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No 134 Acteurs de l'économie

Published by AGEFI, 2017-02-14 07:28:05

Description: Janvier 2017

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ARuhvôenreg-nAelpes acteursdeleconomie.com Étienne Klein Limagrain Alila BANQUE SUISSE UN COLOSSE AUX PIEDS D’ARGILE Cité du design Martine Rebetez Mourad Merzouki

www. PRINTEMPSDESENTREPRENEURS .fr

ENTRÉE EN MATIÈRE ENTRÉE EN MATIÈRE Dialoguer FRANCIS GROSJEAN Acteurs de l’économie - La Tribune 3‘‘Préserver la divine Nature. Une urgence absolue pour l’humanité, si nous voulons que survive notre descendance. Une prise de conscience tardive pour sept milliards d’individus partagés entre leur aspiration à un développement légitime et les rêves de consommation engendrés par le génie des hommes à créer la nouveauté et le bien-être. Une équation impossible qu’il nous faudra bien résoudre pour sauver la planète. Dans ce combat incertain, chacun peut agir à son niveau et en fonction de ses moyens : entreprises, scientifiques, grands dirigeants signataires de la COP21 et tous les citoyens du monde. Depuis mon plus jeune âge, l’image est ma patrie. Le double métier de réalisateur-ingénieur m’a permis de filmer le travail des hommes dans des paysages grandioses ou dévastés, et des technologies nouvelles au service de l’humanité. Ces voyages sur les cinq continents m’ont également forgé une conscience aigüe d’une nature divine, fascinante… et menacée. La nature est devenue mon amie et mon refuge. Pour elle, je photographie désormais ses trésors cachés, des créations sculptées par les éléments et sublimées par la lumière. La nature est fractale, dit le mathématicien Benoît Mandelbrot. Un chaos ordonné qui reproduit les mêmes formes à toute échelle, de la structure des atomes à l’organisation des galaxies. Dans les roches et le sable, sur la glace ou dans les cendres des volcans, l’eau, le vent et le feu sculptent des visages imaginaires, des divinités aux résonances africaines, inuit ou asiatiques, des esprits muets de la nature qui parlent à la conscience de chacun. Des œuvres d’art éphémères qui nous révèlent la splendeur et la fragilité de notre ’’milieu naturel et nous appellent à le respecter et à le préserver. Francis Grosjean Photographe et cinéaste Nature divinity Galerie Le Soleil sur la Place Lyon Bellecour SIAC Marseille du 10 au 13 mars Savoie Art-Expo Chambéry du 6 au 9 avril N°134 Février 2017

Dialoguer RUBRIQUE DE NOMÉTIENNE KLEIN4 Acteurs de l’économie - La Tribune N°134 Février 2017

RUBRIQUE DE NOM Dialoguer Le Progrès a perdu sa majuscule. Voilà le symptôme, juge le philosophe des sciences Étienne Klein, du dépérissement du Progrès dans la civilisation contemporaine, empoisonnée par une multitude de venins, atrophiée par des mécanismes qui défigurent l’héritage des Lumières, qui mutilent l’essence humaniste, la destination universelle, la vocation démocratique dudit progrès, depuis plusieurs décennies abandonné au fantasme sacralisé de l’innovation. Déconsidération de la science, marchandisation et utilitarisme de la recherche, délitement du « temps constructeur » au profit du « temps corrupteur », aliénation consumériste, sanctuarisation du risque… L’enjeu, estime le directeur du Laboratoire de recherche sur les sciences de la matière du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) et président de l'Institut des hautes études pour la science et la technologie, est de s’extraire de la « conscience malheureuse » et des multiples schizophrénies auxquelles tout citoyen responsable est menotté, il est de réinsu ler une spiritualité et un « réservoir d’humanité » dorénavant atones, il est de réhabiliter une éthique de la connaissance et de « réérotiser » l’acte scientifique, il est de réintroduire ce dernier dans un champ de la démocratie dont il est écarté, il est de ressusciter un futur aujourd’hui « en jachère intellectuelle » et donc de réveiller la possibilité d’un avenir. Ainsi, et au prix d’un courage que l'auteur de Le pays qu'habitait Albert Einstein (Actes Sud) juge désormais impérieux, il apparaît possible de réenchanter le Progrès. Avec un P majuscule. ENTRETIEN, DENIS LAFAY PHOTOGRAPHIES, HAMILTON / RÉA« LE PROGRÈS ESTEN VOIE DE DISPARITION »N°134 Février 2017 Acteurs de l’économie - La Tribune 5

Dialoguer ÉTIENNE KLEINaréfaction des vocations, discrédit parmi vocabulaire. Or, aujourd’hui, c’est bien Ce qui fait dessein et donc futur communsles citoyens, maltraitance par les médias, lui qui est devenu omniprésent dans les au sein d’un groupe social – qu’il s’agissetraitement inapproprié au sein de l’Édu- discours publics comme dans l’apprentis- d’une famille, d’une nation, de la popula-cation nationale… la science est l’objet sage des sciences, et qui s’est même subs- tion de la planète – peut être prosaïque.simultanément de «  conflits violents  » titué au «  progrès  ». Comment, à partir Vit-on notamment le contrecoup du bas-et «  d’indi érence massive  » au sein de de quels événements, en vertu de quels culement dans le troisième millénairela société. L’image, prestigieuse, de la phénomènes, ce renversement séman- post Jésus-Christ ?science est désormais « brisée », notam- tique a-t-il pu se produire  ? Comment En effet, l’une des explications est peut-ment parce qu’elle ne s’exprime plus hors en est-on venu à quasiment supprimer être d’ordre purement numérologique.ou au-dessus de la société, mais au sein ce mot qui a pourtant été emblématique Lorsque j’étais adolescent, dans lesd’une société « que plus personne ne sent de la modernité pendant quatre siècles ? années 1970, les magazines Tintin, Spirouêtre vraiment la sienne.  » Le Progrès est ou Pilote que je dévorais ne cessaient deen crise. Crise de légitimité autant que de Parce que le progrès est au cœur des faire référence à l’horizon de l’an 2000.reconnaissance... «  relations science-société  », le mépris Cette perspective était l’objet de fan-Il y a déjà au moins une crise autour du que la société toute entière lui confère tasme, d’imagination, de prospective.mot « progrès » lui-même. Le sociologue constitue donc incontestablement un Elle plaçait chacun de nous presque dansGérald Bronner m’a montré récemment révélateur de son état de santé, et même l’obligation de se projeter, de se repré-un graphique qui illustre très bien qu’à de l’insalubrité de la civilisation… senter dans ce «  futur  » qui était déjàpartir des années 1980, la fréquence Dans le registre des causes, il y a certai- agissant dans notre présent. Ainsi pou-du mot «  progrès  » dans les discours nement l’évaporation, et même la dispa- vions-nous tracer un chemin existentielpublics commence à décroître, et que ce rition, de toute philosophie de l'histoire. La personnel entre notre présent d’alors etmot finit par être largement détrôné par chute du mur de Berlin a dans un pre- cet an 2000 - nombre certes arbitraire,le mot «  innovation  », au point d’avoir mier temps instillé la conviction qu’un mais symbolique car bien rond - versaujourd’hui quasiment disparu. Lorsque monde homogène et stable allait s’impo- lequel nous courions. Or, désormais,j’étais étudiant à Centrale Paris, les mots ser, qui sonnerait comme la fin de l’his- à quelle échéance numérique pour-qui revenaient sans cesse dans la bouche toire. Or l’idéologie du progrès, dans son rions-nous indexer, charpenter, inventerde nos professeurs étaient découverte, énoncé même, réclame une philosophie de un dessein enthousiasmant, qui devien-invention, application, brevet… Le terme l'histoire, une configuration du futur qui drait «  notre  » futur  ? 2020  ? Cela faitd’innovation ne faisait pas partie de leur soit en relation avec le passé et le présent. un peu court. 2050  ? Peut-être, mais Croire au progrès, c’est considérer qu’on qu’y mettre ? 2100 ? Trop loin… Le futur6 Acteurs de l’économie - La Tribune peut relativiser le « négatif », que le « pur est donc laissé en jachère intellectuelle négatif  » n’existe pas, car il n’est jamais et libidinale. Or, tout comme la nature, que le ferment du meilleur, il est ce sur il a horreur du vide. Il se laisse donc quoi on va pouvoir agir pour le sortir de investir par toutes sortes de hantises et lui-même, c’est-à-dire, justement, de sa de perspectives catastrophiques. Victime négativité. Se déclarer progressiste ou de notre vacuité projective, il nous est moderne, c’est donc croire que la néga- devenu très difficile de le penser, donc de tivité contient une énergie motrice que le construire. nous pouvons utiliser pour la transfor- mer en autre chose qu’elle-même. Mais Ce qui distingue notamment l’innova- le progrès n’est pas l’utopie  : il réclame, tion du progrès  ? Le premier n’est qu’un lui, qu’un chemin soit tracé qui permette levier du second, et ce dernier est censé d’atteindre concrètement un état du futur être nimbé d’un sens, d’une utilité socié- qui soit à la fois crédible et attractif. Le tale, d’une dimension humaniste. Or progrès apparaît ainsi comme une idée aujourd’hui l’innovation occupe bel et à la fois consolante et sacrificielle. Conso- bien tous les espaces – dans l’entreprise, lante, comme le détaille Emmanuel Kant, les médias, la classe politique, les éta- parce qu'elle nous aide à supporter les blissements d’enseignement supérieur… malheurs du présent en faisant miroiter – et muselle l’expression et la reconnais- l’avènement d’un monde meilleur pour sance du progrès. Le culte de l’innovation nos enfants. Et sacrificielle, car l’avè- omnisciente fait des ravages, et c’est lui nement concret de ce futur configuré à que l’on charge d’occuper cette « vacuité l’avance n’est pas automatique : il néces- mortifère »… site un labeur. Consolation et sacrifice Vous avez raison, je crois. Le présentisme sont ici entrelacés car l’idée du progrès furieux dans lequel nous nous complai- suffit à donner un sens aux sacrifices sons mutile notre capacité à nous projeter qu’elle impose. En d’autres termes, elle vers l’avant, en direction de notre au-delà rend l’Histoire «  humainement suppor- temporel. Il nous faudrait un rattache- table ». J’aime cette formule de Luc Ferry : ment symbolique au monde et à son ave- « Croire au progrès, c'est accepter de sacrifier nir. Est-ce parce qu’un tel rattachement du présent personnel au nom d'un futur col- fait aujourd’hui défaut que le mot progrès lectif.  » Or, qui, aujourd’hui, parvient à disparaît ou se recroqueville derrière le dessiner un futur collectif qui soit aussi seul concept d’innovation, désormais un véritable dessein, à la fois désirable et à l’agenda de toutes les politiques de crédible pour la société tout entière ? recherche ? N°134 Février 2017

ÉTIENNE KLEIN DialoguerEn 2010, la Commission européenne s’est « Le progrès n’est pas d’une décadence thermodynamique de lafixé l’objectif de développer une « Union l’utopie : il réclame notion de progrès : la lumière se dégradede l’innovation  » à l’horizon 2020. Le qu’un chemin soit en agitation thermique. Or, croire au pro-document de référence commence par tracé qui permette grès implique en toute logique qu’on luices lignes  : «  La compétitivité, l’emploi d’atteindre applique l’idée qu’il incarne. Mais alors,et le niveau de vie du continent euro- concrètement un état grâce à quel nouveau symbole pour-péen dépendent essentiellement de sa du futur à la fois rions-nous faire progresser l’idée de pro-capacité à promouvoir l’innovation, qui crédible et attractif. grès ? Sa belle anagramme devrait suffireest également le meilleur moyen dont Le progrès est donc à nous motiver : le degré d’espoir.nous disposions pour résoudre les prin- une idée consolantecipaux problèmes auxquels nous sommes et sacrificielle » D’aucuns scientifiques estiment d’ail-confrontés et qui, chaque jour, se posent leurs que l’humanité atteint les limitesde manière plus aigüe, qu’il s’agisse du donc d’engager des actions que nous ne de sa faculté à produire du progrès. Qu’ilchangement climatique, de la pénurie maîtrisons plus vraiment  : le contrôle s’agisse d’espérance de vie, de décou-d’énergie et de la raréfaction des res- de leurs répercussions nous échappe en vertes disruptives, et même d’intelligence,sources, de la santé ou du vieillissement partie. Nous avons également compris l’époque serait à son apogée. Est-ce cré-de la population  ». En somme, il fau- qu’il n’y a pas d’embrayage automatique dible ? Et peut-être souhaitable ?drait innover non pour inventer un autre entre les différentes formes de progrès  : La stagnation des performances spor-monde, mais pour empêcher le délite- la conviction, jusqu’alors honorée, que le tives, par exemple des records en ath-ment du nôtre actuel. C’est l’état critique progrès technologique engendre le progrès létisme, semble le démontrer en partie.du présent qui est invoqué et non pas une matériel qui engendre le progrès moral qui L'espèce humaine atteint peut-être aussicertaine configuration du futur, comme engendre le progrès politique qui engendre ses limites en matière d’espérance desi nous n’étions plus capables d’explici- le progrès humain qui engendre le progrès vie ou de taille. Cela signifie-t-il pourter un dessein commun. L’argumenta- civilisationnel, a vécu. autant l’inhumation de l'idée de progrès ?tion s’appuie en effet sur l’idée mortifère Cela peut-il signifier la mort du progrès ? Non, car le progrès, ce n’est pas «  tou-d’un temps corrupteur, d’un temps qui Je ne me permettrai pas une réponse jours plus », mais « toujours mieux pourabîme les êtres et les situations. Or une définitive, car je crois qu’avec un peu de tous  ». Les philosophes des Lumières,telle conception tourne le dos à l’esprit travail, on pourrait réactiver la positivité ses pères fondateurs, avaient théorisé ledes Lumières, pour qui le temps est au que ce mot contient. En 1987, le philo- principe d’une diffusion du progrès aucontraire constructeur, à la condition, sophe Georges Canguilhem publiait un sein du genre humain tout entier. Dif-bien sûr, qu’on fasse l’effort d’investir en article intitulé «  La décadence de l’idée fusion temporelle et spatiale, c’est-à-diredirection d’une certaine représentation de progrès ». Il y présentait la notion de au bénéfice des générations ultérieuresdu futur. progrès selon deux phases différentes. La mais aussi de tous les contemporains – et première phase, formalisée par les phi- c’est peut-être d’ailleurs dans ce dernierLes nanotechnologies en sont l’illus- losophes français du XVIIIe siècle, s’at- registre que l’idéal du progrès subit latration, la science apparaît désormais tache à décrire un principe constant de plus éprouvante trahison. Or le constatcomme étant soit un salut soit une catas- progression potentiellement infinie. Son est que, même si certains effets trom-trophe. Est-ce un « reniement coupable », modèle est la linéarité et la stabilité, et peurs de la mondialisation masquentune «  bouderie passagère  », un «  salu- son symbole est la lumière. La seconde la chose, l’humanité n’est pas devenuetaire sursaut de lucidité » ? Entre techno- phase apparaît lors de l’établissement homogène, le progrès n'a pas coloniséphiles et technophobes, entre culte de au XIXe siècle d’une nouvelle science, la l'entièreté de l’humanité. Plus d’un mil-la technique et célébration de la nature, thermodynamique, associée aux phéno- liard d'êtres humains aujourd’hui vivantsentre nihilisme sectaire et sacralisation mènes irréversibles, faisant apparaître n’ont encore jamais vu une prise de cou-aveugle, un chemin se dessine-t-il ? une dégradation de l’énergie. Un prin- rant électrique. Ce qui laisse une sacréeNous ne sauverons pas ce qui doit l’être cipe d’épuisement vient alors remplacer marge de progrès au… progrès, du moinspar moins de connaissances. Alors ces- le principe de conservation qui était mis au progrès technique.sons de considérer que la connaissance en avant lors de la première phase. Sonserait par essence pathogène  : elle pos- symbole devient la chaleur, d’où l’idée Le temps d’une « pause » est donc peut-sède une valeur intrinsèque, indépen- être (bien)venu. Ce qui d’ailleurs per-dante de l'usage que l’on fait d’elle. Savoir, mettrait de confondre les irréductiblesc’est toujours mieux qu'ignorer, non  ? du progrès, convaincus que la produc-D’autant que nous ne préserverons pas tion ininterrompue d’innovations su t àla biodiversité avec la biologie de Pline juguler les dégâts – environnementauxl’Ancien, ni ne stabiliserons le climat avec notamment – provoqués par l’Homme...la physique d’Aristote. Cette perspective de «  pause  » est inté-Envisager le progrès demain exige au pré- ressante, mais à la condition de préciseralable d’établir un inventaire de ce qu’il a ce à quoi on veut l’employer. Il ne s’agitété par le passé. Or au XXe siècle, toutes pas de ne rien faire, mais d’élaborer cesortes d’événements ont démontré que qui aujourd’hui nous manque, c’est-à-la rhétorique classique du progrès et la dire un « projet de société » en bonne etphilosophie des Lumières ne fonction- due forme. Lequel, en s’inscrivant dansnaient plus très bien. La science nous a le long terme et en n’oubliant pas d’iden-notamment dotés des moyens de domp- tifier les sacrifices nécessaires, permettrater et d’épuiser la nature, de la vider de de faire rempart aux logiques de repli, deressources qui ne se renouvelleront pas, panique, de rejet.N°134 Février 2017 Acteurs de l’économie - La Tribune 7

Dialoguer ÉTIENNE KLEINLa politique, l’économie, l’action militaire, aussi immenses, jamais les contraintes 1 © DRle commerce, la finance, même le patri- réglementaires et la pression de lamoine font l’objet d’une gouvernance société n’ont été aussi élevées… Dans un 2internationale – même aussi incomplète environnement vassalisé au principe dequ’insatisfaisante. Ce que sont les inno- précaution, le risque est devenu danger, 2« Pourquoi l’urgence est-elle de concevoirvations scientifiques et technologiques l’incertitude menace, l’incontrôlé péril, l’Iphone 8 plutôt que de rendre l’Iphone 6 plusdans un contexte marchand, géopoli- questionnant en premier lieu l’exercice de accessible ? Faudrait-il choisir entre partage ettique, temporel à ce point instable, ne la responsabilité. Celui-ci vacille-t-il ? perfectionnement ? »justifierait-il pas une gouvernance qui Le risque en tant que tel n’est convoquéleur assure un cadre éthique synonyme que depuis peu dans la science. Pen- 3« Si Voltaire faisait un bond de plusieurs sièclesde progrès ? dant longtemps, il fut considéré comme dans « son » futur, il serait émerveillé parOui pour une gouvernance, mais selon inhérent au progrès même  : il ne faisait nos prouesses technologiques, mais choquéquels principes ? Celui de la généralisa- donc guère débat, il était naturellement de voir des gens dormir dans la rue.tion des acquis technologiques et d’une accepté. Encore que  : le 8 mai 1842 Il constaterait une « allotélie » : le but atteintdistribution fondée sur une juste répar- eut lieu en France, à Meudon, la pre- n’est pas conforme au but visé. »tition  ? Ou celui de la simple course en mière grande catastrophe ferroviaire.avant, sectorielle et confinée ? Au vocable Cinquante-cinq passagers périrent, la 4« Courir est une manière d’exprimer sa liberté ;« gouvernance », il est impératif d’associer plupart carbonisés. L’accident ébranla est-il bien utile de se barder de toutes sortescelui de « présidence » si on veut escorter l’opinion publique, les débats dans la de capteurs faisant du corps un objet cernéle progrès d’un supplément éthique. Si presse comme à la Chambre des dépu- de nombres et traité comme s’il était extérieurCondorcet, d’Alembert ou Voltaire fai- tés furent âpres. Alphonse de Lamartine à nous-même ? »saient un bond de plusieurs siècles dans monta en tribune, et prononça un dis-« leur » futur et arrivaient jusqu’à nous, cours qui fera date dans « l’histoire » du 5« Il est vital de savoir distinguer la science encomment jugeraient-ils notre monde ? Ils progrès  : «  La civilisation, expliqua-t-il, tant que corpus de connaissances, de la scienceseraient émerveillés par nos prouesses est aussi un champ de bataille pour la ensuite métabolisée en produits marchands. Ettechnologiques – ils n’en croiraient même conquête et l'avancement de tous  ». Et cela exige d’élever le niveau de connaissancespas leurs yeux –, mais seraient choqués il conclut  : «  Plaignons-les (il fait réfé- et d’instruction de la population. »de voir qu’aujourd’hui des gens dorment rence aux victimes), plaignons-nous (nousdans la rue. Ils se diraient qu’il y a eu un qui sommes en deuil), mais marchons  ». N°134 Février 2017bug, une «  allotélie  », c’est-à-dire que le Marchons car le progrès et l’Histoirebut atteint n’est pas conforme au but visé. empruntent la bonne direction, et doncOui, ces ambassadeurs des Lumières aucun obstacle, ni accident ni mêmeseraient frappés par l’impressionnante catastrophe, ne saurait dévier la trajec-discordance entre l’envergure, colos- toire globalement vertueuse de l’huma-sale, des progrès, et le fait que ceux-ci nité. Imagine-t-on en 2017 un hommedemeurent sectorisés au sein de l’hu- politique prononcer une telle exhortationmanité. Ils s’interrogeraient  : comment après un drame humain résultant d’unese fait-il que ces progrès technologiques invention technologique  ? Nous ne ces-aujourd’hui réels et qui transcendent sons de questionner le risque, car celui-ciles plus formidables utopies formulées n’est plus interprété à l’aune d’un horizonau XVIIIe siècle ne profitent pas mieux à désirable que nous serions en train d’at-« l’humanisation de toute l’humanité » ? teindre, mais pour lui-même, à l’aune dePourquoi l’urgence est-elle de concevoir sa seule gravité.« Le présentisme furieux dans lequel nous nouscomplaisons mutile notre capacité à nous projetervers l’avant, en direction de notre au-delà temporel »l’Iphone 8 plutôt que de rendre l’Iphone 6 Autre point de cristallisation produit parplus accessible ? Faudrait-il choisir entre le progrès : la conception du et la relationpartage et perfectionnement ? au temps. La transformation phénomé- nale du rapport au temps compresse celuiLe progrès interroge tout individu (et qu’«  on  » accorde à penser, bâtir, entre-toute communauté) dans son rapport prendre, accomplir, elle a sanctuariséau risque, au danger, à la protection, l’immédiateté, y compris dans les e etsà l’anticipation, à la réparation. D’ail- espérés des travaux scientifiques et desleurs, à l’aune de ceux évoluant dans innovations technologiques – surtoutles nanosciences, les «  producteurs de lorsque le gain marchand les cornaqueprogrès  » semblent écartelés dans un et les conclut. A-t-on d’autre choix queinsoluble paradoxe  : jamais les moyens d’être résigné, que d’abdiquer face à cettetechniques dont ils disposent n’ont été aliénation ?8 Acteurs de l’économie - La Tribune

1« Depuis 2010, la Commission© Fotolia Profitant notamment de l’accroissement ÉTIENNE KLEIN Dialoguer européenne se fixe l’objectif de de l’espérance de vie, nous disposons développer une « Union de © Sébastien Ortola / Réa d’un temps qui ne cesse d’augmen- « Gardons-nous, dans l’innovation », non pour inventer ter. Mais corrélativement, le champ des l’Hexagone, de fustiger un autre monde, mais pour © iStock by Getty Images «  possibles  » qui s’offrent à vous s’ac- empêcher le délitement du nôtre croît lui aussi, de sorte que lorsque nous le progrès : nous actuel. L’état critique du présent © DR disons « je n’ai pas le temps », nous vou- sommes des enfants est invoqué comme si nous lons en réalité signifier que nous avons n’étions plus capables d’expliciter le temps… de faire autre chose que ce gâtés pas toujours un dessein commun. L’argumen- qui nous est demandé ! C’est notre façon conscients du confort tation s’appuie sur l’idée mor- d’imposer notre liberté. tifère d’un temps corrupteur, qui Au contraire de nos aïeuls, nous sommes que la technologie a abîme les êtres et les situations. aujourd’hui soumis à une telle offre de inséré dans la plupart Une telle conception tourne le sollicitations, nous éprouvons tant le dos à l’esprit des Lumières, pour besoin de remplir nos existences au plus de nos existences » qui le temps est au contraire vite, que nous saturons notre emploi du constructeur, à la condition, bien temps. Nous sommes les premiers res- vont connaître des mutations di ciles à sûr, qu’on fasse l’e ort d’investir ponsables de cette aliénation, par laquelle anticiper et donc à saisir. Que la frontière en direction d’une certaine nous nous retrouvons confrontés à une entre vivant et non-vivant, entre inté- représentation du futur. » « superposition de présents multiples » et riorité corporelle et milieu de vie devient 3 soumis à des injonctions contradictoires. dangereusement poreuse et échappe au C’est ce qu’on pourrait appeler une entro- contrôle. Que la colonisation du corps 4 pie « chrono-dispersive ». Or il n’est pas humain par la machine a débuté et 5 certain que notre cerveau ait eu le temps annonce une humanité clivée et « nouvel- de s’adapter à une transition aussi rapide. lement » inégalitaire. Que la transgressionN°134 Février 2017 Il n’est pas facile de pratiquer le yoga en des lois de la nature et l’artificialisation même temps qu’on apprend l’anglais, de de la nature questionnent l’éthique dans consulter notre ipad en même temps qu’on un maquis inextricable. Que nous sommes regarde un film, de jardiner en même peu à peu dépossédés de notre destin. temps qu’on voyage, etc. Bref, que notre liberté et que l’intégrité de notre être sont en danger… À quoi l’humanité s’expose-t-elle à subs- La contestation du progrès n’est pas tituer à la science le scientisme et à la propre au XXIe siècle, bien sûr, et chaque technologie le technologisme ? moment de l’Histoire a eu son lot de Je me considère moi-même au milieu du détracteurs – y compris avec le mou- gué. Je ne suis pas pour le technologisme vement romantique au XIXe siècle. Ce débridé, mais je ne voudrais pas qu’on qui est nouveau en revanche, c’est l’am- scalpe l’esprit de la science au motif d’un pleur de cette critique. Il faut dire que la mauvais usage du monde. La science est connaissance scientifique a de paradoxal une démarche qui produit des connais- qu’elle ouvre des options tout en pro- sances tout à fait singulières, inacces- duisant de l’incertitude, une incertitude sibles autrement, qui nous obligent à d’un type très spécial  : nous ne pouvons renoncer à des évidences ou à des pré- pas savoir grâce à nos seules connaissances jugés, à déplacer notre pensée de sorte scientifiques ce que nous devons faire d’elles. qu’elle se trouve comme mise à l’écart Par exemple, nos connaissances en biolo- d’elle-même. Ce geste-là est très précieux. gie nous permettent de savoir comment Par ailleurs, on ne peut pas dire que la produire des OGM, mais elles ne nous science serait seulement une «  simple disent pas si nous devons le faire ou non. construction sociale  »  : quand les phy- Depuis que l’idée de progrès s’est problé- siciens détectent des ondes gravitation- matisée, cela devient affaire de valeurs qui nelles ou le boson de Higgs, ils entrent s’affrontent et non plus de principes qui en contact avec « quelque chose » qui a à s’imposent, que ceux-ci soient éthiques voir avec la réalité et qui ne provient pas ou normatifs. Or, les valeurs sont en que d’eux-mêmes… Dire cela n’implique général moins universelles que les prin- nullement que nous devions faire tout ce cipes (la valeur d’une valeur n’est pas un que la science nous permet de faire. absolu puisqu’elle dépend de ses évalua- teurs), de sorte que plus les principes La peur ou la stigmatisation du progrès reculent, plus les valeurs tendent à s’ex- tiennent aussi à la perception que nombre hiber et à se combattre. C’est pourquoi les des découvertes, comme celle des nano- décisions en matière de technosciences technologies, s’insèrent subrepticement, sont devenues si difficiles à prendre. sournoisement, invisiblement dans notre quotidien sans que nous en ayons la maî- Cette panne, ou plutôt ces interrogations trise, et que nos modalités de vie pro- sans réponse face à la «  valeur  » qu’il fessionnelle, sociale, culturelle, intime faut conférer aux progrès de la science, Acteurs de l’économie - La Tribune 9

Dialoguer ÉTIENNE KLEIN« Cessons de des nanotechnologies, le projet améri- « Le progrèsconsidérer que cain prônant «  l’augmentation des per- technologique engendrela connaissance formances des corps sains » se distingue le progrès matériel quiserait par essence bien, en termes de «  valeurs  », du projet engendre le progrèspathogène : elle européen davantage collectif, égalitaire, moral qui engendre lepossède une valeur social ? progrès politique quiintrinsèque, En physique, la créativité ou l'audace est engendre le progrèsindépendante de l'usage circonscrite à l’existant, à ce qui a déjà humain qui engendreque l’on fait d’elle. Savoir, fait ses preuves, à un héritage scienti- le progrès civilisationnel :c’est toujours mieux fique avec lequel on compose obligatoire- cet embrayagequ'ignorer, non ? » ment. On ne peut pas faire table rase de automatique entre tout ce qui a déjà démontré une certaine les différentes formesl’insuffisante visibilité des sciences efficacité opératoire incontestable. Par de progrès a vécu »humaines et sociales en constitue-t-elle exemple, on ne peut pas d’un geste rageurune explication ? Ces disciplines, victimes jeter par-dessus bord la physique quan- impossible dans un monde fini. Kennethd’un décloisonnement encore trop faible, tique ou la théorie de la relativité géné- Boulding disait que, pour nier cette loiquelle peut être leur contribution au rale ! Les idées neuves résultent souvent élémentaire, « il faut être soit un fou, soit« progrès du Progrès », et à la revitalisa- d’une tension entre la raison et l'ima- un économiste ». Nous avons de surcroîttion d’une philosophie de l’histoire ? ginaire. C’est un peu comme pour une pris conscience de notre servitude énergé-Cette responsabilité est l’affaire de tout embarcation dotée à la fois d’une voile et tique : les sociétés de consommation sontle monde, pas d’une discipline acadé- d’une dérive  : la première lui donne sa de plus en plus dépendantes de sourcesmique en particulier. Chacun d’entre motricité, la seconde empêche sa trajec- d’énergie saturées, pour l’essentiel fos-nous doit se sentir porteur d’une certaine toire de trop « délirer ». siles, et elles savent que pour entreteniridée du progrès. Finalement, au travers Ce qui caractérise la dynamique « fran- leur système de production et de consom-de toutes les controverses que certaines çaise  » en matière de progrès scienti- mation elles doivent pourtant continuer àapplications des sciences ou certaines fique, c’est tout de même une sorte de… « croître », c’est-à-dire à disposer de plusinnovations technologiques suscitent, ce dépression, alimentée par le sentiment de en plus d’énergie de plus en plus rapide-n’est rien de moins que la question poli- la perte. En Allemagne, en Grande-Bre- ment. Or, à la différence des précédentestique du projet de la cité, de ses fins, qui tagne, et même en Italie, le climat me crises, où la découverte d’une nouvellese trouve aujourd’hui posée  : que vou- semble tout autre. Au-delà de l’Europe, source d’énergie primaire semblait suffirelons-nous faire socialement des savoirs et et particulièrement en Corée du Sud ou à résoudre le problème en relançant undes pouvoirs que la science nous donne ? en Chine, domine un enthousiasme com- cycle de croissance, nos sociétés se saventLes utiliser tous, par principe et au nom parable à celui qui anima « nos » Trente désormais menacées par les effets nocifsd’une certaine conception du progrès, Glorieuses. Enthousiasme qui, de Pékin et irréversibles que provoque leur modeou les choisir, faire du cas par cas  ? Et, à Shanghai, pourrait toutefois vite virer de développement, notamment le chan-dans cette dernière hypothèse, en vertu au cauchemar si l’infernale spirale de la gement du climat induit par les émissionsde quels critères choisir ? pollution urbaine, synonyme d’érosion anthropiques de gaz à effet de serre. Elles de l’espérance de vie, n’est pas endiguée. se trouvent ainsi mises dans un cercleCe qui caractérise l’exercice de la Enfin, gardons-nous, dans l’Hexagone, vicieux  : le mouvement continu de cescience et de la recherche constitue une de trop fustiger le progrès  : les enfants cercle n’est possible qu’à la condition quemesure-étalon, parmi d’autres bien sûr gâtés que nous sommes ne sont pas tou- la croissance ne s’arrête pas ; or le com-– notamment artistique –, de la vitalité jours conscients du confort que la tech- bustible de cette croissance, lui, risque ded’une nation en matière de créativité et nologie a inséré dans la plupart de nos s’épuiser un jour.de liberté, deux composantes majeures existences. Le sentiment est donc apparu qu’unede la « production » de progrès. L’examen crise était en cours ou à venir  : nousde cette mesure, qu’indique-t-il sur la Historiquement, au progrès était cor- avons pris acte du problème en mêmesituation de la France  ? Au-delà, la géo- rélée la perception, fondamentale pour temps que de la terrible difficulté à legraphie planétaire du progrès scientifique qu’il soit adoubé, d’un levier d’autonomi- résoudre. La conscience collective, bienpermet-elle de « lire » les degrés d’avan- sation, d’émancipation qui plus est maî- que largement convaincue de la nécessitécement civilisationnel – dans le champ trisé. L’idée que le progrès scientifique d’inventer de nouveaux comportements est devenu «  aussi  » source d’assujet- en matière d’usage de l’énergie, semble10 Acteurs de l’économie - La Tribune tissement et même d’aliénation collec- à la fois paralysée et irrésolue. Tétanisée tive qui plus est incontrôlée, pénètre les par l’obstacle, hésitante quant à la nature consciences. Ce constat convoque un questionnement essentiel  : l’intégrité du N°134 Février 2017 progrès scientifique est-elle compatible avec la réalité mondialisée, toute-puis- sante voire tyrannique du modèle marchand – pour seul exemple le clima- to-scepticisme vainqueur dans les urnes américaines, la science est diabolisée lorsqu’elle entrave la prospérité mercan- tile immédiate ? Tout esprit peut comprendre qu’une croissance continue est matériellement

ÉTIENNE KLEIN Dialogueret à l’ampleur de la transition à opérer, « Grâce à quel nouveau « Le progrès, ce n’est paselle en vient à douter de ses propres capa- symbole pourrions-nous « toujours plus », maiscités à agir. Ainsi se retrouve-t-elle dans faire progresser l’idée « toujours mieux pourla situation décrite par Hegel (dans La de progrès ? Sa belle tous ». DiffusionPhénoménologie de l’esprit) sous le terme anagramme devrait temporelle et spatiale aude « conscience malheureuse ». suffire à nous motiver : sein du genre humain le degré d’espoir » tout entier, au bénéfice«  Combien ça coûte  ?  » et «  À quoi ça des générationssert  ?  »  : voilà les deux enjeux auxquels multiples ponts sont donc bâtis entre ultérieures commela double dictature, indissociable, de recherches fondamentale, appliquée et des contemporains dul’utilitarisme et du rendement confine industrielle, de sorte que presque tous progrès : cet idéal dul’exercice scientifique, avec pour effet les chercheurs travaillent désormais dans progrès théorisé parcollatéral que le contexte dominant un vaste contexte englobant des enjeux les philosophes desd’efficacité, de succès, de traçabilité, à la fois académiques, économiques et Lumières subit la plusdiscrédite l’idée même d’incertitude et industriels. éprouvante trahison »d’échec. Parce que l’autorité symbo- Pour autant, la valeur d’une connaissancelique de la science est sous le joug du nouvellement acquise ne se mesure pas «  L’utilité de l’inutile  », lumineusementtechno-marché, la posture et le statut qu’à l’aune de ses éventuelles retombées vantée par Nuccio Ordine et insécable dedu scientifique sont-ils menacés comme pratiques ultérieures : la question « Est-ce l’acte de recherche scientifique, est-ellejamais dans l’histoire ? En 2017, qu’est-ce vrai ? » demeure aussi importante que la un paradigme définitivement disqualifié ?qu’être scientifique, et qu’est-ce qu’être question « À quoi cela sert-il ? ». Affaire Non, mais il faut remettre sur pied uneun scientifique indépendant ? de cohérence intellectuelle, bien sûr, «  éthique de la connaissance  », en vertuDésormais, la plupart des chercheurs mais aussi de pragmatisme. La science ne de laquelle une découverte ne sauraitsont financés pour des projets explici- peut vraiment exister que si elle suscite valoir uniquement par les profits, antici-tés à l’avance. Pour avoir gain de cause, des spéculations désintéressées, n’ayant pés ou non, qu’elle permettra d’engranger.ils doivent se battre, séduire, démontrer d’autre objet que la connaissance pour La véritable valeur du savoir, sa saveurleur excellence, identifier et prospecter elle-même. Si cette ferveur spéculative essentielle, n’est pas d’ordre exclusive-en direction des «  bons  » canaux. Ima- venait à s’émousser, les hautes tech- ment marchand. Le détroit découvert engine-t-on aujourd’hui Einstein, qui jamais nologies aujourd’hui si prisées pour- 1520 par Magellan n’est jamais devenu lane se mit en avant et toujours demeura raient-elles survivre durablement, et grande route commerciale entre l’Europemaître de ses sujets de réflexions, se com- surtout évoluer  ? Elles ne perdureraient et l’Orient, entre l’Atlantique et le Paci-porter de la sorte ? Cette nouvelle façon sans doute que le temps que durera la fique, que le navigateur portugais avaitde pratiquer la recherche transforme force d’inertie de l’impulsion culturelle imaginée. Cela retire-t-il quelque chose àl’exercice même du métier, car désormais qui les a créées, tel un personnage de Tex la valeur de sa découverte ? Évidemmentl’obtention des moyens est condition- Avery filant en ligne droite au-dessus du non. Stefan Zweig concluait d’ailleurs parnée à la promesse de réussir, de produire vide jusqu’à ce que la force de pesanteur ces mots sa biographie de l’explorateur  :quelque chose d’utile. reprenne ses droits. « Ce n’est jamais l’utilité d’une action quiOr, comme pour l’écoulement d’une en fait sa valeur morale. Seul enrichit l’hu-goutte de mercure, les idées scientifiques « Même les têtes de classe du cycle secon- manité, d’une façon durable, celui qui ensuivent des chemins difficiles à anti- daire désertent les études supérieures accroît les connaissances et en renforce laciper. Qu’elles aient ou non des visées scientifiques  », constatez-vous en écho conscience créatrice ». Cette réflexion ned’emblée pratiques, elles se répandent, aux rapports de l’OCDE. Quelles en sont s’applique-t-elle pas aussi aux explorationsse fragmentent, se retrouvent pour for- l’origine, l’interprétation et les consé- d’ordre intellectuel ?mer de nouvelles confluences, ce qui quences  ? Là encore, est-ce la mercan- Au demeurant, il y a aussi une « inutilitérend leur destin imprévisible  : en 1915, tilisation de la société qui aspire vers de l’utile ». Exemple ? Courir le soir ou leAlbert Einstein n’aurait pu deviner que les lucratives professions de la finance week-end est une manière d’exprimer sala prise en compte des équations de sa de brillants candidats à des métiers liberté, de retrouver des sensations corpo-nouvelle théorie de la gravitation, la rela- scientifiques dix fois moins rémunérés relles qui demeurent inaccessibles lorsquetivité générale, serait un jour nécessaire et donc «  considérés  » dans les mêmes le corps est assis devant un écran  ; dèsau bon fonctionnement de nos GPS ; dans proportions ? lors, est-il bien utile - et même n’est-il pasles années 1920, les pères fondateurs de Je ne suis pas certain que l’argument de totalement inutile - de se barder de toutesla physique quantique ne se doutaient la rémunération soit la clé de l’affaire. sortes de capteurs qui vont mesurer votrepas que leurs réflexions engendreraient la Certains de mes étudiants de Centraleplupart de nos produits de haute techno- Paris doutent de leur éventuelle valeur Acteurs de l’économie - La Tribune 11logie (électronique, lasers et optronique, ajoutée dans les domaines de la recherchenanotechnologies, télécommunications), ou de l’innovation, tant ces activités secontribuant ainsi – et de façon notable – à sont spécialisées et complexifiées.l’économie des nations engagées dans lapartie.Prenant acte de ce caractère imprévisiblede la trajectoire des idées, on défend àbon droit que les différents champs dela science doivent se fertiliser mutuelle-ment. La mise en symbiose n’est-elle pasle meilleur moteur de l’innovation  ? DeN°134 Février 2017

Dialoguer ÉTIENNE KLEINvitesse, votre rythme cardiaque, votre « Le risque n’est l'ensemble des situations où les savoirs,consommation de calories, votre nombre convoqué que depuis peu le rôle des spécialistes, le statut d'expertde pas, faisant de votre corps un objet dans la science. Pendant sont tour à tour sollicités, controver-cerné de nombres et ainsi traité comme longtemps, il fut sés ou plébiscités de façon ambiguë. Les’il était extérieur à vous-même ? considéré comme lien science-société n’est plus une droite inhérent au progrès descendante  : il emprunte désormaisL’objectivité ou l’impartialité de la science même : il ne faisait de multiples circuits qui compliquent,et donc du progrès sont-elles a aiblies donc guère débat, il détournent, transforment le flux unidi-non parce que le scientifique est Homme était naturellement rectionnel d’antan.et donc mécaniquement partial – tout accepté. Ce n’est pluscomme un magistrat, un commissaire de le cas aujourd’hui » La contestation citoyenne du progrès,police, un journaliste –, mais parce que l’appropriation publique du débat scienceles intérêts pour lesquels il entreprend de la communication  : l’un des axiomes et progrès, ont «  aussi  » pour origine lapeuvent corrompre son intégrité – éveil- implicites de la démocratie est que plus remise en question du lien science-vé-lant suspicion et défiance légitimes –  ? le débat est public, plus on a de garanties rité. Les raisons fondées ne manquentFaut-il alors considérer tout (ou partie) que le partage a bien lieu (qu'il s'agisse de pas. Ce que les géants des technologiesde la science comme un « bien public » ? partage du pouvoir, du savoir, de l'infor- de l’information – symboliquement réu-J’estime en effet que les connaissances mation, des responsabilités). Mais est-ce nis sous le label GAFA (Google, Amazon,scientifiques ont vocation à devenir des bien ainsi que les choses se passent ? La Facebook, Apple) – investissent au profitbiens publics. Par cette affirmation, je circulation des savoirs au sein du corps du «  progrès  » est de nature à tellementne défends pas une conception sco- social semble être devenue plus compli- bouleverser les libertés individuelles et lalaire de la démocratie, mais l’idée que quée que ce que l'on entend habituelle- civilisation que les citoyens sont en droitles scientifiques doivent faire connaître, ment par « vulgarisation » : l'explication et même en devoir de s’interroger…autant que cela leur est possible, ce qu’ils pédagogique des résultats n'épuise pas Il est vital de savoir distinguer la sciencesavent. Se pose toutefois la question de en tant que corpus de connaissances, de lasavoir quelle portion de la science peut science ensuite métabolisée en produits– ou doit – être transformée en véritable marchands. Pour cela, il faut être capable« bien public ». Tout est-il transmissible, d’identifier ce qui relève de l’informationou y a-t-il des limites à ce que la science et ce qui relève de la publicité. C’est pour-puisse être l'affaire de tous  ? Ces ques- quoi il est si important d’élever le niveautions peuvent choquer, car elles secouent de connaissances et d’instruction de lala croyance commune en la transparence population.12 Acteurs de l’économie - La Tribune N°134 Février 2017

ÉTIENNE KLEIN Dialoguer « Nous allons devoir tracer des frontières entre ce qui est possible, faisable, souhaitable et utile. L’évolution des technologies interroge la conception que nous nous faisons de notre propre humanité : quel taux « d’hybridation » souhaitons-nous établir entre technique et nature ? Entre l’inerte et le vivant ? L’acceptation de notre finitude constitue un allié précieux pour se positionner face à ces perspectives. »« L’offre de Outre la dictature matérialiste, cupide tête ? Dans son fameux discours de Har-sollicitations est telle, et court-termiste, l’avidité technolo- vard, prononcé le 8 juin 1978, intitulé Lele besoin de remplir nos gique ou la tyrannie concurrentielle, la Déclin du courage, Alexandre Soljenitsyneexistences au plus vite crise du progrès a-t-elle pour origine précisait ainsi : l’humanisme rationalisteest tel, que nous toute aussi fondamentale la désertifi- des Lumières est en fait une «  autono-saturons notre emploi cation spirituelle ? La panne ou la peur mie humaniste » qui proclame et réalisedu temps. Cette d’avenir trouvent-elles leur germe dans l’autonomie humaine par rapport à toutealiénation, cette un refus de la mort qui exacerbe l’en- force placée au-dessus de lui. La philoso-« superposition gouement pour des innovations médi- phie des Lumières serait en quelque sortede présents multiples », cales, aussi profitables pécuniairement un anthropocentrisme qui réclame queces injonctions que vertigineuses philosophiquement, l’idée de l’homme soit posée au centre,contradictoires, annonciatrices de posthumanité – « le sinon de ce qui existe, du moins de cenous en sommes salut de l’âme, objet par excellence qui doit être pensé comme ayant uneles premiers du discours théologique, s’est e acé valeur suprême. Mais l’homme dont onresponsables » au profit de la santé du corps qui, elle, parle là n’est pas qu’un corps, il a aussi est l’objet de préoccupations scienti- un intellect, un esprit, sinon une « âme »,N°134 Février 2017 fiques  ; ainsi la science semble consti- du moins une vie intérieure, qu’il ne faut tuer en tant qu’idéal le fondement pas délaisser. o ciel de la société, se substituant là à l’ancien socle religieux », estimez-vous Finalement, la crise du progrès est en d’ailleurs – ? premier lieu une crise de confiance, d’ail- Il est difficile de démontrer «  scientifi- leurs comme en sou rent la plupart des quement » cette hypothèse, mais je dois repères traditionnels de la société et de admettre que je la ressens profondément. la démocratie  : institutions, politiques, Revenons à l’esprit des Lumières. Il posait journalistes… Une crise de confiance pour la finalité humaine de nos actes  : on ne (petite) partie irrationnelle, pour (grande) vise pas Dieu, mais les hommes ; on vise partie fondée. Peut-être manque-t-il au l’humanité telle qu’elle pourrait devenir progrès un socle philosophique humaniste sur cette Terre ; on propose en somme la ainsi distillé par Alexandre Soljenitsyne et quête du bonheur en remplacement de des conditions assurant de renouveler le l’aspiration au salut. Mais n’avons-nous lien société-science, de revitaliser le lien pas visé trop bas ? Le ventre plutôt que la citoyen-science ? Acteurs de l’économie - La Tribune 13

Dialoguer ÉTIENNE KLEINCe constat d’un progrès tout entier économique.  » Bref, d’être disjoint d’un croyance collective en son impossibilitéconcentré dans le matérialisme me projet de civilisation. Peut-on toutefois qui a créé les conditions de sa possibilité.désole. Mais j’avoue que je serais fort espérer « réaimer » le progrès, faire hom-démuni si je devais édicter les voies de mage à Albert Einstein considérant la Ce «  moment de l’Histoire  » fera-t-il desa possible régénération : à quoi l’associer science comme une «  poésie  » et même vous, doit-il faire de tout humaniste, unqui puisse succéder à la « lumière » et à une « joie » ? Est-il possible de « réérotiser » « combattant » ?la «  vapeur  » des siècles passés  ? Dans la science ? Le Brexit et l’élection de Donaldquelles directions faut-il le repenser et Oui, bien sûr. Pour cela, il faut pédagogi- Trump m’ont décidé à m’engager. Nonle décliner  ? Le «  réservoir  » d’huma- quement s’appuyer sur la joie profonde, de manière partisane, mais pour fairenité chez l’homme est-il suffisamment la joie singulière qui surgit dans un esprit rempart au discrédit jeté sur les «  véri-riche pour que nous puissions l’activer lorsqu’enfin, lorsque soudain il comprend tés de science  » et pour lutter contre cede façon plus dynamique  ? Je pense ce qu’il cherchait à comprendre. Person- qu’il est désormais convenu d’appeler laque oui : les ressources spirituelles sont nellement, le souvenir de mes premières « post-vérité ». Comment une large partieassez fertiles pour que nous parvenions à joies intellectuelles, au collège puis au de l’opinion publique américaine a-t-ellenous extraire, grâce à elles, des griffes du lycée, est indélébile : une démonstration pu faire confiance à un homme capableprésentisme. mathématique qui devient soudain lumi- de proférer des mensonges (notamment neuse ; un raisonnement abstrait, philo- en matière de science) et des outrancesAinsi que vous le démontrez, à force de sophique ou scientifique, qui fait mouche sans jamais payer la note en termes demodifier nos conditions de vie humaine et éclaire tout ce à quoi il s’applique ; la discrédit ?nous nous préparons donc à une trans-formation radicale de la condition « Depuis que l’idée de progrès s’est problématisée, celahumaine. Hier, cette perspective était devient affaire de valeurs qui s’affrontent et non plussaluée, car elle signifiait la contesta- de principes, éthiques ou normatifs, qui s’imposent »tion, par l’Homme, de sa propre finitude.Aujourd’hui, elle inquiète, car elle est réalisation d’une modeste expérience de Le «  cas  » Trump en est finalement uneconsidérée comme intoxiquant les fon- physique, un circuit électrique élémen- indiscutable illustration : peu de sujets sontdements de l’humanisme. N’est-il pas taire par exemple, avec des fils, une résis- aussi « politiques » que ceux de la science,l’heure finalement d’accepter plutôt que tance, une capacité, un voltmètre, dont de la recherche, de l’innovation et du pro-de repousser notre finitude ? les résultats des mesures coïncident exac- grès. Le progrès serait-il « de gauche » ?Nous allons devoir tracer des frontières tement avec ceux prévus par les calculs… Le progrès technologique devrait êtreentre ce qui est possible, faisable, sou- Comprendre, sentir la portée d’une idée indissociable du progrès social. Or il mehaitable et utile. Comment va-t-on s’y ou d’un concept, voire sa beauté, décou- semble que la gauche française a accompliprendre  ? L’évolution des technologies vrir la clé d’un raisonnement ou d’une depuis une quinzaine d’années un viragedans le domaine de la santé interroge à découverte, cela vous déplace, vous trans- idéologique : elle a pris du recul avec lesl’évidence la conception que nous nous forme subitement en quelqu’un d’autre. On enjeux sociaux – dans le sillage de sonfaisons de notre propre humanité : quel peut littéralement se faire plaisir avec la acceptation du libéralisme et des règlestaux «  d’hybridation  » souhaitons-nous science. mondiales de l’économie –, qu’elle a com-établir entre technique et nature ? Entre pensé par un investissement importantce qui est inerte et ce qui est vivant ? Et La France promise à un changement de des sujets sociétaux  : statut des minori-ne devons-nous pas préciser bientôt ce pouvoir présidentiel, l’Europe exposée tés, mariage pour tous, etc. Ces nouvellesqui, dans l’homme, doit être considéré au Brexit, les États-Unis se « donnant » à causes sont très respectables, mais ellescomme intangible, et ce qui peut être Donald Trump  : l’année 2017 s’ouvre sur ne doivent pas servir de prétexte à laamélioré ou complété ? des perspectives (géo)politiques inédites, secondarisation du chantier social.L’enjeu est politique : comment bien vivre particulièrement incertaines, y comprisensemble dans un monde profondément funestes. Comment le chercheur, l’ensei- Dans l’histoire récente du XXe siècle, lesmodifié par la technique ? Voulons-nous gnant, le dirigeant inscrivent-ils l’exercice « acteurs » du progrès technologique par-demeurer dans la condition humaine, de leurs responsabilités et même de leur ticipaient au débat politique parce qu’ilsavec les caractères que la nature semble vocation dans un tel contexte ? estimaient et savaient que leur « œuvre »lui avoir fixés ? Ou avons-nous envie de Sur le seul sujet des États-Unis, je scientifique ou même seulement tech-transgresser ses limites actuelles, de lui demeure, plusieurs mois après, complè- nologique constituait une pierre de laéchapper autant que faire se peut, engen- tement abasourdi par l’issue du scrutin. construction politique de leur contem-drer à n’importe quel âge, résister à tous Mais j’observe que dès après l’élection, poranéité et de l’avenir de la société. Leles virus, vivre « éternellement » jeunes, on a donné à ce résultat incroyable une silence aujourd’hui domine. Que traduit-il ?avec des capacités cérébrales augmentées « justification rétroactive », laissant pen- La mésestime de l’organisation politique,grâce à l’implantation de toutes sortes ser que la victoire de Donald Trump médiatique, éducationnelle à leur endroit ?d’artefacts dans le cerveau ? était en réalité «  normale  », qu’elle était Une sorte d’« auto déconsidération » ?Il me semble que l’acceptation, et même même parfaitement prévisible eu égard J’explique à mes étudiants, futurs ingé-la revendication, de notre finitude consti- à la situation économique, sociale et sur- nieurs, qu’ils seront appelés à être destue un allié précieux pour se positionner tout politique du pays. Or la réalité est « intellectuels de l’agir technologique », dontsereinement face à ces perspectives. tout autre : très peu de personnes avaient on attendra qu’ils disent comment ils sérieusement envisagé ce résultat. C'est la pensent leur travail. Or, ce qui me frappeLe progrès scientifique souffre doncd’être désincarné d’une vision de société, N°134 Février 2017d’être aveuglé par le dogme, sans aveniret déjà même obsolète, de « la croissance14 Acteurs de l’économie - La Tribune

ÉTIENNE KLEIN Dialoguer « L’élection de Donald Trump incarne © Doug Mills / The New York Times-Redux-Réa un phénomène redoutable : la croyance collective en l’impossibilité créée les conditions de la possibilité. »© Jess Hurd / Report Digital-Réa « Le Brexit et l’élection de Donald Trump m’ont décidé à m’engager, notamment pour lutter le phénomène de post-vérité. » © Karsten Moran / Redux-Réa « Ne croyons pas au diktat d’un déterminisme qui nous imposerait, contre notre gré, une cohorte de robots. Il nous appartient de choisir. Nous avons la liberté de choisir. »© Denis Allard / Réa « Le progrès technologique devrait être indissociable du progrès © Robopolis social. Or la gauche française a accompli un virage idéologique : elle a pris du recul avec les enjeux sociaux au profit des sujets sociétaux Acteurs de l’économie - La Tribune 15 (minorités, mariage pour tous, etc.). Des nouvelles causes pouvant servir de prétexte à la secondarisation du chantier social. »N°134 Février 2017

Dialoguer ÉTIENNE KLEINdepuis quelques années, c’est la grande « Les idées neuves été établies ? Pourrions-nous expliciter lesdiscrétion des ingénieurs : les avocats, les résultent souvent d’une arguments qu’elles ont fait se combattre ?journalistes, les chercheurs écrivent, les tension entre la raison Serions-nous capables d’expliquer com-footballeurs, les artistes, les économistes et l'imaginaire. A l’image ment certaines thèses ou certains faitsécrivent, mais guère les ingénieurs, pour- d’une embarcation : sont parvenus à convaincre, à clore lestant très nombreux. Cela résonne comme la « voile » lui donne discussions ? Reconnaissons humblementun paradoxe à une époque où les enjeux sa motricité, la « dérive » que non : en général, nous ne savons pasdes technologies et les questions qu’elles empêche sa trajectoire répondre à ces questions. Or, cette mau-soulèvent débordent largement du cadre de trop délirer » vaise connaissance que nous avons dede la seule technique et font l’objet de nos connaissances nous empêche de dirediscussions enflammées et de débats par- galaxie, qui lui-même tourne autour de ce par quoi elles se distinguent de simplesfois fort vifs. C’est pourquoi on aimerait quelque autre centre. Que l’atome existe croyances. En somme, si nous y adhéronsdavantage savoir ce que les ingénieurs et qu’il ne ressemble guère – en réalité sans les mettre en doute, c’est simplementpensent de ce qu’ils font. pas du tout - à l’objet insécable que les parce que nous faisons confiance à ceux premiers atomistes Grecs avaient ima- qui nous les ont transmises tout en igno-Science et progrès questionnent outre giné. Que les espèces vivantes évoluent. rant comment elles furent acquises aule fonctionnement du pouvoir et du mar- Que l’univers est en expansion, qu’il cours de l’histoire des idées.ché, celui de la démocratie. « Où devrons- n’a donc pas toujours été comme nous Comment améliorer la situation  ? Don-nous tracer la frontière entre ce qui relève voyons qu’il est, et même que son expan- ner le goût des sciences passe d’abordde l’expertise savante, d’une discussion sion s’accélère. par donner du goût aux sciences. Est-ilgénérale, du pouvoir politique  ? Quelles Voilà quelques exemples de connais- envisageable qu’une fois l’an, depuis lesprocédures de décision devons-nous sances que nous sommes tous capables classes primaires jusqu’au lycée, l’un desinventer, qui fassent de l’incertitude un d’énoncer après les avoirs apprises, lues professeurs raconte aux élèves une « his-fardeau partagé par tous et équitable- ou entendues. Mais saurions-nous racon- toire de science », par exemple celle d’unement  ?  », vous interrogez-vous dans Le ter quand, comment et par qui elles ont découverte importante qu’il aura pris lesmall bang des nanotechnologies (Odile temps d’étudier en détails  ? Cela mon-Jacob)  : avancez-vous dans la résolu- trerait par des exemples concrets com-tion de ces deux questions clés, symp- ment la démarche des scientifiques s’esttomatiques de la confrontation de la construite et a fini par converger.science à la démocratie, du progrès à la À l’ère de la modernité, parce qu’elle don-démocratie ? nait sens à l’histoire, la question ne se posaitNul ne saurait nier qu’une certaine incul- pas ; à celle de la « deuxième modernité » –ture scientifique est devenue intellectuel- notre époque –, empreinte de scepticismelement et socialement problématique  : et qui a confié au principe de précaution leelle empêche de fonder une épistémologie soin de protéger de l’inconnu, de l’artificielrigoureuse de la science contemporaine, et de « l’étranger », elle devient légitime : lafavorise l'emprise des gourous de toutessortes et rend délicate l'organisation de « La science ne peut exister que si elle suscitedébats sérieux sur l'usage que nous vou- des spéculations désintéressées, n’ayantlons faire des technologies. On ne saurait d’autre objet que la connaissance pourtoutefois se montrer aussi sévère qu’Eins- elle-même. Désormais l’obtention destein expliquant que «  ceux qui utilisent moyens financiers dévolus à la recherchenégligemment les miracles de la scienceet de la technologie, en ne les compre- est conditionnée à la promesse de réussir,nant pas plus qu’une vache ne comprend de produire quelque chose d’utile.la botanique des plantes qu’elle broute Cela transforme l’exerciceavec plaisir, devraient avoir honte.  » Le même du métier »père de la relativité se montrait là beau-coup trop exigeant. Il est en effet devenu N°134 Février 2017impossible de se faire une bonne cultureà la fois sur la physique des particules,les ondes gravitationnelles, la génétique,le nucléaire, la climatologie ou l’im-munologie, de sorte que si l’on voulaitque les citoyens participent aux affairespubliques en étant vraiment éclairés surtous ces sujets, il faudrait que chacunait le cerveau de mille Einstein (chosequ’Einstein lui-même ne possédait paspuisqu’il n’en avait qu’un seul…).En outre, il ne faudrait pas trop noircirle tableau. Car en vérité, nous savonstous beaucoup de choses. Par exempleque la Terre tourne autour du Soleil, quilui-même tourne autour du centre de la16 Acteurs de l’économie - La Tribune

ÉTIENNE KLEIN Dialoguertechnoscience est-elle, in fine, soluble dans « Ce qui caractérise porter des jugements ne peuvent en aucunla démocratie ? Science et progrès sont-ils la dynamique cas être obtenues par cette seule voie scien-autant un révélateur que les victimes du « française » tifique avérée. La méthode scientifique nedéficit démocratique ? en matière de progrès peut en effet rien nous apprendre d’autreIl nous manque à l’évidence une « ingé- scientifique, qu’à saisir conceptuellement les faits dansnierie sociale  » qui nous permettrait c’est la dépression » leurs déterminations réciproques. Le désird’organiser des débats sur les questions d’atteindre à une connaissance objectived’ordre scientifique ou technologique problème. La procrastination n’est pas une fait partie des choses les plus sublimesd’une façon telle qu’à la fin, des décisions bonne solution. dont l’homme est capable. Mais il estseraient prises, et acceptées au motif d’autre part évident qu’il n’existe aucunqu’elles ont été adoptées selon une pro- La science et le progrès n’ont pas fait chemin qui conduise de la connaissancecédure qui avait préalablement fait l’objet taire le malheur et l’injustice. Ils ont réduit de ce qui est à celle de ce qui doit être. »d’un accord. certaines de leurs manifestations, en ont Il nous faut donc travailler à savoir ce que exacerbé d’autres, en ont fait naître de nous voulons alors même que les pos-De quoi faire naître un acteur respon- nouvelles. Notre faute n’est-elle pas de sibles s’ouvrent toujours un peu plus.sable car informé et éduqué, du débat nous être délestés de nos responsabilitéssocio-scientifique, et ainsi de réintro- en les confiant à la « magie » de la science ? Le mouvement luddiste ne stigma-duire la science et le progrès au cœur de En 1939, Albert Einstein, invité à prendre tise pas le progrès, mais ses répercus-la citoyenneté ? la parole au séminaire de théologie de sions sociales, particulièrement dans lePar principe, le suffrage universel accorde l’université de Princeton, déclara  : «  Il domaine du travail. Sa radicalité est sus-une primauté de la conscience par rap- est indéniable que des convictions ne pecte, mais le raisonnement originel neport à la compétence  : tout citoyen est peuvent trouver de confirmation plus sûre l’est pas. La « robolution » incarne bien lesinvité à voter, même sur des sujets qui que l’expérience et une pensée consciente tensions que les technologies exercent surpeuvent être trop techniques pour lui. Je claire. On ne peut sur ce point que donner les mutations de la société. Est-il légitimepense notamment au référendum sur le raison aux rationalistes extrêmes. Mais le et même utile de critiquer l’e ervescenceTraité de Maastricht, qui n’était pas d’une point faible de cette conception est que qui l’enveloppe ? Le Parlement européenlecture très simple pour la plupart d’entre les convictions indispensables pour agir et est-il fondé d’instaurer une taxe sur cettenous (qui n’avons pas de doctorat en droit filière au nom de la menace qu’elle faitconstitutionnel…). peser sur l’emploi et de la nécessité deAujourd’hui, nos concitoyens n’ayant plus « garantir que les robots soient et restenttout à fait confiance dans les compétences au service de l'Homme » ?des élites, devons-nous systématiquement On réduit souvent le luddisme à uneorganiser des référendums sur les grandes réaction de refus et de peur face au pro-questions technologiques, qui ont long- grès technologique, mais cela revient àtemps été tranchées hors du cadre électo- passer à côté de sa réelle signification.ral ? La question est difficile, mais il faudra Refus du progrès  ? L’introduction desbien un jour trouver le moyen de régler ce machines de tissage est bien antérieure à 1811 – or, jusqu’à cette date, nul n’y a rien« Comprendre la portée d’une idée ou d’un concept, trouvé à redire. Mais en 1811, paralyséevoire sa beauté, découvrir la clé d’un raisonnement par le blocus napoléonien, l’Angleterreou d’une découverte : cela vous procure une joie n’a plus de débouchés pour ses expor-profonde et singulière, vous transforme tations, et le chômage fait rage. Danssubitement en quelqu’un un tel contexte, la suppression d’em-d’autre. On peut plois à laquelle conduit la mécanisationlittéralement se faire revêt une acuité toute particulière  : s’enplaisir avec la science. prendre aux machines, c’est s’en prendreC’est ce qu’il faut à ce qui vous prive de travail. C’est aussifaire connaître » – leitmotiv des premières lettres adres- sées par Ludd – protester contre l’ouvrageN°134 Février 2017 mal fait  : les bonnets tissés mécanique- ment sont d’une qualité inférieure à ceux fabriqués à la main, ce que les manifes- tants jugent inacceptable. C’est également dénoncer l’affadissement du rôle de l’ou- vrier, qui se trouve comme «  expulsé  » par des machines qui prennent sa place et qu’il doit servir. C’est enfin se rebeller contre des conditions de vie et de travail considérées comme aliénantes, la méca- nisation signant la fin du travail à domi- cile, remplacé par une besogne répétitive en atelier, et l’avènement du travail déres- ponsabilisé. La remise en cause ne vise pas le progrès en tant que tel, mais ses conséquences sociales. Acteurs de l’économie - La Tribune 17

Dialoguer ÉTIENNE KLEIN « Nous sommes dans un état de « conscience malheureuse » : nous savons qu’une crise immense est en cours, mais nous sommes tétanisés par l’enjeu »Aujourd’hui, de semblables arguments L'intelligence artificielle «  bat  » l’intelli- sociale des robots décline lorsque la res-sont repris à propos des robots et de gence humaine dans certains domaines, semblance avec l’homme devient tropl’intelligence artificielle. Oui, tout cela dont le nombre augmente. Nous sommes grande. Un malaise semble alors s’ins-affecte le travail, c’est-à-dire fait naître des êtres imparfaits et nous le savons. taller, qui provoque un rejet. À ce titre,et disparaître des métiers, des emplois, Nous sommes par voie de conséquence des études conduites au sein de l’arméeet même potentiellement des filières. tentés d’abandonner notre idéal d’auto- américaine, dont m’a parlé le psychiatreLe Conseil d’orientation pour l’emploi nomie et de nous confier à la perfection Serge Tisseron, sont emblématiques  :estime d’ailleurs à 1,49 million le nombre de machines qui pourraient nous relayer, elles révèlent que l’explosion des robotsde ces emplois susceptibles d’être impac- qui pourraient choisir et décider à notre de déminage, pourtant bien loin d’avoirtés défavorablement, voire de disparaître. place. Je ne sais pas si c’est une « bonne une forme humaine, provoque chez lesMais ne croyons pas pour autant au chose », je ne sais pas si c’est une « mau- soldats un stress comparable à la dispa-diktat d’une sorte de déterminisme qui vaise chose », mais je me souviens avoir rition d’un camarade. L’empathie quenous imposerait, contre notre gré, une lu sous la plume d’Alain Ehrenberg que l’homme peut éprouver pour la machinecohorte de robots. Il nous appartient de « le manque d’initiative est le trouble fonda- n’est donc pas conditionnée par la res-choisir. Nous avons la liberté de choisir. mental du déprimé ». Si ce diagnostic est semblance physique.Par exemple, la propagation incontrôlée vrai, alors il peut aider à comprendre ce Nous devons postuler que nos relationsdes robots ménagers pourrait mena- par quoi l’espoir mis dans l’émergence d'empathie humaine sont sincères, donccer le métier de femme et d’homme de du nouveau, grâce aux machines intel- impossibles à déléguer. Nous devonsménage. Ceux-ci se laisseront-ils faire ? ligentes, peut constituer un alibi à nos veiller à continuellement éprouver desAccepterons-nous d’être complices de insuffisances. En 1956, Günther Anders émotions à l'égard d'autrui sans que celaleur disparition  ? Serons-nous capables a baptisé «  honte prométhéenne  » cette nous empêche d’entretenir des relationsde leur proposer des alternatives profes- étrange pathologie. Le nom résume l’es- avec des objets dont nous nous sentonssionnelles ? « Nous » signifiant bien sûr sentiel : « la honte qui s’empare de l’homme proches, du fait de leurs fonctionnalitésla société dans son ensemble et sa gou- devant l’humiliante qualité des choses qu’il a ou de leur présence dans notre environne-vernance politique en particulier. Dans lui-même fabriquées ». Le degré atteint par ment. N’éprouvons-nous pas une certainele domaine de l’enseignement, et donc nos techniques nous persuade que nous «  affection  » pour notre ordinateur, quidans les filières dites « intellectuelles », ne saurions plus être à la hauteur, et la contient notre travail, notre agenda et nosla problématique est identique. Pourquoi honte que nous en concevons touche au photos de famille, l’historique de nos rela-ne clonerait-on pas les cours ? La tenta- plus intime de l’humain. « Si j’essaie d’ap- tions et de nos contacts, la mémoire de cetion, économique, est grande. D’aucuns profondir cette « honte prométhéenne », que nous avons entrepris il y a parfois fortse frottent déjà les mains  : plutôt que poursuit le penseur, il me semble que son longtemps  ? L'intelligence de l’âme, c’estd’affecter physiquement un professeur à objet fondamental, l’«  opprobre fonda- peut-être de savoir composer de manièreune classe ou un amphithéâtre, on pour- mental » qui donne à l’homme honte de équilibrée avec ce foisonnement d’êtres etrait filmer un enseignant dispensant lui-même, c’est son origine. L’homme a de machines autour de nous, qui entremêleson cours ainsi diffusé simultanément honte d’être devenu plutôt que d’avoir été l’humain et l’artificiel.dans le monde entier à plusieurs milliers fabriqué. Il a honte de devoir son exis-de destinataires… Sauf à considérer, tence au processus aveugle, non calculé et Votre espérance en une société et mêmecomme moi, que l’interaction physique ancestral de la procréation et de la nais- une civilisation réhumanisées parceentre le professeur et les étudiants par- sance, à la différence des produits qui, qu’elles auront su ressusciter le Progrès,ticipe de manière fondamentale à la dif- eux, sont irréprochables parce qu’ils ont dans quel terreau germe-t-elle ?fusion par le premier et à l’appropriation été calculés dans les moindres détails ». J’ai deux enfants, deux fils : j'ai toujourspar les seconds de la connaissance, que Voilà en effet qui peut être une source pensé que j’avais le devoir de ne jamaisl’enseignant et son auditoire sont liés de désespoir. En même temps – toujours les désespérer, d’asseoir en leur espritdans une sorte de corps à corps, par une cette affaire d’ambivalence –, nous avons la perspective d’un futur intéressant, etinterdépendance qui profite à chaque là encore la possibilité d’exercer notre même enthousiasmant. Je crois aux ver-partie et par une relation de réciprocité liberté. Je ne crois pas à un détermi- tus de l’optimisme, à condition bien sûrque tous construisent ensemble dans nisme absolu de la technique. Et jamais qu’il soit non béat. J’ai beaucoup apprisleurs regards respectifs et dans leurs sans doute un ordinateur n’éprouvera de ma pratique de l’alpinisme. L’ampli-échanges parlés. de la douleur, ne ressentira de la joie, ne tude de la jouissance est parfois directe- pourra éprouver de l’empathie, ne vivra ment liée aux difficultés dépassées et auxCe qui dicte le progrès, c’est l’intelligence. la moindre émotion. Au mieux, il ne peurs surmontées. La difficulté qui s’an-Intelligences informatique, algorith- pourra que simuler tout cela… nonce, même lorsqu’elle est très impres-mique, artificielle… elles occupent une sionnante, ne doit pas nous plonger dansplace prépondérante, et promise à une Mais notre civilisation n’est-elle pas deve- la résignation, le désespoir ou l’abdica-envergure objectivement indescriptible. À nue celle du mimétisme et de la duplica- tion : elle intervient pour nous révéler àterme, s’imposeront-elles à l’intelligence tion assumés ? nous-mêmes notre capacité d’audace ethumaine, celle de l’émotion, de la fragi- Certes, mais des enquêtes sont venues d’inventivité. Et aussi notre courage. Sanslité, de l’amour  ? L’intelligence de l’âme rééquilibrer cette observation. Elles doute, d’ailleurs, le temps est-il vraimentest-elle en danger ? montrent que le degré d’acceptation venu d’être courageux.18 Acteurs de l’économie - La Tribune N°134 Février 2017

RUBRIQUE DE NOM Dialoguer« Toute difficulté, Acteurs de l’économie - La Tribune 19même très impressionnante,ne doit pas nous plongerdans la résignation oule désespoir : elle nousrévèle à nous-mêmesnotre capacité d’audaceet d’inventivité. Et notrecourage. Et le tempsest vraiment venud’être courageux »N°134 Février 2017

Dialoguer RUBRIQUE DE NOM CCIR AUVERGNE-RHÔNE-ALPES TAXE D’APPRENTISSAGE : NE VERSEZ PAS À CÔTÉ !L’OCTA CCIR Auvergne-Rhône-Alpes est habilité E ectuez vos formalitésà collecter et reverser la taxe d’apprentissage avant le 1er marsdes entreprises ayant leur siège social ou unétablissement dans la région. www.facilitaxe.com/cciraraFaites de votre taxe d’apprentissageun investissement rentable. Région Auvergne - Rhône-Alpes En application de la loi du 5 mars 2014, relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale, le réseau des organismes cleosllCehctaemubrsredsedl’aAgtarixcueltdu’arepeptrelenstiCshsaagmeb(rOesCdTeA)MeésttiedrésNseot°rd1m3ea4l’iAs rrtFeisésatvrneraiinte.tr. 2017 réunit les Chambres de Commerce et d’Industrie,20UnAcocltleecuterusr udneiqlu’ée cesotndoépmloiyeé d-aLnsacThariqbuue nRéegion. L’OCTA CCIR Auvergne-Rhône-Alpes

ÉDITORIAL DialoguerOL’ÉDIT RIAL,DENISLAFAYNE PAS DÉMISSIONNER « tout ennemi : associatif, universitaire, artistique » engagé dans une voie altruiste, pourchasser « toute cible : intellectuelle, politique, entrepreneuriale, commerciale,Pas un mot ou une ligne dans les médias, pas une seule déclaration au sein de financière, institutionnelle » susceptible d’entraver la prospérité domestique et la la classe politique pour dénoncer l’indicible cynisme. Et pourtant ou… pour propagation du sectarisme religieux… La contamination fait son oeuvre, escor- cause : le 25 janvier, le Dow Jones franchissait la barre des 20 000 points pour tée par un idéal national(iste) qui atteint un degré inédit de popularité. Voilà lela première fois dans son histoire séculaire. Le bon comportement d’ensemble monde, voilà même la civilisation que féconde l’insidieuse alliance des esprits,des entreprises américaines en constituait le ferment, et tout comme ses « cou- la pernicieuse collusion fomentée dans une pleutrerie, une cupidité, un égoïsmesins » Nasdaq et S&P 500, l’indice phare de Wall Street ponctuait là une année en définitive universels. Il n’a pas su d’être assommé le 9 novembre, et depuisde progression record, d’environ 25%. Mais cette flambée vient aussi couronner, de trembler : on ne peut qu’être sidéré par la démission qui s’empare de l’opinionmême célébrer la victoire de Donald Trump, puisque près de la moitié du bondis- publique, confortée par le retrait complice ou le silence couard d’une partie dessement des indices est intervenue après le 9 novembre 2016. En d’autres termes, élites. Bientôt, toute critique de Trump sera assimilée à une injuste diabolisation.et écrit très prosaïquement, l’Amérique de la finance s’est réunie pour légitimerle dirigeant démocratiquement élu le plus funeste depuis Adolf Hitler en 1933, au Les intérêts américainsnom des profits que la double perspective de déréglementation financière et de de LVMH justifiaient-ilsrenchérissement du marché intérieur promet – le chancelier allemand avait d’ail- que Bernard Arnault soit leleurs, lui aussi, bénéficié du soutien déterminant d’éminents industriels, séduits « premier Français » à fairepar les chimères mercantiles de l’idéologie nationaliste. La prospérité annon- allégeance au nouveaucée du capitalisme boursier américain aura donc pour cadre le massacre de la président américain ?biodiversité et le pillage des ressources naturelles ; l’édification d’un mur avecle Mexique ; le feu au Proche-Orient après le déménagement de l’ambassade « Notre croyance collective en l’impossibilité a créé les conditions deaméricaine à Jérusalem ; la dégradation des droits et des libertés –d’informer, la possibilité », décortique le philosophe des sciences Etienne Kleind’avorter, etc. – ; la déconsidération de ce qui fait création et œuvre artistiques ; (p.3) à l’aune du séisme américain, mais aussi du Brexit anglais.la stigmatisation de pans entiers de la population, de la société, et même de la Et demain du triomphe Lepéniste si rien n’est entrepris partout et par chacuncivilisation contemporaine – homosexuels, musulmans, pauvres, réfugiés poli- pour y faire rempart. Ces « moments de l’Histoire » doivent faire de tout huma-tiques, immigrants, etc. – ; le démantèlement de l’Obamacare ; le mépris pour une niste un militant dans son domaine, son travail, son territoire, ils cimententEurope espérée se décomposer dans le sillage du Brexit ; une stratégie géopoli- l’absolu besoin de politique, l’impérieuse nécessité de revitaliser la Res publica,tique dantesque ; la glorification des armes et de la torture ; la réhabilitation du ils exhortent à se muer en résistant, en combattant. Mais combattant de quoi ?népotisme ; l’enracinement de la post-vérité ; l’instrumentalisation tous azimuts La lumineuse investigation de l’auteur de Le pays qu’habitait Albert Einstein– de la paranoïa, de l’opposition, des réseaux sociaux, etc. Enfin, la sacralisation (Actes Sud) dans le champ du progrès apporte une réponse. Peut-être mêmedu « fric », du gain, de la marchandisation, de la compétition, de l’égocentrisme, la réponse. Ce progrès dépossédé de sa majuscule est celui, désormais, dede l’immédiateté, de l’intolérance, du manichéisme, du narcissisme, de la vanité, l’avilissement de la science ; d’une désynchronisation de sa « contribution »du despotisme religieux. Et de la haine. Ce « monde » ne verra, heureusement, démocratique et même d’un désarrimage de sa destination humaniste ; d’uneque partiellement le jour ; mais ourdie par un gouvernement dont la composition déshérence que comble, aussi fallacieusement que triomphalement, l’in-malheureusement nourrit l’e roi, l’apocalypse est fondée. Et c’est donc ce que les novation ; d’un dévoiement de la substantifique moelle qui avait germé auacteurs, y compris citoyens, du capitalisme financier, boursier, spéculateur font Siècle des Lumières. C’est celui d’une aliénation protéiforme – consumé-le choix de modeler. L’amoralité intrinsèquement constitutive de leurs actes a fait riste, utilitariste, marchande, temporelle – ; d’une « conscience malheureuse »place au stade suivant – et ultime – : celui de l’immoralité. Sans que (presque) qui tétanise ; d’un support spirituel qui dépérit… L’urgence, démontre Etiennepersonne ne s’en émeuve. Klein, est donc de réenchanter le Progrès, de travailler à réhabiliter la majus- cule mutilée par cette succession de vicissitudes. Pour y parvenir, la sommePire, et jusqu’au sein de consciences que l’on croyait protégées de ce spectre, des écueils à franchir et des engagements à réaliser est considérable. Les même dans la France des Lumières, le sournois et redoutable venin de la e orts convergent vers un même dessein : (re)configurer un futur aujourd’hui « normalisation » et de l’« acceptation » semble inoculer subrepticement et « en jachère », donner une possibilité à un avenir extrêmement di cile voireinfuser les raisonnements, notamment dans les cénacles décisionnels que domine impossible à dessiner. De toutes les dispositions nécessaires à un tel accom-le dogme de la realpolitik et du pragmatisme. La préservation des intérêts de plissement, le courage est sans doute, comme l’indique le scientifique, la plusLVMH aux Etats-Unis justifiait-elle que Arnault (père et fils) se précipitent dans déterminante. Le courage de se dresser, de dénoncer, de proposer. Et d’entre-la Trump Tower et soient les premiers Français à s’entretenir ostensiblement avec prendre. « Quelle qu’elle soit, la di culté ne doit pas nous plonger dans la rési-le président américain – lors d’un étrange échange figeant le PDG de l’empire du gnation ou le désespoir : elle intervient pour nous révéler à nous-mêmes notreluxe dans une posture d’allégeance ? Que n’entend-on pas autour de soi qui sinon capacité d’audace et d’inventivité. » La prise de pouvoir de Donald Trumpcautionne ouvertement au moins réclame indulgence, patience, confesse aussi forme une paroi vertigineuse de di cultés ; l’addition des courages et desquelque admiration pour une incarnation inédite de « l’autorité, de la réussite, de convictions réveillant le « réservoir d’humanité » en sommeil, peut la rendrel’irrévérence » trempées dans un « patriotisme » que les dirigeants politiques fran- franchissable. À condition de ne pas démissionner.çais, Marine Le Pen bien sûr exceptée, sont rendus coupables d’abandonner. Oui,Donald Trump est celui qui libère la parole, qui « ose » : anathématiser ces « médias Acteurs de l’économie - La Tribune 21qui désinforment », punir « tous les musulmans, graines de terroristes », combattre N°134 Février 2017

SOMMAIRE Entreprendre DialoguerN°134 Entrée en matière 3 Alila, l’épouvantail 50 Francis Grosjean 4 Cité du design 56 Étienne Klein 21 une bombe à retardement ? 62 « Le Progrès est en voie 24 Limagrain 65 de disparition » 26 Le bon grain et l’ivraie Éditorial 28 Emmaüs L’actualité en images 30 Communauté d’intérêts L’initiative de Pascale Hazot 31 Chroniques Lu sur acteursdeleconomie.com Tribune Cécile Renouard Chroniques Tribune Jean-Pierre GattusoActeurs de l’économie est publié par RH Editions (capital 221 640 euros). - 51 avenue Jean Jaurès, - 69007 Lyon - Tél. 04 72 18 09 18 - Fax 04 72 18 09 21 - [email protected] - acteursdeleconomie.compremièrelettreprénom.nom @acteursdeleconomie.com - Directeur de la publication et de la rédaction : Denis Lafay - Directeur général délégué : Valérie Asti - Rédacteur en chef adjoint : Romain Charbonnier - Journalistes : DidierBert, Stéphanie Borg, Gérard Corneloup, Maïté Darnault/WeReport, Dominique-Myriam Dornier, Samuel Maïon-Fontana, Maxime Hanssen, Laurence Jaillard, Karen Latour, Marie Lyan, Yann Petiteaux, SoniaReynes ; Françoise Sigot - Secrétariat de rédaction : Nicolas Rousseau - Photographes : Hamilton, Laurent Cerino - Dessinateurs : Kanellos Cob, Vic - Maquette : Marie-Anne Joly - Conférences-Débats : Steven Dolbeau- Responsable webmarketing & communication : Eric Fossoul - Comptabilité : Sonia Girard - Abonnements - Publicité : Razala Oulka - Impression : Courand, 82 route de Crémieu, 38230 Tignieu-Jameyzieu N° de CPPAP : 0320K89381ISSN 1620-6096 - Dépôt légal : 1er semestre 2017 - 5 n°/an - Encartage La Croix Vous souhaitez optimiser votre patrimoine, préparer des projets ou développer votre activité. Retrouvez-nous dans À la Banque Rhône-Alpes, vous disposez d’un conseiller dédié et d’experts pour vous l’une de nos 80 agences accompagner. Connectez-vous sur Banque Rhône-Alpes - S.A. à Directoire et Conseil de Surveillance au capital de EUR 12 562 800 - SIREN 057 502 270 - RCS Grenoble - Siège Social : 20 et 22, bd Edouard Rey www.banque-rhone-alpes.fr BP 77 - 38041 Grenoble Cedex 9 - Siège Central : 235, Cours Lafayette - 69451 Lyon Cedex 06 - Société de courtage d’assurances immatriculée à l’ORIAS sous le N° 07 023 988. N12°/1038/4201F6év08ri:e41r:124017 Acteurs Eco 200x45.indd 122 Acteurs de l’économie - La Tribune

ComprendreInventer Respirer Damien Beaufils, 89 le défricheur Stations de moyenne montagne 90 L’asphyxie Coup de crayon sur… Banque suisse 96 La Pierra Menta 133 Un colosse aux pieds d’argile 134Le rêve de CCI, qui veut leur peau ? 102 Mourad Merzouki 140Rémi Louf 67 APM, l’excellence dans la discrétion 108 Créateur de métissage 144Génération 2050 68 Sens de la visite 146Construction durable, Charles-Olivier Coutyle ciment urbain 114 Au nom du pèreChroniques et sens des a aires 120 Un domaine ardéchoisTribune Denis Lacroix 74 Chroniques 78 Conférence 122 aux accents bourguignons 79 Tribune Martine Rebetez 123 Tribune Philippe DagenN°134 Février 2017 Le soleil sur la place Galerie Franck Lassagne A l’occasion des 20 ans de la galerie, chaque artiste a créé une oeuvre unique, inédite. EXPOSITION DU JEUDI 16 MARS AU SAMEDI 25 MARS 2017 Le soleil sur la place I Galerie Franck Lassagne 4 rue Antoine de Saint-Exupéry I 69002 Lyon Tél. 04 78 42 56 65 I Mobile 06 84 36 06 67 du mardi au samedi de 11h à 13h et de 14h30 à 19h sur rendez-vous I www.lesoleilsurlaplace.com Acteurs de l’économie - La Tribune 23

1© Laurent Cerino / Acteurs de l’économie 2 3 © Le fotographe24 Acteurs de l’économie - La Tribune1 LYON L’édition 2016 de Tout un© Laurent Cerino / Acteurs de l’économie programme fut une nouvelle fois couronnée de succès puisque plus de 2 000 personnes ont assisté à une journée de débats sur le thème d’« Une époque formidable ». Au théâtre des Célestins (Lyon), se sont succédés Cédric Villani, Pierre Rabhi, Pascal Picq, Éric Dupond-Moretti, Daniel Kawka, Michel Troisgros, Axel Kahn ou encore Jean-Paul Delevoye. 2 LYON Le Salon international de la restauration et de l’agroalimentaire (Sirha) de Lyon a rempli sa mission. 208 000 professionnels dont 24 469 chefs ont été enregistrés (+ 10 % vs 2015). Le Bocuse d’or a été remporté par les États-Unis. 3VALENCE C’est en plein cœur du quartier d’a aires de Londres qu’Anne-Sophie Pic a ouvert un nouveau restaurant « La Dame de Pic », du même nom que son enseigne parisienne. À 46 ans, la chef triple étoilée à Valence est désormais à la tête de cinq établissements. N°134 Février 2017

L’ACTUALITÉ EN IMAGES Dialoguer45 © Guillaume Ribot 6 © iStock by Getty Images4CLERMONT-FERRAND Elle devient la © Laurent Cerino / Acteurs de l’économie première ville française à intégrer le réseau mondial Unesco des villes apprenantes 7© G. Piel © Laurent Cerino / Acteurs de l’économie pour son projet « Réinventons Clermont » 8LYON Sillia VL, la chute. La recherche de 13 millions qui met « au cœur des politiques publiques les d’euros restée infructueuse, le fabricant de panneaux valeurs humanistes et universalistes pour un photovoltaïques installé à Vénissieux a entamé une développement urbain intégrateur et durable ». course contre la montre pour trouver un repreneur. Centre trente salariés travaillent sur le site rhodanien5AUVERGNE RHÔNE-ALPES L’a aire Gilles et pourraient être menacés. Chabert continue de provoquer des remous 8 après qu’Acteurs de l’économie-La Tribune a dévoilé des situations de conflit d’intérêts Acteurs de l’économie - La Tribune 25 du conseiller spécial à la montagne auprès du président de la région Auvergne Rhône-Alpes. Au moment du bouclage, ni la Région, ni l’intéressé ne se sont expliqués.6AUVERGNE RHÔNE-ALPES La Région va ouvrir en septembre une école de codeurs sur son futur campus numérique et rien de mieux que Xavier Niel pour apporter son expertise. Le patron d’Iliad-Free est aussi le fondateur de l’École 42 qui forme des développeurs informatiques.7ANNECY Depuis le 1er janvier, Annecy-le-Vieux, Cran-Gevrier, Meythet, Pringy, Seynod et l'ancienne Annecy forment une seule et même commune. Une nouvelle entité qui compte désormais 128 000 habitants et devient ainsi l’une des 30 plus grandes villes de France. À sa tête, le maire Jean-Luc Rigaut. N°134 Février 2017

Dialoguer L’INITIATIVE PASCALE HAZOT LA SCIENCE DES AFFAIRES© Laurent Cerino / Acteurs de l’économie Chercheure-entrepreneure. Depuis quatre ans, Pascale Hazot est les deux à la fois. Un parcours somme toute logique pour celle qui a choisi le milieu scientifique avec une idée bien précise en tête : « Intervenir en amont sur le traitement des patients, créer et proposer une thérapie innovante qui bouscule les pratiques usuelles et qui puisse être exploitée dans le monde entier pour l’amélioration de la qualité de vie des patients. » Derrière l’explication, c’est aussi l’argument de la chef d’entreprise qui transparaît. Très vite, celle qui fut championne de France de danse sportive en 1990 a complété son doctorat par un MBA pour « comprendre » le milieu de l’entreprise, « ses aspects stratégique, humain, managérial et ses logiques de marché ». Une « ouverture d’esprit », qualifie Pascale Hazot, qui l’amène à créer ACS Biotech, une startup développant une solution inno- vante pour réparer les lésions du cartilage à base de biomatériaux. Un projet sur lequel elle avait déjà travaillé lors d’une mission post-doctorale, mais qui ne fut jamais exploité. Quelques années plus tard, observant le « fort potentiel du produit et le marché qui lui serait destiné » - plus de six millions de personnes en sou rent en France, 170 millions dans le monde -, la chercheure saute le pas, résolue à se lancer dans le grand bain de la création d’entreprise. Quatre années que l’aventure scientifico-entrepreneuriale dure. Une nouvelle phase de tests est en cours, avant d’en- visager une mise sur le marché d’ici à quelques années. Une aventure remplie de challenges, d’espoir, de rencontres, de résultats – mais aussi de doutes – qui la passionne et l’a persuadée d’avoir fait le bon choix. RC Retrouvez Pascale Hazot dans l’émission Start’Up Co, proposée par TLM-Télé Lyon Métropole et Acteurs de l’économie-La Tribune, chaque 2e et 4e vendredi du mois à 19H15. 26 Acteurs de l’économie - La Tribune N°134 Février 2017

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Dialoguer LU SUR ACTEURSDELECONOMIE.COM« La situation du Brexit pousse les métropoles à se comparer à Londres et à évaluer leur com-pétitivité les unes par rapport aux autres, menant à une remise en question positivedes politiques publiques au niveau des villes, des États et à l'échelle européenne »Le Brexit, une opportunité pour les villes européennesCharles Van Overmeire, co-fondateur de French Square et membre de la French Tech Londres, 2 février« PRÈS DE 400 MÉTIERS REQUIÈRENT L'OBLIGATION « L'idée est au départ séduisante :DE PRÉSENTER UN CASIER JUDICIAIRE VIERGE. donner à chaque être humainEN REVANCHE, POUR ÊTRE ÉLU ET/OU RÉÉLU, NUL un revenu universel, identiqueN'A BESOIN DE JUSTIFIER D'UNE TELLE CONDITION » pour tous, qui soit la contrepartie d'un droit à vivre, et qui permette àUn casier judiciaire vierge pour des élus propres ! chacun de survivre sans avoir besoinEudes Baufreton, délégué général de Contribuables Associés, 1er février pour cela de revenus du travail. Mais comment la financer ? »« La prise de conscience Revenu universel : la proposition d'Hamonde notre interdépendance, est-elle viable ?et la satisfaction éprouvée Renaud Chartoire, professeur agrégé en sciencesgrâce à ce lien entre économiques et sociales, 26 janviergénérations, passe parune réciprocité. Et cette LU SUR « L'ÉLECTION DE DONALDréciprocité ne s'impose ACTEURSDELECONOMIE.COM TRUMP N'EST PAS LEpas, mais elle se construit, RÉSULTAT D'UNE CRAINTEau niveau des personnes, D'UN DÉCLASSEMENTévidemment, mais aussi ÉCONOMIQUE MAIS D'UNau niveau de la société » DÉCLASSEMENT \"RACIAL\" »L'intergénération, Trump : un sursaut identitaire blancun modèle d'entreprise Rokhaya Diallo, journalisteSerge Guérin, sociologue et réalisatrice, 24 janvieret professeur à l’Inseec, 23 janvier« CE QUI DEVAIT NOUS LIBÉRER « POUR RÉUSSIR AU SENSDU TEMPS, NOUS ENGAGE ACTUEL DE PERFORMER, ILEN FAIT DANS UNE COURSE FAUT DAVANTAGE ENCORESANS VICTOIRE POSSIBLE. » EN JOUER (DE MAUVAISE FOI). IL FAUT SE DÉPASSER.Une inhumaine accélération IL FAUT SE TRANSCENDER »Olivier Abel, professeur de philosophieéthique à l’Université protestante Faut-il mentir pour réussir ?de Montpellier, 19 janvier Laura Lange, philosophe, 12 janvier« La paix économique, plus qu'un concept, est un contrepoint à la notion de guerre économique.Elle représente un mot d'ordre, une forme d'indignation dont l'objet serait de mettre en mouvementles énergies citoyennes vers le bien commun »« Paix économique », pleine conscience : une autre vision de l'entrepriseDominique Steiler, titulaire de la chaire Mindfulness, Bien-être au travail et paix économique, Grenoble École de Management (GEM), 27 janvier La synergie de nos expertises : la réponse à vos enjeux cms.law/bfl/lyon N°134 Février 2017 Nos équipes d’avocats experts en droit et fiscalité, tant en conseil qu’en contentieux, offrent à leurs clients des solutions à haute valeur ajoutée. CMS Bureau Francis Lefebvre Lyon 174 rue Créqui - CS 23516 - 69422 Lyon Cedex 03 - France T +33 4 78 95 47 9928 Acteurs de l’économie - La Tribune

CHRONIQUES Dialoguer ENSEMBLE NOUS SAURONS DONNER DES PERSPECTIVES À VOTRE PATRIMOINECIC Lyonnaise de Banque - RCS Lyon - SIREN 954 507 976. N°134 Février 2017 BANQUE PRIVÉE DU DIRIGEANT D’ENTREPRISEActeurs de l’économie - La Tribune 29

Dialoguer CHRONIQUESRÉFORME DU DROIT DES CONTRATSDe l’impossibilité pour le promettant de révoquerson consentementHenri-Louis Delsol pas attendu cette codification pour recourir dépit de critiques presque unanimes de la doctrine etAvocat associé, fréquemment aux promesses unilatérales de des praticiens, cette solution a été maintenue pendantDelsol Avocats vente, notamment en matière de cession de droits de nombreuses années, la Cour de cassation n’inflé- sociaux, que ce soit pour organiser dans le temps la chissant sa position qu’en 2008, en admettant que leTrès attendue, l’ordonnance n°2016-131 transmission d’une entreprise, pour prévoir le rachat promettant et le bénéficiaire puissent prévoir ab initio portant réforme du droit des contrats, des actions d’un associé à compter du jour où il perd la l’exécution forcée de la promesse en renonçant expres- entrée en vigueur le 1er octobre 2016, a qualité de salarié ou de dirigeant au sein de la société sément aux dispositions de l’article 1142 du Code civil2. enfin consacré juridiquement l’existence de (promesses dites de « good leaver » et de « bad lea- Malgré cet infléchissement, les décisions admettant la promesse unilatérale de vente. ver ») ou encore pour organiser les relations des asso- l’exécution forcée d’une promesse demeuraient toute- Pour autant, les praticiens n’avaient ciés dans un pacte (à travers des clauses de cession fois peu nombreuses3. conjointe ou de cession forcée, par exemple). Afin de mettre un terme à ce régime jurisprudentiel Néanmoins, les praticiens se heurtaient alors à une hétéroclite qui ne procurait pas aux praticiens la sécu- difficulté de taille  : il existait une incertitude concer- rité juridique nécessaire au monde des affaires, les nant la possibilité pour le promettant de révoquer son rédacteurs de l’ordonnance n°2016-131 ont codifié engagement et de faire ainsi obstacle à la formation du un nouveau principe selon lequel « la révocation de la contrat dont la promesse était l’objet. promesse pendant le temps laissé au bénéficiaire pour opter n’empêche pas la formation du contrat promis »4. Nouveau principe Nous nous réjouissons de l’apport de la réforme à cet La jurisprudence a longtemps refusé d’admettre la for- égard qui vient ainsi renforcer la sécurité juridique et, mation du contrat en cas de révocation de la promesse de facto, l’attractivité juridique de notre écosystème. par le promettant avant sa levée par le bénéficiaire1, au motif que les obligations de faire se résolvent en dom- 1 Cass. 3e civ., 15 déc. 1993, n°91-14.999 - 2 Cass. 3e civ., 27 mages-intérêts et non en nature, par application des mars 2008, n°07-11.721 - 3 CA Paris, 3 déc. 2008, Juris-Data dispositions de l’article 1142 actuel du Code civil. En n°2008-373790 - 4 Alinéa 2 du nouvel article 1124 du Code civilLE LOGEMENT SOCIAL à l'épreuve des temps Par définition, le monde du logement socialGil Vauquelin est celui du temps long - construire, MutationsDirecteur régional, entretenir un parc immobilier dont l'amor- Cette confrontation entre le temps long et les tempsCaisse des Dépôts tissement demande du temps du fait des courts se manifeste alors que l’État et les collectivités contraintes sociales et financières qui le locales absorbent des contraintes budgétaires impor- caractérisent -, conduit à se projeter à long tantes qui les incitent à des ajustements financiers © Aline Perier - DR terme et à gérer un historique de construction qui rapides, qui se traduisent par des baisses de subven- remonte à des décennies. Le rythme pluri-décennal tions, voire même des tentations de retrait d’une politique est confronté chaque année un peu plus à l'accélé- active de l’habitat. Le développement d’un logement tou- ration du temps qui marque notre époque et impose jours plus adapté aux contraintes locales reste pourtant ses mutations rapides. De plus, l'aménagement spon- un élément prépondérant de la future compétitivité des tané du territoire se concentre ces dernières années territoires. Des mutations importantes attendent ainsi le autour des métropoles et leurs proches couronnes, monde du logement social et la synchronisation inévi- et au-delà des territoires détendus où se conjuguent table des temps pourrait annoncer une concentration dévitalisation économique et paupérisation des loca- du secteur davantage livré à ses propres ressources, taires. Autre tendance lourde, ce mouvement profond où seuls les plus gros bailleurs sociaux disposeraient et durable remet souvent en question des années de de la surface financière indispensable. Mais les ajus- construction antérieure dans des zones où l’offre est tements à venir ne pourront se réaliser qu’en devenue trop abondante. L'écart croissant entre les préservant les fondements du modèle français revenus adresse, en outre, aux bailleurs sociaux une de financement du logement social inscrit, lui, demande toujours plus forte de logements à bas prix dans le long terme, au risque de voir l’offre de logement et peu coûteux en énergie. Le vieillissement rapide de social devenir progressivement inadaptée avec toutes les la population appelle enfin une adaptation au même conséquences sociales prévisibles. rythme des immeubles, au prix d’investissements Grâce à la solidarité des partenaires, donnons le temps souvent lourds. au secteur de réaliser son adaptation et l’indispensable concordance des temps.30 Acteurs de l’économie - La Tribune N°134 Février 2017

TRIBUNE DialoguerLA TRANSITION Les océans sont source d’immenses richesses et de services pour laÉNERGÉTIQUE société. Même les personnes vivant à des milliers de kilomètres dePROMET DE la c te bénéficient, parfois sans le savoir, de leurs services rendus.FANTASTIQUES L’océan mondial modère le changement climatique en absorbant plus du quartOPPORTUNITÉS. des rejets de gaz carbonique par les activités humaines et il stocke plus deIL EN VA 90 de l’excès de chaleur lié à l’augmentation de l’effet de serre. La pêcheDE L’AVENIR et l’aquaculture fournissent à deux milliards d’habitants de la planète uneDES OCÉANS… part significative de leurs besoins en protéines. Les écosystèmes marins,ET DU NÔTRE comme les récifs coralliens et les mangroves, protègent les c tes des effets destructeurs des houles, tempêtes et cyclones. Les océans sont aussi le sup- port d’activités récréatives et touristiques et un support très important du transport et du commerce mondial. La valeur totale de ces richesses repré- sente 24 000 milliards de dollars (22 milliards d'euros) et le « produit marin brut », équivalent du PN d’un pays, est de 2 500 milliards de dollars 2 00 milliards d euros par an. Si l’océan était un pays, il serait la 7e écono- mie de la planète après les tats-Unis, la Chine, le Japon, l’Allemagne, le Royaume-Uni et la France. Cette « économie bleue » dépend à 70 d’océans et d’écosystèmes en bonne santé. Or, les pressions sont nombreuses. l’échelle globale, la modération du changement climatique grâce à l’absorption du CO2 et de la chaleur a un co t : l’acidification et le réchauffement de l’eau de mer. La fonte des calottes polaires et des glaciers continentaux provoque une élévation du niveau de la mer. Aux échelles locale et régionale, pollutions diverses et surexploitation des ressources menacent aussi les eaux côtières et régionales.SI L’OCÉAN ÉTAIT UN PAYS, IL SERAITLA SEPTIÈME ÉCONOMIE DE LA PLANÈTEJean-Pierre Gattuso CONTRASTES © DRDirecteur de rechercheau CNRS, université Pierre Pour ce qui est du futur, les risques d’impacts auxquels les océans ferontet Marie Curie et Institut du face sont très contrastés selon le scénario d’émissions de CO2 considéré àdéveloppement durable et l’horizon de la fin du siècle. La poursuite du rythme actuel d’émissions pro-des relations internationales voquerait des risques élevés à très élevés pour la plupart des organismes et services écosystémiques d’ici 2100, voire dès 2050. Si l’Accord de Paris surEn juin 2017, l’Onu organisera le climat, négocié en 2015, permet d’éviter ce scénario catastrophe, il neune conférence mondiale sur les océans. permet pas d’éliminer tout risque d’impact. Les récifs coralliens restent,N°134 Février 2017 par exemple, très menacés même dans un scénario à faibles émissions, lequel est compatible avec l’objectif de contenir l’augmentation globale de la tem- pérature en de à de 2 C. L’Accord de Paris est entré en vigueur en novembre dernier. Il est à pré- sent capital de le mettre en œuvre sans délai. La prochaine administration américaine sera peut-être moins convaincue et motrice sur cette question, mais les autres gouvernements ainsi que les régions, villes, entreprises et citoyens se sont mis en marche. La transition énergétique promet de fantas- tiques opportunités, alors qu’elle est par ailleurs notre seul moyen d’éviter un scénario catastrophe. Il ne faut également pas perdre de vue l’importance de réduire la surpêche et les agressions plus locales. Il en va de l’avenir des océans… et du nôtre. Acteurs de l’économie - La Tribune 31

Entreprendre RUBRIQUE DE NOM32 Acteurs de l’économie - La Tribune N°134 Février 2017

ALILA Entreprendre ALILAL’ÉPOUVANTAILIl n’a que 33 ans, mais sa réputation a largement ENQUÊTE, DENIS LAFAYdépassé les frontières de Rhône-Alpes, et PHOTOGRAPHIES, LAURENT CERINO / ADEle cénacle national du logement social ne taritpas d’observations antagonistes, d’admiration Acteurs de l’économie - La Tribune 33et de diatribes pour cet autodidacte qui proclame« révolutionner le métier » aux commandesdu groupe Alila (2 600 logements et 272 millionsd’euros de chi re d’a aires) : Hervé Legros,« flamboyant » architecte d’un systèmeopportuniste exploitant un contexte et unerèglementation avantageux, bouleverse lescodes. Ceux de la profession, qui « comprendsans comprendre », ceux de la communication,qu’il veut à son image : d’audacieuse à provocatrice,celle enfin du « comportement », ici résolumenten rupture, narcissique voire arrogant.De quoi questionner la moralité d’une fortuneostentatoire bâtie dans la construction dulogement des plus modestes et avec l’aidedes subsides publics. L’ego constitue le moteurdu « sponsor maillot » de l’Olympique lyonnaiset deuxième actionnaire du champion de Francede basket-ball, l’ASVEL. Il pourrait être aussi sonpiège. Voire son péril. Enquête sur un modèleéconomique et une personnalité disruptifs.N°134 Février 2017

Entreprendre ALILA« C’est un mystère. » Peut-on rouler en FerrariVoilà de quelle locution en vendant du logementla plupart des social ? La question moraleobservateurs qualifient mérite indiscutablementl’origine et surtout les d’être posée. Jusqu’àleviers de l’ascension, quelles limites est-ilfulgurante, du groupe Alila. éthiquement tolérable de s’enrichir auprès d’unMystère sous l’écorce duquel bouillonnent suspicion et admiration, public (très) modeste etjalousie et incompréhension, révulsion et respect. « Oui, comment grâce aux subsides publics ?fait-« il » ? », s’interrogent les professionnels du logement social, « C’est un vrai sujet »,qu’ils soient élus, bailleurs sociaux, économistes. Et le scepticisme reconnait Michel Le Faou,résonne encore plus fort lorsqu’il émane des promoteurs-construc- vice-président deteurs : « Son métier, nous l’exerçons. Nous pouvons tordre les chiffres la métropole de Lyon.dans tous les sens, c’est inexplicable. » «  Il  » a pour nom Legros etprénom Hervé. Une comète dans l’aréopage, tout juste âgé de 33 © M. Leroy Avec son présidentans, fier d’un parcours d’écolier cancre et d’une origine sociale de conseil demodeste qui le conduisit, enfant, à grandir dans quelques banlieues surveillance« difficiles » de l’agglomération lyonnaise. Oui, comment ce titu- Jean-Claude Michel,laire d’un CAP de plomberie a-t-il entrepris pour, quinze ans plus rouage essentieltard, piloter une société spécialisée dans le logement conventionné pour le crédibiliseret intermédiaire1 qui revendique un chiffre d’affaires en 2016 de et le « notabiliser »272 millions d’euros (contre 148 millions d’euros un an plus tôt) dans les milieuxpour la construction de 2 600 logements, un résultat net de 5 %, et économiques,un portefeuille d’activité de 730 millions d’euros avec seulement… Hervé Legros46 salariés ? forme un tandemDes autodidactes entrepreneurs « successful », Hervé Legros cultive des « contraires. »quelques aptitudes singulièrement développées  : en premier lieul’intuition, l’opportunisme, mais aussi une intrépidité délestée N°134 Février 2017des conventions. Voilà sans doute ce qui l’a convaincu, dès 2004,d’investir un segment de l’immobilier alors méconnu, une nichenégligée par les ténors du secteur de la promotion-construction :celle du logement social. « Ce que nous avons méprisé, en nous concen-trant sur les programmes classiques et d’envergure, lui a su le prendre àbras le corps et développer un modèle approprié. Bien fait pour nous ! »,concède l’un d’eux. L’intéressé est habile dans son discours, par-faitement ciselé, subtilement rôdé  : de sa propre expérience devie dans les logements sociaux, il a hérité une volonté farouched’œuvrer à donner un toit de qualité à des publics auxquels ilest souvent inaccessible. Libre à chaque observateur de séparer34 Acteurs de l’économie - La Tribune

« Le modèle ALILA Entreprendre Alila fait débat. » Richard Llung, le bon grain de l’ivraie, de distinguer une motivation intrinsèque adjoint à la Ville vertueuse d’un ingénieux argument de communication et d’image, de Villeurbanne essentiel pour légitimer sa stratégie auprès des pouvoirs publics et notamment des élus, « clés » dans son dispositif.N°134 Février 2017 Alila profite d’une distorsion des règles de concurrence avec les bailleurs sociaux. « Quand donc cessera-t-on de comparer l’incomparable, de mesurer des compétiteurs soumis à des protocoles différents ? » Reste que l’édification, mais surtout la montée en puissance de ce dernier, il les a conçues en tirant profit d’un contexte, de carences, et de règlementations providentiels. Outre donc le désintérêt de l’ensemble de la profession, citons pêle-mêle la loi SRU (Solidarité et renouvellement urbains) de 2000 qui impose aux communes de plus de 3 500 habitants (et 1 500 en Ile-de-France) un quota de 20 % de logements sociaux – renchéri de cinq points depuis la loi Duflot de 2013 – ; le plan « Marshall » initié par Nicolas Sar- kozy en 2008-2009, visant à soutenir une filière de la construction immobilière alors dévastée et à régénérer une offre d’habitat social notoirement insuffisante – espéré à la clé  : 100 000 nouveaux logements sociaux via notamment la possibilité, pour les bailleurs sociaux, d’acquérir jusqu’à 30 000 unités en bloc par le biais de la vente en l’état futur achèvement (VEFA) – ; des bailleurs sociaux et des maires dépassés par l’appel d’air, et sommés de répondre aux injonctions de cette situation inédite. Et c’est d’ailleurs là que réside le « génie opportuniste » d’Hervé Legros : apporter aux bailleurs sociaux une offre de construction « en bloc » qui comble leur insuf- fisante capacité à produire eux-mêmes les programmes. DISTORSION DE CONCURRENCE Ainsi, fort d’un « emprunt obligataire de cinq millions d’euros » (selon son président de conseil de surveillance) et d’autant de «  fonds propres signes d’un niveau d’endettement nul » (selon lui), Hervé Legros peut développer une stratégie de croissance exponentielle, désor- mais visible de Bordeaux à Nantes, de Paris à Strasbourg, prochai- nement dans le nord et le sud-est de l’Hexagone. Et il joue sur du velours, même s’il entretient avec les bailleurs sociaux une relation schizophrénique  : ils constituent l’essentiel de sa clientèle, mais il est concurrent de leurs propres actions en «  maîtrise d’ouvrage directe » quand bien même il assure ne « jamais » se positionner sur du foncier qu’ils lorgnent – « ce qui constituerait un casus belli si c’était avéré », prévient un bailleur social. Et ce « velours » porte un nom, au cœur même de l’amertume ou de la détestation que peuvent lui vouer lesdits bailleurs sociaux : un différentiel de concurrence, c’est-à-dire des conditions réglementaires d’exercice sensiblement distinctes et avantageuses, que les plus vindicatifs assimilent à une distorsion aussi inique qu’intolérable. «  Nous devons attendre réglementairement environ trois mois pour retenir un architecte ; lui, sur un simple appel téléphonique, est autorisé à contractualiser », illustre, furieux, un professionnel. En effet, les bailleurs sociaux « construc- teurs » sont assujettis à la loi MOP (Maîtrise d’ouvrage publique) et au code des marchés publics, particulièrement contraignant puisqu’il impose l’organisation de concours – architecture, etc. –, le choix des moins-disants, des obligations de prestation… aux réper- cussions d’autant plus onéreuses qu’elles allongent sensiblement Acteurs de l’économie - La Tribune 35

Entreprendre ALILA– 6, 12, 18 mois voire davantage – le délai de «  sortie  » d’un COST KILLER ASSUMÉprogramme. Ce mode de consultation, qu’un promoteur majeur Cette singularité contextuelle, dans laquelle Hervé Legros s’estconfine à une « sclérose », les acteurs « privés » y échappent. Aux judicieusement engouffré, ne suffit toutefois pas, à elle seule, àbailleurs sociaux le carcan et la pesanteur – lestée par les particula- éclairer les mécanismes de son succès entrepreneurial. L’exiguïtérismes sociaux et managériaux de ces organisations assimilés à des de son équipe, la maniabilité de son organisation, l’extrême rigueurétablissements publics, mais aussi par le volet « gestion » du parc qu’il applique à la gestion des coûts, la sagesse d’être concentré(gardiens, entretien, etc.) – ; à Alila et ses coreligionnaires l’agilité, sur une seule véritable famille de produits (vente en bloc) jugulantla liberté de choisir, la rapidité de décider. On comprend mieux ainsi toute dispersion et donc déperdition, les process habilementl’embarras des premiers à devoir faire travailler ceux-là mêmes dupliqués au gré des programmes y contribuent. Ses terrains dequi tirent profit des entraves les asphyxiant et les disqualifiant… jeu sont judicieusement déterminés  : des communes carencées« Quand donc cessera-t-on de comparer l’incomparable, c’est-à-dire de au regard de la loi SRU donc fortement sollicitées par les bailleursmesurer des compétiteurs assujettis à des règles différentes  ?  », tonne sociaux, où l’écart des coûts des logements social et privé est faible.Cédric Van Styvendael, directeur général d’Est métropole habitat Et il commence tout juste à « franchir le périphérique » pour s’ap-qui revendique une part substantielle de maîtrise d’ouvrage directe procher des zones hyper-urbaines. Cédant chaque programme –– jusqu’à 70 % de son métier de bailleur social. Bref, Alila n’est pas tous de taille modeste – en bloc à un seul client, il s’épargne tout« que » le partenaire providentiel de bailleurs sociaux désarmés, frais de commercialisation direct ou indirect – études de marché,ainsi autoproclamé dans la voix de Hervé Legros et de son pré- service et bulle de vente, publicité, frais financiers… – qui peutsident de conseil de surveillance Jean-Claude Michel… correspondre, à la fin, à au moins 5 % du coût final de réalisation. Pour cette même raison de l’unicité mais aussi, consubstantielle- ment, de la solvabilité assurée dudit client, de la rapidité de sortie du programme et du mode de règlement calé sur la progression des étapes de construction accomplies, ses exigences en trésorerie « Ce business du logement social que nous avons méprisé,lui a su le prendre à bras le corps et développer un modèle approprié. Bien fait pour nous ! » La compagne de N°134 Février 2017 Hervé Legros, Géraldine Mazier, a fait ses armes chez Nexity… qui a confié à Alila plutôt qu’au bailleur social initialement pressenti le soin d’ériger le premier programme lyonnais intra muros du groupe, Atipik.36 Acteurs de l’économie - La Tribune

RUBRIQUE DE NOM EntreprendreN°134 Février 2017 Acteurs de l’économie - La Tribune 37

Entreprendre ALILA La témérité, la naïveté ou l’erreur de Hervé Legrosest de croire que la France est l’Amérique de Trumpsont circonscrites – « le besoin en fonds de roulement devient très vite nationales, et des… critiques qui l’assaillent, dans le prolongementnégatif », précise un concurrent – et les partenaires bancaires se desquelles s’affûtent les armes de la «  discréditation  » et de lamontrent naturellement enclins à débloquer le financement. Un riposte. Une professionnalisation dont l’implication, à ses côtés, derisque donc très limité, qui d’ailleurs participe substantiellement au Géraldine Mazier et de Jean-Claude Michel fut le point de départ.ressentiment de ses détracteurs, exposés audit risque chaque fois Sa compagne, directrice régionale Rhône-Alpes, fit ses armesqu’ils lancent un programme libre « classiquement » commercia- au service développement de Nexity. Cette expérience, chez unlisé. Au final, résume un émule comme beaucoup de ses confrères «  major  », dans la conquête du foncier n’est pas étrangère à laà la fois « admiratif » du modèle et « atterré » par la personnalité, réputation, laudatrice, relayée jusque chez ses concurrents : « pro-Hervé Legros a industrialisé avec succès les règles d’une niche fessionnelle affûtée  », «  négociatrice hors pair  », «  capacité singulièreimmobilière. « Ce qui profite à ses compétiteurs, qui ont appris à s’ins- d’analyse et de persuasion  ». Elle n’est peut-être pas étrangère nonpirer de cette gestion efficace et visiblement lucrative ! ». plus à la première réalisation « lyonnaise », hautement symbolique,La nature de sa relation avec les prestataires est également clé. Nul d’Alila ; ce programme de 42 logements baptisé Atipik et inaugurédoute que ce « cost killer » assumé obtient d’eux des conditions le 9 décembre 2016 devait, initialement, être orchestré en maîtriseavantageuses, soutenues par ledit contexte de risque très faible, d’ouvrage directe par Immobilière Rhône-Alpes (groupe 3F, l’unla récurrence et la montée en puissance des volumes commandés, des principaux bailleurs sociaux français)  ; selon nos sources, leet une conjoncture économique ces dernières années défavorable foncier lui était promis, mais il fut finalement vendu à Alila par leaux marges des différents corps de métiers qui composent une consortium en charge de la construction-promotion de l’ensembleconstellation de 140 prestataires. Pour autant, les (mal)traite-t-il, de 180 logements. Consortium piloté par Nexity.les « saigne-t-il », comme le supputent certains de ses détracteurs et Quant à l’ancien numéro 2 du transporteur Norbert Dentressangle,l’illustre « l’affaire » Laurent Frères (lire encadré p.42) ? Gilles Cour- débarqué de sa présidence du directoire le 25 juillet 2008, il exerceteix, président de la Fédération Auvergne Rhône-Alpes du bâti- comme actionnaire – il possède 10 % du capital d’Alila Participa-ment et de la Fédération Rhône du bâtiment et des travaux publics, tion via sa société Management et participation, 25 % étant déte-désamorce l’hypothèse : « Particulièrement lorsqu’elles exploitent les nus par l’ex-dirigeant du clermontois Babou, Jean-Philippe Rey,dispositifs publics, nous sommes très vigilants sur l’exemplarité du com- et 65 % par la holding personnelle d’Hervé Legros, HPL groupe –,portement des sociétés faisant appel aux entreprises de notre secteur président du conseil de surveillance – auquel participe égalementd’activité. Ayant eu vent d’interrogations le concernant, Hervé Legros le discret fondateur d’Adequat interim, Jean-Marc Brun –, mais,m’a spontanément contacté, m’assurant de relations saines avec les entre- davantage encore, comme conseil et facilitateur, deux missionsprises du bâtiment qu’il sollicite. Il m’a même remis la liste de ces presta- essentielles pour sculpter la légitimité d’un poulain impréparé auxtaires, auprès desquels j’ai aussitôt diligenté une enquête. Des premières codes des affaires, inconnu des cercles décisionnels, peu au fait deconclusions – encore partielles mais suffisamment nombreuses pour être la maîtrise de la croissance. Une sorte de « caution morale » aussi,représentatives du panel –, il ressort « l’inexistence de problèmes de règle- de garantie nécessaires à « l’institutionnalisation » d’Alila et à lament », et une conclusion générale ainsi résumée : « Pas pire qu’ailleurs ». « notabilisation » de son fondateur, le sexagénaire et le trentenaireIl semble que les quelques errements d’hier ne soient plus d’actualité. formant un tandem singulier – « la complémentarité des contraires,Mais nous demeurons attentifs. » « Oui, c’est vrai, Alila pratiquePROFESSIONNALISATION MULTIFORME l’entente anticipée avec lesUne professionnalisation des process internes d’Alila qui doit bailleurs sociaux, et oui c’est«  aussi  » à celle des équipes dirigeantes – le récent recrutement délictueux. Mais il est tout ausside Jean-Michel Simard, jusqu’alors directeur technique Auvergne vrai que c’est communémentRhône-Alpes de Bouygues, ou de Fabien Thierry (HEC et Berkeley pratiqué par l’ensemble desuniversity) ex-directeur régional d’Altara Cogedim, l’atteste – favo- professionnels. » Un élu derisée par une politique d’embauche selon un acteur majeur du sec- l’agglomération lyonnaise.teur « particulièrement généreuse et convaincante » – « des directeurs deprogramme se voient proposer des rémunérations annuelles de 100 000euros quand le marché les situe 40 % en-deçà, et même des assistantessont débauchées pour des promesses deux fois supérieures à leur traite-ment » –, également à un devoir d’exigence proportionnel à l’enver-gure croissante de la société, de sa notoriété, de ses ramifications38 Acteurs de l’économie - La Tribune ROUTAGE COURRIER IMPRESSION NUMERIQUE 250, rue du Général de Gaulle - 69530 Brignais Tél. 04 78 61 07 94 - E-mail : y.esco [email protected] N°134 Février 2017

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Entreprendre ALILALe comportement ostentatoire, « Plus jamais je ne feraiprovocateur et « agressif » travailler cet homme. »d’Hervé Legros pourraitdépasser le simple stade de L’un des plus puissants bailleurs sociaux« l’idiotie » dont nombre de Rhône-Alpesd’observateurs l’affublent.Et liguer compétiteurs, de l’immobilier et du logement social, qu’il s’emploie à bousculer,bailleurs sociaux, acteurs à moquer ou à défier. Ils servent « aussi » à faire digression devantpublics, élus et législateurs les failles, les points de fragilité susceptibles de vulnérabiliser undans un « Tous contre Alila. » édifice à plusieurs égards friable – en dépit de comptes sociaux plutôt solides.une alchimie au départ bien improbable mais au final heureuse » – qui Ces zones de fragilité sont de deux ordres : intrinsèques et exo-éveille, dans la mémoire du premier, « bien des similitudes » avec gènes. Les premières résultent notamment d’une stratégie de faiblecelui qu’il composa avec le créateur du géant du transport et de marge, selon certains observateurs de marge « même nulle » lorsquela logistique. Mêmes les « attaques » dont Hervé Legros est l’objet, l’investissement correspond à une stratégie de séduction et d’im-motivées par « la jalousie d’un milieu désarçonné par l’efficacité d’un plantation dans une commune ou une agglomération. Peut-êtremodèle innovant », lui rappellent celles, 20 ans plus tôt, appelées à est-ce d’ailleurs le cas dans la région Nouvelle Aquitaine, espace desalir l’essor du groupe Norbert Dentressangle. « On nous soupçon- développement primordial pour Alila, et où le directeur territorialnait de dissimuler de la drogue dans les roues des camions franchissant Fabien Thierry occupa de 2011 à 2014 la responsabilité de direc-la Manche… » teur général adjoint de l’aménagement de la ville de Bordeaux. AZONES DE FRAGILITÉ l’aune de l’extrême sensibilité que la qualité des relations avec lesEt c’est ce panorama multi-factoriel, ce puzzle habilement composé élus exerce sur celle de l’activité des bâtisseurs de logement socialqui assurent à Hervé Legros un avantage concurrentiel dans la – les mairies proposent du foncier, et selon qu’il s’agisse de fon-phase la plus cruciale du processus d’ensemble : l’acquisition du cier cédé par la collectivité à l’issue d’un concours ou directementfoncier, dans la course à laquelle les bailleurs sociaux punis par la acquis par un promoteur, les communautés urbaines et apparen-contrainte économique et administrative peinent à être compétitifs. tées sont délégataires des aides à la pierre et à ce titre habilitées àCar «  lui  » peut se permettre d’acheter le foncier plus cher tout « flécher » les opérateurs vers les bailleurs sociaux –, nul doute queen proposant à son client un produit final à la fois de qualité – ce cet épisode professionnel aux côtés d’Alain Juppé aura participé auque concèdent même ses détracteurs – et contenu dans des tarifs recrutement de ce profil.décents – autour de 2 500 euros HT/m2. D’où, là encore, la per- D’autre part, et quand bien même l’auscultation des comptesplexité au sein du cénacle, d’autant plus aiguë que rien ne semble sociaux du seul holding HPL Groupe indique un niveau de capi-pouvoir contrarier l’ascension du « vilain petit canard » et l’expan- taux propres (33 millions d’euros au 31 décembre 2015) et de tré-sion tentaculaire de son empire naissant. Vraiment rien ? sorerie (12,7 millions d’euros) solide, l’efficience du « système »L’aplomb, la suffisance, même l’arrogance volontiers provocateurs Alila impose un rythme soutenu et ininterrompu de programmesqu’exhibe le longiligne trentenaire ne traduisent pas « que » l’ap- et donc est incompatible avec une conjonction de défaillances ouparente assurance indestructible en son modèle économique. Ils ne une quelconque stagnation. Nonobstant les subventions conféréesmanifestent pas non plus « que » son rejet des caciques du milieu aux bailleurs sociaux qui, lorsqu’elles sont élevées, abondent le business model de l’opérateur et enflent la rentabilité finale du40 Acteurs de l’économie - La Tribune programme, la modestie des marges doit être compensée par une volumétrie et une vélocité d’exécution qui d’ailleurs imposent une logistique parfaitement huilée. Et le renchérissement annoncé des coûts de construction, amorcé en 2015 et promis à une accélération dans les prochains mois, devrait altérer davantage ces marges. Mise en perspective des questionnements relatifs à la jeunesse, à l’inculture académique, à l’invisibilité dans les réseaux décision- nels, et à la… personnalité du dirigeant, mais aussi à la fulgurance de l’ascension de son groupe, toute incertitude pourrait alors être synonyme de crise de confiance – chez les clients et les banquiers – et donc d’écroulement. « Il construit un château de cartes, vulnérable à tout changement même mineur de paramètre », synthétise un promo- teur-constructeur. Dont la filière est coutumière des cas de débâcle aussi vertigineuse que fut la croissance préalable. N°134 Février 2017

Quels autres ALILA Entreprendredesseins que Avec Tonycontenter son égo Parker etet afficher aux yeuxdes acteurs publics Gaëtan Mulleret politiques son (Asvel), « noussoutien à une« cause » sommespopulaire, trois belleslocale et personnes ».éminemment © Laurent Cerino« identitaire », © Capture d’écran Asvelson sponsoringdes maillotsde l’OLpoursuit-il ?DE L’OLYMPIQUE LYONNAIS À L’ASVEL,UN ENGAGEMENT QUI « LUI AUSSI » QUESTIONNEQu’est-il allé floquer le logo d’Alila sur le maillot de Parker, majoritaire. Est-ce, ainsi confiées par une source au plus l’Olympique lyonnais  ? «  Je suis un gamin de l’OL, proche du champion NBA, parce que les négociations faillirent à j’ai grandi au rythme des années 2000 synonymes de plusieurs reprises « capoter » à l’aune de certaines exigences de grande épopée, j’ai toujours regardé avec admiration le Hervé Legros jugées inacceptables, que la communication offi- succès du président Jean-Michel Aulas. Afficher le nom cielle sur le montant de l’investissement ou sur le pourcentage de de ma société dans le dos des joueurs était donc un rêve », explique parts détenu fait l’objet d’un silence total ? Ni l’intéressé ni le pré- Hervé Legros. Un rêve qui a un coût – qu’il refuse de révéler sident du conseil d’administration Gaëtan Muller, s’abritant der- mais qui peut être estimé à environ 1 à 1,2 million d’euros par rière « une clause de non divulgation des informations », ne consentent saison –, d’autant moins compréhensible que le portefeuille à révéler le montant de l’investissement. Le storytelling, là encore, clients d’Alila est confiné à une… quarantaine d’interlocu- est efficace : « quelle belle revanche pour nous trois – Tony, Gaëtan teurs, et que le potentiel d’élargissement n’est que de quelques et moi-même –, chacun élève médiocre mais belle personne, de créer poignées supplémentaires. Nul doute que la notoriété d’Alila une formation sport-études. Les projets portés par l’Asvel sont de tous croît désormais au-delà de Lyon, mais on est donc loin des ordres : sportif et scolaire donc, mais aussi entrepreneurial, citoyen, et motivations classiques et fondées propres au BtoC. Et si l’ac- immobilier via la construction de la salle Arena et de la Parker Aca- complissement personnel d’un rêve d’enfant assorti d’un ego demy (située à Gerland, et dont le naming devait être dévoilé le d’adulte fier d’être vu de tous est au cœur de l’investissement, 10 février). Ces projets feront rayonner le club et l’agglomération dans l’opportunité d’afficher aux yeux des acteurs publics et poli- le monde entier ; y participer est stimulant », détaille Hervé Legros. tiques son enracinement local et son soutien à une « cause » Deux grands chantiers infrastructurels auxquels, Gaëtan Muller populaire et éminemment « identitaire » n’est pas neutre. Tout l’estime lui-même, l’expertise immobilière du nouvel actionnaire, ce qui concourt à consolider les « liens » avec le petit cercle qui « exercera en tant que conseiller » au sein de la gouvernance, des élus – notamment les édiles et ceux des collectivités ter- contribuera de manière précieuse. Mais comment ? « Il ne m’aime ritoriales – et des bailleurs sociaux au fil desquels «  tout se pas » : c’est ce que le PDG d’Alila pense de son homologue Thierry joue », est précieux. Ceux qui d’ailleurs semblent profiter de Gloriès aux commandes de la société TGL Group – Floriot Immo- sa générosité, notamment lors de déplacements « sportifs » en bilier. Laquelle, aux côtés de DCB International, financera, érigera vol privé pourraient en témoigner. En revanche, son argument et exploitera l’enceinte Arena (12 000 places, 60 millions d’euros au nom duquel il serait «  harcelé de sollicitations émanant de de budget, sortie prévue en 2020)… Quant à la Parker Academy, supporters de l’OL » prêts à lui céder leurs terrains et ainsi aurait Hervé Legros espère-t-il « récupérer » la réalisation de la centaine conclu « beaucoup d’opérations » est-il bien crédible ? de logements sociaux intégrée au programme immobilier (com- Son investissement au capital de l’Asvel SASP, celui-là personnel, prenant notamment 400 logements étudiants) ? Chez le promo- le placerait avec « au moins 15 % du capital » au « second rang » dans teur-constructeur Océanis, aux commandes du projet, on affirme la hiérarchie des actionnaires, devant Jacques Gaillard, Bruno par la voix de la directrice marketing Dominique Labadie « ne pas Rousset, Gaëtan Muller, les ex-basketteurs américains Michael connaître Alila » et accomplir « l’intégralité » de la construction, « y Finley et Corey Maggette, et derrière le président « icône » Tony compris sociale. »N°134 Février 2017 Acteurs de l’économie - La Tribune 41

Entreprendre ALILA UN MODÈLE LIGOTÉ À LA RÉGLEMENTATION Mais c’est « au-dehors » de sa société, hébergée dans de somptueuxCe que la profession redoute ? locaux dominant le Parc lyonnais de la Tête d’Or et qu’illumineQu’Alila enflamme tant la contesta- une impressionnante floraison blanche, que se concentre l’essen-tion que les pouvoirs publics et le tiel des sources potentielles de fragilité. Lesquelles ont pour décorlégislateur disent « stop ». « Nous la règlementation. Ou plus exactement les règlementations. Enaurions alors tous et tout perdu. » effet, qu’adviendra-t-il du modèle Alila si (ou lorsque) les bailleurs sociaux s(er)ont dissuadés voire interdits – y compris par l’Union CONDAMNATION ANECDOTIQUE européenne – de procéder aux acquisitions en bloc, au nom d’un OU SYMPTOMATIQUE ? contournement du code des marchés publics et d’une esquive des procédures de consultation alors jugés intolérables ? Si la mise en Un simple manquement isolé ou l’exemple d’une pratique coutu- œuvre de ces programmes respecte strictement la loi, c’est-à-dire mière ? L’affaire opposant Alila (via les sociétés HPL Promotion, HPL qu’elle n’intervient «  que  » lorsque les bailleurs sociaux ne dis- Bourg Loups SCI, HPL Blace Beaujolais) aux Etablissements Laurent posent pas des ressources internes ou du foncier pour bâtir eux- Frères met en lumière les soupçons portant sur l’intégrité des rela- mêmes – « l’interprétation particulièrement souple des textes constitue, tions entre Alila et ses fournisseurs. La société de prestations élec- pour des sociétés comme Alila, une formidable opportunité », détaille le triques avait été retenue pour équiper deux chantiers pilotés par directeur régional d’un géant français du secteur ? Qu’adviendra-t-il des SCCV propriétés de HPL Promotion. Faisant notamment valoir du modèle Alila si (ou lorsque) la loi décide(ra) de réviser les procé- à l’endroit de la SA Laurent Frères la « non réception des garanties dures de « programme intégral » de logement social au profit d’une de paiement » puis « une rupture brutale » et un « comportement refonte des critères de mixité sociale ? Si (ou lorsque), à l’instar de violent » à l’issue desquels elle fut placée en procédure de redres- celles de Rennes, de Bordeaux, de Nantes ou de Paris, l’ensemble sement judiciaire puis en liquidation, les liquidateurs obtinrent en des collectivités et municipalités fixe(ro)nt un prix plafond pour première instance le 17 juillet 2014 la condamnation de HPL Pro- les logements sociaux vendus en bloc – 1 990 euros HT parkings motion à verser un total de 75 923 euros aux motifs notamment de compris en Loire-Atlantique, 2 200 euros HT à Bordeaux, 3 600 « perte de marge » et de « dommages et intérêts. » Le jugement fut euros HT à Paris intra muros – ou les loyers ? Qu’adviendra-t-il du confirmé en appel le 2 juillet 2015. modèle Alila si (ou lorsque) il est (sera) décidé d’endiguer l’éro- sion des compétences ou des opportunités d’activité des bailleurs sociaux dans leur mission de maîtrise d’ouvrage directe, et alors de les doter de « possibilités » réglementaires et financières d’hono- rer leur mission de service public et d’agir là ou l’équipe d’Hervé 1 an 40 €Je m'abonne pour TTC / 5 numéros + suppléments 2 ans 70 €Je m’abonne pour TTC / 10 numéros + supplémentsOFFRE Société : ......................................................................................................................................................................................... Nom / Prénom : .........................................................................................................................................................................SPÉCIALE Adresse : ........................................................................................................................................................................................ .............................................................................................................................................................................................................. Code postal  : ................................................................ Ville : ................................................................................................ E-mail : ............................................................................................................................................................................................ Tél. : ................................................................................................................................................................................................... Date et signature MODE DE RÉGLEMENT Chèque libellé à l'ordre de RH ÉDITIONS à retourner à Acteurs de l'économie - Immeuble le Diplomate - 51 avenue Jean Jaurès - 69007 Lyon Je souhaite recevoir une facture acquittée Je souhaite m’inscrire à la newsletter RÉSERVÉ À ACTEURS DE L'ÉCONOMIE Réf. client :......................................................... Périodicité : du n°............................. au n°.......................... Banque : ....................................................................... N° chèque : ...................................................................42 Acteurs de l’économie - La Tribune N°134 Février 2017

ALILA EntreprendreLe modèle Alila ? Equipe DUALISME PÉRILLEUXrestreinte, gestion des coûts De ces menaces, voire de ces périls, Hervé Legros fait fi. Au moinsrigoureuse, spécialisation dans en apparence. Bravache élusive, mais aussi une intuition et un sensune famille de produits, absence de l’anticipation aiguisés qu’il met au profit d’un élargissement,de frais de commercialisation, même encore mineur, à des programmes moins exposés aux aléasunicité et solvabilité assurée législatifs. Pour preuve notamment, son développement dans ledu client, rapport de force secteur du logement intermédiaire. D’autre part, et l’élévation desfavorable avec les fournisseurs, compétences au sein de son groupe comme la rigueur des pro-in fine risque quasi zéro, déterminant cess de gestion contribuent à les mettre en oeuvre, les paradespour mobiliser les financements au durcissement de certaines réglementations sont aisées. «  Par exemple, pour contourner le plafonnement des prix, il suffit de procéderLegros s’emploie avec bonheur à combler leurs carences – « savons- à la facturation de travaux modificatifs. Ou pour riposter à l’hypothèsenous bien à quoi nous exposons à terme le coût du logement social si nous d’une limitation à 49 % des ventes aujourd’hui autorisées à 100 %, enabandonnons sa construction aux acteurs privés ? », alerte le directeur panachant les différents dispositifs de prêt. Les trous dans le gruyère negénéral d’un bailleur social de l’agglomération lyonnaise ? Si (ou manquent pas ! », expliquent des spécialistes et concurrents. Danslorsque) la réaffectation des personnels des CIL (comités inter- les communes aisées rétives à «  afficher  » leur respect d’une loiprofessionnels du logement) dont les postes sont menacés par la SRU vivement stigmatisée par leurs administrés, le recours à desréforme organisationnelle est (sera) privilégiée pour renchérir les promoteurs privés apaise l’effet ressenti au sein de la population.effectifs desdits bailleurs sociaux en maîtrise d’ouvrage directe  ? Enfin, la pénurie cruciale et considérable de logements – la pro-Qu’adviendra-t-il du modèle Alila si (ou lorsque) les représentants fession estime le manque à 800 000 unités –, l’extrême tension dude l’Etat décide(ron)t de mettre fin à un procédé officiellement marché ad hoc, celle aussi des règlementations qui privilégient leillégal – car détournant les règles de concurrence du code des mar- renouvellement à l’étalement urbains et limitent la libération duchés publics – mais fortement répandu et discrètement « laissé en foncier, forment autant d’amortisseurs.jachère » au nom de la résorption des tensions du secteur : dans le Les méthodes et le style employés par l’iconoclaste président d’Alilacadre d’une VEFA « en bloc », l’entente, informelle, avec le client bousculent incontestablement la profession. Mais ils forment unbailleur avant l’obtention du permis de construire. « Oui, c’est vrai, dualisme périlleux. Car s’ils dépoussièrent et ouvrent des pers-Alila pratique de la sorte, et oui c’est délictueux. Mais il est tout aussi pectives de développement inédites, les crispations et le courrouxvrai que cette pratique est communément exploitée », concède un élu qu’ils sécrètent pourraient «  aussi  » en constituer le fossoyeur.de l’agglomération lyonnaise. Autant d’interrogations auxquelles la La démonstration, inquiète, du directeur d’un des leaders de ladéclaration de l’adjoint au développement urbain, à l’habitat et au construction de logement social est explicite : « Ce que lui et nouslogement de la ville de Villeurbanne, Richard Llung, lors de l’inau- tous proposons aux bailleurs sociaux répond à une vraie problématiqueguration de la résidence Le Up le 17 janvier, fait sèchement écho : de société, à un besoin crucial : celui du mal logement. » Et ainsi de« Le modèle Alila fait débat. » «  redouter  » que «  l’image  » hautement commentée et contestée d’Hervé Legros, le questionnement « moral » qu’induit la mise en perspective de son activité – à vocation sociale et soutenue par les subventions publiques – et de ses gains trop ostensiblement exhi- bés, sa stratégie de communication agressive voire provocatrice, déstabilisent les élus et irritent le législateur au point qu’il mette fin aux dispositifs ou tout au moins les étrangle fortement. « Nous aurions alors tout et tous perdu. ». Hervé Legros est-il en train de scier la branche sur laquelle prospère sa vista entrepreneuriale ? 1 Le logement conventionné s’applique au prêt locatif aidé d’intégration (PLAI), au prêt locatif à usage social (PLUS), au prêt locatif social (PLS), au Prêt social location-accession (PSLA) qui s’étagent au gré de la situation sociale et financière des demandeurs, ces deux derniers échappant à la comptabilisation des engagements SRU. Le logement intermédiaire mobilise les dispositifs PLI (prêt locatif intermédiaire) autorise une liberté de loyer toutefois contenue dans des proportions jusqu’à 20 % inférieures à celles recensées dans le secteur. Les trois quarts de la population française sont éligibles au logement social. CONSEIL EN RECRUTEMENT 3 rue de la République, 69001 Lyon DIRIGEANTS & CADRES EXPERTS Tél. 04 72 00 76 76 - www.innoe.net LYON - PARIS - INTERNATIONAL Acteurs de l’économie - La Tribune 43N°134 Février 2017

Il y a la stratégie – plébiscitée – de l’entreprise, il y a celle aussi, personnelle, de son fondateur autodidacte. Laquelle, volontiers insolente, attise les jalousies, aiguise les anathèmes … et légitime l’interrogation : peut-elle empoisonner ce qu’il bâtit avec succès, nuire à l’intérêt même de son « œuvre » ? Hervé Legros échappera-t-il au syndrome des entrepreneurs punis par la confusion de l’ambition et de la démesure, par les dégâts d’un « sur-moi » incontrôlé ?« Tout le monde s’interroge sur mon modèle, et cela mefait bien rire. Oui, j’ai inventé une machine extraordinaire,oui j’ai révolutionné le secteur, oui ce que j’entreprendspersonne ne l’a fait avant moi, et oui ce que je bâtis est25 % mieux construit que dans la promotion classiqueet moins cher dans les mêmes proportions. »UNE STRATÉGIE À DOUBLE TRANCHANTTout (ou presque) chez lui impressionne. Le physique – une FLAMBOYANCE taille de basketteur –, la jeunesse qu’incarne un visage Tout est bel et bien flamboyance chez ce trentenaire acharné de énergique, déterminé voire exalté, expressif et affable, un travail – d’ailleurs discret dans les cercles traditionnels, peu pré- style vestimentaire minutieusement étudié, l’éclat de ses sent dans les mondanités lyonnaises –, y compris l’arrogance et la locaux à la Cité internationale de Lyon ou de son goût morgue « dédaigneuses », l’impertinence, volontiers irrévérencieuse etpour les voitures de grand luxe, la trajectoire entrepreneuriale et séditieuse, de sa plaidoirie et de sa prédication. Ainsi aux soupçonsle parcours personnel – que couronne sa somptueuse propriété à ou diatribes que son ascension éveille au sein de la profession, laEcully. Mais aussi une rhétorique parfaitement éprouvée, qui s’es- réplique est incisive : « Je défie tous mes détracteurs d’avoir une gestioncrime avec force arguments à fonder moralement et éthiquement aussi rigoureuse et de tels outils de contrôle dignes d’un grand groupe côté ;le succès économique de l’entreprise et celui, pécuniaire, de son une vision et des plans de développement à 12 ou 60 mois aussi précis ;fondateur. Arguments qui entrelacent inextricablement sincérité une assise financière aussi solide. Tout le monde s’interroge sur les ressortset manipulation, l’objet même de cette fortune entrepreneuriale : de la croissance d’Alila : cela me fait bien rire. Oui, j’ai inventé un modèle,le logement social, constituant simultanément une cause de fronde une machine extraordinaire, oui j’ai révolutionné le secteur, et ce que j’en-et un levier de légitimation – auquel son histoire personnelle (lire treprends personne ne l’a fait avant moi ; oui ce que je bâtis est 25 % mieuxpar ailleurs) apporte un crédit opportun. Citons sa « vocation : la construit que dans la promotion classique et moins cher dans les mêmespassion de créer, de bâtir plus et mieux » ; son « moteur : toutes ces proportions ; oui, nous exerçons de manière extrêmement propre auprèsfamilles auxquelles un toit se refuse et je veux « faire du bien » » ; sa de nos prestataires ; oui, nos clients sont unanimement satisfaits de notremission  : «  comment pourrai-je considérer avoir réussi tant que des travail et jamais aucune procédure n’a été intentée contre nous (lire enca-gens dormiront dans des voitures ? » ; sa conscience sociétale : via dré p.42) ; oui je me revendique être le « Free de l’immobilier » en réfé-l’invitation d’enfants aux matchs de l’OL, son soutien à Sports rence à ce que mon ami Xavier Niel a créé et des critiques qu’il éprouve ;dans la Ville, à l’Institut Télémaque ou à la création d’un établis- et oui, je vise d’ici trois ans le milliard d’euros de portefeuille d’activité et 10sement sport-études en marge du club de basket-ball Asvel, il 000 logements/an. Si ça déplaît, et bien tant pis ! Les jaloux feraient mieuxveut faire honneur à son « ADN » : « mon entreprise est citoyenne. » de s’interroger : pourquoi n’y arrivent-ils pas ? C’est aussi absurde que deMais est-ce seulement, comme l’affirme le président du conseil considérer qu’un seul médecin sache soigner une maladie. »de surveillance d’Alila Jean-Claude Michel, «  parce qu’il a dansses veines de « rendre » un peu de ce qu’il accomplit », ou aussi parce EXASPÉRATIONqu’il y puise matière à couvrir sa réussite matérielle d’un vernis Oui, le succès d’Alila indispose voire agace et même horripile. Etvertueux, d’un supposé altruisme, d’un présumé sens de l’intérêt la stratégie de communication, grâce à laquelle il parvient à « cap-général garants d’une notabilité utile à l’acceptabilité de son entre- turer  » à son bénéfice l’exclusivité d’un savoir-faire qu’en réalitéprise auprès des décideurs publics et politiques ? « Sa philanthropie nombre de ses concurrents exercent eux aussi avec succès – et pourn’est pas gratuite  », résume le directeur régional d’un groupe de certains bailleurs sociaux dans des proportions plus élevées –, etpromotion-construction. qui semble mettre en scène le double besoin de contenter l’égo et44 Acteurs de l’économie - La Tribune N°134 Février 2017

ALILA EntreprendreHervé Legros est une caricature des self made men, dont l’existence– matérielle, sociale, publique – est totalement indissociable de leurtrajectoire d’entrepreneur et de l’expansion de leur entreprise, et dontl’expression de la réussite cautérise jusque dans l’excès et mêmel’irrationnel les stigmates du cheminement social et scolaire originel.d’occuper le terrain médiatique, ne fait que l’exacerber. Le sponso- « IDIOTIE »ring de l’Olympique lyonnais et la prise de participation – à titre Et un spectre rôde. Celui de se « brûler les ailes ». Car, comme lepersonnel – dans le club de l’Asvel présidé par Tony Parker, en résume l’un des plus puissants bailleurs sociaux de Rhône-Alpessont les emblèmes (lire par ailleurs). Mais pas seulement. Un élu de qui incrimine « l’honnêteté » d’un homme que « plus jamais » il nel’agglomération lyonnaise se remémore, amusé et admiratif. C’était fera travailler, plus dure sera la chute si un jour elle survient. Certes,à Nantes du 27 au 29 septembre 2016, lors du Congrès national de si l’ancien numéro 2 de Norbert Dentressangle « dit vrai », « l’humi-l’Union sociale pour l’habitat. Un rassemblement majeur, réunis- lité (sic), la rigueur, la force de travail, la curiosité, l’écoute, l’envie d’ap-sant l’ensemble des acteurs de la profession, et que Hervé Legros, prendre » que son « poulain » a en commun avec les autodidactes,faute d’avoir pu obtenir pour son stand un emplacement digne de mais aussi le fait qu’il « joue sa fierté, son image et sa reconnaissancecelui des autres promoteurs, avait décidé de boycotter. Le coût dès dans chaque immeuble bâti », le protègent de dérapages rédhibitoires.lors économisé, il l’affecta à la publication dans la presse nationale « Surtout si par ailleurs il réussit » le défi organisationnel et managé-d’un manifeste, «  2 millions de Français n’en peuvent plus d’at- rial lui aussi consubstantiel de sa caractéristique entrepreneuriale ettendre un logement », simultanément à la tenue du congrès. « Il clé dans l’accomplissement des nouveaux seuils de développement :était absent, mais dans les travées et lors des dîners on ne parlait que « déléguer », mais aussi diriger – c’est-à-dire imposer son leadershipde lui. Objectivement, un sacré talent marketing  », analyse l’élu qui tout en faisant place à leurs compétences – des collaborateurs aux«  lui  », assure-t-il, n’a pas commis l’imprudence, coupable, d’un pedigrees professionnels de plus en plus élevés. Certes pour l’heure,de ses homologues qui, l’été dernier, «  prit place dans le jet privéaffrété par Hervé Legros » pour assister à la finale du championnat Sa méthode pour nouer des liensde France de basket-ball à Strasbourg ou au match de l’équipe est sans limites. L’élu qui, selonnationale à Marseille lors de l’Euro de football... plusieurs sources, prit place l’été dernier dans son jet privé affrétéQUESTIONNEMENT MORAL pour assister à la finale du cham-Hervé Legros est simplement emblématique, voire est une cari- pionnat de France de basket-ball àcature des self made men, dont l’existence – matérielle, sociale, Strasbourg ou au match de l’équipepublique – est totalement indissociable de leur trajectoire d’entre- nationale à Marseille lors de l’Europreneur et de l’expansion de leur entreprise, et dont l’expression de football pourrait en témoigner...de la réussite cautérise jusque dans l’excès et même l’irrationnel,les stigmates du cheminement social et scolaire originel. L’exas- et quand bien même il brandit un « joker » à l’évocation d’une diver-pération, qu’enflamme un style de vie qui a le «  tort  » d’être sification « personnelle, indépendante d’Alila » vers le logement libre,affiché quand la bienséance lyonnaise cultive la discrétion et la sa concentration dans l’activité « sociale » et dans un modèle selonsobriété voire l’austérité – tel banquier gestionnaire de fortune même ses concurrents « tellement intelligent » demeure une garan-célèbre de la place l’a bien compris, qui parque ses bolides de tie de cohérence. « Il sait qu’Air France ne saura jamais « faire » decourse loin des regards –, un questionnement moral légitime la l’Easyjet, et vice-versa », corrobore Jean-Claude Michel. Certes. Maiscristallise toutefois : est-il « normal » de générer autant de profits comme le rappelle la directrice des études d’un cabinet spécialiséet de « vivre personnellement aussi bien » lorsque l’activité dont dans l’immobilier, la performance du système repose sur l’efficacité,ces résultats et cette opulence résultent d’une part porte sur le subtile, du trio que forment l’opérateur, le maire et le bailleur social.logement des plus modestes d’autre part est substantiellement Un grain de sable, et c’est toute la machine qui tousse puis peutconditionnée aux subsides publics ? « C’est un vrai sujet », recon- contaminer cet exigu microcosme. «  Une plaquette aussi luxueuse,nait Michel Le Faou, vice-président de la métropole de Lyon en un affichage personnel aussi grossier sur l’ensemble des photos, un telcharge de l’urbanisme et de l’habitat – par ailleurs positif sur la cadeau accompagnant le fascicule – un chocolat à l’effigie de l’entreprise« qualité » et l’« utilité » des prestations d’Alila, mais aussi sur une – me choquent  : comment peut-on aguicher de manière aussi opulentepersonnalité que la concordance de l’origine sociale et de l’ob- lorsqu’on « œuvre » dans le domaine du logement social ? » : la réactionjet entrepreneurial rend « attachante ». Bref, résume le directeur de l’édile d’une commune cossue de l’agglomération lyonnaise à larégional d’une « major », « peut-on produire du logement social et réception des vœux 2017 de Hervé Legros l’atteste, le comportementrouler en Ferrari ? ». « Se poser ce type de question et critiquer ceux ostentatoire, provocateur et «  agressif  » d’Hervé Legros pourraitqui réussissent est bien français !, réagit l’intéressé. Je ne dois rien dépasser le simple stade de « l’idiotie » dont nombre d’observateursà personne, je suis loyal et honnête, et aucun reproche ne peut m’être l’affublent. Et notamment liguer compétiteurs, bailleurs sociaux,formulé. Je gagne de l’argent, mais la qualité et les coûts de mes pro- acteurs publics, élus et législateurs dans un « Tous contre Alila. »grammes en font gagner aux bailleurs sociaux, aux acteurs publics età l’État. Tout le monde est gagnant. » Oui, comme le corrobore l’un Acteurs de l’économie - La Tribune 45de ces bailleurs sociaux, la témérité, la naïveté ou plus proba-blement l’erreur d’Hervé Legros est de croire que la France estl’Amérique de Donald Trump, qui glorifie sans limite les mani-festations de réussite financière.N°134 Février 2017

Entreprendre CITÉ DU DESIGN Ludovic NoëlCITÉ DU DESIGNUNE BOMBE À RETARDEMENT ?Gestion financière opaque, méthodes managériales controversées, politique de ressourceshumaines défaillante, climat social délétère... Derrière la belle vitrine de la Biennale internationaledesign - qui a accueilli 200 000 visiteurs en 2015 -, la Cité du design de Saint-Étienne cacheun fonctionnement vivement contesté. Au cœur du système, la personnalité décriéede son directeur général, Ludovic Noël, qui doit quitter son poste au début du mois de mars…quelques jours avant le lancement de la 10e Biennale (9 mars - 9 avril 2017).ENQUÊTE, YANN PETITEAUX N°134 Février 2017PHOTOGRAPHIES, LAURENT CERINO / ADE46 Acteurs de l’économie - La Tribune

CITÉ DU DESIGN Entreprendre L’EPCC Cité du design, dont le budget de fonctionnement pour 2017 s’élève à 7,8 millions d’euros (hors Biennale), est financé en quasi-totalité par les collectivités, dont 90 % par Saint-Étienne métropole. endredi 6 janvier, 14h41. Ludovic Noël la 10e édition de la Biennale internatio- annonce, par mail, son départ immi- nale design de Saint-Étienne doit débuter nent au personnel de la Cité du design le 9 mars, soit quelques jours seulement et aux élus du territoire ligérien. Celui après le départ programmé de Ludovic qui avait succédé en octobre 2011 à Noël. En interne, ce choix inopportun Elsa Frances à la direction générale de nourrit l’inquiétude. « Ce n’est pas le meil- l’Établissement public de coopération leur timing, estiment les représentants culturelle (EPCC) Cité du design rejoint FO de l’EPCC. Ludovic Noël fait sa car- la région parisienne. Il part prendre la rière. Au final, cela n’étonne donc personne. direction du capital humain du groupe La question est de savoir comment et à quel de communication commerciale Altavia, prix cette Biennale va se boucler.  » Ques- à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). Dans tion d’autant plus saillante que la nou- son message, Ludovic Noël précise qu’il velle directrice de l’École supérieure d’art reste, jusqu’à début mars, aux manettes et design, Claire Peillod, ne doit arriver de l’établissement qui emploie 112 agents en poste que le 1er mars. Interrogé sur et chapeaute la Cité du design, la Bien- son départ, Ludovic Noël se veut pour- nale et l’École supérieure d’art et design tant rassurant : « Aujourd’hui, la biennale de Saint-Étienne (Esadse). «  D’ici là, je est construite. Nous sommes dans le montage demeure bien présent et concentré sur toutes de l’événement. Les grands choix ont déjà été les activités de l’établissement, précise-t-il faits. » par écrit. L’ensemble du codir est également Eric Berlivet, vice-président de Saint- mobilisé pour assurer la continuité et j’ai une Étienne métropole et administrateur de grande confiance dans sa capacité à assurer l’EPCC, a commenté, sur son compte la transition. » Mais, ironie du calendrier, Facebook, cette décision  : «  À quelquesN°134 Février 2017 Acteurs de l’économie - La Tribune 47

Entreprendre CITÉ DU DESIGN« NOUS N’AVONS PAS MISSIONS INTERNATIONALES modeste. En comparaison, combien coûteBESOIN D’UN Certains administrateurs et agents de une campagne publicitaire internationale ? »,COMMERCIAL, l’EPCC soulèvent notamment la ques- interroge-t-il. La problématique des mis-MAIS D’UN tion de l’utilité des déplacements à l’in- sions à l’étranger n’est pas la seule à êtreMANAGER D’ÉQUIPE » ternational de deux membres du comité posée. D’une manière générale, l’opacité de direction : Isabelle Vérilhac et Josyane de la gestion financière de l’EPCC estsemaines de la 10e Biennale, il doit être Franc, respectivement directrice du pôle régulièrement mise en cause en interne.l’occasion de remettre à plat certains fonc- entreprises et innovation et directrice «  En conseil d’administration, la présenta-tionnements de la Cité et de recentrer l’ou- des relations internationales. « Dans une tion de la stratégie de la Cité du design n’esttil vers le développement économique. Ce période difficile au niveau budgétaire, où des jamais basée sur une évaluation précise,nouveau départ est une véritable opportu- postes sont supprimés, certains membres de témoignent les représentants FO. Nousnité positive pour l’EPCC et son président, la direction multiplient les déplacements, ne disons pas qu’il y a des gaspillages. EnGaël Perdriau (maire de Saint-Étienne et déplore, sous couvert d’anonymat, une réalité, nous ne savons pas. Ce que nous vou-président de Saint-Étienne métropole, ancienne collaboratrice de l’EPCC. Certes, lons, c’est un état des lieux, opération parNDLR).  » Il y a quelques mois, l’élu les missions à l’international sont nécessaires, opération. »avait déjà tiré la sonnette d’alarme « sur mais nous ne disposons d’aucun indicateurquelques dysfonctionnements de la mai- de mesure de ce qu’elles rapportent. Nous « POKERFACE »son  ». Il s’était notamment interrogé sur n’avions aucun retour d’informations.  » La Au-delà des sujets financiers, c’est la légi-la gestion financière de l’établissement question de l’utilité réelle de ces dépla- timité même du directeur général quipublic. «  J’ai demandé des comptes détail- cements a été posée en conseil d’admi- est contesté. Tout d’abord en matière delés, mais j’attends toujours des réponses  », nistration par Eric Berlivet. « J’ai demandé design. «  Ludovic Noël n’est pas designeraffirme-t-il. Volontiers « lanceur d’alerte », le coût engendré par ces voyages, la manière et cela constitue un problème, souligne unl’élu administrateur entend s’assurer que dont ils sont préparés et pour quels retours, professionnel stéphanois qui a tenu à res-« l’argent public est bien utilisé » et que « la explique l’élu. Or, je n’ai pas eu de réponse ter anonyme. Il n’a aucune vision de cela. Ilcommande politique qui est faite à la Cité précise, seulement des éléments partiels de la ne sait pas vraiment de quoi il parle. Selondu design est bien mise en œuvre ». « Si l’on part du directeur. » « Personne ne sait mesu- moi, tout ce qui touche aux expositions etplace de l’argent, ce n’est pas pour le plai- rer précisément les retombées d’une mis- à l’École supérieure d’art et design ne l’in-sir. Il faut des retours en termes d’image et sion à l’international », se défend Ludovic téresse pas vraiment. Il donne l’impressiond’attractivité économique. » Noël. Et le directeur général de l’EPCC de transformer un établissement public de souligner l’impact en matière de noto- riété de la présence de Saint-Étienne – seule ville créative Unesco française de design – sur la Triennale de Milan, du 2 avril au 12 septembre derniers. « En cinq mois, 200 000 visiteurs sont passés sur notre espace à Milan. Tout cela pour un budget très En 2015, l’ensemble des élus s’était donné rendez-vous pour l’inauguration de la 9e Biennale.48 Acteurs de l’économie - La Tribune N°134 Février 2017

CITÉ DU DESIGN Entreprendreà vocation culturelle et design en agence été évoquées une éventuelle fusion avec la LE DIRECTEURconseil. » Le directeur général de l’EPCC bibliothèque de Carnot, des expositions GÉNÉRAL DE L’EPCCest également vertement critiqué pour communes et des mutualisation de services EST VERTEMENTses compétences managériales. «  Aupa- avec le musée d’Art moderne, témoigne CRITIQUÉ POURravant, il dirigeait un pôle de compétitivité une ancienne collaboratrice de la Cité SES COMPÉTENCES(Imaginove, NDLR), une petite structure du design. Ces changements impliquaient MANAGÉRIALES.comptant seulement quelques personnes, le non-renouvellement de certains CDD ou L’AMBIANCEexplique une ancienne collaboratrice de des changements de missions. Nous avons été DÉLÉTÈREla Cité du design. Je pense que la marche menés en bateau pendant près d’un an. Cela A POUSSÉ PLUSIEURSétait un peu haute et qu’il est arrivé en limite a généré beaucoup de rumeurs et de tensions AGENTS, ETde compétence. » Ludovic Noël est dépeint dans l’établissement. » Finalement, la situa- NOTAMMENTcomme un personnage ambivalent. Celui tion économique de l’EPCC s’est soldée, DES CADRES,que certains surnomment en interne début 2016, par une restructuration qui À DÉMISSIONNER«  Pokerface  » est présenté comme un a principalement touché le service pro-homme souriant, mais «  ne supportant duction, dont le directeur a été licencié etpas la contradiction  ». Une ex-collabora- les effectifs diminués de moitié (de huit àtrice le définit comme un « anti-manager quatre agents). Les projets de fusion n’ontégocentré  », dur et n’accordant aucune pas abouti à ce jour. Toutefois, le pré-reconnaissance aux agents de la Cité du sident de Saint-Étienne métropole et dedesign. Un autre dénonce «  un mana- l’EPCC, Gaël Perdriau, envisage encoregement paternaliste et très infantilisant  », de mutualiser les salles d’exposition etconsistant essentiellement à diviser pour les effectifs de production avec le muséebien régner. Malgré ces critiques, Ludo- d’Art moderne et contemporain. Toujoursvic Noël a été reconduit pour un contrat est-il que l’ambiance délétère au sein dede trois ans en 2014, quelques semaines l’établissement a poussé plusieurs agents,après l’élection de Gaël Perdriau à la mai- et notamment des cadres, à démission-rie de Saint-Étienne. « Il aurait dû passer ner, parfois sans même avoir l’assurancedevant le conseil d’administration pour pré- d’un nouvel emploi. Plus grave encore,senter un projet d’établissement, mais cela comme l’atteste une source, des cas den’a pas été fait. Sa reconduction a été tacite », burn-out ont été constatés.s’étonnent les représentants FO. D’au-cuns estiment que le directeur de l’EPCC Un modèle économique à trouverjoue habilement sa partition auprès desélus, qui sont également les financeurs de L’EPCC Cité du design, dont le budget de fonctionnement pour 2017 s’élèvel’établissement (lire encadré). Nombreux à 7,8 millions d’euros (hors Biennale), est financé en quasi-totalité par lessont en effet ceux qui lui reconnaissent collectivités, dont 90 % par Saint-Étienne métropole. Gaël Perdriau résume àde grandes qualités relationnelles, un grands traits : « Un maire (Michel Thiollière, NDLR) a créé la Cité du design sansesprit brillant et séducteur. « Ludovic Noël trop savoir ce qu’il y aurait dedans, et son successeur (Maurice Vincent, NDLR)est très intelligent et il possède une grande a créé l’EPCC sans modèle économique. » À son élection à la mairie de Saint-maîtrise de la psychologie, estime Eric Ber- Étienne, ce dernier constate que l’établissement enregistre chaque année unlivet. Il sait très bien parler, mais cela ne déficit structurel épongé par une subvention exceptionnelle. « Le déficit d’unfait pas tout. Nous n’avons pas besoin d’un million d’euros était repoussé chaque année, précise-t-il. Nous l’avons intégrécommercial, mais d’un manager d’équipe. » dans les comptes puis réduit progressivement. Aujourd’hui, il est quasiment absorbé. » Avant la fin de son mandat, l’édile souhaite que l’EPCC puisse par-CLIMAT INTERNE ticiper au financement de ses charges de fonctionnement grâce au déploie-Le vice-président de Saint-Étienne métro- ment d’une o re de services payante auprès des entreprises. «  La Cité dupole se montre d’ailleurs favorable à la design doit être au service des entreprises tout au long de l’année, a rme Gaëlréalisation d’un audit managérial de Perdriau. L’objectif est de les accompagner, de leur première démarche à l’in-l’EPCC. Car le climat social s’est nette- tégration du design dans le processus d’innovation. » Chaque année, la Cité dument dégradé depuis deux ans. Ironique design sensibilise ainsi 400 entreprises, dont une centaine est accompagnée.quand on sait que la prochaine Biennale,baptisée «  Working promesse  », traitera Acteurs de l’économie - La Tribune 49des mutations dans le monde du tra-vail... Les agents contestent de manièrevirulente la direction des ressourceshumaines qui multiplierait les erreurs(sur les fiches de paie, les formations,etc.). «  Les RH ne sont pas à la hauteurd’un établissement d’une telle envergure  »,affirment les représentants FO. Mais leclimat interne de l’EPCC a été particuliè-rement dégradé par les projets de mutua-lisations un temps envisagés entre la Citédu design et le musée d’Art moderne etcontemporain de Saint-Étienne. «  OntN°134 Février 2017

Entreprendre RUBRIQUE DE NOMLIMAGRAINLE BON GRAIN ETENQUÊTE, SONIA REYNEGroupe coopératif international, créé et dirigé par des agriculteurs français, Limagrain occupele 4e rang mondial des semenciers. Un succès aussi remarquable que singulier, qui a pour soclel’Auvergne d’où une partie significative des 10 000 salariés et 2 000 agriculteurs exercent leurcontribution aux 2,5 milliards d’euros de chi re d’a aires. Une puissance de feu qui a toutefoisses limites : le double discours prévaut chez les producteurs, à la fois comblés par la manne etl’enracinement sociétal de leur tutelle, agacés par son omnipotence et ses méthodes relationnelles,écartelés face aux enjeux « biologiques » de la recherche sur les semences. Enquête dans uneentreprise en tous points exceptionnelle.50 Acteurs de l’économie - La Tribune N°134 Février 2017


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