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SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNE « LES POUVOIRS DANS LEVIATHAN : DU COMIQUE AU FEMININ » MARIA KARZANOVALe drame du « petit homme » peu de force de caractère, mais apparaît dans la culture russe inoffensifs et plutôt sympathiques. Cette au début du dix-neuvième tradition ne s’éteint pas avec le temps : le dernier film d’Andreï Zviaguintsev,siècle, notamment chez Pouchkine, « Léviathan », ne transfère-t-elle pas le drame tragi-comique du « petitGogol, Tchekhov, Dostoïevski. homme » de la Russie pouchkinienne dans le contexte de la RussieL’attention que portent ces auteurs à la contemporaine ?vie d’un homme ordinaire, dépourvu de Un homme simple, une fourmi sans importance face à la jouissance detoute qualité héroïque, signe le passage l’Autre, Nikolaï, revit la souffrance de son précurseur biblique – Job. Assujetti dansque fait la littérature russe du l’acharnement fatal qui dépasse tout sens commun, Nikolaï entre dans uneromantisme au réalisme. Ce ne sont plus sorte de mutisme : les mots sont épuisés. Tout comme Job, il ne se plaint plus. « Jedes personnages romantiques qui ne comprends rien », répond-il aux accusations du policier. Plongé dansaniment le regard des écrivains : l’alcoolisme et stagnant dans une position silencieuse quasi mélancolique,désormais, il s’agit de petits le protagoniste du film est poussé à accepter son être d’objet de lafonctionnaires aux revenus maigres jouissance de l’Autre : du Léviathan. Mais de quel Léviathan s’agit-il ? S’agit-ilavec peu de reconnaissance sociale, de cette grosse machine de l’Etat hobbesienne qui, dans l’acte du pouvoir, est en mesure de détruire le « petit homme », tout comme le godet d’un excavateur détruit en quelques instants la maison de notre protagoniste à la fin du film ? Ou bien s’agit-il d’une puissance différente et, en quelque sorte, plus réelle dans le sens lacanien du terme ? Léviathan comique En regardant le film, nous assistons, sans doute, à une mise en scène comique de la Russie bureaucratique et corrompue, soulignée par le réalisateur dans un élan accusateur. A l’instar du réviseur gogolien, l’avocat moscovite arrive dans une petite ville provinciale 102
SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEavec son grand paquet de preuves Déboussolés par l’arrivée decensé brider « le monstre » établissant la l’avocat moscovite, les fonctionnairesloi singulière au profit de sa propre locaux ayant chacun « une lettrejouissance. volée » à cacher, se rassemblent autour du maire afin de décider au mieux que Or, le monstre se présente faire avec cet intrus représentant uned’emblée comme castré : le maire de la menace de castration pour eux tous.ville est un homme d’apparence « Je pourrais le pressuriser légèrement,minable, souffrant d’un léger surpoids. Il sans trop abuser du pouvoir, bien sûr »,a ses petits « péchés mignons » : un goût dit le supérieur de la police locale.prononcé pour le bon buffet, pour la Malgré le côté monstrueux du manquevodka. Il doute tout le temps de ses d’une loi quelconque qui poserait lesactes et a constamment recours à ses limites à la jouissance de l’Autre,grands hommes qui l’autorisent à agir : l’aspect gogolien de cette scènele portrait d’Un père post-soviétique provoque un rire chez le spectateuraccroché au mur et ancré comme un mélangé à l’envie de dire : « Regardez !Idéal, ou bien, le père d’Eglise qui lui Le roi est nu ! Le Léviathan est castré ! »rappelle que « tout pouvoir vient duDieu » et que « le pouvoir c’est la Cette machine monstrueuse,force ». Il est d’ailleurs remarquable que mais à la fois comique dans sales discussions existentielles avec un père défaillance, cherche à écraser le « petitde l’Eglise précèdent chaque acte de homme », notre protagoniste. « T’asviolence où le maire cherche à s’établir jamais eu aucun droit, tu l’as pas et tucomme ayant le phallus : le phallus qu’il ne l’auras jamais » : cette parole dureçoit symboliquement du père pouvoir réduit le sujet à rien en refusantinconscient. Coupées du reste du récit, toute reconnaissance de son êtreces rencontres qui s’accompagnent désirant. Seulement, ces paroles sontd’un bon buffet à la russe, renvoient prononcées par le maire en étatclairement au livre de Job où le diable d’ivresse extrême, sur le point de tomberconvainc Dieu d’envoyer les épreuves à par terre. Ce même message queJob. l’Autre du pouvoir adresse à notre héros apparaît dans le discours tenu par le La castration du maire que celui- tribunal. Représenté par les trois femmesci dissimule derrière la parade virile, incarnant la loi, telles des fileuses departicipe de cet effet comique. Au destins humains, l’Autre rejette toutefond, le « monstre » provincial n’est revendication de Nikolaï. La scène duqu’un semblant. Comme d’autres tribunal dans le film se déroule en deuxfonctionnaires de la ville, il est divisé par temps et l’énonciation du discoursses passions et le poste de maire lui condamnatoire est toujours la même : ladonne un moyen de récupérer ce que voix robotique appartenant à une belleLacan appelle l’objet « plus-de-jouir ». femme lit la décision sans aucuneС’est la jouissance singulière et non pas émotion, sans pause qui laisserait unele code universel qui structure l’Autre place à la dimension subjective. Or, il ysocial : un impératif de jouissance a un contraste entre les deux temps dus’impose et instaure sa propre loi. tribunal où le premier se dévoile commeRappelons, à titre d’exemple, la voiture risible tandis que le deuxième érige sonde service d’un représentant de l’Etat. côté monstrueux. Léviathan, cetteVoici la scène comique : la caméra machine de l’Etat, se présente ici, seloncapte l’icône des trois femmes saintes, la formule de Bergson, comme « dusignifiant de la foi orthodoxe, qui trouve mécanique plaqué sur du vivant » 157 .tout à fait sa place dans la voiture d’un L’être humain réagit comme unepolicier. Or, la scène ne s’arrête pas là : machine et fait preuve de l’absence dela caméra descend pour attirer le toute « souplesse attentive et [de] laregard du spectateur sur les trois corpsdénudés de femmes de Playboy. Cette 157rencontre inattendue produit un effetcomique. Comment prendre au sérieux H. BERGSON, “Le Rire. Essai sur lala loi après cette référence directe à la signification du comique”, dans Œuvres, Paris,castration et au manque phallique de Flammarion, 1964, p. 405.son représentant ? 103
SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEvivante flexibilité d’une personne » 158 . rencontre du jeune garçon avec laCependant, nous ne pouvons rire qu’au jouissance féminine, celle de sa belle-cours du premier procès où Nikolaï a mère. Ayant surpris l’acte sexuel entreencore un atout phallique : son ami elle et son père, il se sauve sur la côteavocat porteur d’un dossier pour se retrouver en face du squelettecompromettant le maire. Dévoilé par la du monstre qui n’est, cependant, qu’unsuite comme un véritable « ami de résidu mortifié d’une puissanceJob », celui-ci empêche jusqu’à un mythique d’autrefois. Commentcertain moment que notre protagoniste considérer cette image surréaliste sanssoit assujetti entièrement au caprice de introduire pour autant la question de lal’Autre. femme ?Léviathan féminin Avec la théorie psychanalytique, on considère toute rencontre avec le Quel est donc ce moment dans sexuel comme traumatique dans lale film qui fait basculer la comédie vers mesure où celle-ci dépasse le registre dula tragédie ? A quel moment le signifiant et frappe le sujet dans sonLéviathan, comique dans sa castration, corps. Témoin de l’adultère de sa belle-se transforme-t-il en une créature mère, Roma est confronté à l’énigme dumythique, création même du Dieu ? Une désir féminin qui vise un au-delà de cetelle puissance primordiale, ce monstre que peut donner son propre père. Cetteocéanique, n’est pas soumis à la rencontre a, sans doute, une valeurcastration signifiante. « Tireras-tu traumatique. Le Léviathan n’apparait-ilLéviathan avec un hameçon, et lui pas comme signe de ce traumatisme,serreras-tu la langue avec une corde ? comme résultat d’une mauvaise(...) Le prendras-tu toujours à ton rencontre avec l’Autre féminin ?service ? (...) L’attacheras-tu pour Cependant, le monstre océanique estamuser tes filles ? » 159 , dit Dieu à Job. mortifié : la jouissance féminine resteNon, la fatalité de la castration ne subordonnée au signifiant phallique.concerne pas le monstre divin : en Comme on le sait avec Lacan, le motposition d’exception vis-à-vis de c’est « le meurtre de la chose »161.l’ensemble, l’homme ne pourra jamaisl’apprivoiser avec la chaîne signifiante. Parlons maintenant de Lilya, laL’essence même de l’homme c’est de femme de Nikolaï et la belle-mère depasser par cet hameçon qu’est le Roma. Dans l’opposition de la figure degraphe du désir 160 pour pêcher les la femme et de celle de la mère, Lyliasignifiants dans l’Autre du langage. Il y a s’inscrit plutôt du côté femme. Il s’agitdes poissons-signifiants que le sujet retire d’une femme manquante qui risque, àet s’approprie à l’aide du crochet tout moment, de tomber dans un abîmereprésentant le trajet du sujet de sans que nul ne s’en aperçoive. Peul’inconscient. préoccupée par son beau-fils et malheureuse dans son mariage, elle se Or, le Léviathan surgit dans des propose au bel avocat, probablementmoments bien particuliers lorsque la son ancien amant, dans un acte dechaîne signifiante se rompt pour laisser désespoir pour s’accrocher au signifiantjustement place au réel comme phallique comme objet du désir deindicible et non soumis à la parole et au l’Autre. C’est, peut-être, à ce momentlangage. Quand le Léviathan en chair que l’on se rend compte de la détresseet en os apparaît-il dans le film ? La profonde qu’éprouve Lilya : dans unpremière fois où cette image surgit dans silence absolu, elle se propose à unle film c’est le moment qui suit la homme sans que le spectateur s’aperçoive pour autant du moindre signe d’amour ou de désir. Une autre tentative de s’accrocher au phallus qu’entreprend ce sujet féminin passe158 Ibid., p. 391. 161 J. LACAN, « Fonction et champ de la159 Livre de Job, ch. 40 : 25 -29. parole et du langage en psychanalyse», dans160 J. LACAN, Le Séminaire, Livre V, Les Écrits, Paris, éditions du Seuil, 1966 ; éditionformations de l’inconscient, Paris, éditions du poche, Ecrits I, 1999, p. 317.Seuil, 1998, p. 124 104
SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEpar la solution d’avoir un enfant. Lorsque puissance réelle, das Ding, que nulLilya retourne à la maison de son mari humain ne peut posséder. Juste avantaprès la scène de trahison, elle joue la sa mort, elle contemple les manœuvrescarte de la mère. « Est-ce que tu veux terrifiantes de la créature divine. Laavoir un enfant ? », demande-t-elle à rencontre avec la mort, n’est-elle pas lason mari lorsque son monde est sur le seule rencontre réussie ? Ainsi pourrait-point de s’effondrer. Le mariage reste on proposer une interprétation possiblepour elle la seule solution qui la de cette scène fascinante : qu’elle fasseprotégerait d’un abîme : elle une rencontre mortelle avec sa propres’accroche à le soutenir par la jouissance sous la forme du Léviathanmaternité. Comme le dit Markos dans la mesure où celui-ci est vivant etZafiropoulos, « ce n’est pas la femme non pas emprisonné dans la chaînequi, dans le conjugo cherche coûte que signifiante. Comme le dit Lacan dans lecoûte à soutenir le mariage, mais bien la Séminaire Le sinthome, « La femme […]mère en elle »162. Le déclin se produit est un autre nom de Dieu »163.lorsque la parole du fils résonne pourLilya : « Papa ! Je ne veux pas d’elle ! Le pouvoir des femmesFais-la partir ! » Désormais, elle n’a plusaucune place dans cette famille et sa Reposons la même questionconstruction illusoire de maternité qu’au début : quel Léviathan détruit les’effondre. En effet, le lendemain matin « petit homme » ? Est-ce le Léviathanelle part à la rencontre du Léviathan. dérisoire dans sa castration ? Ou bien,Elle franchit le cadre du fantasme et est-ce la rencontre avec l’énigme derejoint la mer à défaut de devenir une l’Autre féminin ? Il ne s’agit pas dumère. même pouvoir. L’adultère de sa femme est le point de bascule de la comédie à Très silencieuse, cette femme la tragédie. Tandis que le hors-sens deincarne le mystère. « Je ne dis rien », sa disparition pousse le sujet dans larépond-elle aux remarques bruyantes seule solution possible qui lui reste,de son mari et elle suit à la trace cette Nikolaï se précipite dans l’alcoolismepromesse jusqu’à sa mort tragique et comme unique issue à sa souffrance.peu claire. Elle est tout le contraire deson amie, femme expressive, et même Complètement abattu après labagarreuse. De la même manière, elle rencontre avec le corps inanimé de sane dit pas un mot là où Nikolaï s’exprime femme, il croise un homme religieux.avec des mots grossiers… Enfermée Celui-ci lui parle du Léviathan en sedans son silence qui voisine avec une référant au texte biblique. A l’instar dejouissance muette, l’héroïne du film Job, notre protagoniste est un objet des’adonne à son amant et ensuite à son l’acharnement fatal. Or, il n’obtient pasmari. Dans ce même silence, elle cent quarante années de vie commes’adonne à la mort qui n’a aucun sens « compensation » à sa souffrancepour personne. « Elle a dû partir rejoindre comme cela a été le cas pour sonson amant », telle est l’explication précurseur biblique. Victime de laphallocentrique que donne tout jouissance de l’Autre, et notamment del’entourage à sa disparition. Cette sa femme, il est accusé du meurtre deexplication aurait fait sens : Lilya : oublié par le Dieu, Nikolaï estcontrairement au « petit homme » condamné à quinze ansNikolaï, le bel avocat moscovite avec sa d’emprisonnement.brillante carrière se présente commeayant le phallus. Or, Lilya ne recherche Les trois Parques annoncent leurpas le signifiant qui pourrait animer son verdict. Désormais, le « petit homme »désir : elle se tourne vers das Ding, la connaît la jouissance du pouvoir desChose réelle qui va au-delà du désir et femmes : son destin est de disparaîtrel’inscrit du côté de la mort et non pas de dans l’oubli total…la vie. Cette femme est la seule à avoirrencontré le Léviathan biblique : une162 M. ZAFIROPOULOS, La question féminine, 163 J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII, Lede Freud à Lacan ou la femme contre la mère », Sinthome, Paris, éditions du Seuil, 2005, p. 14.PUF, Paris, 2010, p. 129. 105
SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNE « THE LOBSTER OU ETRE EN KOOPLE A TOUT PRIX » THEMIS GOLEGOU prolonger leur séjour et d’éviter l’éventuelle métamorphose.« Qu’est-ce qu’on appelle amour ? Condition pour qu’il y ait « match» : avec cette chanson se termine le » : le partenaire élu doit souffrir ou êtrefilm du cinéaste grec Yorgos porteur du même « mal » que soi. C’estLanthimos « The Lobster ». ce trait en commun qui aura une fonction déterminante dans le choix du Dans une dystopie où le partenaire et l’identité du couple. Il faut couple est la seule norme donner ce que l’on a et l’autre doit et où le célibat est l’avoir aussi. Le manque n’a aucune proscrit, le héros après place entre les partenaires et le désiravoir été quitté par sa femme pour un encore moins.autre homme, accompagné de sonchien – son frère métamorphosé – arrêté Cet appariement absurde faitpar deux infirmières, arrive dans un hôtel allusion aux publicités d’une marque debalnéaire. Il a quarante-cinq jours pour vêtements qui affiche toutes sortes detrouver une partenaire. S’il échoue, il couples assortis, se ressemblantsera puni en étant transformé en physiquement, habillés d’une façonl’animal de son choix. Il choisit le presque identique, comme si pour sehomard. sauver de « l’insupportable » du célibat et obéir aux semblants sociaux et familiaux il fallait faire couple avec sa propre image. David (le héros), voyant se rapprocher la date de sa transformation Dans unepremière partie, le hérospasse son temps demise à l’épreuve danscet hôtel où unedirectrice, Autrearrangeur de couples,dirige la vie despensionnaires : thésdansants, mises enscène aux fins de miseen valeur de la vie àdeux, masturbationinterdite, poursuite etchasse des « solitaires »(des personnes quirefusent le coupleobligatoire) dans laforêt, autant deprescriptions permettantaux pensionnaires de 106
SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEen l’animal choisi, et après avoir essayé David après un momenten vain de « matcher » avec « la femme d’oscillation décide de partir avec sasans cœur », s’enfuit dans la forêt pour partenaire en ville, mais pour pouvoirrejoindre les Solitaires, les réfractaires à rester avec elle il faudrait qu’il deviennela vie de couple et à la métamorphose, à son tour aveugle.qui sont prêts à mourir pour rester seuls.Dirigés par une femme, ils se sont fixé L’amour étant une métaphore,des règles inverses de celles qui selon Lacan, il est condamné à la chute,prévalent dans le reste de la société. à la perte, à la séparation. David ayant traversé les deux mondes (celui des Dans la forêt des célibataires, la couples et celui des solitaires), se rendseule activité érotique autorisée est la compte qu’il s’agit finalement du mêmemasturbation et quand ils dansent c’est système. Cette prise de conscience,en solitaire, avec des écouteurs sur les d’une certaine façon, le fait changeroreilles. Ils doivent aussi creuser eux- d’avis, alors que pour sa partenaire lamêmes leur propre tombe en prévision seule et unique condition pour qu’il restedu moment de leur mort. compatible avec elle, c’est que lui- même se rende aveugle. Dans leurs visites en ville, déguiséset arborant un style socialement Si donner ce qu’on a, même sesprestigieux, avec de faux carnets de propres yeux, ne fait pas preuvemariage, ils arrivent à échapper à la d’amour, et encore moinsrecherche des policiers qui veulent l’asservissement suprême, le sacrificecapturer les solitaires (« Vous êtes seul pour l’autre – proposition qui va àici ? » demandent-ils). l’encontre du discours de Pausanie dans Le Banquet – David quant à lui, ce n’est Pour humilier les couples et pas parce qu’il ne l’aime pas, qu’il n’estprouver que le véritable amour n’existe pas « prêt à tout donner » pour elle, qu’ilpas, les solitaires se livrent à des assauts va choisir de partir.contre l’hôtel, se réconfortant ainsi dansl’idée de la complétude de leur solitude. Parce qu’il part. Même si cela reste en suspens dans le film, il serait naïf Un amour va naître entre David et de croire qu’il s’est mutilé, comme si lel’une des réfractaires. Leur point d’union, destin de l’amour n’était que de nousnécessaire, est leur myopie. Pour pouvoir rendre aveugles.communiquer en cachette, ils invententleur propre code avec des signaux Le voile est tombé. David, et pascorporels, une sorte de pantomime. Il un autre Œdipe aveugle, voit enfins’agit de deux Uns différenciés qui se l’impossible nouage d’une femme etfont signe. Mais quelque chose au-delà d’un homme pour faire Un. David,des règles imposées semble avoir eu lieu malgré la crainte de la ségrégation, vadans cette rencontre contingente en prendre le risque de choisir commedehors de leur trait commun. destin potentiel : « The lobster ». Ils décident de fuir la forêt et de Cette tentative d’amour qui estretourner dans le monde des couples, censée être par définition ratée, ne vamais la directrice se rendant compte de ni le convaincre de se compléter à uneleur trahison va rendre la partenaire de solitude ni le faire renoncer à une vraieDavid aveugle grâce à une opération rencontre amoureuse.chirurgicale. Plus de couplage possible. La Sophia Loren, Tonis Maroudas - Ti 'neparole, comme l’étoffe de l’amour, afto pou to lene agapi (1957)entre dans leur vie et alors tout secomplique. Comme ils ne peuvent plus https://youtu.be/MDMiUPcZst8communiquer par l’entremise de leurlangue inventée, ils sont obligés de separler. 107
SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNE « MEMOIRE COLLECTIVE ET TRAUMA » ARIS TSANTIROPOULOS, EMMANOUIL KONSTANTOPOULOS à paraître sur le site de l’Association grecque d’ethnologie en janvier 2016(link :http://societyforethnology.gr/el/ethnologyonline). Résumé violence se reproduise, tandis que le jour de Saint Fanourios est devenu un jour de Au soir du 26 aout 1955, dans le deuil et de lamentation plutôt qu’un jourvillage montagnard crétois de Vorijia, de fête comme autrefois : « Depuis onune série meurtrière de vengeances ont n’a plus jamais entendu la lyre (crétoise)transformé la joie de la fête consacrée dans notre village le jour de la fête deà Saint Fanourios, le Saint protecteur de Saint Fanourios et apparemment on vala communauté, en pleurs et en plus jamais l’entendre » disent leslamentations. Cet « amok meurtrier », paysans de Vorijia, les plus vieux commeselon l’appellation donnée par la presse les plus jeunes.de l’époque, a été provoqué par unprétexte futile. Un acte considéré Cet article tente d’explorer deuxcomme humiliant a donné lieu à un problématiques. La première concernepremier meurtre sur la personne de son les motifs qui ont conduit, sur unauteur, déclenchant une série prétexte, à l’explosion de la violence.meurtrière qui fit au total cinq morts et Ces motifs ont été cherchés dans lequatorze blessés, tous du même village, cadre de l’histoire locale en relationen l’espace d’une demi-heure. avec les événements et les actes qu’ont connu le village et ses habitants lors deJusqu’à aujourd’hui, la l’occupation allemande. La seconde problématique concerne la recherchecommunauté vit dans la peur qu’à la d’une causalité qui a transformé un événement indiscutablement tragiquemoindre occasion une telle explosion de en trauma collectif à la suite duquel se produisirent des ruptures du lien social actives jusqu’à nos jours. Dans la recherche de cette causalité concernant tant l’« amok meurtrier » que la transformation de cet « amok meurtrier » en trauma collectif, le fait 108
SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEqu’on ait affaire à une société en état anthropologiques-cliniques dude vendetta revêt une importancenotable. Dans la société de vendetta, la traumatisme lié à l’acte de vengeancedimension du temps est cruciale car lavendetta signifie des rapports de rivalité dans le cadre de la vendetta crétoise.(ou d’alliance) entre groupes, qui, en setransmettant, impliquent les générationsà venir. L’argument central de cetterecherche est que le « faittraumatique », défini comme tel par leshabitants de Vorijia eux-mêmes,constitue le « symptôme » d’une« rencontre » traumatique. Il s’agit de la« rencontre » traumatique d’unestructure sociale dont la vendettaconstitue un élément central jusqu’à nosjours. Cette structure dont la vendettafait partie se croise avec uneconjoncture qui agit comme facteurextérieur, à savoir les événements qui sesont déroulés localement pendant laguerre sous l’occupation allemande. Lapeur qui envahit jusqu'à aujourd’hui leshabitants de Vorijia est donc la peur dela « répétition du symptôme ». Laperspective de la recherche esthistorico-anthropologique, en faisantappel à des concepts psychanalytiquesfreudiens et lacaniens. C’est ainsi que,hormis l’anthropologue, intervientégalement un psychanalyste sous laforme d’amples « commentaires-pensées » abordant cliniquement lephénomène du meurtre causé par lavengeance. Il s’agit donc dans cet article desrésultats d’une longue recherche deterrain, de nature anthropologique etcommentée du point de vue de lapsychanalyse, des effets 109
SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNE « HE’S MY BABY » JOHAN POEZEVARA des fleurs en tissu, elles aussi omniprésentes. Dans tout ce capharnaüm, « il y a tant à faire tomber », les photos de familles arrivent tout juste à se ménager une place.Marie-Rose en miss Elvis - il y a 30 ans Boudée par le fan club bruxellois pour son extrême dévotion à Elvis, leMarie-Rose a 69 ans. gros de sa collection se constitue de cadeaux faits par sa famille, ses amis ouAvec son mari Albert, ils habitent des anonymes ayant entendu parler d’elle, chinés d’un peu partout parfoisun petit appartement de Saint-Gilles où même depuis Graceland, Memphis.elle laisse libre cours à sa passion Graceland, c’est LA terre promise de Marie-Rose, son eldorado fantasmé. Ce pèlerinage jusqu’au tombeau du Roi, elle ne le fera jamais, la faute à sa maigre pension de femme de ménage. Elle l’a reconstituée dans une pièce secrète, dans laquelle elle se rend chaque année pour très pieusement y allumer un cierge. Sa passion prend chaque jour un peu plus de place dans sa vie depuis la mort de son père, foudroyé au mêmespatiophage pour ElvisPresley. Ce qu’elleconsidère comme unmusée (livre d’or àl’appui) semble,lorsqu’on s’y penche unpeu plus, constituer unevéritable cartetridimensionnelle ducerveau du King. On y trouve toutessortes d’objets, liés deprès ou de loin auxchansons, aux animauxde compagnie ou auxpêchés mignons de sonidole. Il s’articulent lesuns au autres de façonsynaptique par le biais 110
SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEâge et d’une même crise cardiaque nettoyer et dépoussiérer sa collectionque le King, lorsqu’elle avait 12 ans. entre deux rendez-vous à la clinique. Elle en avait alors déjà 15 de prévus pour le Devant de vieux reportages début de l’année 2015.gravés sur DVD, sur cette télévisionhappée par les bibelots,Marie-Rose passed’instants d’euphorie;chantante,dansante,risquant à tousmoments defaire tomber sesprécieusesreliques, à uneputain demélancolie, luiarrachant des larmesau fil des couplets de« unchained melody ». Bien qu’elle soit en repos forcépar son médecin, elle continue de 111
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SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNE Paul-Laurent ASSOUN, Tuerle mort , PUF, Paris, 2015En octobre 1793, lestombeaux de la Basilique deSaint-Denis sont profanés et lescorps des rois inhumés en ce lieudepuis quelque quinze sièclessont extraits, dissous et jetés pêle-mêle dans la fosse de l’Histoire.Acte hors norme, unique en songenre, légalement exécuté aunom de l’État révolutionnaire, dela Terreur instituée. Le présentouvrage, à partir de lareconstitution de la trame serréedes discours et des faits,s’emploie à extraire lasignification de cette violencesymbolique pure. L’échafaudpour les rois vivants ne suffit pas, ils’agit bien de tuer le mort. Celan’est intelligible qu’en revisitant àl’aide de Freud la fonction ducorps totémique et du « taboudu chef » et en en démontant lalogique inconsciente.L’anthropologie psychanalytiquedu politique, avec les ressourcesde la métapsychologie, interrogela haine pure, la passion de laruine et la structure du désirrévolutionnaire. L’Éros duchangement collectif, se radicalisant en « Or la seule façon, dis- symbolique, de « finir » lamise en acte de la pulsion de mort, vise Révolution qui s’impose, dans la logique terroriste, c’est dele corps ennemi qui ne saigne plus. tuer, maintenant ou jamais, lesL’enjeu de l’événement, le corps de la rois ayant régné depuis toujours… »souveraineté, n’est rien moins quel’entrée cataclysmique du sujet dans lamodernité politique, ce qui en faitl’actualité chronique.LA TERREUR DE RETOUR A « LA LOGIQUE TERRORISTE »…SAINT DENIS C’est avec le surgissement de ce terme Kévin POEZEVARA que s’achève « Tuer le Mort », le Décembre 2015 nouveau texte commis par Paul-Laurent Assoun164. Une expression qui au vu de l’actualité la plus brûlante donne toute son ampleur à cet essai, exemplaire (pour le coup) pour ce qui est de valoriser l’apport qu’offre le coup d’œil analytique sur la chose historique. Sans 164 PL. ASSOUN, Tuer le mort. Le désir révolutionnaire, Paris, PUF, 2015. 119
SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEmême la coïncidence qui a fait de Saint DE L’EFFIGIE ROYALE, EN « EFFILOCHANT »Denis le lieu du retour de la Terreur,difficile de lire aujourd’hui « Tuer le mort » CE CORPS REDUIT A UNE MARIONNETTE OU Asans qu’entrent en résonance l’analysede cette anecdote horrifique (la UNE POUPEE GROTESQUE. » « C’ESTprofanation en 1793, par la horde desfrères révolutionnaires, du tombeau des BIEN L’INTEGRITE DU CORPS ROYAL QUI ESTPères de la France monarchique) etcelle des attentats qui ont frappé la VISEE, COMME S’IL S’AGISSAIT DE NE PAS LErégion parisienne au mois de Novembre. LAISSER ENTIER JUSQUE DANS LA FOSSE, DE Bien des points, parmi ceux quedéploie Paul-Laurent Assoun dans cet PEUR QU’IL N’EMPORTAT CE MASQUE DE DEFIessai pour produire l’analyse du sacrévolutionnaire, peuvent contribuer à DANS L’AU-DELA ».nous armer pour une lecture analytiquede cette « logique terroriste » qui nous La Terreur (et l’attentat qui vaest tristement contemporaine. A avec) c’est du Symbole contre Symbolecommencer par l’insistance qu’il met à mais aussi de la Jouissance contre de laconfronter, au lieu même de cet acte Jouissance. Au-delà de la question de(qu’il ne néglige pas de nommer par l’Autre commanditaire de l’acte se posemoment « attentat »), la tenue d’une celle des enjeux économiques qui sous-coalition paradoxale entre élan tendent sa mise en place effective etsacrilège et fécondité toujours vive du subjective: Sur ce point aussi le texte desacré : Paul-Laurent Assoun peut être éclairant, notamment lorsqu’il met en tension les« LA TERREUR SE PRESENTE ASSUREMENT enjeux mélancoliques et maniaques deCOMME DELIAISON, MAIS AUSSI COMME LA la Terreur. On trouve chez Assoun, àTENTATIVE EFFRENEE DE REALISER L’IDEAL propos de la grande « fossoyerie » deENVERS ET CONTRE TOUT. » 1793, à peu de choses près la même idée que propose Markos Zafiropoulos Si la Terreur révolutionnaire depuis quelques semaines, lorsqu’ilcherchait à purger le sol national de commente les tueries de 2015 soittoute engeance royaliste et légitimait l’existence d’une « manie de la terreur »,son « attentat » contre le Totem en cette Terreur avec un grand « T » qui àinvoquant les « crimes de lèse-nation » jubiler dans le meurtre tend à mettre deou encore « les attentats commis côté sa réalisation suicidaire.directement contre les droits du corps Lorsqu’Assoun s’offre le luxe d’unesocial » (dixit Robespierre), la Terreur que digression sur l’esthétique de la ruine,cherche à mettre en place Daesh isolant sa valeur de sublimations’articule certes moins d’une Révolution mélancolique, on ne peut s’empêcherque d’une volonté de Restauration. de penser que dans leur genre, lesCela mis à part on voit que dans les terroristes de tout poil, sont avant toutdeux cas le sujet à attenter est toujours d’efficaces producteurs de décombres.qualifié d’être perverti, à qui l’on Les terroristes excavateurs de St Denisreproche son goût du faste, son goût du comme ceux du Stade de France visentjouir. Dans les deux cas (qu’il touche au l’intégrité monumentale autant queRoi soleil mort ou au noctambule bon l’atteinte faite à l’unité du corps de celuivivant) l’attentat terroriste intervient en qui l’habite. De nombreuses foisréponse à ce qui a été vécu comme un d’ailleurs, tout au long de son texte,attentat à la pudeur : Paul-Laurent Assoun insiste pour nous faire remarquer que le démembrement« IL S’AGIT BIEN PAR CETTE DISSECTION du cadavre royal par les révolutionnaireSAUVAGE IMPROVISEE, DE FAIRE ECLATER CE correspond justement au sort réservéQUI FAIT « TENIR LES CHAIRS », DONC DE jusque-là aux régicides. Un terme quiPORTER ATTEINTE A L’INTEGRITE SPECULAIRE connaît ces jours-ci un retour en grâce par le biais du discours journalistique, lorsqu’on nous parle, à longueur de JT, du travail difficile des enquêteurs confrontés aux « corps démembrés des terroristes ». J’arrêterai là cette courte note de lecture qui ne se voulait pas faire la liste exhaustive des liens qu’il est possible 120
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