Important Announcement
PubHTML5 Scheduled Server Maintenance on (GMT) Sunday, June 26th, 2:00 am - 8:00 am.
PubHTML5 site will be inoperative during the times indicated!

Home Explore SYGNE N° 0 pdf site

SYGNE N° 0 pdf site

Published by malalbastru, 2016-02-12 14:43:17

Description: SYGNE N° 0 pdf site

Search

Read the Text Version

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNErapport à l’homme, à un homme, ce pouvoir 96 . Le pouvoir est un pointqui est le plus « coton », parce que tout d’intensification du moi, qui rends’y rejoue alors. l’objectalité seconde, tout au plus les dividendes sexuels ne sont-ils qu’un Pouvoir jouir, pour une femme, surplus de ce bénéfice moïque. Celaavec tout ça, voilà l’enjeu, mais qu’en n’en reste certes pas là, mais c’est parest-il de la position face au pouvoir là que cela commence.tout court ? Opprimée, la femme esttout sauf inerte et surtout, outre de Le pouvoir se conçoit à partir des’inscrire dans les interstices du sa distinction d’avec la puissance.système, elle invente, elle « bricole » Pour aller à l’essentiel, la puissanceavec talent. Le semblant chez elle est c’est le pouvoir-faire et exercer sonune pratique destinée à tenir dans un être dans l’exercice du pouvoir et auréel collectif dont elle est subtilement moyen du pouvoir. Le pouvoir est deexclue. S’il faut partir de l’ordre de l’avoir (« avoir du pouvoir »,l’incontournable « mascarade » 94 , sa dit-on), la puissance est de l’ordre deposture ne s’y réduit pas, il lui faut aussi l’être et du sujet. Mais c’est par leélaborer sa « politique de l’homme », phallus que le pouvoir touche à ladont la partie la plus active est de puissance. La puissance va du« donner du poids » à cet « homme », narcissisme à la pulsion de mort,dimension que nous avons culminant dans la « Volonté dedéveloppée ailleurs95. puissance » déconstruite par Freud 97. On était parti des pulsions du moi, etL’inconscient du pouvoir… à l’on se retrouve donc dans l’appétitl’épreuve du féminin de puissance en sa version mortifère, submergeant le moi, l’homme de pouvoir qui aspire à dominer étant la marionnette de cette jouissance. Le pouvoir, ne l’oublions pas, A priori donc la femme est dansrelève d’abord des « pulsions du moi », le registre du dominé, face auil est donc dans un rapport aporétiqueà l’Eros. Il faut s’appuyer ici sur un 96portrait métapsychologique du94 P.-L. ASSOUN, « Le pouvoir à l’épreuve de la psychanalyse. Freud et la question du J. RIVIERE, \"La féminité comme pouvoir », Le Pouvoir, volume II, Paris, Editionsmascarade\" (1929), Féminité mascarade. Ellipses, 1994, p. 59-71 ; « L’inconscient duEtudes psychanalytiques réunies par Marie- pouvoir. L’objet politique de Freud à Lacan », inChristine Hamon, Paris, Editions du Seuil, 1994. P.-L. Assoun et M. Zafiropoulos (dir.), Figures cliniques du pouvoir, Paris,95 Anthropos/Economica, 2009, p. 21-37 ; « De Freud à Lacan : le sujet du politique », Cités, P.-L. ASSOUN, « Le féminin ou la liberté 2003, n°16, p. 15-24. 97du semblant : le « pèse-homme », Cliniquesméditerranéennes, n°92, 2015, p. 57-72. P.-L. ASSOUN, Freud et Nietzsche, Paris, PUF, 4e éd., 2008. 51

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEdominus, le maître-mâle. Le paradoxe dans la mesure où l’érotique s’enest que la femme se met en mesure mêle, facteur de trouble chronique.d’acquérir plus qu’un contre-pouvoir, C’est pourquoi hommes et femmes neune puissance de substitut. On le seront jamais des individualités face àvérifie dans la moindre famille, où, si face (ce qui se vérifie dès qu’ils sontl’homme a assez régulièrement un allongés, en corps à corps, mais aussimorceau de pouvoir social plus comme êtres parlants chacun de leurmarqué, la puissance de la femme- côté sur le divan). C’est aussi pourquoimère se vérifie à ce qu’elle y fait la ils inventent des dispositifs sociaux pourpluie et le beau temps (plus souvent la organiser leur rencontre. Et la femme,pluie, il faut bien en convenir, là, n’est pas la moins inventive, mêmespécialement si elle n’est plus qu’une au sein des dispositifs fantasmatiquesmère de famille). ourdis par son partenaire.Un paradigme de la puissance au Il faut donc aborder la favoriteféminin : la favorite comme ce qu’elle est, à savoir une véritable institution. Ce n’est pas parce que cela date que ce n’est pasPour contribuer à comprendre intéressant pour le présent. Certescomment elle s’y prend, ou plutôt c’est on ne peut plus « daté », mais çacomment un système s’est mis en prend date, c’est même structural etplace qui lui confère un statut (à moins on verra que la revisiter permetqu’elle ne l’ait conquis, on va en d’éclairer sa post-histoire, jusqu’à cediscuter pour éclaircir cette que nous avons encore sous les yeux.alternative) nous l’éclairerons par une Les rois faisaient bien les choses, ils« trouvaille », la favorite, soit la figure jouaient carte sur table, c’est en celade la favorite et le système qui la sous- qu’ils nous éclairent. Depuis, destend, au sein de ce que l’on appelle favorites, il y en a eu de toutes sortes,« l’univers de Cour ». Je dois dire qu’en elles se sont transformées eny travaillant, une fois cette figure « courtisanes » de l’ordre sexueldécouverte sur les chemins du féminin, bourgeois. Enfin, pour fixer les choses,je me suis toujours plus convaincu que ladite « première dame de France »,cet exemple était privilégié et quand elle se met à ne pas êtreconstituait une « mine » pour madame, n’en est pas moins réputéecomprendre sur le vif comment se met la dame-favorite du souverainen place le rapport des deux sexes. républicain, minuscule à l’échelle deCelui dont Freud dit qu’il est « troublé », l’institution souveraine, mais enau sein de la Culture, par « une série assurant la continuité parodique.d’illusions érotiques »98 . Jolie formule : La structure, c’est d’aujourd’huila relation des deux sexes ne peut pas comme d’hier : c’est pas pareil, parceêtre « normale » au sein de la Culture, que c’est la même chose. Le « pas-98 pareil », c’est l’histoire ; le reste, c’est l’inconscient, ce résiduel structurel du S. FREUD, L’Avenir d’une illusion (1927), processus historique. Et c’est cet entre-Paris, PUF, 1971. deux qui est intéressant à travailler 52

SYGNE l’anthropologie psychanalytique. De laREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNE « psychologie de l’amour », on passe pour une anthropologie au collectif parce qu’il y va de la psychanalytique, qui s’expose à cette question du rapport du pouvoir au régulation de la libido au moyen de sexuel. C’est justement en ces contextes qu’elle démontre sa dispositifs ritualisés, d’abord ; ensuite nécessité en leur donnant relief, autour d’un « point aveugle » sur lequel de la construction du « choix d’objet » s’exténue l’approche socio-historique. Donc, pas question d’inviter ici à en fonction du fantasme ; enfin, de quelque voyage plus ou moins exotique dans l’histoire et ses alcôves, cette mise en équation de la pulsion il y va de l’exploration d’une figure singulière, qui nous livre une vérité de mort en son rapport à l’Eros. Il s’agit centrale de ce « jeu » du masculin et du féminin avec le pouvoir et de alors de fomenter quelque chose de « l’épingle » que les femmes en tirent à l’occasion. S’il en est une d’ailleurs qui neuf et de faire preuve d’originalité est « tirée à quatre épingles », c’est ladite favorite. Et c’est ainsi qu’elle pour mettre en scène ce rapport « épingle » son souverain. introuvable, à travers une Un chapitre de la « psychologie de l’amour » sociale scénographie relationnelle. L’ Pour fixer la méthode, je « originalité monstre » est imposée par m’inscris ici dans la conception freudienne des « micro-paradigmes » l’urgence de trouver un « truc » qui historiques. Freud épingle ainsi une micro-institution qui s’appelle « l’amour relance le lien, pour échapper à la courtois », mettant en place un dispositif social original pour réguler la dépression de son ratage, soit « feindre différence des jouissances entre hommes et femmes, un mode de l’obstacle ». production du sexuel de l’amour, une trouvaille pour « jouir de l’amour » 99 , Je propose donc d’en écrire un au moment où la jouissance sexuelle chapitre moins exploré, avec la sature, à la fin de l’Antiquité. Dispositif favorite et son « usager » si j’ose dire, qui épate Lacan. La « psychologie de disons « un homme roi », et c’est à le l’amour » au sens freudien, c’est de nommer que se joue la présente enquête. Comment la « Dame » fut- elle inventée ? A l’initiative du troubadour (et du mari), mais la Dame se construit en conséquence, chez une femme qui complait au fantasme masculin et le complète, lui donne corps, se prenant au jeu tout en en tirant bénéfice ; de même la favorite est convoquée par le roi, mais elle en fait un métier, véritable seconde femme instituée, comme la « courtisane », mais avec un étoffage symbolique beaucoup plus sérieux et raffiné et elle a tôt fait de discerner le profit juteux qu’elle peut en tirer.99 S. FREUD, « Sur le plus général desrabaissements de la vie amoureuse », La viesexuelle, Paris, PUF, 2004. 53

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNE« Favorite », le nom et la chose forcément bon signe quant à l’étiage de sa puissance… Pour éclairer ce jeu, donc, cette La favorite acquiertfigure de la favorite s’impose à nous. progressivement un statut, elle estDe l’italien favorito, favorita, le terme a récompensée en richesse et en terres.aussi un masculin, qu’il ne faut pas Et, très exceptionnellement, par unnégliger. Mais il est clair qu’il se mariage, j’y reviendrai avec le casconjugue, c’est le cas de le dire, spectaculaire de Mme de Maintenon,électivement au féminin, et même qui, de Mme Scarron, devient laquand il est phallophore, ledit favori première dame du royaume. On nerelève du féminin. C’est donc de la peut pas faire de promotion plusfavorita qu’il va s’agir. sensationnelle et il nous faut Pour s’en tenir à la monarchie comprendre comment s’acquiertfrançaise, on peut remonter au cette puissance, à une époque où l’ondéluge, à Clovis. On dispose de la liste ne disposait certes pas du marketing,des favorites royales de la Cour, mais mais de ressorts bien plus puissants. Leselle n’a guère d’intérêt pour nous si ce érudits et les historiens qui tournentn'est pour comprendre comment un autour des alcôves se heurtent à unsimple usage s’est imposé comme une mystère face à l’heureuse élue : maisinstitution. Disons que c’est une qu’est-ce qu’elle avait donc, « elle »,habitude dès le Moyen-Âge, pour les pour s’imposer ainsi ? A mettre le nezrois, d’entretenir notoirement quelques dans le lit royal, on ne sent pas grand-maîtresses, ce qui compense le choix chose, à défaut de savoir de quoi ilimposé par les politiques des « reines- s’agit dans l’inconscient du dispositif.mères ». Maîtresses notoires, donc, Il faut fixer le terme qui dit la« maîtresses royales » qui font partie de fonction, quoiqu’il ne le soit pasl’univers de Cour - au sens d’Elias100 et clairement dans la réalité. Au premieren sont même les joyaux visibles, des niveau, il y a la foule des « putains duregalia101 en forme de femmes. Voilà roi ». Il y a ensuite celles qui sontun « pli » qui est pris durablement. Il y distinguées et règnent sur le roi plusaura aussi des rois sans favorites, mais longtemps. On reste là dans la logiquecela interroge, par exemple Louis XIII, du harem, le sultan ayant sa préféréele roi prude ou Louis XVI, le dernier roi – on en sait la résonancerégnant qui se distingue de ne pas fantasmatique obsessive aux XVIIe-avoir de favorite, ce qui n’était pas XVIIIe siècles. Il y a enfin la favorite, celle qui fait partie en quelque sorte100 des regalia, des objets-emblèmes de la royauté. Enfin, dans la zone la plusN. ELIAS, La société de Cour, Paris, haute, celle qui devient la femmeCalmann-Lévy, 1974. seconde du roi. Ce n’est pas seulement la « préférée » d’une série,101 Sur cette notion et sa résonance mais l’une (seconde par rapport à lainconsciente, cf. notre ouvrage : Tuer le mort. reine, mais primant sur une tout autreLe désir révolutionnaire, Paris, PUF, 2015. scène). On trouve là la notion de 54

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEmariage dit « morganatique ». Terme Révolution française pour s’instituer.servant à désigner l’union entre un C’est un « poste » enviable en tout cas.« grand », un roi surtout, et une C’est dire qu’Il ou plutôt Elle, Sapersonne de rang inférieur. C’est une majesté (car la puissance se déclinemésalliance institutionnalisée, car il ne significativement au féminin), l’a, elle,peut y avoir plus d’une reine. choisie. La reine, il peut en être parL’expression vient du droit ailleurs content, mais elle n’est pasgermanique : Morgengabe, qui, dans telle qu’elle doive être choisieles anciennes coutumes germaniques, exclusivement selon le canon du désir.désignait le don (Gabe) que l'on De fait, l’union politique estremettait le lendemain matin (Morgen) « arrangée », elle a un enjeuau clan d'une femme enlevée ou d’alliance, le désir est hors sujet ou duépousée. Voyez le tableau : c’est la moins est-il « fléché ». Même si le roirégularisation d’un rapt et d’un viol. peut désirer la reine « par-dessus le« Mariage de la main gauche », marché », elle n’est pas faite pourcomme on disait. Le prototype en ça… La favorite, elle, n’est faite queFrance, c’est celui de Louis XIV avec pour combler le désir. Le roi peut fairemadame de Maintenon. de sa femme sa maîtresse, mais ça le« La » favorite – on notera regarde. En revanche, une favorite sel’adjectif substantivé – mérite l’article définit de ce que le roi l’a distinguéedéfini celle qui est la préférée, qui est comme désirant – selon le rite quipour quelqu’un d’éminent objet de s’organise à l’intérieur de la Cour –,prédilection, donc qui a les faveurs de puis choisie pour qu’elle occupe cequelqu’un de puissant – bénéficiant « poste », pour un temps plus ou moinsd’un statut ou d’une place en vue ou long, avant d’être... « détrônée ». Tout« haut placé » -, mais aussi qui est cela était très bien organisé. Celasupposée capable de, considérée mérite à ce titre l’attention decomme apte à gagner une épreuve. l’anthropologue (de l’inconscient), enEt l’épreuve ici, c’est de mériter la un sens autant que celle de la Dameplace de choix dans le lit du roi, mais qui a plus sollicité l’attentionaussi une « dilection » spéciale. « Du analytique.choix », le roi n’a que l’embarras, etcelle qui est sélectionnée fait partie du L’ascendant au féminin« gratin », du « dessus du panier », ledébarrassant en un sens de cet Parmi les maîtresses de roi les« embarras ». En d’autres termes : plus connues, quelques figures se« Celle qui est (pour quelqu’un) objet détachent de la petite horde, au XVed'une préférence marquée » ou siècle Agnès Sorel (favorite de Charlesencore, pour mettre les points sur les i, VII, empêtrée par ailleurs d’unela « maîtresse préférée (d'un roi, d'un certaine Jeanne d’Arc), au XVIe siècleprince) ». Si ce quelqu’un est un roi, on Diane de Poitiers (Henri II), au XVIIedira qu’elle est la favorite, que l’on siècle Gabrielle d'Estrées (Henri IV) etpourrait dire « nationale », si la notion surtout Madame de Maintenon (Louisde nation n’avait dû attendre la XIV), au XVIIIe la Marquise de 55

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEPompadour (Louis XV). Leur puissance sur l’existence du moindre rapportse mesure par une influence politique, sexuel. L’enjeu, c’est que laditele voilà donc, le pouvoir, mais le ressort favorite doit être là, pour cela leen est « l’ascendance », et penser souverain est prêt à « casquer » sansl’ascendant de la favorite, c’est poser limite, comme si sa santé dépendaitla question du pouvoir dans son lien au désormais de son apparition…sexuel. L’ascendance est cette formed’influence - le terme avait dès Le « jeu de la favorite »l’origine une connotation zodiacale -qui permet d’atteindre à une A quoi ledit roi « joue-t-il » avecdomination, avec l’idée d’un sa si particulière favorite - ce que l’onmouvement vers le haut, de s’élever, à peut appeler le « jeu de la favorite » ?la façon d’un astre qui s’élève vers Le roi et la reine, c’est important dansl’horizon. un jeu de cartes, mais qu'est-ce-que la favorite, une sorte de « joker » ?… La question d’une femme engénéral, c’est d’apparaître, de semanifester, elle joue son être dans On peut y voir le culmen ducette « phénoménalisation ». La fantasme que ce qu’illustre le casfavorite en est un emblème, dans la Henri II. Si Henri III se pare demesure où elle surgit à l’horizon et ses « mignons », ce qu’ « a » Henri II as’impose, tel un astre (pour nom une « Chose » sublime nomméeparaphraser la mythologie d’époque). « Diane ». Son avènement coïncideElle a l’air, étant apparue, d’imposer avec un autre triomphe, celui desa présence. Ainsi d’Odette de Diane de Poitiers, pour qui c’estChampdivers, la seule à garder l’opportunité de se faire un nom. Soncontact avec Charles VI dit « le Fol ». statut de favorite se marque auxAinsi de Diane dont le rapport à Henri II exceptionnelles faveurs royales dontest d’une complexité exceptionnelle, elle est gratifiée, après qu’Anne dequi nous enseignera. Le summum étant Pisseleu ait été chassée. Pas seulementsans doute atteint avec les fonctions d’un hôtel parisien ou d’un duchécumulées par Madame de Maintenon (d’Etampes), ou de divers biensauprès de Louis XIV, du conseil dans sa fonciers et financiers dont l’inventairepolitique au poste de gouvernante de est infini, mais de cet agalma que l’onses enfants. On pense aussi à appelle « bijoux de la couronne », sansl’ascendant de Madame de doute ce qui distingue le mieux laPompadour, gérant la carrière des grande favorite d’occuper le lieu deministres, se mêlant des alliances et l’objet pour le désir. De ces bijoux duexerçant un mécénat culturel et Trésor royal, elle a, joyau elle-même,architectural. L’ascendant est l’usage personnel symbolique. Il y a àassurément sexuel – il rend compte de partir de là un déchaînement dela « surestimation sexuelle » (sexuele faveurs, comme si, au-delà de laÜberschätzung) de l’objet, mais on rétribution qui l’alignerait sur le statutdevine que s’y engage un au-delà, on d’une sorte de prostituée de grandhésite même dans quelques cas limites luxe (ce qui est peu dire), il s’agissait pour l’homme Henri II de procéder à 56

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEune surenchère démonstrative. Au d’évoquer l’initiale de la femmepoint de faire camper ses adorée. Ainsi transforme-t-il la femmeappartements en face de ceux de élue en lettre, tout en l’intégrant à lal’épouse légitime. On est pourtant loin jouissance royale, au moment d’unede quelque vaudeville royal cryptographie complexe qui faitgraveleux : les plus grands doutes sont s’enlacer l’acronyme royal avec leentretenus sur la nature de leurs corps littéral de la favorite. On a enrelations intimes et le degré d’intimité effet remarqué que le monogrammephysique. Pas question d’« acte royal, faisant s’entrelacer le « H » dudéshonnête » entre le roi et sa favorite, prénom royal au « C » du prénom dele roi en jouissant sur le mode de la reine (Catherine de Médicis), dos àl’extrême courtoisie. dos, semble dessiner le « D », prénom de la favorite. Cet obsessionnel sur leLe mystère est celui de ce qui se trône laisse transverbérer sa passion, il met le désir au centre tout en lapasse entre ces deux-là. Or, Diane, maintenant à distance, l’enlaçant par la lettre, qui est sa véritable place,c’est la vierge qui, on le sait, punit autant que dans la couche. Il trouve même le moyen de placer le corpssévèrement ceux qui auraient eu le favori dans l’entrelacement de la lettre, la glissant dans l’acronyme dufront de la contempler nue au bain et couple (la femme légitime, Catherine de Médicis, n’ayant rien eu de plusque l’on ne touche même pas – et pressé que de raturer la lettre rivale). Bref, on a là affaire à une véritablesurtout pas – des yeux. Henri II, si folie dont la nommée « Diane » est le thème incarné.puissant soit-il, ne semble guère avoir L’orgasme de la favorite : laenvie de jouer les Actéon et de finir puissance faite femmesous le pelage d’un cerf dévoré par Voici maintenant, comme en contraste avec les fiançaillesses chiens, sauf à l’exalter comme mystiques, le cas Louis XIV, épris de ,Françoise d'Aubigné veuve Scarron,déesse de la chasse. La vierge et la Marquise de Maintenon (1635-1719), deuxième épouse du roi.déesse-mère ont cela en commun L’aboutissement en est éloquent : avec le soutien actif de l'Église dequ’elles sont intouchables. Ce qu’il France, Françoise d'Aubigné, veuve Scarron, âgée de près de quarante-veut, encore une fois, c’est ne jamais huit ans, épouse secrètement, dans la nuit du 9 au 10 octobre 1683, le roi dela perdre de vue, la mettre sur la France et de Navarre, « le plus grandsellette, comme « Objet royal »intouchable (même pas par lui). C’estsa « pulsion scopique » qui semblenourrie par cette femme, véritablevivier de symbolismes mythologiques.Le désir du nommé Henri, espèced’ « amoureux courtois »anachronique, chevalier servant duXVIe siècle (assez loin du XIIe) sembleêtre d’inscrire Diane sur ses blasons, àtravers le « croissant », emblème deDiane, qui infiltre les représentationspicturales et architecturales. Il en faitun « mythème », amoureux qu’il estd’un mythe à corps de femme. Mieux :le monogramme royal fait en sorte 57

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEroi du monde » au dire de Louvois. Le rencontre entre « l’Autre jouissance »roi passe une grande partie de son et « l’amour du pouvoir », au cœur dutemps dans les appartements de sa féminin.femme, les princesses devant suivrelorsque Madame de Maintenon se Le « don secret » de la favoritedéplace en chaise à porteurs ! Ce quiarrachera à celle-ci le cri de Quel est donc le chiffretriomphe : « Mon bonheur est inconscient de cette opération ?éclatant ». Essayons de répondre aux curieux qui ne cessent de s’étonner, fût-ce avec Il faut vraiment faire résonner les ressources de l’érudition historiquel’exclamation : elle a atteint son but de la meilleure qualité, sur cettemais si elle éclate de bonheur, ce n’est opération disproportionnée. Cettepas seulement qu’elle réalise un gain institution, on pourrait la noyer dans lade pouvoir considérable, c’est qu’elle considération générale que les chefsoccupe un lieu de puissance où ont eu la libido facile et que certainesvéritablement elle devient plus que la candidates à la fonction ont témoignéreine, la femme de Dieu, pas tout à d’un talent de manipulationfait, disons la femme du dieu mortel, exceptionnel et d’arguments dece qui, au niveau de la Cour, est charme irrésistibles.l’essentiel. Car, ne l’oublions pas, lecouple du roi et de sa favorite a pour La question à extraire est laspectatrice la Cour qui à la fois ferme suivante : qu’est-ce qu’elle lui donne,les yeux et voit tout, strabisme qui au roi, à « l’homme royal », cetteconstitue le couple d’une auguste favorite ? Certes, son corps, sa grâce,clandestinité. C’est ce « tiers » de elle monnaye ses charmes, il y a bienl’instance courtisane qui constitue ce une dimension de prostitution royale,couple. Hors protocole, la favorite qu’on ne peut méconnaître, mais,règne sur une autre scène, où elle est comme dirait Freud, « il y a « quelquereconnue comme nulle autre, les chose encore ». La favorite, c’est lafemmes n’existant que singula singulis, « deuxième femme », à côté de laelle parvient au comble de la reine, à la fois au-dessous et au-dessussingularité instituée. Il y a là allusion à d’elle. Elle en vient à s’occuper desun orgasme inégalable, celui d’être enfants royaux, de Diane de Poitiersreconnue comme unique par le Nec (pour ainsi dire) à Madame depluribus impar102. Ne tient-on pas là la Maintenon (réellement), c’est un alibi certes, mais il faut chercher plus loin.102 Elle est bien la gouvernante des enfants de France, elle fait le roi se Adage du Roi Soleil en forme sentir père, père d’enfants, et pasd’euphémisme, celui qui n’est pas inégal à seulement d’héritiers. Grâce à cetteplusieurs, litote pour signifier « supérieur à la femme de haut vol, le roi a l’impressionplupart », à traduire par « l’unique en son de jouir de sa satisfaction paternellegenre », l’homme d’exception… Expression en contemplant sa favorite et futureinventée par Douvrier pour désigner la figure femme en train de pouponner saroyale du Carrousel. 58

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEprogéniture. Une gouvernante qui en femmes, il y a bien transaction d’objet,vient à gouverner les rois : on sent que eu égard à l’économie phallique.le Père est là, comme tiers terme et ce« supplément d’âme » de la Que veut la favorite ?Maintenon a cet enjeu. Elle permet àun roi libertin de vieillir dans le bercail Nous avons à saisir deux choses,de Dieu le Père, tout en se sentant distinctes et à articuler : d’une part,père. Moment de délice où le l’effet qu’elle produit sur son roi-amant,Souverain se laisse faire… par cette d’autre part ce qu’elle veut – et quifemme-là. Masochisme très spécial, fait que, finalement, ils « s’entendent »réservé à celui du sommet de la si bien. Que veut la favorite du roi ?pyramide. Ce « bonheur éclatant » est Qu’attend le roi de sa favorite ?dans le genre ce qui peut exprimer lesentiment de puissance maximal chez L’effet qu’elle lui fait, c’est descriptible,une femme, bien au-delà de toute ce qu’elle en obtient aussi, mais : cerevendication féministe. Celle-ci aura qu’elle veut, c’est beaucoup plusbeau jeu d’objecter que c’est au prix énigmatique, et pour cause, c’est ced’une sujétion absolue, on a vu qui n’est pas écrit, et c’est ce qui est lecomment cela revient à une forme plus intéressant. « Que veut lad’assujettissement symbolique du Sujet favorite ? » Voilà une question, disons-– royalement – masculin. le, excitante, et il faut le déduire non de quelque fantasme extérieur, maisUne phénoménologie de la de la logique inconsciente de l’institution dont elle est la « pièce »fonction de la favorite, de son usage centrale.royal, montre que s’il jouit des charmes Alors, voilà mon hypothèse qui éclairerait beaucoup de choses,de la femme choisie, le roi se fait permettant de mesurer la portée de l’affaire. On n’a pas assez remarquécurieusement passif au fur et à mesure que la mise en place de la fonction de favorite, au sein de la Cour royale, estde la fructification de cette jouissance. corrélative de l’installation de la souveraineté royale. Disons que l’on neOn dirait que, non content d’être épris, fait pas de rapport structural entre les deux : d’un côté la politique, deil joue à être amoureux (de cette l’autre l’amour et la jouissance sexuelle, alors que ça a tout à voir.sincérité particulière que garantit le Certes, comme le soutient Mazarin relu et apprécié par Lacan, « l’amour,fantasme). Ainsi on l’a vu, de Henri II, c’est l’amour ; la politique, c’est la politique ». Mais le nœud des deuxqui joue à l’amoureux platonique – registres, c’est la favorite du souverain. Celle qui a trouvé sa consécrationamour courtois en haut lieu – à la symbolique au XIXe siècle dans l’opéradécouverte de la vraie conjugalitéavec Louis XIV. C’est donc la sexualitéroyale qui est régulée, ou plusprécisément l’ordre des jouissances,dûment protocolisé. Il faut pourtantinsister : s’il lui donne tant, c’est bienqu’elle lui donne quelque chose « sansprix », mais quoi ? Quel est l’objet de latransaction, au-delà même desbénéfices symboliques déjàdégagés ? Car entre hommes et 59

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEéponyme, de Donizetti103 où Leonora ainsi nommée, qui subjective ledevient l’interlocutrice du roi de pouvoir en puissance. La Boétie l’aCastille Alphonse XI, au sein d’une senti, qui y oppose le « Contr’Un ». Latragédie romantique exemplaire. souveraineté énonce en effet qu’ « il yMoment où la Favorita se trouve a de l’Un ». Ainsi se dessine la figure duhomologuée comme figure – « dieu mortel » qu’est l’Etat-Léviathansulfureuse – de la Culture, même si elle de Hobbes, tirant sa puissance et saprend allure de vaudeville d’une légitimité du « contrat social » etfemme prise entre le souverain et son permettant sa sortie de l’état deamoureux… nature107. La notion de souveraineté104 est L’instance souveraine est cellele maître-mot de la modernité supposée pouvoir (subjectivement)politique. La souveraineté dit le tout ce qu’elle peut (objectivement),« supérieur » (le terme dérive du latin en sorte que son pouvoir s’étend aussisuperus) : elle désigne donc l’autorité loin que sa puissance. Le souverainsuprême. La doctrine politique en n’est pas simplement celui qui a dumontre le cheminement au tournant pouvoir, mais celui qui est puissance.de la modernité, à partir des Six livres Chez l’être investi de souveraineté,de la République de Jean Bodin 105 . l’étendue du pouvoir recouvre celleCelui-ci la présente en effet comme de la puissance. D’où la prodigieuseun concept neuf, irréductible tant au activité qui est attribuée à l’agent demodèle romain de l’imperium qu’aux la souveraineté.fondements religieux : il s’agit del’avènement d’un ordre étatique, Alors, voilà ce qui nous semble« souveraineté perpétuelle et absolue l’événement de la rencontre entre lade la République ». En deçà, Le Prince favorite et le souverain. C’est au nomde Machiavel 106 théorisait l’instance de la favorite que la jouissance (de la souveraineté) condescend à désirer103 (une femme). Nous reconnaissons la formule de Lacan qu’il suffit de G. DONIZETTI, La Favorite, 1840. contrefaire pour placer la favorite… àL’action est située au début du XIVe siècle, en la place de l’amour : « Seul l’amourplein conflit entre Maures et monarques permet à la jouissance decatholiques. condescendre au désir »108.104 Cela n’est pas évident, car ce Voir sur ce point notre ouvrage : Tuer le 107mort. Le désir révolutionnaire, op.cit.105 J. BODIN, Les Six Livres de la T. HOBBES, Léviathan, Paris, EditionsRépublique, 1576, BNF - Gallica, édition Sirey, 1971 (1651), ch. 17.numérisée. 108106 J. LACAN, Le Séminaire, livre X.N. MACHIAVEL, Le Prince, Paris, Garnier L’angoisse (1962-1963), Paris, Editions du Seuil,frères, 1910 (1516). 2004, leçon du 13 mars 1963. 60

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEpourrait être aussi bien la plus doit non seulement éveiller un désirattrayante femme du harem. La intense et plus ou moins durable, mais,favorite incarne en fait la fonction justement pour concilier l’intense et leroyale de l’amour. La favorite est durable, parvenir à faire désirer leun « nom de l’Amour », sa version souverain. Ce qui est, à bien yroyale. Dans l’énoncé lacanien, la regarder, un exploit. Car lajouissance est placée en position de souveraineté suppose une jouissancesouveraine et pour parvenir au désir indéfinie et à répétition, mais par à-(ce qui est représenté comme un coups, là où le désir introduit uneprogrès), il faut plutôt ici descendre continuité, entendons un manquequelques marches. C’est au nom de la continu centré sur un objet. Lefavorite que se fait l’opération. La souverain devient, à la limite, l’élèvefavorite est un opérateur inconscient, de ce « professeur de désir » quil’institution de la favorite est une s’appelle la favorite, qui place sonformation inconsciente. Non pas bonheur dans cette éducation… Duseulement parce que le souverain coup, elle donne envie au Souverainaimerait désirer comme le commun de se dé-compléter suffisamment pourdes mortels (ce serait une « bluette » jouir d’un désir. Tout en « sertissant » cequoique cela soit presque dit ainsi par désir d’une jouissance, « bijou de laces hommes de grand pouvoir qui font couronne », en quoi elle est trèsun peu les benêts avec leur dulcinée). complète. Dans ses plus grandsPlus radicalement : pour que la succès, ce pourrait être une version dejouissance souveraine s’ouvre à « la femme (ponctuellement) entière ».« l’ordre du désir ». Elle lui permet de C’est l’exploit de la favorite.jouir du désir. S’il la couvre de faveurs, « Faire désirer », cela dit au mieux lec’est qu’elle lui fait la faveur de désirer. but de l’hystérique. L’homme de paille« Faire désirer » l’Un : l’exploit de la de l’hystérique est donc cefavorite « fantoche » qu’elle utilise dans les mises en scène de son fantasme et sur son théâtre de marionnettes. Il est leQue veut la favorite, que l’on « substitut de cet autre imaginaire enpuisse déduire rigoureusement de ce qui elle s’est moins aliénée qu’ellequ’elle fait, de son acte et de ses n’est restée devant lui eneffets ? souffrance »109. « Homme de paille », le souverain ? Ce serait le comble, car s’il Elle veut plaire, certes, elle doit est un « homme de poids », c’est biencommencer par « plaire », par se faire lui…re-pérer… par le père du royaume. Elleveut faire jouir un homme spécial qui Le désir de l’hystérique peut icis’appelle « un-roi », elle se spécialisedans ça. Faire jouir un homme « haut 109placé », n’importe quelle courtisanepeut faire cela, elle doit de plus J. LACAN, « La psychanalyse et sonsurclasser les autres, et par quoi ? Elle enseignement », Ecrits, Paris, Editions du Seuil,1966, p. 452. 61

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEnous renseigner. Non qu’il s’agisse, à ladite hystérie, du symptôme auavec la favorite (nom de « rôle ») discours.d’une hystérique de structure, mais de Le jeu avec la lettre estvocation. Je m’appuie là sur les particulièrement décisif. Rapprochonsenseignements de notre pratique. l’objectif en l’accommodant à l’angleOublions l’époque des rois un moment. de notre temps. La dernière « maîtresseJe pense à ces femmes qui choisissent royale » homologable de l’histoire dede s’inféoder – l’expression est France, c’est « l’autre femme » duintéressante, car elle fait un pont entre nommé François Mitterrand, quiune opération datée et une opération justement se disait « le dernier vraiactuelle - s’inféoder, donc, à un type président de la République » (oraclequi occupe un petit pan de de malédiction lucide à sessouveraineté quelconque – on pourrait successeurs). Mais justement ici sedire un maître, petit, moyen ou plutôt vérifie que c’est la même raison pourgrand, pour celles qui sont les plus laquelle il se complétait – en sadégourdies. Entendons qui soutient un souveraineté certes relative parce quegrand désir social, ne serait-ce que sur républicaine – par une véritableun théâtre de « guignols ». Se faire « favorite », fondée sur un dispositifdistinguer par lui, et devenir sa indéniablement homologue. Enfin, il y« favorite ». Ce qui permet d’alimenter a une différence importante : ellele fantasme par l’histoire, car c’est un n’était pas installée à la Cour - pardon,fait que les romans historiques à l’Elysée -, mais vivait dans l’ombre,fournissent un aliment de choix aux assez vaste pour l’abriter et lalectrices y connectant leur rêverie dissimuler. Mais on l’a vu, dans l’univershystérique, celle de se retrouver dans de la Cour royale, la favorite, même lal’allée du roi110… ou, à deux pas, dans plus visiblement installée, étaitl’alcôve adjacente qui les conjoint. maintenue dans le secret. C’était unUne hystérie d’Etat secret reconnu que l’on n’aurait pas osé appeler « de Polichinelle », pour prévenir toute analogie avec la figureLa différence sensible, c’est qu’il royale, mais enfin on était bien auy a là une fonction d’Etat, ritualisée cœur de la comédie royale.rigoureusement quoique non Une confirmation symbolique majeure en est le prénom choisi pourofficialisée. Alors, oui, on peut parler à le produit de ce mariage morganatique. Si l’on a compris que lepropos de la favorite d’hystérique cardinal de Mazarin est à la fois le find’Etat. Ce qui justifie cette formule,c’est l’extension que Lacan a donnée renard de la politique et celui qui110 maintient le droit de l’amour et de la politique à mener une vie séparée – Ce que le best-seller L’allée du roi de en contraste de cette « raison d’Etat »Françoise de Chandernagor engage avec le directement « érotisée » de sontalent qu’il faut pour que le fantasme de la prédécesseur Richelieu -, commentlectrice hystérique s’installe à Versailles comme voulez-vous qu’il l’appelât autrementen sa demeure privée. 62

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEque par le sobriquet de son intime récente, le grand bordel du non moinsidentification, féminisée, sinon Mazarin- grand timonier Mao – révélatione ? On en vient à se demander ce produite avec quelque gêne après saqu’il aurait fait si ça avait été un mort – de ces jeunes chinoises quigarçon. Mais il est clair, du moins dans faisaient la queue, si j’ose dire, devantle codage du fantasme, que ça le lit du leader rouge, couche sansdevait être une fille. Vous remarquerez doute de proportions appropriées àaussi le trait de caractère qui apparaît faire accueil à ces onze mille vierges,de cette fille, d’allergie à tout pour avoir l’honneur d’être justementsemblant et de transparence honorées, entendons déflorées par lecristalline. Maître. Appendice pratique du Petit livre rouge et application originale duMasculin vs féminin : le favori « matérialisme historique »… Voilà une collectivisation des favorites au profit A toute problématique de de la jouissance de l’Un, aspectrecherche, il faut une contre-épreuve, méconnu du communisme chinois,et celle-ci – qui ne m’intéressera mais qui est loin d’être anecdotique etjustement qu’au titre de contre- qui peut laisser penser que le mythe duépreuve –, c’est « le favori ». Car il y a père de la horde garde quelquebien des hommes qui ont été les fraîcheur.favoris en titre de reines. Amant en Pour descendre encore d’untitre, « amant d’Etat » si j’ose dire. cran, il est remarquable que, dansQuoique : s’agissait-il d’une institution l’économie de jouissance de l’universsymétrique ? mafieux, la favorite confirme sa place Robert Dudley (1532-1588), structurelle, comme « potiche ». Il n’estfavori en titre de la reine Elisabeth Ière pas rare que, chez de tels sujets, lad’Angleterre, fonction qu’il occupa puissance économique et meurtrièrependant trois décennies ou Grigori aille de pair avec une certainePotemkine, favori de Catherine II de impuissance sexuelle. La pin up ainsiRussie au XVIIIe siècle en sont des exhibée atteste de la capacitéparadigmes. Revenons donc à la sexuelle, on sent bien qu’il est questionleçon double de l’histoire, de tout autre chose que de désir, de« favori/favorite ». La reine célibataire l’approvisionnement du stock de« a » l’amant comme son objet. Que jouissances. Cela ouvre en tout casserait la souveraine sans cet quelque chose chez le maffieux d’uneappendice ? On esquisse ici un participation latérale à l’univers duchapitre qui en est l’envers de celui désir, autour de sa petite Cour.que nous commençons à écrire ici. Revenons donc - sans craindre ce zapping historique car c’est bien laL’Etat, le moi royal et la favorite : constante d’un enjeu qui se tisse àl’égérie travers la diversité de ces figures - au cœur de cette affaire de la favorite royale en évoquant le Roi Soleil.Signalons une manifestation « L’Etat c’est moi », cette phrase que 63

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNELouis XIV n’a en fait pas eu à qu’il devait mener. Voilà certes uneprononcer111, tant elle est pour lui un fonction politique, au sens proprepléonasme, caractérise au mieux sa comme au sens le plus structuralposition subjective : or, qui se met à d’inspiratrice de roi. A l’homme censécette place, avec la bénédiction de détenir « tous les pouvoirs », il fautsa Cour et de son univers, par où le l’alliance – sylvestre - de la puissancefaire désirer, ce Narcisse d’Etat ? Il n’y au féminin. L’égérie, avant d’êtrea pas de place pour le manque pour l’inspiratrice des poètes, fut en ce sensun tel supposé souverain. La favorite à la fois l’alliée et la maîtresse mystiqueest inventée pour cela. Elle devient du Maitre. Ce qui fait toucher du doigtobjet-cause du désir générant le désir la puissance en acte du féminin.royal. S’il y a les deux corps du roi, ausens de Kantorowicz112, on peut parler d’une bifidité, du roi jouissant de son corps et de la souveraineté. L’art et lascience de la favorite, c’est de fairejouer l’entre-deux corps royal. C’est encela qu’elle réalise une plus-value dejouissance et s’autorise d’un rôlepolitique et même d’un fragment desouveraineté. Si le roi couvre safavorite de tant de cadeaux, c’estqu’elle lui fait un cadeau sans prix,celui de son désir. La favorite, c’est donc« l’égérie », au sens originaire.« Inspiratrice », certes, mais au sensd’Egeria, cette nymphe censéeconseiller Numa, le second roi deRome, dans la forêt, sur la politique111 Le propos est apocryphe, imaginépour l’attribuer à Louis XIV surgissant en habitde chasse, avec sa cravache, au Parlement deParis le 16 avril 1655 pour interdire laprolongation des débats et la promulgationd’édits freinant le financement de ses guerres.112 E. H. KANTOROWIZ, Les deux corps duroi. Etude de théologie politique au Moyenâge, Paris, Gallimard, 1989 (1957). Sur unéclairage freudien de cette théorie, cf. notreTuer le mort. Le désir révolutionnaire, op.cit. 64

SYGNE VariaREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNE 65

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNE « ECONOMIE DE MARCHE ET INCONSCIENT : D’UN AUTRE A L’AUTRE » JAN HORST KEPPLERI. ContexteCe travail se nourrit de deux sources. D’un côté d’un master recherche en psychanalyse àParis VII-Denis Diderot avec MarkosZafiropoulos et Paul-Laurent Assoun, etde l’autre des travaux dans l’histoirede la pensée économique sur AdamSmith. Les deux sources ont leur originecommune dans une conviction quiappartient à une autre vie dominéepar la littérature et la sémiotique.Cette conviction est que la rupture desdiscours littéraires à la fin du 18e siècle,pour simplifier à l’extrême, la ruptureentre le classicisme allemand et lesLumières françaises d’un côté vers un« sensibilisme » et divers romantismesde l’autre était le symptôme d’une avatars physiques et imaginaires du père symbolique, roi, seigneurs et lerestructuration psychique qui Dieu de l’église. Il s’y joue dans un certain sens le remake du meurtre duaccompagne à la fois l’établissement père de la horde originaire qu’instaure une étape de refoulementd’une société de marché et les débuts supplémentaire. Cette étape, décrit en grand détail par Adam Smith,d’une névrotisation qui donnera cent écarte l’Autre, qui chez Smith s’appelle le « spectateur impartial » enans plus tard le matériel cliniquenécessaire pour la psychanalyse. De manière très primaire, c’estune période historique difficile pour les 66

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEtant que référence normative directe des pulsions sous le crible d’impératifspour établir les structures psychiquesimplicites qui président à un identitaires, moraux et sociaux, qui ne« inconscient construit comme unlangage » et les normes légales sont plus le reflet du souvenir d’un pèreexplicites qui organisent la société dedroit et l’économie de marché. mort mais le résultat de processus L’inconscient qui s’active dans auto-organisateurs mimétiques,le rapport transférentiel avec unanalyste qui prend la place d’un Autre constitue la base anthropologique etdu langage, serait ainsi indissociablede l’émergence d’une économie de le moteur d’une chasse au profit sansmarché. Notre double hypothèse estalors qu’il est impossible (a) de penser inhibition en utilisant les moyens les plusles fondements psychiques d’uneéconomie de marché sans postuler rationnels. Il s’y joue, pour citer le titrel’existence d’un inconscient et (b) qu’ilest impossible de raisonner sur un du Séminaire XVI de Lacan 113 , leinconscient structuré sans postuler descomportements qui soient directement passage d’un Autre à l’autre.compatibles avec des échangesmarchands ou, pour le moins, La structure de notre exposé estdirectement traductibles dans le comme suit. Nous commenceronslangage de la théorie économique. notre exposé par un survol des travaux psychanalytiques ou associés sur La théorie économique en tant l’échange avec Freud, Mauss et Lévi-que discipline autonome avec des Strauss, présenterons brièvementambitions scientifiques, un passage qui l’anthropologie de l’hommeest indissociable du nom d’Adam économique selon Adam Smith,Smith, et la psychanalyse seraient préciserons la structuredonc nées, pour ainsi dire, dans le informationnelle de ce signifiantmême lit. Économie et psychanalyse particulier qu’est une marchandise etsont les filles de la même « dialectique son lien avec l’inconscient, oseronsde la raison », qui établit des une excursion dans les théories duarticulations entre une rationalité fétichisme et de l’objet a pour finiropérationnelle, superficielle et une avec quelques remarques sur le sujetdynamique pulsionnelle qui en économique.détermine les structures et le τέλοσmais qui est absente de toute réflexion II. Interdit de l’inceste, exogamie etconsciente. échange Les travaux d’inspiration ou de finalité psychanalytique sur l’échange font tous état d’une ambivalence foncière. D’un côté, la participation dans un échange des mots et des marchandises dont on partage le même sens de leur utilité présuppose une entrée dans le symbolique et ainsi une soumission à la Loi de l’interdit deL’économie serait ainsi lacartographie opérationnelle et la 113psychanalyse la clinique de cet êtrepassionné, pulsionnel et névrosé qu’est J. Lacan, Séminaire XVI D’un Autre àl’ « homo œconomicus ». Le passage l’autre, Paris, Seuil, 2006. 67

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEl’inceste et l’instauration de deuxième mort du père de la horde.l’exogamie. Cette Loi est toujours L’économie de marché naît là où leassociée à un tiers qui valide les père symbolique n’intervient plus danséchanges et garantit leur réciprocité. la structuration directe desCe tiers chez Freud est le totem, comportements. Dans plus d’un senshéritier du père mort de la horde Freud parle dans Totem et tabouoriginaire, et ancêtre théorique du d’une époque qui précède la nôtre.« père symbolique ». Le passage de la Il s’agit donc d’un niveauLoi du père vers les lois supérieur de refoulement. L’universprogressivement plus codifiées du symbolique est alors établi partotem est aussi le passage d’Abel à mimétisme réciproque entre pairs ouCaïn, du chasseur errant à l’agriculteur frères, une sorte de « stade de miroir »sédentaire, de la prédation à la permanent et sans cesse renouvelé,propriété privée et à l’échange. La qui devient la base d’une « auto-progression de ce processus entre organisation ». Ses caractéristiquesdeux pôles est captée par Mauss dans principales sont la commensurabilitéson Essai sur le don dont la forme totale des marchandises échangées,paradigmatique est le potlatch. Ce l’iconicité de la signification ainsi quedernier doit autant à la célébration la préséance de la valeur d’échangedes propres mânes et l’expression d’un sur la valeur d’usage.désir de toute-puissance dans unecommunion avec le hau ou le mana Un tel univers d’échangedes choses, la part de l’Autre qu’aucalcul utilitariste. marchand est basé sur une Ceci nous mène à une première équivalence codifiable, unehypothèse : l’échange simple naît làoù un chef de la horde primitive a été réciprocité immédiate. Cettesupprimé dans sa personne physiquemais internalisé au niveau inconscient équivalence comporte une auto-en tant que père symbolique commenouveau garant d’un univers justification de la valeur des bienssymbolique et un cadre de droitinstitutionnalisé. Pourtant pour capter échangés dans un jeu de miroirs quile phénomène d’une économie demarché proprement dit, c’est-à-dire est orthogonal à l’axe symbolique du père mort. Plus l’échange se détache ainsi de son contexte culturel et symbolique, plus l’acte d’échange lui- même tend à la négation soit de l’existence, soit de la pertinence de ce tiers validant.d’une économie basée sur des La conception de l’échange demarchandises commoditisées il faut Lévi-Strauss dans Les structuresaller plus loin. La deuxième hypothèse élémentaires de la parenté, qui estest alors : l’économie de marché naît essentiellement échange de femmes,là où les avatars du chef de la horde se situe entre les deux paradigmes de(roi, seigneur, dignitaires religieux…) l’échange. Il reprend les liens entreont été supprimés dans leur dimension échange, interdiction de l’inceste etphysique et imaginaire. C’est la mort exogamie esquissés par Freud.du père symbolique en tant que Comme chez ce dernier, l’échange etgarant de l’univers symbolique ou la la réciprocité désignent ainsi le seuil 68

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEentre nature et culture. La grande le mana, le wakan, l’orenda etdifférence avec Freud reste autres notions du même type,cependant l’absence du père dans l’expression consciente d'unel’organisation sociale. Cette dernière fonction sémantique, dont leest régie par un principe inné de rôle est de permettre à lapartage et de réciprocité et portée pensée symbolique de s’exercerpar une fratrie qui se constitue sans »114.référence commune à un père, fût-ilmort, symbolique ou vivant. La place Suivant Zafiropoulos nous voyons ici lavide du père symbolique est remplie source du concept du nom du pèrechez Lévi-Strauss par un devoir absolu, de Lacan :structurel et mécanique de réciprocitédans l’échange qui structure les « Le repérage de la valeursociétés dans un jeu d’équivalences et linguistique et inconsciente dud’oppositions. « signifiant flottant » qui permet à la pensée symbolique de Heureusement l’axe symbolique s’exercer, est (…) une éléganten’est pas complètement absent dans définition de ce que Lacanl’œuvre de Lévi-Strauss. Dans son dépliera à partir de 1953 sous la« Introduction à l’œuvre de Marcel notion de nom du père »115.Mauss », les grands textes marienttoujours la forme et le contenu, Lévi- Tout n’est donc pas dans laStrauss introduit un « signifiant flottant à structure et dans une réciprocitévaleur zéro ». La fonction de ce dernier mécanique. Grâce au « signifiantétait d’opérer en tant qu’aimant et flottant » il peut donc y a avoir uneamortisseur entre « le symbolisme, qui différence entre un échange deoffre un caractère de discontinuité, et femmes, sources - on y compte - dela connaissance, marquée de désir et de flottement, et un échangecontinuité. » Cette « ration de marchandises qui s’épuiserait danssupplémentaire » de signification l’équivalence pure. On avait leaimante la paire signifiant/signifié pour soupçon qu’une femme n’était pasdépasser leur incommensurabilité une marchandise, mais le jeune Lévi-foncière dans chaque énonciation Strauss avait réussi à semer le doute.particulière, chaque « parole ». Lévi-Strauss précise :« Nous croyons que lesnotions de type mana, aussi 114diverses qu’elles puissent être(…) représentent précisément C. LEVI-STRAUSS, « Introduction àce signifiant flottant (…) En l’œuvre de Marcel Mauss », dans M. Mauss,d’autres termes, et nous Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1966, p.inspirant du précepte de Mauss XLIX-L. 115que tous les phénomènessociaux peuvent être assimilés M. ZAFIROPOULOS, Lacan et Lévi-au langage, nous voyons dans Strauss ou le retour à Freud, Paris, PUF, 2003, p. 181. 69

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNECe qui nous intéresse, c’est le Une tâche importante de notre travail est de bien caractériser la crêteprocessus de désymbolisation dans entre la soumission à la Loi et l’interdit de l’inceste dans l’échange et le défil’échange de marchandises à la pertinence du père symbolique qui caractérise tout participant danscommoditisées, c’est-à-dire de biens un échange marchandisé. La même tension caractérise bien évidemmentdés-individualisés et décontextualisés, tout névrosé. Nous éviterons soigneusement tout jugement moraldans l’économie de marché. La ou politique. La transparence historique de l’esquisse freudienne, lesprochaine étape, à laquelle nous inclinaisons corporatistes d’un Mauss, les non sequitur d’un Lévi-Strauss, lesassistons aujourd’hui en live, c’est la ambiguïtés d’un Smith, les sens uniques d’un Marx incitent à une prudencevirtualisation de ces marchandises. Le extrême vis-à-vis de toute nostalgie qui chercherait à confronter un âge d’ordéveloppement d’Internet et des de l’échange symboligène dans le sens de Mauss à la jouissance dans unréseaux sociaux renforce mimétisme réciproque autour d’une icône fétichisée.ultérieurement le formatage de valeurs« horizontal », par récursivité répétéeentre pairs, à la place d’unetransmission symbolique « verticale »garantie par un nom du père. Tous lesphénomènes qui touchent à la« réalité virtuelle » promeuvent cetteconflagration du signifiant et dusignifié, définition d’une significationiconique où le signe vaut la chose etoù l’espace entre signifiant et signifié,là où se niche le désir de l’Autre, se « La psychanalyse comme larétrécit irrémédiablement. bonne clinique du méchant Dans cette apologie de la capitalisme, au service de la figure duvaleur d’échange pure, l’échangen’est plus vécu comme une soumission père symbolique malmenée par lesà la Loi d’un tiers symbolisant, mais, aucontraire, comme la suspension de forces du marché » serait une telle vuetoute castration et l’érection de lamarchandise en fétiche dans un sens simplificatrice dont il faut se méfier. Ilqui doit autant à Baudrillard et Freudqu’à Marx. C’est le passage de s’agit à tout moment d’insister surl’organisation sociale par la loisymbolique vers l’auto-organisation l’ambivalence que maintiennentchère aux économistes. Cette dernièren’implique pas forcément l’absence échange et économie de marchéde toute référence au pèresymbolique mais elle implique bel et entre la référence constitutive au pèrebien le postulat de l’absence de sapertinence, la perte de sa fonction mort et son défi, affirmation etsymboligène, quant aux affairessociales et économiques. négation de la brisure symbolique. Les poids respectifs des deux mouvements varient avec les effets psychiques associés mais l’ambivalence constitutive de l’échange demeure. III. D’un Autre à l’autre avec Smith et Lacan 70

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNE Adam Smith est une lecture Glasgow. A nouveau il faut souligner laindispensable pour saisir le double convergence entre la forme et le fond.mouvement du déni du tiers validantet de sa substitution par une Il est important de noter quenormativité intersubjective. Il s’agit dela transition de l’Autre vers un Autre Smith attribue au spectateur impartialsocial ou l’autre. L’Autre del’économie de marché c’est l’autre. lui-même la création du mécanismeCeci est parfaitement capté dans letitre du Séminaire XVI de Lacan D’un de la sympathie et le désir deAutre à l’autre, qui commence dès lespremières pages à parler d’économie. maximisation de la richesse qui enC’est un séminaire qui mériterait sonpropre séminaire, tellement il est découle pour mieux assurer laimportant et encore peu exploité pourun discours psychanalytique de poursuite de ses desseins qui sont lel’économique. bien-être social et la procréation de L’Autre du langage s’appellechez le Smith de la Théorie des l’espèce. C’est le mécanisme de lasentiments moraux (1759) le« spectateur impartial ». Le mécanisme main invisible. Le père symbolique secoordinateur des autres s’appelle lemécanisme de la sympathie. Ce retire donc de la structuration du désirdernier est un processus de recherched’appréciation sociale sur fond de des hommes tout en ayant mis enmimétisme réciproque qui aboutit àune recherche de la maximisation de place un processus générateurla richesse. successeur. Freud avait déjà noté Smith présente les deuxprocessus normatifs d’abord en l’accroissement du pouvoir du pèreconcurrence pour finalement donnerprécédence au mécanisme de la après sa mort. Ce processus est doublésympathie qui permettrait un contrôle(refoulement) plus sûr des pulsions chez Smith. Tiré, aveuglement etviolentes, un formatage despréférences et des comportements mécaniquement, par les impératifs deplus net et une coordination socialeplus efficace. La substitution se joue reconnaissance sociale etd’ailleurs dans un chapitre dramatiquedans la confrontation avec la figure d’enrichissement personnel, l’homotutélaire de Francis Hutcheson,enseignant de Smith et son œconomicus n’est pas seulement unprédécesseur à la Chaire dephilosophie morale de l’université de être intensément social mais au service des objectifs d’un spectateur impartial rusé qui s’est complètement effacé même de la scène intérieure pour mieux garantir la réussite de ses desseins. Qu’est-ce qui est pourtant le mécanisme de la sympathie ? La sympathie est une adéquation progressive et réciproque des perceptions, des comportements et des valeurs entre « pairs » dans un mimétisme spéculaire. « [Le mot] sympathie… peut être utilisée pour indiquer notre sentiment fraternel (fellowfeeling) avec n’importe quelle passion »116. 116 71

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNE« Quelle que soit la source de la comme dans tous les autres, noussympathie (…) rien ne nous plaît plus prêtons toujours plus d’attentionque d’observer chez un autre homme aux sentiments du spectateurle sentiment fraternel (fellowfeeling) qu’à ceux de la personneavec toutes les émotions de notre principalement concernée, etpropre sein »117. Radicalement, le désir nous considérons plutôt laest toujours le désir de l’autre. manière dont la situation de cette dernière apparaît aux« Quelle que soit la passion provoquée autres que la manière dont ellepar un quelconque objet chez la lui apparaît à elle-même »119.personne principalement concernée,une émotion analogue surgit à la La formation réciproque despensée de sa situation dans le cœur préférences évoque évidemmentde tout spectateur attentif »118. l’image du miroir. A propos d’un être humain ayant grandi en dehors de la Ajoutons que la richesse selon société, Smith dit ainsi : « transportez-laSmith est le meilleur moyen de s’attirer [la créature humaine] dans la sociétél’estime et la sympathie de ses pairs. et elle sera immédiatement pourvueLa volonté débordante de maximiser de ce miroir qui lui faisait jusque-làsa richesse trouve ici son origine. Le défaut »120. Cette relation spéculairecorollaire est évidemment que la qu’entretient le sujet smithien avecvaleur d’échange prime toujours sur la autrui permet une mise en relation trèsvaleur d’usage. naturelle de l’anthropologie smithienne avec les travaux de Lacan Logiquement, un homme devant sur le stade du miroir dont certainschoisir entre deux catégories de biens, passages se lisent comme unla première composée de biens commentaire de Smith :conférant une utilité d’usage et ladeuxième composée de biens « Il y suffit de comprendre leconférant une sympathie stade du miroir comme uneidentificatoire c’est-à-dire une valeur identification au sens plein (…)d’échange, va nécessairement à savoir la transformationpréférer la deuxième : produite chez le sujet, quand il assume une image (...) « S’il doit vivre en société, il n’y a L’assomption jubilatoire de son pas d’hésitation car, dans ce cas image spéculaire (…) nous paraîtra dès lors manifester en A. SMITH, Théorie des sentiments une situation exemplaire lamoraux, traduit par M. Biziou, C. Gautier et J. matrice symbolique où le je sePradier, Paris, Quadrige-PUF, 1759 (1999) p. 27. 119117 Idem, p. 27. Idem, p. 254-255.118 120Idem, p. 26. Idem, p. 172. 72

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNE précipite dans une forme comportements associés permet primordiale avant qu’il ne dorénavant un traitement scientifique, s’objective dans la dialectique formel et avec le temps mathématisé de l’identification à l’autre »121. des actions économiques. Enfin, l’opération de refoulement qui Smith déjà insiste sur la nature accompagne la substitution duinconsciente de ce processus. Les « spectateur impartial » par leagents économiques font le travail de « mécanisme de la sympathie »la main invisible « sans le vouloir et sans instaure une double normativité quele savoir ». L’image utilisée est celle Smith discute… à propos d’Œdipe, roid’une montre qui ne connaît rien de de Thèbes. Œdipe, dit Smith, estsa fonction finale d’indiquer l’heure innocent mais hautement piaculairemais qui est poussée mécaniquement (piacular). Il est innocent, selon Smith,par un ressort, le mécanisme de la quant aux lois des hommes car il asympathie au demeurant, pour commis ses actes, (1) une autodéfenseavancer dans le sens conçu par le après une altercation routière et (2)grand horloger dans le ciel. Dans une mariage avec une belle reine veuve,économie de marché basée sur le sans savoir qu’il s’agissait de son pèremécanisme de la sympathie, le et de sa mère. Smith dit à ce propos :« spectateur impartial » n’est donc pascomplètement écarté mais renvoyé à « La détresse que sent uneun niveau infrastructurel, une sorte de personne innocente conduite,code source qui ne détermine plus les par accident, à une action quipréférences, les valeurs et les l’aurait justement exposée auxcomportements au niveau inconscient plus graves reproches si elledans le sens freudo-lacanien. Il se l’avait commise sciemment et àlimite à fournir la matrice génératrice dessein, a suscité certaines desdes structures inconscientes mais pas scènes les plus intéressantes dules structures elles-mêmes. théâtre antique et moderne. C’est dans ce sens fallacieux de Ce « rendre inconscient » du la culpabilité, si je peux dire,comportement économique a trois que consiste toute la détresseconséquences majeures. D’abord il d’Œdipe et de Jocaste (…)garantit un déplacement efficace des Tous sont piaculaires au pluspulsions dans des activités socialement haut degré, bien qu’aucun nebénéfiques. C’est important. Le soit au moindre degrécontrôle des pulsions, des passions coupable »122.originaires et violentes et la menacequ’elles font peser sur la vie sociale est Cependant Smith introduit ceà l’origine de l’enquête smithienne. mot particulier de « piaculaire ». Nous,Ensuite, la mécanisation des lecteurs de Mauss, nous comprenons121 122J. LACAN, « Le stade du miroir » dans A. SMITH, Théorie des sentimentsÉcrits, Paris, Seuil, 1966, p. 94. moraux, op. cit., p. 167. 73

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEqu’agir de manière piaculaire veut les formes sont encore à définir, peutdire « violer le mana des choses, la guérir. En bref, Adam Smith est unpart qui appartient à l’Autre » : formidable témoin pour notre« Comme dans les anciennes hypothèse qu’une économie dereligions païennes où ce sol marché crée la demande pour unesacré qui avait été consacré à clinique de l’âme. Ses agents quiun dieu ne devait pas être foulé peuvent tout se permettre, car jamaissauf à des moments nécessaires coupables, mais qui se sententet solennels, l’homme qui, d’autant plus piaculaires, carmême sans le savoir, l’avait déboussolés par l’absence de leurviolé devenait piaculaire à père symbolique, seront des clientspartir de ce moment, et fidèles de la psychanalyse.encourait la vengeance de cet IV. Le signifiant économiqueêtre puissant et invisible auquel ilavait été dédié, jusqu’à la L’échange économique estréalisation d’une expiationappropriée (…) Un homme doté donc caractérisé par uned’humanité, qui par accident etsans le moindre degré de ambivalence foncière de sanégligence blâmable, fut lacause de la mort d’un autre prégnance psychique à la suite d’unhomme, se sentira [pourtoujours] piaculaire, mais pas mouvement où le père symboliquecoupable »123. passe progressivement la main à des processus intersubjectifs qui visent à se maintenir sans un signifiant flottant à valeur zéro. Sur cette base on peut développer deux aspects supplémentaires. (1) Cet effacement La déresponsabilisation pénale du signifiant flottant, qui estou sociale s’attache donc à la coulpe consubstantiel avec un 2e niveau demais pas au caractère piaculaire de refoulement ou une 2e mort du pèrel’acte. Être piaculaire signifie avoir symbolique, impliquera une structurecontracté une dette symbolique vers particulière du signe économique quil’Autre. Échapper à la police ou à la correspond à une « iconisation ». (2)censure morale ne permet pas L’objet a qui se soustrait à ced’annuler les dettes devant le tribunal processus de codification permanentedu spectateur impartial. Le - où, mieux, qui en est le résultat, lebasculement vers une économie de résidu - chargera dorénavant lamarché tolérante et permissive avec marchandise économique d’untout ce que cela promet en termes de pouvoir fétichisant.jouissances sensibles et imaginairespeut créer sur un autre plan un Je voudrais commencer lamalaise que seule une expiation, dont partie sur la structure du signifiant économique avec la remarque suivante : « l’économie est la science sociale des enjeux bien codifiés. » Le123 discours économique proprement dit, à distinguer du discours méta-Idem, p. 167. 74

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEéconomique d’un Smith, nie sciences sociales, telle la politologie, lal’existence de tout résidu, d’un non-dit, sociologie, l’histoire ou encore laenfin d’un désir ou d’un inconscient psychologie. Ceci mène d’ailleurs auqui pourrait avoir laissé une problème de « l’impérialismequelconque trace. Dans le discours méthodologique » de l’économie. Dèséconomique, tout est toujours dit, de qu’une autre science sociale se sentmanière exhaustive, non équivoque et attirée par un discours « scientifique »définitive. et codifie ses enjeux de manière Le modèle canonique de comparable, elle est illico intégréel’équilibre général développé par dans le domaine de l’économique.Kenneth Arrow et Gérard Debreu, Cette hyper-codification dureconnu comme l’apex de la théorie signe économique équivaut à uneéconomique, accorde ainsi une mutation de symboles en icônes. Jeimportance primordiale à la définition m’explique. Selon le fondateur de lade ce qui constitue un bien sémiotique moderne, l’américainéconomique, une commodity, une Charles Sanders Peirce nous pouvonsmarchandise. Une commodité Arrow- distinguer trois catégories de signes :Debreu (pour reprendre cet les « symboles » (par exemple, uneanglicisme) est ainsi un bien si finement croix qui symbolise la foi chrétienne),différencié qu’il n’y pourrait pas y avoir les « indices » (par exemple, une flècheun autre bien dont l’échange pourrait qui indique une direction) et lesaméliorer le bien-être d’un agent. « icônes » (par exemple, une photo quiCeci ne demande pas seulement la est « comme » son objet). L’icône estcaractérisation exhaustive de la définie par la convergence d’unqualité et l’état d’un bien mais signifiant, ici dans le sens saussurien,également la spécification du lieu, du avec son signifié. Contrairement à unmoment et des circonstances de son signifiant lacanien, qui ne peut danséchange. Bref, « une commodité est aucun cas se signifier soi-même, c’estun bien ou un service complètement le propre d’une icône, toujours dans lespécifié »124. sens peircien, de se signifier elle- Arrow et Debreu ne se sont pas même.trompés sur l’importance Dans une codification iconiqueépistémologique de leur entreprise : le lien entre un signe, son sens etl’économie est la science sociale des l’action qu’il provoque est dépourvubiens exhaustivement et de toute ambiguïté, toute ouverturedéfinitivement codifiés. C’est une ou toute ironie. Cette surdéterminationcaractérisation nécessaire et suffisante fait que le concept d’iconicité indiquepour distinguer l’économie des autres une frontière informationnelle plutôt qu’une expérience quotidienne.124 Pleinement réalisé, il correspondrait à la confusion du signe avec l’objet, G. DEBREU, Theory of Value: An définition freudienne de la psychose.Axiomatic Analysis of Economic Equilibrium, D’un autre côté, l’effort deNew Haven, Yale University Press, 1959, p. 32 l’individu économique de codifier ses(notre traduction). 75

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEperceptions de la valeur d’un bien à « On peut maintenant parler d’un code iconique comme letravers le mécanisme de la sympathie système qui fait correspondre à un système de supportsrisque toujours d’être dérangé par le graphiques des unités perceptives ou culturellesrésidu d’une expérience individuelle et codifiées, c’est-à-dire des unités pertinentes d’un systèmeconcrète de valeur d’usage dont sémantique qui dépend d’une codification préalable del’excès ne peut pas être résorbé dans l’expérience perceptive. »125l’effort de codification socialisante etdemande une symbolisation plusouverte (c’est dans cette faille que seniche selon Lacan l’objet a, voir infra).La perception de cet écart entre ununivers de la théorie économiquepleinement codifié et une réalité Smith à propos de la sympathie dit àmarquée par l’irréductibilité d’une peu près la même chose... Leproduction symbolique plus ouverte mécanisme de la sympathie, leest à la base de la plupart des mimétisme spéculaire ou le narcissismecritiques de l’économie standard qui secondaire structurent ainsiconsidèrent cette dernière « peu l’expérience perceptive même. Lesréaliste ». Des telles critiques sont perceptions qui en résultentformellement correctes mais aboutissent par la suite à des notionsn’atteignent pas leur objet. Car la de la réalité parfaitement partagéesraison d’être de la rage codificatrice et donc évidentes. L’individude représentation théorique de économique aperçoit et traite le lienl’économie de marché n’est pas le entre signe, image mentale et référentréalisme descriptif. Sa raison d’être est réel comme si ce lien était naturel etde montrer comment la dynamique indissoluble. Que cette perception soitcodificatrice de l’économie de le résultat de conventions qui sontmarché rend possible des équilibres parfaitement aléatoires ex ante, nesociaux stables dans lesquels les change en rien le fait qu’elles soientinformations et les perceptions de tous parfaitement contraignantes ex post.coïncident avec celles de tous leurspairs. Une critique plus intelligente Le retrait du tiers validant, l’iconisation du signe économique, ses’attaquerait à la désirabilité de tels manifeste également à travers de la notion d’équivalence. L’échangeéquilibres et de leurs conditions. économique, le paradigme d’un acte économique, est défini par En absence d’un Autre, la l’équivalence absolue de deux biensfonction de l’autre est déterminante et l’absence de tout résidu ou depour le sujet pour éviter l’émiettement dette symbolique. Ceci définit lapsychotique. Le sujet est ainsi prêt à différence entre un échangefaire de grands efforts pour se hisser àla hauteur du processus de 125codification partagée y compris auniveau de la structuration préalablede sa propre expérience perceptive : U. ECO, Trattato di semiotica generale, Milan, Bompiani, 1984, p. 274 (notre traduction). 76

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEmarchand et un échange maussien. approcher ce nœud à l’aide de laL’échange maussien reconnaît la notion de l’objet a.dette symbolique envers un tiers,l’Autre, fondateur de la V. Le mystère de la marchandise :communicabilité et du social, et point l’objet a, Mehrlust (plus-de-jouir) etfocal d’une réciprocité des échanges Mehrwert (plus-value).dans le temps car la dette symboliqueest inépuisable. L’échange marchand Comme une relique dans leest instantané, auto-suffisant et clos. champs religieux, l’objet a est un reste.Cette absence d’un tiers validant dans L’objet a est ce résidu incompressiblel’acte marchand modifie le rapport au de la pulsion qui n’a pas encore pudésir. Je cite Zafiropoulos : être absorbé dans le réseau symbolique de l’Autre. Je dis pas « Le désir du sujet encore, car c’est un concept procède de cet Autre dynamique. L’axe entre l’objet a et symbolique et pourtant l’Autre dans le schema L est fécond et du fait de la perception dégage en permanence de nouvelles projective de son moi, productions symboliques, portées à la c’est d’abord dans le fois par le désir de l’Autre et ses miroir de son moi (ou origines pulsionnelles. dans l’image de son frère) qu’il croît localiser Formellement, l’objet a est une ce qui relève de ses réserve libidinale non liée à un objet vœux. D’où l’ombre précis. Même les cinq objets a portée par l’image canoniques « perdus » sont pertinents spéculaire – sur la comme fixations imaginaires d’une fonction symbolique – au pulsionnalité résiduelle plutôt en tant seuil du monde visible. qu’opérateurs de leur propre chef. En »126 fait, le surplus pulsionnel que LacanC’est précisément le appelle l’objet a demande en permanence l’identification dedéroulement de cette dialectique du nouveaux objets désirables. L’objet a est alors ce résidu non codifiable, pasdésir entre le symbolique et encore codifié mais inépuisable, qui reste le moteur du désir.l’imaginaire, l’Autre et l’autre, qui setrouve modifié dans une économie demarché. Dans une économie demarché, la prépondérance de la Contrairement à ce qu’onvision sur les autres sens est criante. Ce pourrait penser, la théorieserait un thème de recherche en soi. économique possède ses propresPour le moment, nous chercherons à objets a qui désignent les limites du marché mais qui en constituent le réservoir dynamique : les coûts de126 transaction, les externalités (l’environnement), la fonction M. ZAFIROPOULOS, Lacan et Lévi- entrepreneuriale, la complexitéStrauss ou le retour à Freud, Paris, PUF, 2003, p. informationnelle, le risque non90. 77

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEprobabilisable, etc. Que ce soit l’école cotables, des objetsde Chicago et l’école autrichienne, d’échange. Mais il y en ahauts lieux du libéralisme d’autres.contemporain, qui s’en soient fait les Si j’ai mis en avant le phallus,explorateurs principaux n’est pas un c’est parce que c’est le plushasard. Comme en psychanalyse ce illustre (…) mais il y a aussi lessont des notions dynamiques dont se équivalents de ce phallus, parmidégagent les valeurs marchandes au lesquels vous connaissez ceuxfur et à mesure que le temps et les qui le précèdent, le scybale etprocessus intersubjectifs de le mamelon (…) Ce sont encodification progressent sans jamais effet des objets antérieurs à lales épuiser. constitution du statut de l’objet L’objet économique n’est pas commun, communicable,l’objet a. Il faut comprendre l’objetéconomique comme ce pansement socialisé. Voilà ce dont il s’agitqui se glisse devant le vide qu’a laissé dans le a. »127la perte de l’objet a et dont lapromesse jamais tenue est de le C’est la chute de l’objet a, lesubstituer. Cette déception mène à la moment de son détachement, qui lerépétition permanente du processus constitue en tant qu’objet potentield’acquisition qui est associée avec le d’échange. Lacan continue leplus-de-jouir. Ce qui nous intéresse à la discours économique autour de l’objetsuite de Lacan dans l’objet a, l’objet a dans le séminaire XVI celui quiimaginaire qui soutient le plus-de-jouir, justement s’appelle d’un Autre àc’est sa capacité d’intégrer un objet l’autre. Il commence, air du tempséchangeable dans un circuit de désirs oblige, nous sommes en 1968, avecqui va augmenter sa valeur d’usage Marx : « C’est (…) à partir de Marx quedans une valeur d’échange, de créer je procéderai pour introduireune plus-value. Lacan lui-même aujourd’hui la place où nous avons àcaractérise dans le séminaire X sur situer la fonction essentielle de l’objetl’angoisse le ou les objets a comme a. »128des précurseurs de l’objet Le discours qui suit doitéconomique: finalement peu à l’analyse marxienne« Il y a deux sortes d’objets – générale mais rebondit, sans laceux qui peuvent se partager, nommer, sur la notion du fétichisme deceux qui ne le peuvent pas. la marchandise (voir infra). Ce quiCeux qui ne le peuvent pas, jeles vois quand même courir 127dans ce domaine du partageavec les autres objets, dont le J. LACAN, Séminaire X L’angoisse,statut repose tout entier sur la Paris, Seuil, 2004, p. 107.concurrence, fonction ambiguë 128qui est à la fois rivalité etaccord. Ce sont des objets J. LACAN, Séminaire XVI D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2004, p. 16. 78

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEintéresse Lacan et nous avec lui dans usage dans le réel. Dans l’échange, lel’objet a c’est sa capacité de générer sujet économique se reboucle dansce surplus entre la valeur d’échange, une régression symbolique avec sonqui est une notion à la fois imaginaire objet a pour un plus-de-jouir dans unet symbolique mais d’un symbolique signifiant iconisé qui lui est constituéappauvri et iconisé, et la valeur par sa propre image en miroir que luid’usage, une notion sensible touchant fournit l’autre. Ce surplus est tout à faitau réel. Ce surplus, il l’appelle en réalisable en termes financiers danshommage à Marx et la notion de la l’échange. Demandez-le à n’importeplus-value (Mehrwert) le plus-de-jouir quel publicitaire.(ou la Mehrlust) : Le plus-de-jouir, la Mehrlust, se« La plus-value, on forme alors à partir d’une hallucinationl’appelle dans la langue inconsciente autour de l’objet a et laoriginale où cette notion a représentation d’un ou plusieurs desété (…) découverte dans objets « perdus » associés, le sein, lesa fonction essentielle, regard, la voix, le placenta ou laMehrwert (…) Donc à scybale. Dans l’échange, l’objetcette plus-value j’ai économique, la marchandise, seaccroché (…) la notion de charge donc avec le surplus pulsionnelplus-de-jouir (…) pour la de l’objet a et ceci à cause de sarendre à la langue d’où structure informationnelle, sam’en est venue surdétermination, sa codification, sonl’inspiration, je l’appellerai iconicité, qui impliquent tous(…) Mehrlust. »129 l’absence d’une quelconque brisure symbolique, d’une castration, et qui le En synthétisant les remarques du renvoient à un état d’avant la chuteSéminaire XVI on peut dire que le de l’objet quand le monde n’étaitrebouclage avec l’objet a génère un qu’Un.« plus-de-jouir » qui est égal à la Il est important à rappeler quedifférence entre la valeur d’usage et cette hallucination n’est soutenue quela valeur d’échange qui correspond par la forme informationnelleau prix du marché. L’objet a particulière de l’objet économiquecorrespond donc à la différence entre ainsi que par l’acte d’échange lui-le signifié d’une utilisation individuelle même qui en constitue la preuve.et la valeur psychique d’un signifiant C’est seulement dans l’acteuniversellement reconnue. Ce « plus- marchand en tant que tel quand lesde-jouir » est ainsi la différence entre la marchandises échangées sont, parjouissance induite par le signifiant définition, dépourvues de touteattaché à une marchandise précise et contingence personnelle ou sociale etle plaisir que nous retirons de son que l’iconicité du signifiant économique et l’absence d’un Autre symboligène sont confirmées. Elles129 accèdent à ce moment précis auIdem, p. 29. statut d’icônes dans le sens peircien et 79

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEdeviennent porteuses d’une pure A propos du fétiche Freudvaleur d’échange. L’usage de l’objet souligne deux choses qui sontéconomique, son insertion dans un importantes dans notre contexte.contexte personnel, après l’euphorie D’abord Freud insiste sur la doublede l’achat, ira inévitablement de pair nature du fétiche, son ambivalenceavec une déception qui va relancer le entre le déni et l’affirmation de lasujet à s’adonner avec encore plus de castration. Le fétichiste affirme lazèle à la répétition de l’échange. castration en vertu du fait qu’il est évident pour tous, y compris pour lui-VI La suspension de la castration même, que le fétiche n’est pas ledans l’échange : le fétichisme de la phallus. Dans le fétichisme il ne s’agitmarchandise donc pas d’un acte de forclusion de la castration avec toutes lesIl faut distinguer le rebouclage conséquences dramatiques qu’unepermanent avec l’objet a qui telle forclusion réelle impliquerait, maiscaractérise la psychose et le plutôt d’une forclusion ponctuelle,rebouclage ponctuel, précis et strictement limitée dans sa pertinencecontrôlé dans l’acte marchand. psychique, mise en scène par leComment alors caractériser cet état fétichiste :entre-deux de l’agent économiquedans une économie de marché, libéré « Je dois mentionner qu’existentmomentanément de la brisuresymbolique et de la castration mais encore des nombreuses ettoujours évoluant dans un univers designes ? C’est en effet la notion du importantes preuves defétichisme qui fut déjà employée pard’autres dans le contexte d’une l’attitude ambivalente duéconomie de marché, notammentMarx et Baudrillard. fétichiste concernant la Commençons cependant avec question de la castration de laFreud qui enseigne que le fétichiste niela castration en érigeant le fétiche en femme. Dans des cas trèsphallus de la femme : raffinés c’est le fétiche même « Le fétiche est le substitut du phallus de la femme (de la dans la construction duquel mère), auquel le petit garçon a cru et auquel (...) il ne veut pas sont intégrés à la fois le déni et renoncer. »130 l’affirmation de la castration (...) Un tel fétiche, noué doublement à partir de deux contraires, se maintient en toute évidence particulièrement bien. »131 S. FREUD, « Le fétichisme » (1927), La vie sexuelle, Paris, PUF, 1975, p. 383. 131130 Idem, p. 387. 80

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNE Le deuxième point soulevé par moment de l’échange. L’échangeFreud, et je remercie Kévin Poezevara marchand évolue dans un univers deet Markos Zafiropoulos d’avoir attiré signes, mais c’est un univers quimon attention là-dessus, est la réclame de pouvoir s’affranchir du« fonction de la halte » du fétiche. Le signifiant flottant et du nom du père,fétiche est le dernier point d’arrêt vu que ce dernier a été substitué paravant la castration associée à des mécanismes auto-organisateurs.l’évidence indéniable que la femmene possède pas de pénis : Comme dans le fétichisme sexuel, le fétichisme économique « suspend » « Dans l’instauration du la castration plutôt que de la fétiche, il semble (…) que « forclore ». La castration est ainsi à la soit respecté un processus fois acceptée au niveau du qui évoque l’arrêt du comportement extérieur et niée au souvenir dans l’amnésie niveau de sa signification psychique. traumatique. Ici aussi Au moment de l’échange avec l’intérêt fait en quelque sorte l’établissement d’une égalité absolue halte en chemin, la dernière entre deux objets désymbolisés, la impression avant l’inquiétant pertinence de toute instance tierce et le traumatique sera, par qui validerait l’acte de exemple, retenu comme communication entre deux agents est fétiche (… ) ; les pièces de niée. Une fois que l’objet économique lingerie, si fréquemment est codifié, la marchandise qui résulte élues pour être le fétiche, de ce processus peut alors devenir fixent le moment du fétiche. Paradoxalement, mais ce déshabillage, le dernier paradoxe est le revers de la fonction pendant lequel on avait de la halte, l’acte d’échange lui- encore le droit de tenir la même est le meilleur rempart contre femme pour phallique. »132 les ravages potentiels d’une dissolution des liens symboliques que le processus Le fétiche à la fois voile d’échange en économie de marchél’expérience traumatique de la lui-même implique.castration et renvoie vers elle, ce quicorrobore son ambivalence foncière. L’élément déclenchant pourLa structure psychique de l’acte qu’un bien fonctionne comme fétichemarchand recèle précisément la est sa structure informationnelle, doncmême attitude ambivalente vis-à-vis sa haute codification et l’érection dude la castration quand l’existence bien en « icône », capable de s’insérerd’un agent castrateur et symboligène dans des circuits de communication etest à la fois affirmée et niée au d’échange sans référence à un trésor de signifiants, un Autre, qui validerait le contenu sémantique véhiculé.132 Cette codification n’est pas seulement une condition nécessaire Idem, p. 385-386. du fétichisme de la marchandise, mais 81

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEde tout fétichisme. Le fétichiste en que l’objet est inséré dans un usage,niant la castration nie également sa résistance matérielle abîmera toutel’opérateur de la castration, le père illusion iconique. Pourtant au momentsymbolique ou la fonction de l’échange, fraîchement reconnusymboligène du père réel. Dans cette par la coïncidence des perceptionsperspective, l’expression « fétichisme des participants à l’échange, en tantde la marchandise » est presque une qu’objet détaché et isolé, il est investitautologie. Un fétiche est toujours une par la force libidinale de l’objet a« marchandise », un bien indifférencié auquel il promet se substituer pour unet décontextualisé dont le contenu glorieux instant.sémantique est compressé à son Ce rétro-bouclage avec l’objet aminimum absolu. ne fonctionne que dans la mesure oùLe fétiche érotique établit cette l’objet est une marchandiseambivalence à travers un rapport (commodity), un bien normé etmétonymique ou métaphorique indifférencié qui peut être échangérudimentaire avec le phallus. Soit il entre une multitude d’acheteurs et des’agit d’un rapport de proximité vendeurs qui n’entrent en aucunphysique avec l’endroit où est supposé contact particulier les uns avec lesse trouver le phallus (feuille de vigne, autres au-delà de l’acte d’échange.lingerie, chaussure…). Soit il s’agit Toute personnalisation véritable ded’une similarité de forme (cravache, cette interaction, toutepistolet…) ou de fonction (seringue, reconnaissance d’une dette dans le temps, introduirait une dimensiontuyau d’arrosage…). Lamétonymisation d’un rapport symbolique explicite, et ainsi une réflexivité, qui mettrait en danger lamétaphorique est le propre de touteperversion. suspension de la castration. Seul dans La fétichisation de l’objet une économie de marché pure, laéconomique procède également par marchandise est un fétiche capable àla suppression d’un rapport fournir l’effet recherché, c’est-à-dire lemétaphorique et par une suspension plus-de-jouir (la Mehrlust) dans unede la castration. Mais contrairement suspension momentanée de laau fétichisme érotique qui suspend la castration.question de l’existence du phallus, le VII Retour au sujet : la clinique defétichisme économique suspend la l’économie de marchéquestion de l’existence de l’agent dela castration, du père symbolique, et Il y a donc une profondenie l’existence d’une métaphore correspondance entre économie etpaternelle. C’est la structure psychanalyse qui thématisent toutessémantique de l’objet économique les deux, chacune à sa manière, laqui assure sa fétichisation. seconde mort du père symbolique. L’objet économique assume la Dans ce temps post-totémique, le pèrefonction de fétiche à l’instant de son symbolique n’a pas seulement quittéiconisation. Cet instant est limité au la Terre mais également le Ciel, mêmemoment de l’échange lui-même. Dès s’il en a encore laissé le plan. Aucun 82

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEpouvoir sur Terre n’aura plus la ces processus maintiendra lalégitimité d’imposer sa loi au-delà fonctionnalité psychique et sociale.d’une garantie de l’indemnité C’est pourtant un service rendu àphysique du corps et, par extension double tranchant. L’extrêmemétonymique, du respect de la codification et iconisation de chaquepropriété privée. Haro sur la signifiant constituent aussi son isolationculpabilité ! Rien n’empêche splendide. Ceci rend le travail du sujetdésormais la satisfaction des désirs et laborieux, difficile et incertain. Carl’identification pleine et entière avec c’est bien le sujet qui lie un signifiant àl’image au miroir. un autre, qui fait l’aimant de la chaîneCependant, au lieu de des signifiants, dans le sens où « unpatauger dans le bonheur, l’homo signifiant est ce qui représente un sujetœconomicus se bat avec l’angoisse. pour un autre signifiant ».Le trop-plein du rebouclage répété Le sujet en économie de marché existe bel et bien, mais il estavec l’objet a use le corps et l’âme. fragilisé et balloté par des processus intersubjectifs auxquels il participe deBienheureux ceux qui ont encore des son plein gré, auxquels il doit participer pour préserver sa fonctionnalitésymptômes repérables qui indiquent psychique et sociale, mais qu’il ne maîtrise pas. Le sujet économique estavec l’aide d’un spécialiste, sinon un un sujet fragile. Il a besoin de soutien et d’aide. Ce sont les archéologues dechemin, une direction. Les alternatives l’Autre, spécialistes du soutien au sujet et au désir, les psychanalystes, qui lessont une indifférence désensibilisée ou lui fournissent. La vie d’un sujet de l’économie de marché est une viecarrément l’éclatement. post-héroïque ou peut-être la vie d’un héros du quotidien. C’est peut-être la On se libère du spectateur fin de l’Histoire mais pas des histoires.impartial à son défaut. Même si ce Ces dernières auront cependantdernier a cédé sa force structurante à désormais besoin de spécialistes pourdes processus récursifs entre pairs, le être reconstituées. Les accointancessentiment d’être piaculaire reste avec entre économie de marché etl’homo œconomicus. C’est pourtant psychanalyse ont encore des beauxun sentiment vague, peu structuré, qui jours devant elles.ne permet que difficilementl’identification d’une dette symboliquecaractérisée. En termes cliniques, ils’agit d’un relâchement de laconfiance ainsi que d’un manqued’engagement dans des relationsmétonymiques et métaphoriquesdistinctes plutôt que d’un blocagestructurant d’une ou plusieurs d’entreelles. Évidemment il y a toujours lapossibilité d’un prochain échange,d’un prochain deal, d’une prochaineinsertion dans une chaînecommunicative créatrice de valeurscommunes. La force structurante de 83

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNE « LE MYTHE DE LA PARENTE HETEROSEXUELLE » LIONEL LE CORRE Note sur l’alliance et la filiation mariage entre personnes de même sexedepuis l’ouverture du mariage aux a été promulgué en Irlande cinq mois après une consultation historique où ce couples de même sexe133 pays de tradition catholique est devenu la première nation au monde à a question de l’ouverture du l'autoriser par référendum. Du reste, depuis janvier 2015, l'adoption y estLmariage aux couples de même possible pour les couples mariés, les sexe est ici saisie dans une personnes célibataires et les couples de perspective socio-analytique et même sexe. En France, la loi ouvrant le soulève une série de mariage et l’adoption aux couples de personnes de même sexe a été publiée points sur la au Journal officiel du samedi 18 mai 2013. La séquencemanière dont le législative durant laquelle la proposition de loi a été examinée s’est dérouléedébat public s’est dans un contexte particulièrement tendu où la sérénité des débats a étécristallisé autour entachée par des prises de positions particulièrement clivées, haineuses, etde cette question.Une doubleactualité guidenotre propos.Premièrement, du4 au 25 octobre2015 la deuxièmeet dernière sessiondu synode desévêques sur lafamille s’est tenueà Rome où unepart des débats aporté sur deuxdomainessensibles : lasituation desdivorcés remariéset l’accueil despersonneshomosexuelles ausein descommunautés chrétiennes.Deuxièmement, le 29 octobre 2015, le133 Ce texte fait suite à une communicationintitulée « Freud, le mariage et leshomosexuel(le)s », prononcée lors du colloque Lemariage ou l’institution-symptôme, CRPMS,Université Paris 7, 21 novembre 2015. 84

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEanalogues à celles ayant eu cours lors possibilité de modifier le genre figurant àdes débats sur le pacs à la fin des l’état civil sans avoir recours à desannées 1990. traitements hormonaux ou une chirurgie de réassignation sexuelle. I. Sources et données Si nous regardons les choses d’un Lorsque nous examinons la point de vue historique, nous remarquons que la revendication dumanière par laquelle les autres pays ont droit au mariage par les homosexuel(le)s dans l’aire occidentale ne date paslégiféré sur cette question, nous d’hier. Ainsi, en 1875, Heinrich Marx publie à Leipzig L’amour uranien quimesurons l’urgence d’une analyse propose la reconnaissance légale d’un troisième genre, « celui des hommesdifférentielle minutieusement ayant une âme de femme », et comme conséquence, l’institution du mariagecontextualisée et datée tant les avec l’homme mâle de son choix. Malheureusement, l’ouvrage d’Heinrichsituations semblent, à première vue, Marx est réputé introuvable, l’auteur - qui n’est pas le fils de Karl Marx ! - est unbrouillées 134 . Bien sûr, il n’est guère inconnu dont nous ignorons jusqu’aux dates de naissance et de décès.possible d’effectuer ici une telle analyse L’historienne Laure Murat en a trouvé la trace chez François Carlier, chef de lamais l’étude de législation comparée du Sureté de Paris, connu par ailleurs pour ses travaux sur la prostitution, quisénateur Sueur intitulé Mariage des propose un résumé du texte de Marx et affirme avec clairvoyance qu’il s’agiraitpersonnes de même sexe et là « d’une révolution sociale » 136.homoparentalité, portant sur 10 pays135, II. Le désir comme force de transformation socialeoffre une première synthèse. Même si les Or c’est précisément cetdonnées collectées dans ce rapport de anonymat qui est remarquable car il s’agit d’un élément crucial si l’on veut2012 sont désormais pour partie tenter de saisir les effets de la logique inconsciente ici à l’œuvre. Heinrich Marxobsolète tant les législations évoluent l’inconnu est une ombre condamnée à l’oubli comme la plupart de celles etrapidement sur ces questions, il est ceux qui ont œuvré pour la reconnaissance des unions de mêmeintéressant pour la cartographie sexe. Ce n’est pas tant que la mémoire de ces personnes s’est perdue, c’estjuridique proposée. Nous observons plutôt qu’elle ne s’est jamais constituée car, la question de l’ouverture dudonc ceci : la très catholique Irlande a mariage aux couples de même sexe n’a été problématisée que très récemment.récemment légiféré sur l’adoption et le Nous en trouvons la preuve dans le fameux entretien entre Michel Foucaultmariage pour les personnes de même et plusieurs psychanalystes de l’Ecole Freudienne de Paris publié en juilletsexe, mais la pratique de l’avortement 1977 137 dont Guy Le Gaufey quireste pour l’essentiel illégale. A l’inverse, 136la non moins catholique Italie a légaliséle droit à l’avortement depuis 1978 maisne reconnaît pas les unions entrepersonnes de même sexe ni l’accès àl’adoption pour les gays et leslesbiennes. L’Espagne, autre terre ducatholicisme romain s’il en est, reconnaîtle droit à l’avortement, le mariage etl’adoption pour les couples de mêmesexe, la procréation médicalementassistée pour toutes les femmes. Enfin,l’Argentine (qui a récemment offert unpape au monde), interdit l’avortementmais, depuis 2010 une loi pour lemariage et l’adoption pour leshomosexuel(l)es a été votée et, en 2012,une loi sur l’identité de genre ouvre la134 V. DECOUTURES, M. DIGOIX, E. FASSIN, W.RAULT, Mariages et homosexualités dans lemonde. L’arrangement des normes familiales,Editions Autrement, 2008, 222 p.135 Mariage des personnes de même sexe L. MURAT, La loi du genre, une histoire culturelle du « troisième sexe », Fayard, 2006, p.et homoparentalité, législation comparée, 131-132.rapport 2012, consultable sur : 137http://www.senat.fr/notice-rapport/2012/lc229-notice.html ; consulté le 11 novembre 2015. 85

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEremarque ceci : « La sexualité des malades du sida et leurs proches durantfemmes ne les fait pas sortir des les quinze premières années desystèmes d’alliance reconnus, alors que l’épidémie, la violence inouïe des deuilscelle des homosexuels les en fait sortir à répétition, les expulsions locatives desd’emblée. Les homosexuels sont dans conjoints survivants, l’impossibilité socialeune position différente vis-à-vis du corps de pleurer les morts. Or, dans cesocial. » Réponse de Foucault qu’on a contexte d’hécatombe ou certains,connu plus incisif : « Oui, oui. » d’une manière outrancière - mais iciAutrement dit, la demande d’une l’outrance signe l’horreur de ce qui estreconnaissance juridique pour les éprouvé -, ont pu comparer l’épidémiecouples de même sexe n’est pas le fait de sida frappant les homosexuels et lesd’intellectuels connus par ailleurs pour toxicomanes et les autres à l’Holocausteleurs travaux sur les sexualités tant ce qui était alors vécu semblaitminoritaires, qui à l’époque considèrent démentiel, dans ce contexte donc,le mariage comme l’expression la plus l’idée d’une reconnaissance juridiqueétriquée du conformisme petit des couples homosexuels a émergé,bourgeois, ni de groupes politiques qui, largement portée par les militants de lanon sans tergiversations, accepteront lutte contre le sida pour faire face àfinalement de la relayer. Pour mémoire l’urgence de la situation. A ce titre, la loià la fin des années 1970, l’extrême sur le pacs en 1999 apparaît comme lagauche en France en est toujours à première solution sociale au choixconsidérer l’homosexualité comme une d’objet homosexuel : elle lie par contratdéviation bourgeoise 138 . Autrement dit les couples de même sexe et favorise laencore, à cette date et pour le dire vite, production de nouveaux rituels sociauxsi les homosexuels font famille, c’est donnant une visibilité qui reflète uncelle magnifique et lamentable des incontestable mouvement du corpsnerveux dont Proust dira « qu’elle est le social où – comme le note Judith Butlersel de la terre. Tout ce que nous – « les lignes de partage du viable et duconnaissons de grand nous vient des vivable dans la culture ont bougé ».nerveux. Ce sont eux et non pas Mais cette loi portée par une démarched’autres qui ont fondé les religions et communautaire a ceci de remarquablecomposé les chefs-d’œuvre. »139 Bref, il (au regard de ce qui se fera dansfaudra attendre la rupture introduite par d’autres pays) qu’elle a un caractèrel’épidémie de sida à l’orée des années universel. Le législateur a considéré à1980 pour qu’émerge sur la scène l’époque que le pacs constituait unepublique une demande de troisième voie entre le mariage et lereconnaissance juridique proposant une concubinage et ce, quelle que soitarticulation entre libido homosexuelle et l’orientation sexuelle des contractants.lien social qui ne se réduit pas au régime D’ailleurs cinq ans après l’adoption duproductif des sublimations. Cette pacs, la gauche socialiste et la droitedemande de reconnaissance juridique seront paradoxalement d’accord poursera formulée par celles et ceux qui considérer cette loi suffisante, donc,auront à faire face collectivement à qu’il n’y a pas lieu de débattre sur lel’expérience de la maladie, de la perte mariage. La question s’imposeet du deuil. véritablement dans le débat public le jour où Stéphane Chapin, aide-soignant On a oublié la honte, le désarroi, et Bertrand Charpentier, magasinier, sele rejet dont furent victimes les premiers présentent de leur propre chef à la mairie de Bègles pour être mariés, ce M. FOUCAULT, « Le jeu de Michel qui sera fait le 5 juin 2004. Bien sûr, il y aFoucault », Dits et écrits 1954-1988, tome III 1976- un contexte favorisant qu’a décrit le1979, Gallimard, 1994, p. 322. juriste Daniel Borrillo140. D’abord un fait divers : l’agression de Sébastien138 « L'hétérosexisme sévit aussi à gauche », 140Les cahiers du GRIF, 1978, vol. 20, p. 44-47.139 M. PROUST, A la recherche du temps D. BORRILLO, « Histoire du mariage pourperdu, Gallimard, coll. La Pléiade, t. 2, p. 601. tous : les origines provinciales », Mediapart.fr, 29 janvier 2013, (consulté le 18/10/2015). 86

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNENouchet, brûlé vif le 16 janvier 2004141 deuil et le droit 144 . Bref, l’inconscientparce qu’homosexuel qui suscitera homosexuel a produit un rapport àl’émotion de la classe politique. Ensuite, l’autre qui change l’Autre.la publication dans Le Monde du 17mars 2004 du Manifeste pour l’égalité III. Les études de genre « toutdes droits qui propose une articulation contre » la psychanalyseentre homophobie et discrimination àl’égard des couples de même sexe et Du débat public sur le pacs à lades familles homoparentales. Mais les loi autorisant le mariage pour lesdeux provinciaux ne sont pas des couples de même sexe et l’adoption,militants, ils n’ont pas un discours rodé, ils bon nombre de psychanalystes aussiexpliquent ainsi leur envie de noces bien affiliés à l’IPA que référés àofficielles : « Les gens qui s’aiment se l’enseignement de Lacan ont cru devoirmarient. Dans nos familles, c’est ce que prendre part - et partie - oubliant que latout le monde fait. » 142 Ces gens meilleur chose qu’un psychanalystemodestes ne sont pas un couple idéal sache faire est d’abord de se taire. Ilmais actent par leur demande que ce n’est pas utile ici de rappeler ni dequi jusqu’à présent était impensable, discuter les propos tenus. D’une partn’est que l’effet d’un impensé. parce que cela est déjà fait : on se reportera avec profit aux travaux de Par conséquent, à faire Laurie Laufer145 ou de Thamy Ayouch146apercevoir, même à grands traits, les qui ont récemment développé desprincipales étapes qui ont conduit à analyses interrogeant les termes dul’ouverture du mariage aux couples de débat et les conséquences qui s’enmême sexe, nous en déduisons qu’au déduisent pour la recherche endelà de l’intérêt, c’est bien le désir qui psychanalyse. D’autre part, même s’ilest une force de transformation sociale. est tentant de dénoncer encore etD’Heinrich Marx l’inconnu aux mariés de toujours des déclarations graveleuses,Bègles en passant par la longue cohorte mesquines ou avilissantes, ne reconduit-des militants de la lutte contre le sida, on pas (malgré soi) en rappelant desnous relevons avec Markos Zafiropoulos positions déjà connues, ce qu’onque « les solutions sociales de dénonce ? En les constituant commel’inconscient homosexuel »143 fomentées référence ou point initial du débat,par ceux et celles qui n’acceptèrent n’est-ce pas une manière de donnerpas ce qui advenait, sont celles qui ont crédit à des travaux dont la portéemotivées le remaniement des règles de heuristique ne mérite pas une tellel’alliance et de la filiation en Occident audience ? Plus fondamentalement,ces vingt dernières années. Il n’est donc fait-on de la science lorsqu’on entre enpas excessif de dire que l’épidémie de débat avec des auteurs chez qui lesida a défait, donc mis en évidence, des jugement de valeur ou l’idéologieformes de parentés alternatives pré- prennent le pas sur l’établissement desexistant à son apparition mais quirestaient inaudibles pour l’Autre social 144car publiquement inavouables et qui setrouvent désormais légitimées par le L LE CORRE, « Homosexualité masculine et sida : entre impasse identitaire et héroïsme de141 la perte », Synapse, juin 2005, n°216, pp. 29-32. Les circonstances dans lesquelles sont 145survenues les brûlures n’ont pas jamais étéélucidées. Par conséquent, le 12 avril 2007, la L. LAUFER, « Ce que le genre fait à lacour d’appel de Douai prononcera un non-lieu psychanalyse », Qu’est-ce que le genre ?, Payot,définitif ; (source Wikipédia). 2014, pp. 191-212.142 146 « Stéphane et Bertrand, deux bagues à T. AYOUCH, « L'injure diagnostique. PourBègles », Libération, édition du 28 janvier 2013. une anthropologie de la143 psychanalyse », Cultures-Kairós, 2015, M. ZAFIROPOULOS, Du Père mort audéclin du père de famille. Où va la n°5, \"L'inconscient freudien : débats et pratiques\".psychanalyse ?, PUF, 2014, p. 33. http://revues.mshparisnord.org/cultureskairos/ind ex.php?id=1055 87

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEfaits et la clinique ? Autrement dit, n’est- sciences affines à la psychanalyse pouril pas préférable de porter l’attention – isoler et liquider les préjugés qui leet la critique – sur des travaux qui visent, travaillent. « Dans la conception deplutôt que les pleurnicheries affolées et l’inversion, les points de vue de lahaineuses sur le déclin du monde et le pathologie ont été relayés par ceux devide du ciel –, la transformation de ce l’anthropologie » déclare Freud dans lesque véhicule le champ freudien, le Trois essais sur la théorie sexuelle quividage des préjugés qui accompagnent trouve dans cette discipline unel’acte analytique, la réflexion sur les ressource fondamentale pour penser laconditions de production du savoir variation des sexualités et de leurspsychanalytique et les limites de ses modalités, articulée au sexuel -conditions ? Bref, de s’inscrire dans le principalement la disjonction entre ladésir de Freud qui, pour reprendre une pulsion et l’objet. Mais, troisièmement,formule de Paul-Laurent Assoun, sut se cette démarche qui engage lamettre « en place de premier scripteur dénaturalisation de la sexualité trouvedu réel inconscient ». A ce titre, il est utile sa vérification par la clinique et – pour lede rappeler rapidement ce qui dire vite – l’autoanalyse, soit, s’agissantcaractérise le positionnement de Freud des effets du fait homosexuel en lui, lavis-à-vis des homosexuels de son temps manière par laquelle Freud nous revientpour mesurer la portée du geste dans toute la maitrise de sa proprefreudien qui se déduit de la radicalité question homosexuelle pour en avoirde son positionnement reconnu sa part d’assujettissement. Parépistémologique. conséquent, à inscrire nos pas dans ceux de Freud, nous rencontronsPremièrement, dès ses premiers aujourd’hui les études de genre dont un certain nombre de leur représentantstravaux sur le thème, Freud problématise travaillent à partir, notamment, du dit freudien : par exemple Judith Butler,le fait homosexuel à partir de son rejet Teresa de Lauretis ou Gayle Rubin qui avance dès les années 1980, celasocial147. Ce point est fondamental car mérite d’être souligné, que la psychanalyse est une théorie du genre.c’est ce qui lui permet de se déprendre Bref, pour paraphraser la jolie formule de Fabrice Bourlez, ce ne sont pas lesde ce que Foucault nomme études de genre contre la psychanalyse, mais « tout contre » la« l’ensemble perversion-hérédité- psychanalyse.149dégénérescence » qui caractérise les IV Le mythe de la parenté hétérosexuelleattendus scientifiques de son temps. Enfin, il nous reste à porter l’attentionAutrement dit, Freud considère très tôt sur les militants de « la manif pour tous », principal collectif d’associations àque s’il y a problème, ce n’est pas l’origine des plus importantes manifestations d’opposition au projet del’homosexualité mais son rejet social. Ce loi, devenu parti politique depuis avril 2015. L’ampleur des manifestations, lespoint, pourtant crucial, n’est pas dérapages divers qui les ont émaillés, la violence des propos méritent d’y portervraiment aperçu par notre attention. L’idéal familialiste et réactionnaire qui s’y déploie situecommunauté. Ce positionnement l’homosexualité comme arrêt duépistémologique lui permettra 149principalement au cours de l’année1910 de produire une définition du faithomosexuel qui ne se réduit pas auchoix d’objet pour le même sexe 148 .Deuxièmement, Freud s’appuie sur les147 L. LE CORRE, L’homosexualité de Freud.Première contribution à une anthropologiepsychanalytique de l’homosexualité masculine,Université de Paris 7, 3 vol., thèse soutenue le 28février 2015.148 Nous avons mis en évidence dans notre F. BOURLEZ, « L’Epistémologie du placardthèse que plus Freud condense son lexique pour comme orientation pour un gay ça-voir »,dire le fait homosexuel au point de le réduire à un Subversion lacanienne des théories du genre (F.seul terme, plus celui-ci condense de Fajnwaks et C. Leguil dir.), Editions Michèle, 2015,significations. Voir op. cit. p. 89-106. 88

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEdéveloppement psychosexuel dont les paraît divisée sur ce point : rappelonsconséquences affolantes pour le socialsigneraient la faillite des repères de par exemple que la revue Témoignagenotre modernité. S’agissant del’homoparentalité, s’y décrète chrétien a soutenu dans ses colonnes lel’inévitable destin psychosé des enfantsissus de couples homosexuels là où, à projet de loi ouvrant le mariage auxSan-Francisco notamment, on en est àdeviser sur l’ordinaire familial des homosexuel(le)s ou encore les travauxparentèles homosexuelles entourées deleurs petits-enfants. La mal nommée du Père dominicain Adriano Oliva qui« théorie du gender » convoquéecomme idéologie au principe des déclare : « Les communautésévolutions délétères du droit françaisqu’ils entendent dénoncer, apparaît - chrétiennes et les fidèles manifestentnous somme plusieurs à le penser -comme une manière de nationaliser la aujourd’hui des compréhensions depolémique. « Un tel extrémisme, déclarele sociologue Jeffrey Weeks, peut aussi l’homosexualité assez diversifiées, quiêtre vu comme l’aveu implicite qu’àl’échelle de la planète, dans ce monde peuvent s’éloigner – parfoisglobal où nous vivons maintenant,certaines valeurs libérales (l’autonomie radicalement – de l’enseignementde l’individu, le libre choix de sesorientations) font définitivement partie actuel du Magistère. »152de nos existences, et que lesmouvements féministes ou LGBT sont Or, comme le souligne Markosdéfinitivement parvenus à remettre en Zafiropoulos, « la fonction symbolique estquestion nombre de ces ‘’ valeurs au principe de la production destraditionnelles ’’ et de ces normes de formations sociales et de leurs malaises ;comportement, d’identité ou de (…) le sujet de la névrose, ou encore lerelation, qui, jusqu’alors, avaient force sujet de l’inconscient, est déterminé parde loi. »150 les institutions, les systèmes des idéaux, les rites et les mythes, les structures de laOr, en portant l’attention sur les parenté et, plus généralement, les règles du langage et de la fonctionmilitants de la « Manif pour tous », il s’agit symbolique. » 153 Quel est donc le changement symbolique produit parmaintenant d’expliciter l’idée avancée l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, changement qui s’estpréalablement selon laquelle traduit par une angoisse telle qu’elle jeta dans la rue des individus quil’inconscient homosexuel a produit un n’hésitèrent pas à manifester pour le maintien d’une discrimination ?rapport à l’autre qui change l’Autre. Dès L’ouverture du mariage républicain aux homosexuel(le)s signifie qu’ils ou ellesles années 1930, Lacan énonce qu’un accèdent, à la différence du pacs, à la mise en scène de l’union, à la paroleopérateur de la structuration de la performative du maire ou de son représentant, mais aussi à la solennité etsubjectivité psychique n’apparaît que la publicité officielle qui sont les conditions nécessaires au passage duquand celui-ci est dégradé 151 . Cette contrat privé à l’institution154. Un livret de famille est remis aux contractants quioption épistémologique peut contribuer deviennent, de droit, parents s’ils ont des enfants. Or, comme le coupleà comprendre les enjeux sous-jacents homosexuel est par essence infertile, l’ouverture du mariage aux couples ded’une mobilisation sociale qui ne peutse réduire à une querelle entre pro etanticatholique, tant l’Eglise elle-même 152150 A. OLIVA, Amours. L’Eglise, les divorcés remariés, les couples homosexuels, Le Cerf, 2015, J. WEEKS, Sexualité, Paris, PUL, 2014, p. 12. p. 75.151 153 J. LACAN, « Les complexes familiaux », M. ZAFIROPOULOS, op. cit., p. 33.Autres écrits, Editions du Seuil, 2001, pp. 23-84.Pour un commentaire renouvelé de ce texte en 154ses assises anthropologiques, voir : ZafiropoulosMarkos, Lacan et les sciences sociales, PUF, 2001, W. RAULT, « Ce que le pacs fait aupp. 27-60. mariage gai et lesbien », Mariages et homosexualités dans le monde, op. cit.,, p. 118- 119. 89

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEmême sexe acte la disjonction entre d’évoquer, oblitérait précisément cettefiliation et procréation et renvoie la disjonction entre filiation et procréationparenté, non à un processus naturel, à l’aide d’une construction juridique :mais à une construction juridique et tout mari est le père de ses enfants dit lasociale. Autrement dit, ce que nous loi… fussent-ils engendrés par le laitier.apercevons désormais, du point de vuedu symbolique, c’est que la parenté Nous pouvons donc désormaishétérosexuelle est un mythe. Par mieux comprendre en quoi l’accès desconséquent, ce qui est ainsi mis en couples de même sexe au mariagelumière c’est ce que Bourdieu nomme le participe d’une dégradation de la« processus complexe de ‘’socialisation structuration de la subjectivitédu sexuel’’ »155, c’est-à-dire l’ensemble psychique. Bien sûr il ne s’agit pas dedes dispositifs organisant la répression déclarer ici que l’ouverture du mariagepulsionnelle au service du lien social. aux couples de même sexe serait laCar sous nos latitudes comme ailleurs, forme dégradée d’une quelconquetout fait organisateur du social se faillite civilisationnelle. Bien plutôt, ilsoutient d’un mythe – ici celui de la s’agit d’affirmer que cette ouverturenaturalité de la parenté, du reste, tout à révèle ce qui du sexuel restait jusqu’alorsla fois homologué et déconstruit par le caché en venant troubler l’un desdiscours de la science. Or, si nous vivons fondements du contrat matrimonial quidans la douce évidence que nos fait du mari le père, quelque soit leparents sont… nos parents, le roman géniteur et les cas particuliers defamilial des névrosés foisonne de l’adoption. Pour rappel en effet, lafantaisies où ni le père, ni la mère - présomption de paternité consiste encontre tout évidence - ne sont les l’attribution à l’époux de la paternitégéniteurs : tel analysant se présente à des enfants mis au monde par samoi en me racontant qu'il a été trouvé à conjointe. Elle a été exprimée parla porte par ses parents qui venaient l’adage du jurisconsulte Paul à savoir :d'entendre le tintement de la sonnette ; « le père est celui que le mariagetel autre qu'il a été choisi dans un désigne ».supermarché à bébés ; du côté desmythes populaires il y a la sympathique Bref, le « processus complexe decigogne qui apporte le petit d'homme socialisation du sexuel » se trouve icidélicatement emmailloté dans un linge, enrayé par un mouvement deet puis il y a aussi ces histoires de choux « sexualisation du social » car sinon,et de roses, etc. Qu'apprenons-nous ici ? comment comprendre l’angoisse deQue le mythe individuel tente de donner ces manifestants si ce n’est enune origine à l'origine, que le sujet de présumant qu’ils et elles ne peuventl'inconscient n'est pas dupe, pour peu endosser l’idée d’une scène primitivequ'il veuille en savoir quelque chose, des homosexuelle ce que pourtant laisseconditions symboliques de sa entendre l’ouverture du mariage auxconception où l'argument biologique couples de même sexe ? Car, c’est bienpèse finalement bien peu car il ne s'agit de notre mythe des origines qu’il s’agitpas d'être géniteur pour être père ou ici, mythe des origines riche désormaismère. Autrement dit, la capacité d’une nouvelle variante qui signe laprocréative ne donne pas de fécondité du registre symbolique aucompétences éducatives156. Or, nous en cœur de notre modernité.déduisons qu’avant son ouverture auxcouples de même sexe, la loi sur le mariage, selon la logique desocialisation du sexuel que nous venons155 P. BOURDIEU, Méditations pascaliennes,Editions du Seuil, coll. Points essai n°507, p. 239.156 M. IACUB, Le crime était presque sexuel,Epel, 2002, p. 215-227. 90

Une photo “quantique” du chat deSYGNE SchrödingerREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNE Si l’on admet généralement dans le champ psychanalytique que le discours de la science emporte avec lui la forclusion du sujet, encore faut-il rester attentif aux variations historiques de cediscours, et l’on sera peut être alors surpris de s’apercevoir que la physique des quanta semble bien aujourd’hui tentée de réintroduire une théorie du sujet comme opérateur propre à résoudre les paradoxes qu’elle met au jour comme le montre cet article de François Jaeglé sur le physicien Christopher Fuchs et notamment sur ce qu’il appelle les paradoxes de la théorie quantique, bien dans l’esprit de Sygne. Markos Zafiropoulos « LE SUJET ET LA PHYSIQUE QUANTIQUE » FRANÇOIS JAEGLÉ 91

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEChristopher Fuchs – dont je traduis Dans l’idée que jusqu’à présent ci-après une interview qu’il a les hommes se font des lois de la donnée à la revue Quanta physique, la fonction d'onde serait uneMagazine, où il évoque son lien avec les loi de la nature elle-même.fondements conceptuels même de lathéorie quantique – est un physicien Pour dire les choses autrement,parmi les plus prolifiques en théorie les hommes pensent que la fonctionquantique de l’information (Ordinateur d’onde est une description objectiveQuantique, Logique Quantique, d'une réalité objective indépendanteCryptographie, et traitement quantique de leur présence et du regard qu’ilsde l’information). portent sur cette réalité. Il est à l’origine de l’interprétation De même qu’ils pensent que la loidite bayésienne de la physique de la gravitation, les lois dequantique (autrement appelée QBism). l’électromagnétisme et celles de laCette interprétation semble résoudre relativité sont des descriptions objectivestous les paradoxes connus de la théorie, d’une réalité objective.un seul résiste : « Pourquoi les quanta ».Un peu comme si on posait à un Mais quelque chose cloche danspsychanalyste la question : « Pourquoi cette croyance autour de la fonctionl’inconscient ? ». d’onde et ce qui cloche est à l’origine de paradoxes si gênants, qu’après unChristopher Fuchs décrit la siècle de débats on ne parvient toujours pas à s’entendre sur la significationphysique comme l’interaction profonde de toute cette histoire quantique.dynamique entre la narration d’une On parvient d’autant moins àhistoire et l'écriture des équations. s’entendre sur la signification profonde de cette histoire que si elle est Aucun des deux termes, l’histoire interprétée par certains comme laqu’on se raconte, le mythe que l’on métaphore d’une difficulté à dire unecrée en quelque sorte, et l’écriture des vérité physique, le type de physiqueéquations n’existe sans l’autre. rendue possible par le mythe lui-même est d’une précision si redoutable dansEt en effet, Fuchs, physicien à ses prédictions et d’une efficacité tellement insurpassée dans sesl'Université du Massachusetts (Boston), a applications, industrielles, médicales ou bien militaires que se poser la questionune histoire radicale à raconter. de son sens profond semble vain.L'histoire est appelée QBism, et c’est Autrement dit ça marche tellement bien, pourquoi débattre de laquelque chose du genre : Il était une fois question du sens ?une fonction d'onde mise en équation La réponse que donne Fuchs à cette interrogation est intéressante et onpar Erwin Schrödinger. Une fois posée la retrouvera dans la toute première réponse de son interview.l’équation de la fonction d’onde pour On verra aussi que Fuchs attendun système donné, et après bien des d’une ontologie du sujet propre à la psychanalyse, une aide à ladiscussions au sein de divers congrès de compréhension des fondements conceptuels de la théorie quantique dephysique il fut annoncé que cette l’information.fonction d’onde décrivait Avec deux autres théoriciens de la physique quantique, Caves Carlton etcomplètement l'état physique du Rüdiger Schack, Fuchs a formellementsystème considéré. Prenons l’équation de la fonctiond’onde d’une particule par exemple.On dit que la forme de la fonctiond'onde de cette particule, contient lesprobabilités pour tous les résultats detoutes les mesures qu’un observateurpeut effectuer sur la particule. 92

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEétabli, au milieu des années 90 les nombreux mystères parmi les plusprobabilités qui gravitent autour de la profonds de la théorie quantique.fonction d'onde comme desprobabilités bayésiennes, c’est-à-dire Prenez, par exemple,comme des degrés de croyances « l'effondrement de la fonction d'onde ».subjectives placés sur le système Notion infâme selon laquelle lesobservé. systèmes quantiques transitionnent inexplicablement à partir de plusieurs Les Probabilités de Bayes états simultanés dans une seule réalité.(mathématicien anglais du 18ème) Paradoxe de la Superposition dereprises et formalisées entièrement par plusieurs réalités qui se donnent à voir enLaplace au 19ème, peuvent être une seule pendant que les autresconsidérées comme des attitudes de disparaissent mystérieusement.jeu qui reviennent à placer des paris surdes résultats de mesure. Selon QBism, « l'effondrement » de la fonction d'onde c’est tout simplement Les attitudes de jeux, c’est-à-dire l'observateur qui remet à jour sesce que l’on parie sur tel ou tel résultat convictions après avoir fait une mesure.de la mesure en cours, sont actualiséesdès que de nouveaux résultats Prenez ensuite l’Action fantôme àsurviennent. Autrement dit, dès que la distance, dans laquelle la mesureconnaissance de ce qui peut advenir effectuée par un observateur sur uneaugmente ou diminue. Ce point est particule située ici effondreessentiel : instantanément la fonction d'onde d'une autre particule située là-bas.1. C’est un pari dans lequel le Paradoxe de localité quichoix personnel de ce qui est contredit la limite temporelle qu’impose la vitesse de la lumière aux interactionspertinent pour donner une valeur à distance.à la mise (la mise du pari) est Comment est-ce que la mesure réalisée ici peut affecter instantanémentl’élément décisif. Un peu comme le résultat d'une mesure qu'un second observateur fera là-bas ? (Toujours lesi la construction de la réalité que paradoxe de localité, qui apparaît selon les interprétations non bayésiennes de laj’observe se faisait à partir de mes Physique Quantique qui considèrent que la fonction d’onde est dans lapropres fantasmes que je nature, elle n’est pas une histoire qu’on raconte).réactualise en fonction de ce qui Pour Fuchs, en fait, cela ne sem’apparaît réel au cours de mes produit pas. Puisque selon QBism la fonction d'onde ne fait pas partie duexpériences vécues. système lui-même, chaque observateur dispose de sa propre fonction d’onde.2. L’interprétation subjective Ma fonction d'onde n'a donc pas à s’aligner sur la vôtre. (Ma subjectivité estdes résultats me permet mienne). La mesure locale fournit simplement des informations qued’influencer le pari suivant. l'observateur peut utiliser pour parier sur l'état de la particule lointaine s’il devait En d'autres termes, Fuchs a promu entrer en contact avec elle.l’idée selon laquelle, la fonction d'ondene décrit pas le monde, la fonction Une particule quantique peutd’onde décrit l'observateur face au être dans une gamme d'états possibles.monde (le parieur qui observe les tirages Lorsqu'un observateur effectue unestatistiques et cherche à mesurer une mesure, elle « effondre » instantanémentgrandeur physique). « La mécanique la fonction d'onde dans l’un des étatsquantique, dit-il, est une loi de la possibles. QBism fait valoir que cetpensée. »« Mechanica quantica lexcogitationis est. » Quantum Bayesianism ou QBism,ainsi que Fuchs nomme cetteinterprétation à présent, résout de 93

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEeffondrement n’est pas mystérieux. Il fonction d’onde de la particule,reflète tout simplement la connaissance l’interaction n’effondre pas la fonctionmise à jour de l'observateur. Il ne savait d’onde de l’observateur lui-même.pas où la particule était avant lamesure. La fonction d’onde ne permet Tout cela est bel et bon jusqu'àpas de savoir où la particule était avant ce qu'un second observateur viennela mesure, la fonction d’onde indique observer le premier observateur. Enune certaine probabilité, mais les effet, le système quantiqueprobabilités sont elles aussi le résultat « Observateur 1 + Objet observé » est vud’un mythe et l’effondrement de la depuis Observateur 2 comme ayant unefonction d’onde correspond au moment fonction d’onde propre et donc unede la mesure à la détermination exacte certaine densité de probabilité aude son état – position ou vitesse ou spin moment de l’effondrement/mesure quiou énergie... Maintenant qu’il a mesuré sera différente de celle deil le sait parfaitement et de manière « Observateur1 ».déterministe. Le déterminisme n’est pasdans la théorie, qui reste parfaitement Ça ne va plus du tout !!!!probabiliste, le déterminisme est dans lamesure. Comme une construction qu’un Il n’y a pas de résultatsujet peut faire de la réalité reste un d’observation indépendante defantasme, jusqu’au moment où ce l’observateur. Les choses n’existent pasfantasme devient une réalité vécue par de la même manière selon qui est celuile sujet au moment où le sujet confronte qui observe, fût-ce le même objet quison fantasme aux autres fantasmes sous est observé par les observateurs auforme de mythes que la société dans même instant !!!!son ensemble a érigé en réalité. Et cela n’a rien à voir avecQBism est une solution très l’observateur relativiste qui voit un écoulement du temps différent selonintéressante parmi les multiples qu’il est ou non au repos par rapport à ce qu’il observe.interprétations de l'étrangeté quantique L’observateur relativiste peutdont les plus connues sont : toujours se mettre à la place de ce qu’il observe grâce aux « transformations de- Multi-Univers Lorentz » qui lui permettent d’observer en quelque sorte par-dessus l’épaule du- Copenhague premier observateur dont nous parlons plus haut et de conserver les même lois- Logique Quantique de la physique entre ce qui est observé et celui qui observe.- QBism Pour justifier cela l’observateur de- Bohmiste (Ithaca) Copenhague n’obéit pas aux mêmes lois physiques que celui qui l’observe et- Action Locale dans le monde de Copenhague, c’est absurde. Il ne peut y avoir durablement- Action non-Locale des lois physiques différentes pour les uns et pour les autres.- Correlation sans Correlata Pour résoudre ce paradoxe on a- Fonction d’onde la très fameuse interprétation « Multi univers ou Multivers ».Subjectiviste/Objectiviste L’interprétation « Multi Univers ou- Eclairage Nature/Eclairage Multivers » prétend que l'univers et tous ses observateurs sont décrits par uneConscience fonction d'onde unique, géante qui jamais ne s’effondre. La traditionnelle « interprétationde Copenhague », celle qui est Ainsi il existe une espèce de lieuenseignée aux étudiants de maîtrise et de « grande unification », le Multivers,DEA, traite l'observateur extérieur enquelque sorte face à une natureétrange munie des pouvoirs mystérieuxd’effondrement de la fonction d'onde. Dans cette interprétation deCopenhague, l’observateur est lui régipar des lois de la physique qui sontdifférentes de celles qui régissent ce quiest observé, s’il est clair que l’interactionavec ce qu’il observe effondre la 94

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEqui contient dans sa réalité d’existence QBism, de son coté, traite latout, absolument tous les cas possibles fonction d'onde comme une descriptionde ce qui peut se passer. Notre univers de la connaissance subjective d'un seuln’est qu’un parmi les innombrables observateur.univers parallèles dans lesquels la réalitéquantique se déploie. (Le théoricien à Il résout tous les paradoxesl’origine de la théorie des Multivers est quantiques, mais au prix nonHugh Everett, comme Fuchs doctorant négligeable de quelque chose quede Wheeler). nous pourrions appeler « réalité » qui serait remplacée par « construction du Cela résout ainsi le fait que de réel ».multiples observateurs ne voient pas lamême réalité puisque de toute façon Et c’est peut-être ce que laselon cette interprétation : mécanique quantique essaye depuis un moment de nous dire : Une réalité1. Toutes les réalités sont objective et singulière est une illusion.rigoureusement également QBism soulève par ailleurs une foule de questions nouvelles et toutespossibles, aussi mystérieuses.2. Il existe un lieu (le Multivers) Si la fonction d'onde décrit laoù l’on peut effectivement avoir psyché d’un observateur, l'observateurune fonction d’onde qui ne se doit-il d'être humain ? Est-ce ques’effondre pas en une seule l'observateur doit avoir une conscience,réalité singulière décrivant un et que fait-on de l’inconscient ?objet, mais rend compte (code)pour une infinité de phénomènes Et si la mécanique quantique nequi arrivent en parallèle au décrit pas une réalité extérieure, qu'est-même instant à l’objet que l’on ce alors qui décrit cette réalitéobserve dans des univers extérieure ?parallèles qui composent ceMultivers. Et comment une théorie qui ne décrit pas la réalité extérieure à Pour ceux à qui un ensemble de l’observateur, mais sa psychéréalités parallèles infinis est un prix trop relativement aux observations qu’ilélevé à payer pour éviter effectue sur le monde, peut être sil’effondrement de la fonction d'onde, il efficace dans ses applications effectivesy a toujours l'interprétation de Bohm, qui industrielles, médicales et militaires ?cherche à restaurer une réalité plusconcrète pour le monde en postulant Fuchs se débat avec cesl'existence d'une force de guidage de la questions, travaillant souvent à élaborerfonction d’onde qui imprègne l'univers ses pensées sous la forme d'e-mails. Seset régit le déterminisme grâce aux missives sont devenues légendaires.variables cachées non locales. Depuis deux décennies Fuchs les aMalheureusement, cette nouvelle réalité compilées dans des documentsest toujours hors de portée de toute énormes, les « samizdats » qui ont fait leexpérimentation scientifique puisque tour de la communauté des physicienspar nature elle comporte des variables et philosophes quantiques comme unecachées non locales, inatteignables sorte de manuscrit underground.donc par la mesure. Après que Fuchs a perdu sa Ces interprétations ont toutes maison dans le grand incendie de Losquelque chose en commun : Elles Alamos en mai 2000, il a décidé detraitent la fonction d'onde comme une sauvegarder les samizdats en lesdescription d'une réalité objective publiant sur le site de prépublicationpartagée par plusieurs observateurs. scientifique arxiv.org. C’est un document massif. Ils ont ensuite été publiés par Cambridge University Press en un livre de 500 pages. Un deuxième recueil 95

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEsamizdat a été émis 13 ans plus tard de d'aller vers les étoiles, les lois de la2300 pages supplémentaires. physique doivent être fausses. Les courriels révèlent l'esprit de - Quanta magazine : Vous avez finiFuchs et son personnage à la fois haut par suivre les cours de John Wheeleren couleur et rigoureux chercheur. - Christopher Fuchs : La première foisComme le physicien David Mermin aime que je suis allé à l'Université du Texas, ilà le dire, « Si Chris Fuchs n'avait pas se trouve que le gars que j'avais lu desexisté alors Dieu aurait été négligent en années auparavant, John Wheeler, étaitne l’inventant pas ». en fait un professeur de cette université.Interview de Christopher Fuchs : Je suis donc entré en fac de sciences et je me suis mis à lire certaines de ses- Quanta magazine : Vous avez dit : publications les plus récentes, dans« Je savais que je voulais devenir lesquelles il parlait de « loi sans loi ».Physicien, non pour l'amour de la Il disait des choses comme : « En fin dephysique, mais pour l'absence de compte, la seule loi est qu'il n'y a pas deconfiance que j'avais en cette loi ». Il n'y a pas de loi ultime de lascience ». physique. Toutes les lois de la physique- Christopher Fuchs : Gamin j'étais un sont modifiables et la mutabilité elle-grand fan de science-fiction. J'ai grandi même est un principe de la physique.dans une petite ville du Texas et j'adorais Il disait : il n'y a aucune loi de lal'idée des vols intersidéraux. physique qui n'ait pas été dépassée.Ça semblait inévitable, nous allions sur la J’ai vu et parlé avec John, et j’avais enlune, c’était juste la première étape. mémoire ma blague comme quoi les loisLa science étant sans limite nous allions de la physique doivent être fausses, et jebientôt faire les mêmes choses que dans me suis senti immensément attiré parStar Trek : aller sur des planètes extra cette idée que peut-être en fin desolaires, trouver de nouvelles créatures, compte il n'y a effectivement pas de loisavoir des aventures. de la physique.Donc, j'ai commencé à lire des livres sur Ce qu'il y a en place des lois, je ne saisla physique et les Voyages dans pas.l'espace, et c’est là que j'appris que le Mais si les lois ne sont pas à cent pourVoyage spatial serait difficile en raison cent valides comme description dudes grandes distances entre les étoiles. monde, peut-être alors y a-t-il une porteComment résoudre cela? de derrière ouverte qui nous rapprocheJ'ai appris de John Wheeler l'existence des étoiles. C'était tout un romantismedes trous noirs et des trous de ver, et que de jeunesse. A ce moment, Je n'avaispeut-être les trous de ver pourraient être même pas encore eu un cours deune façon de contourner le problème physique.de limite absolu de la vitesse de lalumière. - Quanta magazine : Dans un de vosOu alors nous pourrions aller au-delà de documents, vous mentionnez ce quela limite de cette vitesse en utilisant des Erwin Schrödinger a écrit à propos departicules exotiques appelées tachyons. l'influence grecque sur notre conceptJe dévorais toutes ces choses dans la de réalité, et qu'il y a une contingencelittérature. historique dans le fait que nous parlionsLa plupart se sont avérées être assez de la réalité sans y inclure le sujet de laimprobables ; les trous de vers étaient personne qui produit ce discours survraiment une solution cette réalité même. Êtes-vous en trainmathématiquement totalement instable d'essayer de rompre le charme de laet personne ne croyait vraiment aux pensée grecque ?tachyons. Finalement, le message pour - Christopher Fuchs : Schrödingermoi était que la physique ne nous pensait que les Grecs avaient une sortepermettrait pas d'atteindre les étoiles. d'emprise sur notre mode de pensée. IlsUn peu comme une blague, je disais à furent les premiers à s’apercevoir que lames potes, si les lois de la physique ne seule façon de faire des progrès dans lasont pas en mesure de nous permettre réflexion sur le monde était d'en parler 96

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEen excluant le « sujet connaissant » en Maintenant que cela est fait, il estelle. difficile de revenir en arrière. Je penseL’interprétation QBist de la physique que la plus grande peur à propos dequantique va contre cette notion où QBism est précisément ceci : Sons'origine la pensée scientifique depuis les message est anthropocentrique.Grecs, en disant que la mécanique En effet le sentiment est que nous avonsquantique n'est pas un discours à fait un progrès avec Copernic, et celapropos du monde indépendamment de serait un pas en arrière.nous, au contraire c'est précisément à Or je pense que si nous voulons vraimentpropos de nous dans le monde. un univers auquel on donne la possibilitéPas sur la façon dont le monde est sans d'un sans limites ultimes (Non Localité,nous ; à la place, c'est précisément de Vitesse de la lumière, Distance etc...),nous, sujet pensant et effectuant des cela est exactement là où vous devezmesures dans le monde dont il s'agit. aller.L'objet de la théorie quantique n'est pasle monde sans nous, mais nous-dans-le- - Quanta magazine : Quel discoursmonde, peut-être l'interface entre les QBism porte sur ces limites ?deux. - Christopher Fuchs : Une façon de voirCette approche nous permet d'aborder les choses est que les lois de la physiquede front tous les paradoxes et de les ne disent rien sur les choses « là dehors ».résoudre un à un. Le paradoxe de Au contraire, ces lois sont les meilleureslocalité, de causalité et celui de réalité expressions, dans nos états les plustout autant. Le seul paradoxe que ne intimes, de ce que sont nos propresrésout pas QBism est celui posé par limites. Quand nous disons que la vitesseWheeler : « Pourquoi les Quanta ». de la lumière est la limite ultime de toutePourquoi avons-nous besoin des quanta vitesse, nous disons que nous nepour décrire notre rapport au monde ? pouvons pas aller au-delà de la vitesseCar nous restons cohérents, si la théorie de la lumière.ne décrit pas la réalité mais nous dans la Mais tout comme nos cerveaux sontréalité alors les quanta ne sont pas la devenus plus volumineux grâce àréalité ultime du monde, la théorie nous l'évolution darwinienne, on peutdécrit nous les sujets parlant du monde imaginer que, finalement, nouset mesurant certaines grandeurs, et il se évoluerons à un stade où nous pourronstrouve que nous avons besoin des tirer avantage de choses présentes dansquantas pour parler du monde et le l’univers dont il est impossible de tirermesurer. Pourquoi ? avantage maintenant.La réponse à cette question est sans Nous pourrions appeler ces chosesdoute anthropologique ou plus encore « changements dans les lois de lapsychanalytique mais on ne trouvera physique ».certainement pas une réponse dans la Habituellement, nous pensons l'universphysique. comme cette chose rigide qui ne peut pas être changée.- Quanta magazine : C'est tellement Au lieu de cela, nous devrionsancré en nous de penser le monde en méthodologiquement supposer tout lenous en excluant. La remise en cause contraire: que l'univers est devant nousde ce paradigme nous rappelle le afin que nous puissions le façonner, qu'ilquestionnement d'Einstein sur l'espace peut être modifié, et qu'il nous contient.et le temps – ces caractéristiques du Nous comprenons nos limites enmonde qui semblaient si absolue que remarquant combien l'univers nouspersonne ne pensait même à les contient.interroger.- Christopher Fuchs : On dit que les - Quanta magazine : Parlons decivilisations antérieures ne savaient pas probabilité.très bien comment distinguer l'objectif - Christopher Fuchs : Les Probabilitésdu subjectif. Mais une fois que l'idée de n’existent pas !séparer les deux fut admise, nous Bruno de Finetti, dans l'introduction à sesdevions alors faire cette distinction, et deux volumes sur la théorie desen gros, le rôle de la science serait de probabilités, écrit dans toutes lettres ets'occuper de l'objectif. en majuscules « PROBABILITIES DOES NOT 97

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEEXIST ». Il dit qu'elles vont finir comme la - Christopher Fuchs : Oui, elles n'existent pas comme quelque chosephlogistique, les sorcières, les elfes et les dans le monde sans un acteur (généralement humain) dans le jeu.fées. Mais supposons que vous vous soyezQuand les fondateurs de la mécanique vous-même convaincu que la bonne façon de comprendre les probabilités,quantique se sont rendu compte que la la façon la plus communément diffusée, est la description de l'incertitude et dethéorie décrit le monde en termes de l'ignorance du phénomène observé.probabilités, ils ont pris cela comme Maintenant, il y a toute une gamme de positions que vous pourriez prendre.voulant dire que le monde lui-même est Selon le statisticien bayésien I. J. Bon, il yprobabiliste. a 46656 variétés (surfaces topologiques dans un espace de dimensions n).À l'époque de Pierre-Simon Laplace, les Lorsque nous avons commencé àprobabilités ont été pensées comme travailler sur le Bayesianism quantique, nous avons essayé de prendre positionune déclaration subjective – vous ne sur les probabilités en nous approchant de la position d’E. T Jaynes : Noussavez pas tout, mais vous pouvez gérer admettrons que les probabilités sont dans nos têtes – mes probabilités sonten quantifiant vos connaissances. dans ma tête, vos probabilités sont dans votre tête – mais si je fonde mesMais dans le courant de la fin des probabilités sur les mêmes informations que vous fondez les vôtres, nos résultatsannées 1800 et au début des années de calculs des probabilités doivent être les mêmes. Conditionnés sur1900, les probabilités ont commencé à l'information dont nous disposons, ils doivent être objectifs.surgir d'une manière qui semblait Dans le spectre des 46 656 variétés,objective. Les gens se sont mis à utiliser cette position est appelée « Objectif Bayesianism ». Objectivité Bayésiennedes méthodes statistiques pour À l'autre extrémité du spectre est Brunodéterminer les choses qui pourraient être de Finetti.mesurées en laboratoire – des choses Il dit qu'il n'y a aucune raison que ce soit pour que mes probabilités et les vôtrescomme la chaleur. correspondent, parce que les miennes sont basées sur mon expérience et lesAlors, les gens ont compris, si cette vôtres sont basées sur votre expérience. Le mieux que nous pouvons faire, dansquantité se pose en raison de ce cas, si nous pensons que les probabilités sont semblables à desconsidérations probabilistes, et c'est un attitudes de jeu, est d'essayer de rendre une cohérence interne à l'ensemble dephénomène objectif, il faut que les nos attitudes de jeu personnel.probabilités soient objectives. Je devrais le faire avec la mienne, et vous avec la vôtre, et c'est le mieux queEnsuite, la mécanique quantique s'est nous puissions faire. Mettre en cohérence, c’est-à-dire nous donnerpliée à cette exigence. des règles de conduite de jeu identiques.La bande des physiciens deCopenhague (Schrödinger, Bohr,Eddington, Heisenberg...) étaitconvaincue de son interprétation car ilsfaisaient valoir la mécanique quantiquecomme une théorie complète, finie,fermée. Cette complétude a étésouvent utilisée pour signifier que toutesles fonctions de la théorie devraient êtredes caractéristiques objectives de lanature.Si états quantiques donnent probabilités,alors probabilités doivent égalementdonner caractéristiques objectives de lanature.De l'autre côté de la barrière, il y avaitAlbert Einstein, qui disait que lamécanique quantique ne pouvait êtrecomplète. Quand il décrit lesprobabilités en mécanique quantique, ilsemble les interpréter comme desdéclarations de connaissancesincomplètes, des états subjectifs.- Quanta magazine : Alors, quandvous dites que les probabilités n'existentpas, vous voulez dire qu'il n'y a pas deprobabilités objectives. 98

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEVoilà ce que de Finetti voulait dire utiliser les lois de transformation pour voirquand il dit qu'il n'existe pas de ce que l'autre observateur verra. Bohr aprobabilité. vraiment joué là-dessus. Il a joué des similitudes entre la mécaniqueIl voulait dire, prenons la position quantique et la relativité, et il ne pouvaitextrême. Au lieu de dire les probabilités pas comprendre pourquoi Einsteinsont pour la plupart dans ma tête, mais il n’acceptait pas la théorie quantique.y a quelques règles supplémentaires Mais je pense que les problèmes sontpour les ancrer encore au monde, il se différents.débarrassa de l'ancre. QBism comprend un résultat de mesureFinalement, mon collègue Rüdiger quantique comme une choseSchack et moi sentions que, pour être personnelle. Personne d'autre ne peut lecohérents, nous avons dû rompre les voir. Je vois ou vous voyez.liens avec Jaynes et aller davantagedans le sens de de Finetti. Là où Jaynes Il n'y a pas de transformation quis'est moqué de de Finetti, nous avons permette le passage d'une expériencepensé, en fait : voilà où réside la vraie personnelle à l'expérience personnellesolution. d'un autre. William James était tout simplement dans l'erreur quand il a- Quanta magazine : Est-ce à ce essayé de faire valoir que « deux espritsmoment que le nom a changé pour peuvent connaître une même chose ».passer de Bayesianism quantique àQBism ? Cela signifie-t-il, comme Arthur- Christopher Fuchs : Quantum Eddington l'a dit que les choses duBayesianism était trop imprononçable, monde c'est les choses de l'esprit ?donc j'ai commencé à l'appeler QBism.Dès que j’ai commencé à l’appeler QBism dirait : ce n'est pas que le mondeQBism, les gens lui ont marqué plus se construise à partir de choses qui nousd'attention ! sont extérieures comme les Grecs auraient eu tendance à le dire. Ni qu'ilMais mon collègue David Mermin a se construit à partir de choses qui nouscommencé à se plaindre en disant que sont intérieures, comme les idéalistes,QBism ne devrait vraiment pas signifier tels George Berkeley et Eddington,quantique Bayesianism car il y a auraient dit. Plutôt, les choses du mondebeaucoup de bayésiens là-bas qui ne sont dans le caractère de ce queseraient pas disposés du tout à chacun de nous rencontre à chaqueaccepter nos conclusions. Donc, il instant de sa vie - des choses qui ne sontvoulait l'appeler quantique Brunoism, ni en nous ni hors de nous, mais dans lapour Bruno de Finetti. Le problème avec notion même d'une coupure entre cescela est qu’il y a des parties de la deux monde intérieur et extérieur.métaphysique de QBism que même deFinetti ne serait pas disposé à accepter ! - Quanta magazine : Donc l'objectivité finalement arrive ?- Quanta magazine : Si la mécanique - Christopher Fuchs : Je l'espère. En finquantique est un manuel de l'utilisateur, de compte je considère QBism commecomme vous l'avez appelé, qui est une quête pour pointer vers quelquel'utilisateur ? Einstein a parlé des chose dans le monde et dire, voilà ceobservateurs, mais un observateur en qui est intrinsèque au monde. Mais je nemécanique quantique est différent d'un connais pas encore une réponseobservateur dans la relativité. définitive. La mécanique quantique est- Christopher Fuchs : L'autre jour, je une théorie mono-utilisateur, mais enparlais au philosophe Rob DiSalle. Il disait disséquant, vous pouvez apprendreque l'observateur n'est pas si quelque chose sur le monde dans lequelproblématique que ça en relativité, car nous sommes tous plongés.un observateur peut, pour ainsi dire,« regarder par-dessus l'épaule d'un autre Traiter la mécanique quantique commeobservateur ». J'aime cette manière de une théorie mono-utilisateur résoutdire. En d'autres termes, vous pouvez beaucoup de paradoxes, commeprendre ce que voit un observateur et l'action fantôme à distance. 99

SYGNEREVUE DE PSYCHANALYSE EN LIGNEOui, mais d'une manière que beaucoup « Mesures Symétriquesde gens trouvent troublante. L'histoirehabituelle du théorème de Bell est qu'il Informationnellement Complètes » - nomnous raconte que le monde doit êtrenon local. Qu'il y a vraiment une action horrible, presque aussi mauvais quefantôme à distance. bettabilitarianism (Pariabilité). EllesDonc, ils ont résolu un mystère enajoutant un sacrément grand mystère ! peuvent être utilisées pour réécrire laQuelle est cette non-localité ? Donnez-moi une théorie complète de cela. Mes règle de Born [la procédurecollègues QBists et moi pensons que ceque le théorème de Bell indique mathématique qui génère desvraiment est que les résultats desmesures sont des expériences, pas la probabilités en mécanique quantique]révélation de quelque chose qui estdéjà là. Bien sûr, d'autres pensent que dans une langue différente, selonnous avons abandonné la sciencecomme discipline, parce que nous laquelle il apparaît que la règle de Bornparlons de degrés de croyancesubjective. Mais nous pensons que cela permet, en quelque sorterésout toutes les énigmesfondamentales. La seule chose que profondément, une analyse du réel encela ne résout pas est la question deWheeler, pourquoi le quantique ? termes de situations hypothétiques.- Quanta magazine : Pourquoi le Si vous avez au fond de vous-même laquantique ? certitude – et pas tout le monde a cette- Christopher Fuchs : Je voudrais avoir certitude – que le vrai message de laplus d'une raison sensée à donner et mécanique quantique est que le mondecapable de rendre compte de cette est mou au niveau des articulations, qu'ilquestion fondamentale. y a vraiment contingence dans le monde, qu'il ne peut y avoir vraiment deJe suis aujourd’hui fasciné par ces belles nouveauté dans le monde, alors lestructures mathématiques appelées SIC, monde est toujours en terme de possibilités, tout le temps, et la mécanique quantique lie ensemble ces potentialités. Peut-être que 25 ans nous sépare de l'obtention des bonnes mathématiques, mais dans 25 ans nous allons avoir à nouveau cette conversation ! 100


Like this book? You can publish your book online for free in a few minutes!
Create your own flipbook