharnement à se donner des escadrespuissantes, l’Angleterre ne maintenait plus sesanciennes traditions avec la même fermeté. Naguère,elle considérait encore comme inflexible la règlefameuse du two powers standard, le principe d’aprèslequel la flotte anglaise devait toujours rester au moins 154
égale au total des deux plus fortes marineseuropéennes. A cette règle, à ce principe, elle venait derenoncer pour se contenter d’un moindre effort.L’ascension des uns, le ralentissement des autrestendaient naturellement à créer un nouvel état d’espriten Europe. Certes l’Italie ne tenait pas, — elle l’aprouvé, — à se séparer de l’Angleterre. Elle tenaitmoins encore à entrer en conflit avec elle. Mais sapolitique se ressentait de la confiance que luidonnaient ses propres forces et du léger déclin qui sefaisait sentir d’autre part. Elle entendait n’êtresubordonnée à aucune puissance. Elle affirmait savolonté d’être traitée en personne majeure. Signeimportant et qui devra être retenu pour l’avenir. * Les événements internationaux des premiers moisde 1914 ne semblaient certes pas annoncer, en ce quiregarde la politique italienne, l’heureuse évolution quenous aurons vu s’accomplir. Les observateurs quivoyaient approcher à grands pas la guerre européennene relevaient pas sans inquiétude le renouveaud’intimité qui paraissait dans les rapports de l’Italie etde l’Autriche. Ni les incidents de Trieste, ni la rivalitédes deux puissances en Albanie ne semblaient avoirlaissé de traces. Jamais l ‘Autriche et l’Italie n’avaientsemblé marcher avec un tel accord. Vers la fin del’année 1913, elles avaient fait toutes deux unedémarche comminatoire à Athènes pour fixer le délaiau terme duquel la Grèce devrait évacuer les territoiresde l’Epire que le gouvernement italien et la monarchieaustro‐hongroise entendaient incorporer à l’Albanie.Plus près encore de la guerre, en avril 1914, le marquis 155
de San Giuliano et le comte Berchtold se rencontraientà Abbazia et passaient ensemble plusieurs journées. Le19 avril les agences expédiaient les nouvelles suivantes: Le marquis di San Giuliano a adressé, deNabresina, au comte Berchtold, un télégramme danslequel il le remercie, de la façon la plus cordiale, desbelles journées qu’ils ont passées ensemble à Abbazia. Le comte Berchtold a répondu par un télégrammedans lequel il exprime, en des termes pleins decordialité, la vive joie que lui a procurée la visite dumarquis di San Giuliano. On mandait en même temps de Rome : Les journaux, en général, tout en faisant desréserves sur les résultats de l’entrevue d’Abbazia,relativement à la politique intérieure de l’Autriche vis‐à‐vis des Italiens de l’Empire, se montrent convaincusqu’elle renforcera et élargira l’ action commune de laTriple‐Alliance dans le domaine international. Enfin M. de Bethmann‐Hollweg adressait deCorfou, où il se trouvait auprès de Guillaume II, ladépêche suivante au marquis de San Giuliano : Veuillez accepter mes meilleurs remerciements pourl’aimable télégramme que vous et le comte Berchtoldvenez de m’adresser. En vous félicitantchaleureusement de l’heureux résultat que vosentretiens à Abbazia ont eu, je tiens à me joindre auxsentiments de satisfaction que vous en éprouvez, etc’est un vrai plaisir pour moi de vous renouveler, àcette occasion, l’expression de mon amitié la plus 156
sincère. Rarement, sans doute, la Triplice avait‐elle présentéautant d’apparences de solidité et d’intimité.Cependant, ceux qui, — à l’exemple de notreambassadeur, M. Camille Barrère, — ne désespéraientpas de voir, au cas d’une guerre européenne, l’Italiesuivre une autre direction, ceux‐là ont eu raison parcequ’ils connaissaient la complexité des intérêts auxquelsla politique italienne doit faire face, l’équilibre, souventdifficile, que sa position même l’oblige à tenir, lecaractère circonstanciel des décisions qu’elle estappelée à prendre6. S’il y avait des inconnues au sujet de l’attitude quel’Italie observerait au cas d’une guerre européenne, unpoint, cependant, pouvait être considéré comme acquis: c’est qu’elle ne suivrait pas aveuglément nipassivement une agression voulue et dirigée parl’Allemagne. A défaut d’autres indications, une pareillecertitude s’imposait par le soin qu’avait pris Bismarckde créer (par exemple avec l’affaire tunisienne) unesituation qui devait, croyait‐il, mettre la France enconflit direct avec l’Italie. Ce moyen lui avait paru leseul qui fût propre à faire jouer intégralement la Triple‐Alliance et à procurer à l’Allemagne, d’une façon tout àfait sûre, le concours de l’Italie au cas d’une guerreavec la France. Ce cas excepté, Bismarck prévoyait quel’Italie se refuserait à entrer dans une guerre offensivedéclarée par l’Empire allemand. Il aura, sur ce point,laissé des avertissements d’une éblouissante clarté à sessuccesseurs. On ne pouvait pas annoncer d’unemanière plus positive qu’il ne l’a fait dans ses Penséeset Souvenirs que l’Allemagne eût été imprudente decompter absolument et sans condition sur le concours 157
de l’Italie. A son tour, le prince de Bülow, dans saPolitique allemande, aura exprimé les mêmes réserves.Toutefois, comme Bismarck encore, l’ancien chancelierde Guillaume II croyait pouvoir se reposer au moinssur la neutralité italienne. « Même si l’Italie », écrivait leprince de Bulow, « ne pouvait pas marcher dans toutesles situations, jusqu’aux conséquences extrêmes, avecl’Autriche et nous, même si l’Autriche et nous, nous nepouvions pas nous lancer avec l’Italie dans toutes lescomplications des engrenages de la politiquemondiale, l’existence de l’alliance empêcheraitcependant chacune des trois puissances de se rangeraux côtés de l’adversaire des deux autres. C’est cequ’envisageait le prince de Bismarck, lorsqu’il disait unjour qu’il lui suffisait qu’un caporal italien, avec ledrapeau italien et un tambour près de lui, fît face àl’Ouest, c’est‐à‐dire à la France, et non à l’Est, c’est‐à‐dire dans la direction de l’Autriche. » Que les dogmes diplomatiques sont donc sujets àcaution ! C’était un dogme, dans les années qui ontséparé la fondation du royaume italien de la guerre de1870, qu’au cas d’un grand conflit européen l’Italie nesaurait rester neutre. On citait, à l’appui, Machiavel, lapolitique des ducs de Savoie. Proudhon, qui, ce jour‐là, s’est trompé, disait par exemple : « Dans tout conflitoù les grandes puissances seraient engagées, l’Italie nepourrait rester neutre et s’abstenir, comme le feraient laSuisse et l’Espagne… L’Italie entrerait en campagneuniquement parce que son intervention en Crimée aréussi, et à cause de cette ancienne maxime de lamaison de Savoie, très accréditée encore aujourd’hui,que les neutres sont généralement sacrifiés, et que lapaix se fait toujours à leurs dépens. » L’Italie, qui était restée neutre en 1870, estintervenue en 1915 et, dans les deux cas, ce sont bien 158
des augures qu’elle aura fait mentir. Mais cetteintervention ne s’est pas déterminée mécaniquement.Rien ne la rendait absolument nécessaire et elle n’estpas non plus venue toute seule. Il a fallu des volontéspour la produire. Il y a fallu aussi des événements quenous allons raconter et qui seront une grande date dela politique et de l’histoire italiennes7. 159
Notes5 La France et les alliances, p. 108.6 Il est curieux et important de remarquer qu’au mois d’août 1914,durant les premières journées de la guerre européenne, lesnationalistes italiens, ceux qui devaient être bientôt les plus ardentsà demander l’ intervention contre l’ Autriche, donnaient encorepour mot d’ordre à leurs partisans et au public : « Pas desentimentalisme austrophobe. » Ce souvenir, et avec raison, ne lesgêne pas aujourd’hui. Il atteste que l’Italie a fait une guerreréfléchie et d’intérêt national.7 La guerre européenne a mis tant d’éléments en jeu que sonhistoire complète sera bien difficile à écrire. Il en est de mêmepour l’histoire politique et diplomatique des mois qui ontimmédiatement précédé le conflit. Ainsi, d’après un témoignage depremier ordre que nous avons recueilli, l’entrevue d’Abbazia n’auraitpas été ce que le comte Berchtold et M. de Bethmann‐Hollwegavaient voulu faire croire à l’Europe. Le marquis de San‐Giulianoétait parti d’Abbazia alarmé de la question serbe, convaincu del’imminence d’une crise grave, et résolu par‐dessus tout à éviterd’avoir à faire la guerre aux côtés de l’Autriche et contrel’Angleterre. Les tentatives d’enrôlement de ses alliés avaient mis leministre italien sur ses gardes. Elles lui avaient inspiré de tellesinquiétudes que l’effet contraire à celui qu’escomptait soninterlocuteur avait été produit. Ce n’aura pas été la seule fois que ladiplomatie austro‐allemande aura pris ses désirs pour des réalités. 160
CHAPITRE VII — LE MOIS HISTORIQUE DE L’ITALIE (Mai 1915)Physionomie de Rome après ses grandes journées. — Un drame de conscience nationale.— Les protagonistes de l’intervention. — M. Sonnino et l’article VII. — Du comte Berchtold au baron Burian. — Un grand homme d’Etat qui est un grand honnête homme : M. Salandra. — Un « coup de 420 diplomatique » : la mission Bülow. — Un retour de l’île d’Elbe parlementaire : M. Giolitti. — A bas le « parecchio ». — L’entrée en action de Gabriele d’Annunzio. — Un poète contre les parlementaires. — Rome en tumulte. — L’appel au roi. — La liberté de la Couronne. — La victoire du nationalisme italien. En arrivant à Rome au mois de juin, quelques joursaprès la déclaration de guerre de l’Italie à l’Autriche, levoyageur déjà familier avec la ville était tenté, aupremier abord, de ne rien trouver de changé à laphysionomie romaine. Dans les rues, sans doute,beaucoup plus de mouvement qu’il n’est accoutumédurant la saison d’été, beaucoup plus d’uniformessurtout, des uniformes regardés, salués avec unepatriotique fierté par les passants : sous la tenue decampagne vert olive, si sobre, si nette et d’une allure similitaire, on se désignait les enfants des terre irredente,tel le fils du podestat de Fiume accouru en Italie, avectant d’autres de ses compatriotes, pour combattrel’Autriche et aider à la délivrance du sol natal… Etcette vie prolongée et animée de la Rome d’été, 161
d’ordinaire plus nonchalante, n’était pas dans la rueseulement. Parmi les représentants de la sociétéromaine, le voyageur rencontrait plus de visagesconnus qu’il n’arrive d’ordinaire au temps chaud. LesRomains, cette année, ont sacrifié leurs vacances ou lesont fort abrégées. Ils ont voulu se sentir réunis près dudevoir, près des nouvelles aussi. Ils ont voulu, autantque possible, vivre en commun ces mois de guerre, cesjours d’émotion. Je citerai ce grand ami de la France,résolu à rester voisin du Tibre « jusqu’à la victoire » etqui, pour la première fois de sa vie, passera l’été dansson palais, admirable retraite d’ailleurs, où l’accueil estd’un charme incomparable, et si riche en livres et enœuvres d’art que l’on y braverait sans crainte et mêmeavec plaisir toutes les ardeurs du soleil de Rome… Cependant, à observer de près la ville, on yremarquait vite un certain nombre de symptômes plusdignes d’attention et plus nouveaux. Evidemment, ungrand courant avait passé en laissant de sensiblestraces. L’œil découvrait, par exemple, dans maintesruelles, souvent jusque sur les murailles de grandesvoies fréquentées, des inscriptions, des graffiti à lamode de l’antiquité et qui vouaient à l’exécration telset tels hommes politiques. C’étaient encore, dans leskiosques à journaux et chez les marchands de cartespostales et d’estampes, des dessins, des caricatures, oùles mêmes personnalités étaient représentées de lamanière la plus cruelle ou la plus injurieuse. Quel estdonc cet homme public qui est représenté ici, enbandit calabrais, l’escopette au poing et qui, derrièreun arbre, attend, pour l’assassiner, Madame l’Italie quipasse sur la route ?… Mais ne voilà‐t‐il pas encore lemême, reconnaissable à son nez busqué, à sa rudemoustache blanche, à sa carrure piémontaise ? Sur lui,le vieux Garibaldi lève un doigt accusateur et, tandis 162
qu’au loin apparaissent les profils des Empereursgermaniques, la légende fait dire au héros national : «J’en ai chassé un et toi tu voudrais en faire venir deux !» Une autre image montrera enfin l’hommeimpopulaire couché dans un cercueil. Cette fois sonrôle est fini. Sur sa dépouille, Guillaume II et François‐Joseph pleurent, et la légende porte : « Rimpianti ! »(regrets.) Dans un coin, un sac d’écus sur lequel estinscrit le mot fameux : parecchio… Telle est la rigueur,telle est, peut‐on même dire, la férocité avec laquelle lesentiment public, vainqueur, aura traité les partisans dela neutralité et leur chef. Or, voici, par contre, les figures auxquelles l’amouret la popularité s’attachent. Partout, ce sont portraits duroi et de la famille royale, portraits de M. Salandra etde M. Sonnino, portraits des chefs militaires : le généralCadorna, vénéré au‐delà des Alpes autant que l’estchez nous le général Joffre ; le duc des Abruzzes, aimépour son audace et pour son esprit et parce qu’ilincarne l’espoir que la nation a mis dans sa marine, legrand rêve adriatique et méditerranéen de l’Italie.N’oublions pas, surtout, les innombrables portraits deM. Gabriele d’Annunzio, chantre de cette guerre dedélivrance et d’expansion… De nos jours, le Capitoleet la roche Tarpéienne ont été transportés chez lelibraire. Et ce Capitole, le peuple de Rome y faitmonter ceux qui ont pris l’initiative de la rupture avecla Triplice. Cette roche Tarpéienne, il en précipite ceuxqui ont soutenu le parti de la neutralité… Ainsi, pourl’étranger qui entrait à Rome, commençaient déjà,avant toute enquête, à s’éclairer les événements dont lacapitale, le mois précédent, avait été le théâtre, cesmanifestations dont le télégraphe nous avait donné descomptes rendus succincts, insuffisants, un peu confus. Enfin, si les habitants de la Ville conservaient 163
toujours cette dignité et cette gravité romaines que rienne semble capable d’émouvoir, un peu d’observationpermettait de découvrir que de grandes passionsvenaient d’agiter les esprits. La tempête apaisée, desrides paraissaient encore sur l’onde. Le soir, sur lesplaces, la coutume du Romain est de s’assembler, de «faire forum ». Ces temps‐ci, on sentait le forum vibrantde luttes récentes. Un cri, une rumeur, un incident dela rue, — étranger suspect, soupçonné d’espionnage,ou pessimiste rudement sommé de ne plus répandreses propos alarmants, — et aussitôt la vague populaireavait tendance à se reformer… Tous ces phénomènes de la vie superficielle de lacité se groupaient, s’illuminaient, prenaient un sens trèsfort, lorsque l’on découvrait bientôt que, dans la réalitédes choses, Rome, au cours des dernières semaines,venait de se comporter en véritable capitale, cœur etcerveau de tout un peuple, et de vivre les journées lesplus décisives par lesquelles elle eût passé depuisqu’elle sert de siège au gouvernement de la nouvelleItalie. * Massimo d’Azeglio écrivait, en cette année 1859 quioffre, à certains égards, bien des rapports avec les joursque nous vivons, ces lignes familières à l’un de sesamis français : « On criera à l’ambition de Victor‐Emmanuel, c’est tout simple ; le plus malin y serait pris.Et pourtant, moi qui connais le roi, si vous saviezcomme cela me fait rire de me figurer Victor‐Emmanuel dévoré d’ambition ! Non, tout celan’expliquerait rien. Il n’y a qu’à admettre qu’il y a desentraînements inévitables, des antagonismes comme 164
des affinités voulus par la nature des choses, et qu’à decertains moments de grandes rénovationss’accomplissent : comment ? pourquoi ? parce qu’ellessont dans le cœur, dans l’esprit de tout le monde. » Ces lignes ont été écrites voilà plus d’un demi‐siècle. Et l’explication psychologique que Massimod’Azeglio trouvait alors aux événements dont il était letémoin, au mouvement qui poussait l’Italie à accomplirune étape de plus vers son unité, cette explication,aujourd’hui, est encore valable et juste. Non, certes, cen’est pas l’ambition qui a conduit Victor‐Emmanuel IIIà la guerre, et ce mobile est aussi loin du roi d’Italiequ’il l’était de son aïeul, simple roi de Sardaigne.Victor‐Emmanuel III est un prince consciencieux,réfléchi, modéré, incapable de se décider par d’autresraisons que celles de la sécurité, de l’intérêt et del’honneur de l’Etat dont il est le chef. Et si, durant lesjournées de mai 1915, lorsque tout un peuple setournait vers lui, recourait à son arbitrage suprême, si leroi a pris alors les décisions et prononcé les paroles quiannonçaient la guerre, c’est parce qu’il a su, — demême que le premier roi d’Italie, — comprendre lesaspirations du pays et se faire l’interprète dessentiments qui, selon l’expression de Massimod’Azeglio, se trouvaient dans le cœur et l’esprit dechacun. Ainsi le drame de conscience nationale qui s’estjoué à Rome nous montre déjà ses deux protagonistes :le roi d’une part, le peuple de l’autre. Mais il a eudivers acteurs encore. Ces acteurs, nous allons les voirapparaître à mesure que se déroulera la tragédie quis’est dénouée le 24 mai par la rupture solennelle avecl’Autriche. Le ministre des affaires étrangères que M. Salandra,en succédant à M. Giolitti, avait tenu à laisser en place, 165
était mort, après une courte maladie, le 16 octobre1914. C’était une personnalité très complexe, un peumystérieuse, que celle du marquis de San Giuliano.Aujourd’hui, les Allemands aimeraient le faire passerpour un « tripliciste » convaincu et absolu. Ils déplorentà grand bruit sa disparition, et le comte Reventlow estallé jusqu’à écrire, en ces temps derniers, que lesinterventionnistes italiens n’avaient pas reculé devantles poisons des Borgia pour supprimer le ministre quifaisait obstacle à la guerre contre l’Autriche. C’est letype des fables énormes que les Allemands, dans leurdéception et leur délire, ne cessent d’inventer depuisun an, tant à l’usage de leur public qu’à l’usage desneutres. En réalité, le marquis de San Giuliano (qui asuccombé, est‐il besoin de le dire ? à une crised’urémie nettement caractérisée,) n’avait pas jouitoujours de cette faveur ni de cette confiance de la partde l’Allemagne. Il y a dix ans, la presse germaniquel’attaquait violemment pour avoir délégué à laconférence d’Algésiras le marquis Visconti‐Venosta, cegrand seigneur, toujours animé de sympathies pour laFrance, et qui vient de mourir au moment oùs’accomplissait son idée. Le marquis Visconti‐Venostadevait, en effet, largement contribuer à retourner contrel’Allemagne la conférence si brutalement exigée par legouvernement impérial. Il devait ébaucher là‐bas uneligue de résistance européenne contre les prétentionsallemandes à l’hégémonie, cette coalition diplomatiqueque le prince de Bulow feignait d’appeler avec dédainla « constellation très surfaite d’Algésiras, » et qui n’enest pas moins devenue la Quadruple‐Entented’aujourd’hui… Et plus tard, le marquis de SanGiuliano encourut encore les colères de la presseallemande lorsque la campagne de Tripolitaine futdécidée et la guerre déclarée à la Turquie. Par contre, 166
toutes les faveurs de l’Allemagne étaient pour luilorsqu’il signait le renouvellement de la Triple‐Alliance,par exemple, ou lorsqu’il prononçait son granddiscours‐programme du mois de février 1913 quisemblait annoncer une extension de la Triplice, jusque‐là purement continentale, aux questions maritimes, etpromettre une collaboration de l’Italie avec l’Allemagneet l’Autriche dans la Méditerranée. En somme, la longue gestion des affairesextérieures de l’Italie par le marquis de San Giuliano,son ministère abondant en événements et fertile enrésultats, avaient eu pour principe une sorte d’équilibretenu entre les Empires du Centre et la Triple‐Entente. Acette balance, correspondait et devait naturellementcorrespondre la déclaration de neutralité de l’Italieproclamée dès le 3 août 1914. Mais, au milieu de cettepolitique, la pensée profonde du marquis de SanGiuliano ne se laissait pas aisément définir. On peutmême croire qu’il ne lui déplaisait pas de donner delui‐même une impression énigmatique. Avait‐il adaptéà la situation de l’Italie moderne en Europe la fameuse« versatilité réfléchie » des anciens ducs de Savoie ?Avait‐il voulu pratiquer une politique de ménagementset d’attente en raison des orages qu’il voyait grossir ?Le certain est que son intelligence semblait répugneraux décisions sans appel et aux résolutionsirréparables. Des hommes qui l’ont connu dansl’intimité affirment même que le fond de la pensée dece gentilhomme sicilien était le scepticisme, un espritd’examen et de doute appliqué tour à tour à toutes lesforces qui se trouvent en présence dans l’Europecontemporaine : la neutralité italienne répondaitparfaitement à des dispositions de cette nature. Et sirien n’autorise à préjuger que le marquis de San 167
Giuliano eût persisté jusqu’au bout dans son point devue initial, qu’il n’eût pas fini par prendre la voie danslaquelle devait entrer son successeur, par se ranger ducôté des alliés pour faire respecter avec eux l’équilibreeuropéen menacé par l’agression des Empires duCentre, il n’en est pas moins vrai que, jusqu’à sa mort,l’Italie a strictement gardé, vis‐à‐vis des belligérants,l’attitude de neutralité où elle avait déclaré se tenir audébut de la guerre générale. La France, en particulier,ne saurait oublier la loyauté avec laquelle ce parfaitgentilhomme aura observé la parole que, dès le 1eraoût, il avait tenu à porter lui‐même et spontanément ànotre ambassadeur. Chose singulière : le successeur de M. de SanGiuliano arrivait à la Consulta avec un tempérament,un caractère très différents du sien, mais avec des idéesqui passaient pour beaucoup plus arrêtées. « Tripliciste», M. Sonnino avait la réputation de l’être en prenant ladirection des affaires étrangères. Mais M. Tittoni,ambassadeur d’Italie à Paris, n’avait‐il pas été, lui aussi,autrefois, désigné comme un « tripliciste » à touteépreuve ? Le duc d’Avarna, ambassadeur d’Italie àVienne, n’était‐il pas le très bienvenu à la cour del’empereur François‐Joseph ? M. Bollati n’avait‐il pasété salué à son arrivée à Berlin, en novembre 1912,comme un « partisan des traditions de la Triple‐Allianceet un sincère ami de l’Allemagne », ainsi que l’écrivaitl a Gazette de Francfort ? C’est pourtant cet état‐majordiplomatique qui a rompu une alliance de trente ansavec les deux Empires germaniques et introduit l’Italiedans la guerre aux côtés de la France, de l’Angleterreet de la Russie. Pendant la maladie et quelque temps après la mortdu marquis de San Giuliano, M. Salandra avait dirigé 168
par intérim les affaires étrangères. Un instant, on crutqu’il s’en chargerait d’une manière définitive. Quelquetentation qu’il en ait pu avoir, quelques suggestions quilui eussent été apportées (car déjà l’astre de M.Salandra commençait à grandir), le président duconseil préféra conserver le portefeuille de l’intérieur.Au surplus, les événements mûrissaient. La guerreeuropéenne s’étendait à l’Orient par les provocationsque la Jeune Turquie germanisée multipliait envers laTriple‐Entente, et l’Italie se voyait appelée à envisagerla sauvegarde de ses intérêts dans cette Méditerranéeorientale où elle a tant de projets d’avenir. Unetendance de plus en plus forte se manifestait dansl’opinion publique en faveur d’une préparation del’Italie à toute éventualité. Au cœur du gouvernementlui‐même, des divergences de vues s’accusaientcertainement aussi, car, au commencement du mois denovembre 1914, M. Salandra apportait au roi ladémission du ministère. Et Victor‐Emmanuel III, aprèsquelques conversations avec les chefs des groupesparlementaires, chargeait de nouveau M. Salandra decomposer le cabinet. Dans cette combinaison, miserapidement sur pied, on remarquait tout de suite que legénéral Zupelli, partisan résolu d’un renforcement del’armée, restait au ministère de la guerre, tandis que M.Rubini, dont l’opposition aux dépenses militaires n’étaitun secret pour personne, abandonnait les finances oùM. Carcano le remplaçait. Quant à M. Salandra, iloptait définitivement pour l’intérieur. Enfin M. Sonninoétait appelé à la Consulta. On rapporte que le prince de Bülow, au cours deses pénibles négociations avec M. Sonnino, redoutableadversaire, se serait écrié un jour, feignant une bonnehumeur qui cachait mal son dépit : « Dans un pays debavards, j’ai affaire au seul homme qui ne parle pas. » 169
En effet M. Sonnino qui, d’ailleurs, quand il le veut,sait fort bien parler, possède un flegme toutbritannique, ce qui ne saurait surprendre étant donnéses origines : anglo‐saxon par sa mère, il unit, à lavivacité d’esprit italienne, un imperturbable sang‐froid.Il est curieux de se représenter aujourd’hui, aprèsl’événement accompli, que l’entrée de M. Sonnino à laConsulta avait tout d’abord déçu, en Italie, les élémentsnationalistes et les éléments de gauche, déjà partisansd’une politique énergique d’intervention contrel’Autriche et l’Allemagne, et que sa réputation de «tripliciste » alarmait. M. Sonnino laissa dire. Il se laissatraiter de sphinx. Pendant tout le mois de novembre, ilobserva les événements, il étudia au point de vueitalien la question européenne. Le 9 décembre, par ladépêche au duc d’Avarna sur laquelle s’ouvre le Livrevert, il introduisait la politique de l’Italie dans une voienouvelle, en exigeant de l’Autriche qu’elle respectâtl’article VII du traité de la Triple‐Alliance, article quiprévoyait le cas où l’Autriche‐Hongrie troubleraitl’équilibre des Balkans, et qui fondait l’Italie à réclamerdes compensations pour elle‐même… Dès ce moment,on allait à la rupture et à la guerre. Le sort en était jeté. On peut dire que la rédaction, hautementprévoyante, extrêmement habile de cet article VII auraété déterminante pour la politique de l’Italie en 1915. Aplus de trente ans de distance, les négociateurs italiensde la Triple‐Alliance avaient réservé l’avenir de leurpays, ménagé sa liberté en insérant dans le traité cetteclause résolutoire qui assurait d’avance le bon droit del’Italie dans ses difficultés futures avec legouvernement de Vienne, qui lui procurait le moyende rompre justement et honorablement avec sesanciens alliés. Ce texte, dont la portée avait été si biencalculée, dont l’effet devait être si sûr, fait penser aux 170
plus fameux exemples de ce genre que renfermel’histoire des traités. Il vaut le célèbre « moyennant » dela paix des Pyrénées, qui avait permis à Louis XIV d’enfinir avec le dessein d’Espagne. Il vaut le « alors et dansce cas » dont l’empereur Léopold, au début des guerresde la Révolution, disait qu’il était sa loi et sesprophètes. Ainsi l’article VII aura été la loi et lesprophètes de M. Sonnino. * Cependant M. Sonnino avait agi suivant lesindications que la politique intérieure et l’opinionpublique avaient données à M. Salandra et à lui‐même. La haute régularité et la modération de saprocédure apparaissent par les étapes qui ont conduit àl’intervention italienne. Le 3 décembre 1914, le ministère reconstitué seprésentait devant les Chambres, et M. Salandraprononçait un grand discours‐programme qui laissaitpressentir que l’Italie était sur le point de suivre uneligne nouvelle. Aux applaudissements de l’assemblée,M. Salandra affirmait que le premier devoir dugouvernement devait être « le souci vigilant des futuresdestinées de l’Italie dans le monde. » Et, développantsa pensée, il montrait qu’à aucun moment dansl’histoire l’avenir de tous les peuples n’avait été plusgravement engagé, les problèmes du lendemain posésplus impérieusement. « La neutralité proclaméelibrement et loyalement observée, s’écriait le présidentdu conseil, ne suffit pas à nous garantir desconséquences du bouleversement qui prend chaquejour plus d’ampleur et dont il n’est donné à personnede prévoir la fin. Sur les terres et sur les mers de 171
l’ancien continent, dont la configuration politique esten train de se transformer, l’Italie a des droits vitaux àsauvegarder, des aspirations justes à affirmer et àsoutenir ; elle a sa situation de grande puissance àmaintenir intacte ; bien plus, elle doit faire en sorte quecette situation ne soit pas diminuée par rapport auxagrandissements possibles des autres Etats. Il suit de làque notre neutralité ne devra pas rester inerte et molle,mais active et vigilante, non pas impuissante, maisfortement armée et prête à toute éventualité. » Ces paroles étaient accueillies avec chaleur par laChambre qui, pour accentuer ses sentiments, envoyaitson salut à la Belgique. Le Parlement jugeait‐il alorsqu’une telle manifestation était platonique etn’engageait à rien ? Très probablement. Mais, en mêmetemps, le discours de M. Sonnino était accueilli avecenthousiasme par l’opinion publique qui, tout de suite,y voyait l’annonce et le gage de l’intervention. Commele disait, en quittant la séance, M. de Felice, députésocialiste réformiste, « ces déclarations signifiaient laguerre. » On ne put s’y tromper en Europe. Et la presseallemande, le lendemain, reproduisait sans un mot decommentaire le discours de M. Salandra. Cette grande séance parlementaire devait porter sur‐le‐champ deux contre‐coups extrêmementremarquables. D’abord, la mission du prince de Bülow commeambassadeur extraordinaire à Rome, mission annoncéeet démentie à plusieurs reprises, devenait aussitôtcertaine et officielle. Le gouvernement impérial accusaitsingulièrement les soucis que lui causait l’attitude deson ancienne alliée en considérant qu’il ne fallait pasun moindre personnage que l’ancien chancelier pourtenter de résoudre la difficulté italienne. Ce rappel àl’activité d’un homme d’Etat tombé en disgrâce était, 172
en effet, hautement significatif. Nul n’ignorait queGuillaume II eût gardé une sérieuse rancune contrecelui qu’il nommait autrefois son « fidèle Bernard »,qu’il avait fait prince après le coup de Tanger, maisdont la présence lui était devenue odieuse depuis lescélèbres « journées de novembre », où le chancelieravait affecté de prendre le souverain sous sa protectionaprès lui avoir infligé un désaveu et un blâme publics.Aussi, en chargeant M. de Bülow de cette missiondélicate, Guillaume II, dit‐on, faisait ce double calcul : «Si Bülow réussit, et dans mon personnel diplomatiqueje ne vois que lui qui soit capable de réussir, lebénéfice sera pour mon Empire et pour moi. S’iléchoue, c’est que tout autre doit échouer à sa place.Son échec le diminuera et ma vengeance sera pluscomplète. » Cependant le départ du prince de Bülowpour Rome était salué avec des cris de joie par lesjournaux allemands, et les Dernières nouvelles deMunich, avec un mauvais goût parfait, parlaient d’un «coup de canon diplomatique de 420. » A quoi unorgane nationaliste de Rome répliquait avec rudesse : «Philippe de Macédoine disait que toute forteresse peutêtre conquise par un âne chargé d’or. Il parait quel’âne chargé d’or serait arrivé à Rome voilà quelquetemps, mais la forteresse de la politique italienne n’estpas tombée. Aujourd’hui l’Allemagne veut employerdes moyens plus modernes et plus perfectionnés avecle mortier diplomatique de 420 représenté par M. deBülow, mais l’Italie n’est pas une forteresse belge. »Ainsi, avant même que le prince de Bülow fût deretour dans sa villa Malta, le malentendu surgissait, lessusceptibilités nationales italiennes se trouvaient, — età juste titre, — en éveil. Viciée dans l’œuf, la missionde l’envoyé extraordinaire était immanquablementvouée à l’échec. 173
L’autre incident déterminé par le discours de M.Salandra garde encore aujourd’hui un caractèremystérieux. M. Salandra, le vendredi, avait exposé sonprogramme. Le samedi, M. Giolitti prenait la parole aumilieu de l’attention générale. Quelles déclarationsallaient tomber de la bouche de l’homme le pluspuissant de l’Italie, chef du gouvernement pendant desi longues années, toujours considéré comme maître derevenir au pouvoir à son heure ?… Or M. Giolitti nevenait pas dire seulement qu’il soutiendrait M. Salandrade son vote. Il apportait une révélation grave, à savoirqu’au mois d’août 1913 l’Autriche avait averti legouvernement italien qu’elle préparait déjà une actionoffensive contre la Serbie. Et, d’accord avec M. Giolitti,le marquis de San Giuliano avait fait répondre àVienne qu’il se refusait à voir un casus fœderis dansune guerre déclarée par l’Autriche à la Serbie et que,par conséquent, l’Italie, laissant le gouvernementaustro‐hongrois libre d’agir à ses risques et périls,observerait la neutralité. Cette déclaration de l’ancien président du Conseilapportait un renfort à la thèse de M. Salandra. Enmême temps, elle accablait l’Autriche‐Hongrie dont lapréméditation se trouvait établie formellement. Maispeut‐être la presse de la Triple‐Entente étendit‐ellealors les paroles de M. Giolitti dans un sens un peudifférent de celui que cet homme d’Etat avait entenduleur donner. En lisant le compte rendu de la séance deMontecitorio, quelques observateurs avaient déjàconçu un doute. N’avait‐on pas commis une légèreméprise sur la véritable pensée de M. Giolitti ? Destémoins avaient remarqué l’insistance toute particulièreavec laquelle l’orateur avait ajouté que le refus opposé 174
par l’Italie à l’invitation de l’Autriche n’avait nullementtroublé les relations amicales entre les deux puissancesalliées. Dès lors, n’était‐on pas autorisé à se demandersi M. Giolitti n’avait pas voulu suggérer à la Chambreet à l’opinion publique cette idée que la Triplice, ayantsurvécu à l’incident de 1913, devait survivre égalementà la déclaration de neutralité de 1914 ? C’est du moinsl’hypothèse qui vint tout de suite à l’esprit dequelques‐uns, hypothèse que l’attitude prise dans lasuite par M. Giolitti est, jusqu’à un certain point, venuefortifier. Cependant, fort de l’approbation de la Chambre,puissamment soutenu par l’opinion publique, leministère Salandra se mettait au travail. L’œuvre depréparation militaire redoublait d’activité et d’ardeur.M. Sonnino entamait avec le Ballplatz les négociationsqu’il devait conduire avec une inébranlable fermetéjusqu’au terme, tandis que le prince de Bülow, dans savilla fleurie de roses, mettait en action toutes lesressources de son esprit, tous ses moyens d’influence,pour retenir l’Italie sur la pente, sans soupçonner, — ettelle a été son erreur la plus lourde, — qu’il allait de lasorte alimenter lui‐même le soulèvement nationalcontre l’ingérence étrangère dans les affaires du pays. * L e Livre vert constitue un document à la foispolitique et psychologique. C’est, dans le style sévèreet mesuré de la diplomatie, un dialogue où deux étatsd’esprit apparaissent. Au comte Berchtold a pusuccéder le baron Burian ; à un grand seigneur un peulas, un peu détaché, un magnat hongrois plus actif etplus âpre : la conversation garde la même allure et 175
c’est toujours M. Sonnino qui la conduit. En vain ladiplomatie allemande s’efforce‐t‐elle d’intervenir, dejeter des ponts, de chercher des moyens termes. Ducôté italien, il y a une volonté inflexible, une clarté devues qui écartent tous les pièges, rendent toutes lesruses inutiles, découragent les arrière‐pensées deduperie. Du côté austro‐hongrois, sous les habiletésauxquelles le négociateur a recours, on sent unerésignation, un fatalisme devant la rudesse de l’attaque.L’Autriche a l’impression que louvoyer ne lui servira derien : à gagner du temps, tout au plus. Elle a compris,dès la première note apportée par le duc d’Avarna,que son vieux duel avec le Piémont reprenait, qu’unequatrième rencontre armée était inévitable. « L’Italie etl’Autriche ne peuvent être qu’alliées ou ennemies. » Lemot célèbre de Nigra se lit en marge de toutes lesdépêches du Livre vert. Le comte Berchtold, le baronBurian se défendent, rompent et parent, mais subissentle jeu de leur rude adversaire. Le prince de Bülow, quivoudrait être le directeur de ce combat diplomatique,s’efforce de détourner les coups droits. Mais le princede Bülow propose et c’est M. Sonnino qui dispose. Le 4 mai, le duc d’Avarna, d’ordre du ministre desaffaires étrangères, laisse entre les mains du baronBurian la communication, — en français, — qui met lepoint final à des négociations de cinq mois et quinotifie au gouvernement austro‐hongrois que, sonpoint de vue et celui du gouvernement italien étantinconciliables, « il est inutile de maintenir à l’Allianceune apparence formelle qui ne serait destinée qu’àdissimuler la réalité d’une méfiance continuelle et decontrastes quotidiens. » C’est la rupture. Toutefois cen’est pas encore la guerre. Au prince de Bülow,humilié de son échec, il reste un dernier, un fragileespoir : celui que l’Italie, au moment suprême, reculera 176
devant la gravité de l’acte. Il compte sur l’événementextérieur ou intérieur qui modifiera les dispositions dugouvernement et du peuple italien. Et il redouble alorsd’activité occulte. D’innombrables conciliabules ontlieu à la villa Malta où chaque nuit pénètrent, commedes conjurés, des visiteurs mystérieux, trahis seulementpar le ronflement des automobiles, dont s’étonnent leshabitants du paisible Pincio. Le prince de Bülow recourt à tous ses talents, à saconnaissance approfondie de la carte parlementaire etfinancière de l’Italie : ne sait‐il pas insinuer avec à‐propos qu’il est à demi‐italien par son mariage et parses goûts ? Il s’est, en effet, allié à la famille de ceMinghetti, précurseur de la Triplice, qui, dès 1873, avaitconduit Victor‐Emmanuel II à Berlin et à Vienne… Leprince de Bülow a le tort, grave pour un politique, il ale travers, bien allemand, de se nourrir à l’excès desouvenirs historiques. Que ne regarde‐t‐il davantageautour de lui ? Voici que monte le flot du sentimentpopulaire. Déjà quelques bagarres ont eu lieu, ici et là,entre « neutralistes » et « interventistes », ces Gibelins etces Guelfes de la nouvelle Italie. Mais le parti del’intervention croît tous les jours en force. Ladénonciation de l’alliance avec l’Autriche n’est pasencore officielle : elle est devinée, pressentie. Par unecurieuse rencontre, cet événement, connu seulementde quelques hommes d’Etat et de quelques diplomates,se trouve coïncider avec le « Sacre des Mille », avec lesfêtes organisées à Gênes en l’honneur de Garibaldi :commémoration qui venait juste à point pour surexciterle sentiment national. Sur le rocher de Quarto, d’où, le 5 mai 1860,Garibaldi et ses compagnons étaient partis, — Cavourfermant les yeux avec complaisance, — pour leuraventureuse expédition de Sicile, on attendait de tous 177
côtés que fussent proclamés les destins de l’Italienouvelle. Le mot que se murmuraient les Génoiscinquante‐cinq ans plus tôt, le « partono stanotte »,qu’ils s’annonçaient joyeusement en parlant des Mille,c’est à l’armée italienne, devenue l’une des grandesarmées de l’Europe, avec ses millions de soldats, qu’ils’appliquait cette fois‐ci. Le grand départ semblaitprochain. Le roi, les ministres étaient attendus àQuarto, d’où ils devaient en faire l’annonce solennelle.Et, mettant fin à son exil volontaire, un poète italienrevenait dans sa patrie pour ne pas manquer cetteheure. M. Gabriele d’Annunzio avait déclaré qu’il nerentrerait en Italie que le jour où l’Italie se réveillerait.Se doutait‐il alors du rôle que les événements luiréservaient dans ce réveil ? Savait‐il que, du rocher deQuarto, lui aussi devait partir pour des aventures ?… On peut dire que, durant cette journée de fête,tandis qu’on ignorait encore que la rupture avecl’Autriche fût un fait accompli, tout le peuple italien,l’Europe, le monde entier avaient les yeux fixés sur laroche historique. Là, pensait‐on, serait annoncéel’entrée de l’Italie dans la guerre… Avec quelssentiments partagés fut accueillie la nouvelle que ni leroi ni les ministres n’assisteraient à la cérémonie, on sele rappelle encore, les uns craignant un recul dont sefélicitaient les autres. Tout de suite, pourtant, ladépêche d’excuse du roi mettait les choses au point. Ilsuffisait de savoir lire pour interpréter justement lemessage. Peut‐être ne contenait‐il pas de mot aussiéclatant que le célèbre grido di dolore par lequell’aïeul de Victor‐Emmanuel III, dans une circonstancesemblable, avait ému toute l’Europe. Mais le roirévélait sa pensée et son dessein en évoquant,précisément, la mémoire de son aïeul, et en associant, 178
au souvenir du « galant homme », et le souvenir decelui qui, le premier, avait « préconisé l’unité de lapatrie », et celui de ce « capitaine des Mille » parti de larive célèbre de la mer ligurienne, « avec une audaceimmortelle, vers un sort immortel. » Victor‐Emmanuel II,Mazzini, Garibaldi : cette trinité hardiment rapprochéepar le roi, c’était le symbole du Risorgimento quiréapparaissait, c’était la quatrième guerre de salibération et de son extension nationales promise àl’Italie : il était impossible de s’y tromper. Aussi ungrand journal de Milan, favorable à l’intervention,définissait la situation en imprimant cette simple ligne :« Quarto ne marque pas une fin mais uncommencement. » Personne ne l’avait mieux compris que le prince deBülow. Renseigné jour par jour sur la marche desnégociations de M. Sonnino, il avait vu s’évanouirl’une après l’autre ses espérances. Il avait brûlé sesdernières cartouches dans une audience du Quirinaloù, peut‐être, — ce point n’est pas encore éclairci, — ilavait apporté au roi une lettre autographe deGuillaume II, suprême adjuration d’un ancien allié. M.de Bülow, à partir de ce moment‐là, ne pouvait plus sefaire d’illusions : sa mission avait échoué. Avec sonexpérience des choses et des hommes, il est douteuxqu’il ait trouvé de fortes raisons d’espérer dansl’incident même qui était sur le point de survenir, etqui semblait pouvoir tout remettre en question. Et s’iln’a pas voulu quitter la partie sans avoir tenté jusqu’aubout la fortune, bien des mots qu’on rapporte de luilaisseraient conclure qu’il ne croyait plus au succès. Pourtant, ce n’était pas un effort négligeable quetentaient les derniers partisans de la neutralité, aulendemain de Quarto. Le jour où M. Giolitti quitta savilla de Cavour pour se rendre à Rome, — c’était le 7 179
mai, — toute l’opinion publique italienne, avec sonsens si aigu de la politique, comprit qu’une péripétiedécisive allait s’accomplir. Loin du pouvoir, d’où il s’était, quelques moisavant la guerre, retiré volontairement, M. Giolitti passaitpour être resté la personnalité la plus influente de toutel’Italie. L’homme d’Etat qui avait engagé la campagnede Tripolitaine, donné à son pays le suffrage universel,régné sur le Parlement, où sa main puissante avaitfondu les partis et laissé survivre une seule majorité, lamajorité giolittienne, — cet homme d’Etat pouvait‐ilparler sans qu’il fût plus que probable qu’il seraitentendu ? Pouvait‐il montrer le désir de reprendre lepouvoir sans que le pouvoir dût immédiatement luiêtre remis ? Est‐ce qu’il n’avait pas, en somme, déléguéle gouvernement à M. Salandra comme à un lieutenantqu’il se proposait de remplacer, lorsque la chargedeviendrait trop lourde et demanderait le retour duvieux pilote ? Et puis, c’était le Piémont, et non‐seulement le Piémont commerçant, industriel etfinancier, mais encore le Piémont militaire et loyaliste,que représentait M. Giolitti, où M. Giolitti était maître,c’était le Piémont, cœur de la monarchie, qui semblaitvenir avec lui à Rome, se présenter au Parlement et auPalais royal… A tenir compte de tous ces éléments, ladémarche de M. Giolitti, de qui l’on connaissait lesdoutes sur l’attitude la meilleure à observer par l’Italie,pouvait sembler capable d’arrêter net l’intervention. Il importe d’ailleurs de se représenter de sang‐froidles raisons pour lesquelles M. Giolitti était si peudisposé à accepter l’idée de la guerre. Sa thèse tenaiten un mot : le parecchio, un mot qui n’a été siimpopulaire que parce qu’il entraînait un sensdiminutif8 et que l’état d’esprit le plus général, en 180
Italie, noblement ambitieux, tourné vers la grandeur etl’expansion nationales, était hostile aux combinaisonset aux marchandages. M. Giolitti voyait la situationcomme un homme positif, économe, qui n’aime pas lejeu, qui écarte le risque, qui se dit qu’un tiens vautmieux que deux tu l’auras, surtout lorsque, pourl’avoir, il faut courir toutes les incertitudes d’uneguerre, exposer de précieuses existences, payer les fraisd’une campagne. Plus d’une fable de notre LaFontaine, plus d’un proverbe de Cervantès eussentpeut‐être donné raison sur ce point à M. Giolitti. Mais ily avait dans son cas autre chose encore : M. Giolittiappartient à une génération déjà ancienne, qui a vu lescommencements de l’Italie nouvelle, qui a connu l’èredes difficultés et qui, naturellement, incline à lamodération et à la prudence. Pour ces calculateurs, lespropositions de l’Autriche étaient plus qu’acceptables,elles étaient tentantes. « Prenons donc ce qu’on nousdonne pour rien, pensaient‐ils. Si ce parecchio, cequelque chose qui paiera notre neutralité, n’est pastout à fait ce que nous pouvons désirer de mieux, ilaura du moins l’avantage de n’avoir coûté ni unegoutte de sang italien ni un sou de notre trésor… »Arguments propres à porter, assurément, sur un graveSénat, chenu, un peu timoré, se défiant des coupsd’enthousiasme. Arguments plus péremptoires encore,arguments irrésistibles en face d’une assembléed’actionnaires. M. Giolitti comptait, le jour où ladiscussion viendrait devant la Chambre, emporteraisément les objections et les obstacles avec sonautorité, son prestige, sa dextérité de grandparlementaire. Quant à l’opinion publique, il ne lafaisait pas entrer dans ses calculs. C’est pourquoi on levit écarter comme d’importuns et négligeablesmurmures les cris : A bas le parecchio ! poussés à Turin 181
sur son passage par quelques étudiants. A Rome,pourtant, il devait retrouver, à sa vive surprise, cesmanifestations singulièrement grandies et chaque jourgrossissantes. Le public avait eu l’intuition très netteque posée, telle quelle, devant la Chambre, la questionserait certainement résolue dans un sens contraire à sesvœux, que l’ancien président du conseil, au premiersigne, retrouverait sa vieille et fidèle majorité. Ce seraitune sorte de retour de l’île d’Elbe parlementaire.L’arrivée de M. Giolitti à Rome provoquait doncaussitôt une émotion, une agitation considérables. Etl’on allait assister à ce spectacle étrange : l’hommenaguère le plus influent, le moins discuté de toutel’Italie, le dictateur aux mains robustes, qui avait pétri silongtemps la vie publique italienne, mis en échec,pour la première fois, par un mouvement populaire,un mouvement de la rue, dont la direction serait prisepar un poète, — chose peut‐être, celle‐là, plusimprévue, plus extraordinaire encore, la dernière, àcoup sûr, à laquelle s’attendît M. Giolitti, accoutumé àne compter qu’avec la psychologie des assemblées etles usages du régime représentatif. Le 12 mai, M. Gabriele d’Annunzio arrivait à Romepar un train du soir. La ville était déjà surexcitée par lesrumeurs des derniers jours, par les bruits qui couraientde toutes parts au sujet des « intrigues neutralistes » etde la « conjuration parlementaire ». Les Romainsavaient pris hautement parti pour la guerre et pour M.Salandra. La présence de M. Giolitti à Rome lesalarmait et les irritait. En vain M. Giolitti, dans unelettre publique à la Tribuna, affirmait‐il qu’il n’étaitjamais entré dans ses intentions de renverser leministère, et qu’il s’était borné à répondre à uneconvocation du roi et du président du conseil lui‐même, avec lesquels il devait avoir des entretiens sur la 182
situation générale : il n’y a pas lieu, sur ce point, demettre en doute la loyauté de M. Giolitti.Malheureusement pour lui, il avait des amis, uneclientèle, et même il trouvait des partisans decirconstance, beaucoup moins modérés, beaucoupmoins circonspects, et qui le compromettaient comme àplaisir. En l’espace de quelques jours, M. Giolitti setrouvait être devenu le prisonnier de son parti. Sonpoint de vue d’homme d’Etat, pesant avec soin, avecscrupule, le pour et le contre de l’intervention italienne,disparaissait dans le tumulte créé par le grand conflitde deux idées, de deux passions opposées. M. Giolittise trouvait débordé. Rome traversait de ces heures oùle vent de la popularité et de l’impopularité souffle oùil veut, capricieusement, parfois au hasard. Très vite, ilsouffla en tempête. Aucune explication n’avait plus dechance d’être écoutée. Guelfe ou Gibelin, on setrouvait classé sans recours et les noms propresdevenaient des drapeaux. Pareil à Farinata degli Uberti,M. Giolitti aura pu se poser la question douloureuse : «Pourquoi ce peuple me hait‐il ? » Cependant le même phénomène portait M.Gabriele d’Annunzio à la tête de la foule favorable àl’intervention. Qu’un lettré subtil, un poète savant, unécrivain d’un esthétisme raffiné, inaccessible auvulgaire, soit devenu un tribun, un excitateur desmasses, c’est un des traits les plus remarquables decette période agitée, un de ceux qui seront retenus parl’histoire. L’Italie est, dans le monde moderne, une desterres privilégiées où ces métamorphoses restentpossibles, où la littérature est mêlée à la vie, où chacunest accessible au lyrisme, le porte à fleur de peau. Ilfaut penser à Lamartine en 1848 pour trouver unprécédent à ce rôle joué par la poésie dans un grand 183
mouvement politique : encore les poèmes deLamartine faisaient‐ils, comme ses discours, appel auxsentiments les plus généraux, on pourrait dire aux lieuxcommuns du cœur, tandis que, chez M. d’Annunzio,tout est docte, même le langage des passions, mêmel’expression du patriotisme et du loyalisme. Partoutailleurs qu’en un pays méditerranéen, M. Gabrieled’Annunzio eût paru voué à jamais àl’incompréhension de la foule, destiné à la tourd’ivoire… Le 12 mai, première soirée de contact avec Rome,cent cinquante mille personnes étaient venuesl’accueillir. M. d’Annunzio, du balcon de l’hôtelRegina, — en face du palais de la reine‐mère qui, deses fenêtres, assistait au spectacle, — avait prononcéun discours pareil à ses discours du Quarto et deGênes, harangue sonore, où le nationalisme étaitnourri de poésie classique et d’histoire, où lessouvenirs du Risorgimento et les mots célèbres deschefs et des soldats garibaldiens étaient mariés à desvers de Dante. Le premier discours de M. d’Annunzioaux Romains n’avait qu’un thème : le patriotisme. C’estpar la force des événements que les discours suivantsallaient prendre des touches plus violentes, des accentsde guerre civile… * Quelles manœuvres, quelles menaces, quellesinfluences auront été mises en jeu, au dernier moment,pour tenter d’empêcher l’intervention de l’Italie ? C’estune histoire encore mystérieuse dans les détails, maisdont les grandes lignes sont fort claires. M. Giolitti sesera‐t‐il rendu compte que sa présence à Rome avait à 184
tout le moins entretenu une équivoque, donné unpoint d’appui et un argument aux neutralistes, les avaitmis à même d’exercer une pression sur legouvernement et les milieux parlementaires ? LeParlement devait se réunir le 20 mai pour décider de lapaix ou de la guerre. En faisant courir avec insistancele bruit que la majorité de la Chambre, toujours «giolittienne », n’accepterait pas la guerre, en mettant enavant le nom et l’autorité de M. Giolitti, on troublait lemonde politique, on affaiblissait le ministère, ondétruisait d’avance l’effet des décisions que leprésident du Conseil devait faire connaître. Il nesemblait plus du tout certain qu’il y eût à la Chambreune majorité pour la rupture avec l’Autriche etl’intervention armée. Un peu d’intimidation exercée surle Cabinet, un peu de chantage sur la Chambre : et le «neutralisme » pouvait se flatter d’enterrer par un voteles résultats obtenus en six mois de diplomatie par M.Salandra et M. Sonnino. Cependant, à la grande déception des « conjurés »,leur plan devait être percé à jour, les événementsprendre une tournure bien différente de celle qu’ilsavaient espérée. Comme il arrive à tous les politiquesqui voient échouer des calculs de cette espèce, lespartisans de la neutralité avaient compté sans le grandair du dehors. Ils avaient élaboré une combinaison decouloir, conforme à la nature des chosesparlementaires. Ils avaient compté, de la part de M.Salandra, sur une acceptation pure et simple de larencontre qu’ils lui avaient fixée. Ils n’avaient oubliéqu’un point : c’est que, jusqu’au 20 mai, M. Salandraavait le temps d’agir, de se créer une situation qui luipermît de s’imposer au Parlement en s’appuyant surdes forces étrangères au Parlement. En une semaine,en effet, la face des choses allait se retourner à 185
l’avantage de M. Salandra qui, jouant avec hardiesse,ne craignait pas de faire appel au sentiment public. Le 13 mai, la nouvelle avait couru, prenant d’heureen heure plus de force, que M. Salandra, devantl’opposition neutraliste, allait renoncer au pouvoir.L’émotion montait dans Rome et, le soir, la mêmefoule qui, la veille, avait acclamé M. d’Annunzio, setrouvait rassemblée sous ses fenêtres et réclamait denouveau sa parole. Le poète obéit au vœu de la foule.Mais combien son accent avait changé depuis la veille! Ce discours, il en a donné le texte dans le recueil d’«oraisons et de messages » qu’il a intitulé « Per la piugrande Italia. » Il l’a publié au chapitre de « la loi deRome », sous ce titre, d’un Tite‐Live un peu romantique: « Harangue au peuple romain en tumulte. » Elle faitpenser, cette harangue, à celles que Brutus et Antoineprononcent sur le forum, dans le Jules César deShakespeare. On évoque, en effet, en lisant ces pages,les jours les plus tumultueux que, dans sa longuehistoire, ait traversés la Ville éternelle. « Compagnons, s’écriait le poète, ce n’est plus letemps de parler mais d’agir ; ce n’est plus le temps desdiscours mais des actes, et des actes romains. Si l’on regarde comme un crime le fait d’inviter lescitoyens à la violence, je me vanterai de ce crime, je leprendrai sur moi seul… Écoutez‐moi. Entendez‐moi. La trahison aujourd’huiest manifeste. Nous n’en respirons pas seulementl’horrible odeur : nous en sentons déjà tout le poidsignominieux. La trahison s’accomplit à Rome, dans lacité de l’âme, dans la cité de vie ! Dans notre Rome,on tente d’étrangler la Patrie avec une cordeprussienne… C’est à Rome que s’accomplit cet 186
assassinat. Et si je suis le premier à le crier, et si je suisle seul, demain vous me tiendrez compte de cecourage. Mais peu m’importe !… « Écoutez. Nous sommes sur le point d’être venduscomme un vil troupeau. Sur notre dignité humaine, surla dignité de chacun de nous, sur le front de chacunde nous, sur le mien comme sur le vôtre, comme surcelui de vos fils, sur celui de vos enfants à naître, il y ala menace d’une marque servile. S’appeler Italien, cesera porter un nom qui fera rougir, un nom qui fera secacher de honte, un nom qui brûlera les lèvres. » Il n’est pas difficile d’imaginer l’effet que desparoles aussi enflammées devaient exercer sur unefoule dont les nerfs étaient soumis depuis longtemps àde si rudes épreuves. Il y avait, dans ce discours,comme des ardeurs de guerre civile et ce furent biendes manifestations de guerre civile qui éclatèrent, lelendemain, lorsque la démission du ministère Salandrafut officiellement connue. « La guerre ou la révolution,» ne craignirent pas de dire alors deux députésinterventionnistes, les honorables Pais et Faustini, ens’adressant à la foule. Les signes avant‐coureurs d’unsoulèvement populaire se montrèrent en effet. Choseremarquable : depuis le début de la guerre générale,c’était la première fois qu’on voyait se produire dansune capitale européenne un mouvement d’opinionprofond, la première fois que des comitésinsurrectionnels se formaient, que des barricadesmenaçaient de se dresser (il en fut ébauché dans la viaViminale). Et, grand signe des temps, il ne s’agissait pasde proclamer la République ou la Commune, mais deprotester contre une majorité parlementaire tropdisposée, au gré du peuple, à accepter les propositions, 187
à subir la pression d’un ambassadeur étranger. On s’est mal et insuffisamment représenté, de loin,la violence de ces « journées. » On s’est mal renducompte de la passion qui avait soulevé Rome,immédiatement suivie de toutes les grandes villesd’Italie. Montecitorio, à un moment donné, fut envahipar la foule. Et si les manifestants, peu familiers avecles détours du Parlement, ne s’étaient égarés dans lescouloirs de la Chambre, d’où la police réussit à lesfaire sortir, s’ils étaient arrivés d’un élan jusqu’à la salledes séances, il est difficile de prévoir les scènes qui seseraient passées. A travers les rues, cependant, avaitcommencé une véritable chasse aux neutralistesnotoires : c’est miracle, peut‐on dire, que le sang n’aitpas coulé. Reconnus, plusieurs hommes politiques,anciens lieutenants et collaborateurs de M. Giolitti,traités depuis quelques jours, eux et leur chef, avecune extrême violence par une partie de la presse,furent hués, menacés, dégagés à la fin par lescarabiniers, mais à grand peine. M. Bertolini, enparticulier, passa un fort mauvais quart d’heure, oùdivers souvenirs de banques et de chemins de fer luifurent vivement rappelés. Bientôt, le gouvernement,qui avait attentivement veillé à la sécurité de tous,devait conseiller à M. Giolitti, pour le bien général,dans l’intérêt de l’ordre, de regagner sa villapiémontaise : telle était l’effervescence publique, telétait à son égard le langage des journaux qu’onpouvait, en effet, regarder sa vie comme étant en péril.Quant aux députés neutralistes les plus gravementimpopulaires, ils devaient, sur l’avis de la sûretégénérale, passer la nuit qui précéda la séance du 20mai, non pas à leur domicile, mais dans un hôtel quifait face à Montecitorio : ils n’eurent ainsi, pour serendre à la Chambre, sans reprendre contact avec la 188
foule hostile, qu’à traverser la petite place, fermée àtoutes ses issues par des détachements de policeprotecteurs. Ainsi se peignait aux yeux le désaccord quiséparait la nation du Parlement, et l’on ne manqua pasde s’amuser de cette allégorie, assez humiliante pourles « giolittiens, » pour ceux que la presse nationalistesurnommait la « camorra giolittienne. » Pour comprendre l’état d’esprit de la populationromaine, il faut se rappeler qu’aux dernières électionsle suffrage universel venait de s’y partager entre lesnationalistes, parti nouveau‐né, à la fois réactionnaire,démagogique et doctrinaire, — et les démocratestraditionnels, héritiers de Garibaldi et de Mazzini,représentants de l’idée irrédentiste, champions del’achèvement de l’unité italienne. Toutes les forces dela capitale, tous ses éléments intellectuels et moraux,son élite aussi bien que sa plèbe, se trouvaient ainsiorientés dans la même direction. Les nationalistes‐impérialistes de l’Idea Nazionale, qui se flattent debannir toute sentimentalité de la politique, de se placerau seul point de vue de l’intérêt national italien,parlaient le même langage passionné que les écrivainsdu Messaggero, libres penseurs et unitaires à l’anciennemode. Une sorte de comité de salut public s’étaitmême formé, où les chefs de ces deux camps, lesrédacteurs de ces deux organes se rencontraient, seconcertaient, songeaient peut‐être, si les chosesdevaient aller plus loin, à une action politiquecommune. Pendant quarante‐huit heures, il y a eu enpuissance, à Rome, à Milan, dans dix autres centresd’Italie, l’équivalent de certaines journéesrévolutionnaires de la période du Risorgimento.Impatience de l’intervention étrangère, sommation augouvernement de faire la guerre, jusqu’au cri fameux :« Dehors les barbares ! » rien n’a manqué à ces 189
recommencements de l’histoire. L’émotion, l’indignation, la colère de Rome furentportées à leur plus haut point, dans la soirée du 14mai, par une nouvelle harangue publique de M.d’Annunzio. Les accusations directes, lesrenseignements précis que le poète apportait dans cediscours en faisaient un acte politique d’une hauteportée, après lequel des mouvements décisifs del’opinion publique ne pouvaient manquer de seproduire. Voici, d’ailleurs, traduits en français pour lapremière fois, les passages capitaux de cettephilippique. Erigeant la foule en tribunal, l’orateur luiparlait en ces termes : « Nous sommes assemblés ici pour juger un crimede haute trahison et pour dénoncer au mépris et à lavengeance des bons citoyens le coupable, lescoupables. « Ce que je vous dis ici, ce ne sont pas des parolesd’enflure, c’est la qualification précise d’un fait avéré. « Le gouvernement italien, celui qui, hier soir, aremis sa démission entre les mains du roi, avait aboli,le 4 mai, à la veille du Sacre des Mille, le traité de laTriple‐Alliance. Ce traité, il l’avait déclaré, en ce quiconcerne l’Autriche, caduc et nul. De cette formulemême, je puis affirmer l’exactitude ; je répète : caducet nul. « Le gouvernement d’Italie, celui qui, hier soir, aremis sa démission entre les mains du roi, avait, enconséquence, pris des accords précis avec un autregroupe de nations, engagements graves, définitifs,renforcés d’un échange de plans stratégiques, d’unprojet d’action militaire combiné. « Telle est la vérité, la vérité indéniable. De ces faits, 190
j’ai eu communication certaine avant de quitter laFrance, où des officiers de notre état‐major et de notremarine étaient déjà arrivés et s’étaient mis au travail. « Donc, d’une part, il y avait un traité aboli ; del’autre, un accord réalisé. D’une part, l’honneur dupays revendiqué ; de l’autre, l’honneur du paysengagé. « La fusion magnanime, telle qu’elle a été augurée àQuarto, allait s’accomplir. Les discussions se calmaient.La nécessité idéale avait raison de toutes les misèrespolitiques. L’armée était vaillante et confiante. Desexemples de vertus civiques commençaient àresplendir sur le tumulte apaisé. Le bon ferment faisaitdéjà lever la masse inerte. « Et voici que l’effort douloureux de mois et demois est interrompu par une agression imprévue etvile. Cette agression est inspirée, excitée, aidée parl’étranger. Elle a pour auteurs un homme d’Etat italien,des membres du Parlement italien en commerce avecl’étranger, au service de l’étranger, pour avilir, pourasservir, pour déshonorer l’Italie au bénéfice del’étranger. « Cela est patent, cela est indéniable. Ecoutez. Lechef des malfaiteurs, dont l’âme n’est qu’un froidmensonge articulé de souples astuces, de même que letriste sac du poulpe est muni d’adroits tentacules, leconducteur de la basse entreprise connaissaitl’abolition de l’ancien traité. Et il connaissait laconstitution du nouveau, l’un et l’autre conclus avec leconsentement du roi. « Donc, il trahit le roi, il trahit la patrie. « Contre le roi, contre la patrie, il sert l’étranger. Ilest coupable de trahison. Et ce n’est pas là unemanière injurieuse de m’exprimer, ce n’est pas un abusde style polémique, mais la réalité, mais la vérité, selon 191
la forme la plus notoire de ce crime. « Voilà ce que nous devons démontrer au pays, ceque nous devons imprimer dans la conscience de lanation. « Ecoutez, écoutez. La patrie est en danger. La patrieest sur le point d’aller à sa perte. Pour la sauver d’uneruine et d’une ignominie irréparables, chacun de nousa le devoir de se donner lui‐même tout entier, et des’armer de toutes les armes. « Un ministère formé par le signor Bülow ne semblepas avoir l’approbation du roi d’Italie. Mais, gras oumaigres, les serviteurs du signor Bülow ne serésigneront pas. « Tant qu’ils ne seront pas emmurés dans leursbasses officines, ils chercheront à empoisonner la vieitalienne, à contaminer parmi nous toute chosepuissante et belle. « Pour cela, je le répète, tout bon citoyen doit êtreun soldat contre l’ennemi de l’intérieur ; tout boncitoyen doit le combattre sans trêve, sans quartier. Lemême sang doit couler, ce sera du sang béni, commecelui qui est versé dans les tranchées. « Le Parlement italien se rouvrira le 20 mai… Et le20 mai est l’anniversaire de la prodigieuse marche deGaribaldi, la marche sur le Parc de Palerme. « Cet anniversaire, célébrons‐le en fermant l’entréedu Parlement aux valets de la villa Malta, en lesrepoussant vers leur hypocrite patron. « Et, dans le Parlement italien, les hommes libres,affranchis des laides promiscuités, proclameront laliberté et l’achèvement de la Patrie. » On juge de l’émotion que devait produire sur lafoule un tel langage, appuyé par des révélations, aussi 192
émouvantes, d’un caractère en même temps aussiinsolite, sur les dessous diplomatiques du confliteuropéen : la place publique redevenait le forum oùles affaires de l’Etat étaient exposées aux citoyens…Ainsi, le nom, l’honneur de la nation étaient en jeu.Non seulement l’accomplissement des destinéesnationales risquait d’être arrêté par l’interventionétrangère, mais encore les engagements de l’Italieenvers d’autres puissances ne seraient pas tenus. C’étaitla servitude, c’était l’humiliation, et l’opinion publiqueen était touchée au point le plus sensible : au cours deces journées ardentes et tumultueuses, l’idéenationaliste, lentement préparée depuis dix ans,développée déjà par l’expédition de Libye, fit un bondimmense. Combien de forces morales, de courantsintellectuels, de traditions peut‐être inconsciemmentnourries, combien de sentiments contraires, de velléitésjusqu’alors obscures émergèrent et réalisèrent leurconjonction à ce moment‐là ! La fierté du citoyenromain, — qui, de nos jours, n’a pas vainement relevédans sa vie municipale le symbole du S. P. Q. R., —s’unissait aux souvenirs du Risorgimento et à la clairenotion que possède l’Italie contemporaine de ses droitset de ses devoirs de grande puissance. Quelle erreur,quelle fausse note, quelle lourde faute, de la part duprince de Bülow, de n’avoir pas compris que samission extraordinaire, l’importance de sonpersonnage, les allées et venues, si suspectes, de lavilla Malta, devaient justement alarmer lessusceptibilités du peuple italien, encore si près dessouvenirs de la domination étrangère ! Ce sentiment dela dignité et de l’indépendance nationales, sentiment sipuissant, si déterminant dans cette crise de mai 1915, atrouvé d’ailleurs en M. Guglielmo Ferrero un interprètequi a su en mettre en relief le caractère historique, de 193
même que M. d’Annunzio l’avait lyriquement traduit. « Le prince de Bülow », écrivait dans le Secolol’éminent historien, « le prince de Bülow a tenté derenverser un gouvernement légal qu’il savaitinaccessible à ses propositions. Ce sont là desméthodes dont la diplomatie allemande se sert àConstantinople et à Téhéran, et dont elle se servait àFez avant que le Maroc fût placé sous le protectorat dela France. L’ambassadeur qui aurait fait, dans unecapitale européenne quelconque, ce que M. de Bülowa fait à Rome, aurait dû être rappelé immédiatementsur la demande de la puissance auprès de laquelle ilétait accrédité. Cette crise formidable devra décider à laface du monde si l’Italie est disposée à tolérer que ladiplomatie allemande la traite comme la Turquie, laPerse et le Maroc, et ne fasse pas de distinction entreRome et Byzance. » Ces soulèvements du patriotisme italien contre lereprésentant impérial, le missus dominicus deGuillaume II, nous ont rappelé bien des fois une chosevue de la vie romaine, vieille de plusieurs années déjà,où trois des personnages destinés à jouer un rôle depremier ordre dans les circonstances que nousracontons, nous étaient apparus côte à côte, réunis parles conventions du monde qui rassemblent amis etennemis dans les mêmes salons. Il y avait réception aupalais Farnèse. Sous les voûtes magnifiques, où sontpeintes les puissantes mythologies de Carache,affluaient, avec le personnel des ambassades, lesreprésentants du monde politique italien et del’aristocratie romaine. Il y avait aussi une missionmilitaire française, conduite par un général qui devaitêtre gouverneur de Paris dans des circonstancestragiques. Combien, depuis, ont pu se rencontrer face àface sur les champs de bataille qui, ce soir‐là, 194
devisaient autour du buffet garni des vins d’uneChampagne que les armées allemandes n’avaient pasencore ravagée ! Ce soir‐là aussi, dans ces temps quinous semblent si lointains, où la paix régnait encoresur l’Europe, l’ambassadeur de France avait invité leprince de Bülow, comme il avait prié tous les étrangersde distinction de séjour à Rome. Qui eût dit alors quel’ancien chancelier de l’Empire allemand, retiré dans savilla Malta, à peu près comme Bismarck, après sadisgrâce, avait pris sa retraite à Varzin, serait bientôtchargé par son maître de tenter un suprême effort pourgarder l’Italie dans l’alliance des deux Empires duCentre ?… Le hasard fit qu’à un moment donné l’ambassadeurde France, M. Tittoni et le prince de Bülow setrouvèrent sous nos regards dans le même salon del’admirable palais, qui est la maison de la France àRome. Quels intéressants contrastes formaient laphysionomie si fine et si nuancée de M. CamilleBarrère, et le visage vigoureusement dessiné, éclairéd’un regard de feu, du diplomate italien, avec la fortecarrure germanique du prince de Bülow, surmontéed’une figure poupine au milieu de laquelle s’ouvraitune large bouche, véritable image des appétits deconquête allemands. Au moment même où cettebouche voulait sourire, elle avait déjà l’air de vouloirtout avaler. Il y avait un renseignement précis, uneindication digne d’être retenue, dans l’oppositionqu’offrait la personne de l’ancien chancelier avecl’ambassadeur français et le ministre italien. Que, dansune circonstance difficile, ces trois sortes d’hommesfussent mises en contact, et il n’était guère douteux quele prince de Bülow, quelque expérimenté qu’il fût, nedût commettre, entraîné par la brutalité prussienne, par 195
son excessive confiance dans les forces allemandes, deces fautes auxquelles les Latins sont immédiatementsensibles, de celles dont il faut se garder avec eux. Là‐dessus, le sentiment des Italiens est unanime. «Le prince de Bülow, nous disait un ancienambassadeur d’Italie, s’est attaché avant tout et presqueuniquement à l’opinion de nombreux députésneutralistes, qui allaient répétant que la guerre étaitune grosse, une très grosse affaire. Les hésitations deces hommes politiques lui étaient connues. Et le princede Bülow venait leur suggérer ceci :« Ce que lepatriotisme italien désire, je puis vous le procurer envous dispensant de courir la fortune des armes. » Cerôle, c’était celui de Méphistophélès : le prince deBülow n’est pas allé plus loin. Il s’est arrêté àl’épiderme du pays, et il n’a pas senti la chair sousl’épiderme. Ce qui prouve que, s’il passe en Allemagnepour avoir de la finesse, il est dépourvu de véritablepénétration. Le prince de Bülow avait indiqué à l’Italiedes combinaisons et des compensations possibles auxdépens d’autres Etats que l’Autriche. Il nous avaitmontré le chemin de Tunis, le chemin de l’Egypte. Et ilne lui est pas venu à l’esprit que ces tentationsdevaient rester sans effet parce que les Italiens avaienteu très vite le sentiment que, dans la crise européenne,le profit qui dure, joint à l’honneur qui ne meurt pas,se trouvait du côté des Alliés, et non pas du côté desempires germaniques. A des annexions faciles, sansgloire, et d’ailleurs incertaines, le peuple italien apréféré la conquête, au prix du sang, de la terrapatrum, du sol revendiqué par lui depuis de si longuesannées, en sorte qu’une Italie grandie matériellementet moralement sortît de cette guerre contre ses anciensalliés, tandis que les combinaisons, si avantageusesfussent‐elles — et elles ne l’étaient guère, — que 196
proposait le prince de Bülow, ne pouvaient laisserqu’une Italie amoindrie et même, il faut dire le mot,une Italie déconsidérée… » Mais, pour que le prince de Bülow pût comprendrecela, il eût fallu d’abord qu’il commençât par ne plussentir ni penser comme un Allemand, et par ne plusnourrir dans ses veines du sang d’authentique prussien. « Ce qui a été particulièrement intolérable àl’opinion italienne, nous disait encore un tribunpopulaire, c’est que le prince de Bülow, ambassadeurd’un Etat étranger, ait prétendu traiter avec un groupedu parlement, se soit mêlé de nos affaires intérieures,ait tenté de créer, dans le monde politique, un courantcontraire à l’action du gouvernement. Par là, le princede Bülow a laissé percer les plans de l’Allemagne surl’Italie. Il a trahi l’arrière‐pensée de nos anciens alliés,qui était de nous manœuvrer à leur guise. Cela, l’Italiel’a compris à merveille et elle ne l’a pas supporté.L’indignation populaire a éclaté, et la guerre a étévirtuellement déclarée du jour où le peuple italien asenti l’oppression étrangère… » Le prince de Bülow aurait dû savoir, en effet, quepeu de peuples sont aussi sensibles que le peupleitalien, à tout ce qui est de nature à lui faire craindrel’intervention et la domination de l’étranger. L’Italie aassez souffert pour connaître la destinée d’un pays quine possède plus son indépendance nationale. Lessouvenirs de l’occupation autrichienne ne sont pas silointains. Et l’on a vu, dans un éclair, revenir letedesco. On a vu le « barbare » repassant les Alpes,redescendant en Italie, selon d’anciennes aspirationshistoriques, toujours agissantes sur les peuples deGermanie. L’invasion s’approchait, en effet, bienqu’elle revêtit la forme politique d’une alliance, laforme économique d’une collaboration commerciale et 197
financière. L’Italie, depuis quelques années,commençait à s’apercevoir qu’elle n’avait chassél’Allemand, sous son aspect autrichien, par une porte,que pour le voir rentrer, sous son aspect prussien, parla fenêtre. De là, l’immense soulagement, la satisfactionprofonde que la rupture avec les Empires du Centreaura apportés. Ce n’est qu’au dernier moment que le prince deBülow aperçut l’étendue de son imprudence et de safaute. Comme on apprenait à la villa Malta que lafoule venait de se livrer à une manifestation desympathie devant le palais Farnèse, acclamant laFrance, acclamant la Triple‐Entente, acclamant notreambassadeur, M. Camille Barrère, l’heureux et patientouvrier de l’accord franco‐italien, quelqu’un, pensantpeut‐être faire plaisir à l’ancien chancelier deGuillaume II, s’écria que ces démonstrations populairesétaient sans valeur, qu’il ne s’agissait que d’une plèbesans idées ni conscience, à qui des agents provocateursavaient distribué de l’argent. Mais, se retrouvanthomme d’Etat, et dissipant les illusions de sonentourage, le prince de Bülow se contenta, dit‐on, derépondre à ces propos légers, et de l’accent le plusgrave : « — Ne croyez pas qu’un peuple se lève pourquelques deniers. Ce qui anime l’Italie, c’est unegrande passion nationale, et c’est contre nous que cettepassion l’a dressée… » Cette intelligence de la situation était venue troptard et le prince de Bülow avait la philosophie del’escalier, ou, plutôt, des lettres de rappel. Parmi leserreurs psychologiques, les fautes d’intuition, lespreuves d’inaptitude à entrer dans l’esprit d’autrui queles Allemands auront montrées au cours de cette 198
guerre, on n’a que l’embarras du choix. Dans le casitalien, ils ont été d’une maladresse suprême, venued’une méconnaissance complète de l’Italie.L’Allemagne qui a été battue à Rome au mois de mai1915, ce n’est pas seulement l’Allemagne diplomatiqueet politique, c’est l’Allemagne historienne, l’Allemagneintellectuelle, l’Allemagne si fière de sa science et del’amas de ses connaissances et de ses documents. * A ce moment, où l’émotion populaire atteignit leplus haut degré, on vit le drame approcher dudénouement en suivant, si l’on peut ainsi dire, lesrègles classiques. L’Italie était à un carrefour, elle avaità choisir entre deux politiques. Et qui restait maître dece choix, qui serait l’arbitre supérieur ? D’unmouvement naturel, la foule se tournait vers l’une descollines de Rome, celle où s’érige le palais royal. C’està l’héritier de ceux qui avaient fondé l’Italie moderneque le peuple demandait de traduire le sentimentnational. C’est en lui qu’il plaçait toute sa confiance.Ainsi, par le mécanisme strictement constitutionnel dela démission du ministère, la crise avait pourconséquence de laisser face à face l’opinion publiqueet la monarchie. Sûr du sentiment populaire, M.Salandra ne l’était pas moins, peut‐être, du sentimentroyal. En mettant ces deux forces en contact, sonhabile et opportune retraite sauvait tout. L’« appel au roi » : ainsi pourrait se nommer ladernière phase de ces journées romaines. Et le roiauquel en appelait le peuple, c’était le successeur desCharles‐Albert et des Victor‐Emmanuel II, des rois‐soldats qui avaient conduit l’Italie à la grandeur. Y 199
avait‐il à douter un instant que leur héritier du XXesiècle hésiterait à suivre leurs traces ? Les princes de lamaison de Savoie ont d’abord des traditions militaires,ils portent dans leurs veines un sang guerrier et ils sesont retrouvés soldats, chefs de guerre, à toutes lesgrandes dates de leur histoire. En outre, depuis unecentaine d’années, il est une idée qui est devenueconsubstantielle à leur race, qui n’a pas cessé d’animeret de diriger leur politique : c’est l’idée italienne, l’idéed’une plus grande Italie. Cette idée a trouvé, pourrait‐on dire, son tabernacle dans la maison de Savoiecomme elle y a trouvé ses serviteurs. La maison deSavoie, à son tour, puise dans cette idée sa popularitéet sa force. Cette idée a été son titre à la couronned’Italie. Elle continue de constituer sa grande raisond’être. Comme le disait encore M. Sonnino dans leLivre vert, comme il chargeait, au mois de février, M.Bollati de le représenter à Berlin : « La monarchie deSavoie trouve sa plus robuste racine dans lapersonnification des idéalités nationales. » Et cela,Guillaume II, mieux qu’un autre, aurait dû lecomprendre : les Hohenzollern n’ont‐ils pas eu desdestinées toutes pareilles à celles des Carignan‐Savoie,et la Prusse, par eux, n’a‐t‐elle pas joué en Allemagnele même rôle que le Piémont en Italie ? En 1848, aux origines du Risorgimento et dans lejournal célèbre qui en avait pris le nom, Cavour, alorstout bouillant de jeunesse, avait écrit ces lignes restéesfameuses : « Quand sonne l’heure de la libération,laisser s’arrêter cette heure serait une lâcheté ! Ce neserait pas une belle et grande politique, mais unepolitique mesquine qui, sans nous mettre à l’abri despérils qui subsisteraient, couvrirait la nationd’ignominie et ferait peut‐être écrouler le trône antique 200
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