Fondation Dhammakāya Sans egale Une biographie de Khun Yay Mahāratana Upāsikā Chandra Khonnokyoung Traduction, notes et glossaire Didier Treutenaere www.kalyanamitra.org
Autres ouvrages du même auteur : • Didier Treutenaere, « 100 questions sur le bouddhisme Theravāda » Soukha éditions Paris (2017) Commandes Amazon, Fnac • Didier Treutenaere, « Bouddhisme et re-naissances dans la tradition Theravāda » (2009) Commandes sur le site : www.theravadapublications.com Site Web www.theravadapublications.com • Présentation et vente de livres • Articles téléchargeables • Bibliographie en langue française www.kalyanamitra.org
A Khun Yay Mahāratana Upāsikā Chandra Khonnokyoung A travers son exemple nous apprécions la profondeur de la tradition Dhammakāya www.kalyanamitra.org
Edition originale A Dhammakāya Foundation paperback First edition 2005 Published by the Dhammakāya Foundation Department of International Relations 23/2 Moo 7, Khlong Sam, Khlong Luang, Pathumthani 12120 Thailand Copyright © 1996-2003 by the Dhammakāya Foundation Edition française Illustration de couverture : © Portait de Khun Yay Mahāratana Upāsikā © ASIA 2010 [email protected] Dépôt légal : septembre 2010 ISBN : 978-2-9534056-2-0 Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproduc- tions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayant cause, est illicite et constitue une contrefaçon aux termes des articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. www.kalyanamitra.org
TABLE DES MATIERES TABLE DES MATIERES ........................................... 7 PROLOGUE............................................................... 9 DANS LES CHAMPS DE NAKHON CHAISRI ........ 13 PREMIERS PAS VERS LE TEMPLE ...................... 25 DES MERS DE FEU ................................................. 37 NOUVELLE VENUE AU TEMPLE.......................... 43 L’ATELIER DE MEDITATION............................... 55 UNE GUERRE BIEN REELLE ................................ 65 ENSEIGNANTE EN TITRE ..................................... 83 LA FORMATION D’UN SUCCESSEUR .................. 95 LA FONDATION DU WAT PHRA DHAMMAKAYA ............................................................................... 115 LES DERNIERES ANNEES DE KHUN YAY ......... 143 L’ADIEU A KHUN YAY ........................................ 179 EPILOGUE ............................................................ 183 COMMENT MEDITER ? ....................................... 185 GLOSSAIRE .......................................................... 195 INDEX.................................................................... 213 SOURCES .............................................................. 216 www.kalyanamitra.org
Prologue La plupart des gens vivent en n’étant préoc- cupés que par les seuls plaisirs des sens, passant leurs journées à répondre aux tentations de la nourriture, de la sensualité et du pouvoir. Lorsque les intentions* d’une personne sont impures, cela la conduit nécessai- rement à des actes et à des paroles impures, la rendant égoïste et la transformant en marionnette de ses pro- pres émotions. A l’inverse, la vie d’une personne s’efforçant de nager contre le courant des tentations du monde est une vie particulièrement exigeante. Cela demande de la prati- que, non des bavardages, et un esprit empli de méri- tes* et de bonté. Telles sont notamment les caractéris- tiques de celles et ceux qui consacrent leur vie à la méditation*. Cette voie peut même exiger le célibat, un mode de vie pratiqué par la communauté* des re- nonçants*. Il est difficile de trouver dans le monde des personnes de cette sorte… et la chance d’en trouver diminue dans une société de plus en plus tournée vers les va- leurs matérielles. Un être de cette qualité a pourtant récemment existé, sous les traits d’une renonçante bouddhiste nommée Khun Yay (Mahāratana Upāsikā Chandra Khonno- 9 www.kalyanamitra.org
kyoung)1, fondatrice du Wat Phra Dhammakāya, le plus grand temple bouddhiste de Thaïlande. Ce petit livre résume l’histoire de sa vie, la vie d’une femme dont chaque instant fut empli d’actes méritoi- res, dont chaque moment de pensée fut tourné vers le nibbāna* et dont les vertus permanentes furent la gratitude, le respect, la pureté de l’esprit, la discipline, la compassion*, la persévérance et l’attention aux autres. Dans les pas de Luang Pou Wat Paknam2, elle consa- cra son existence à approfondir sa connaissance3 de Dhammakāya* , devenant de ce fait capable de gui- der les autres vers la richesse spirituelle, tant dans leur vie présente que pour leur vie future, et d’élever l’esprit des autres vers le nibbāna, dans les traces des arahā*. Elle sut partager avec ses disciples un bien difficile à conquérir et à offrir : celui de la vertu ac- cumulée durant des décades de pratique de la culture 1 Khun Yay est une expression thaïe désignant affectueuse- ment une femme d’un âge avancé. Upāsikā* désigne en pāli* les renonçantes bouddhistes de la tradition Theravāda* depuis l’extinction des lignées monastiques féminines (les bhikkhunī). Mahā-ratana, « le joyau suprême », était son nom monastique et Chandra, « la lune », le prénom que lui donnèrent ses parents. Khonnokyoung, « plume de paon » était son surnom. 2 Cf. note 11 3 Vijjā dhammakāya* : connaissance acquise par ceux qui pratiquent la méditation jusqu’à atteindre « le corps de l’illumination »* ; elle est à rapprocher de ce que les textes canoniques du bouddhisme nomment « les trois connaissan- ces »* ou « l’octuple connaissance supranormale »*. 10 www.kalyanamitra.org
mentale*. Pour celles et ceux qui étudiaient à ses cô- tés, elle représentait souvent plus que leurs propres parents, puisqu’elle donnait à leur existence une di- mension nouvelle : une dimension spirituelle. Khun Yay joua un rôle clef dans l’histoire du boudd- hisme en Thaïlande, celui consistant à transmettre le témoin de la tradition Dhammakāya* entre ses fonda- teurs et ses disciples actuels. Cette connaissance qu’elle sut transmettre constitue aujourd’hui la raison d’être d’une communauté de millions de méditants qui, à travers le monde, s’efforcent de se perfectionner et d’apporter autour d’eux la paix par la pratique de la culture mentale. Khun Yay déclara un jour : « je ne suis, certes, qu’une femme seule, mais j’ai des disci- ples dans le monde entier !». Sa compassion et son exemple parvinrent en effet à atteindre une multitude de gens, comme un reflet de son prénom, Chandra, la lune, dont la douce lumière éclaire, apaise et enchante tous les cœurs. Dans la société thaïlandaise, il est souvent difficile pour quelqu’un d’échapper au milieu social dans le- quel il est né ; à moins qu’il ne soit exceptionnel. Ce n’est qu’en s’associant avec des sages* et en accumu- lant une exceptionnelle quantité de bonté, qu’une telle ascension peut s’effectuer. Khun Yay possédait tout ce qui était nécessaire à une telle évolution. Sous une apparence chétive et vieillissante se cachait un être capable de vaincre les fermentations de l’esprit*. Bien au-delà de son analphabétisme se trouvait un être d’une extraordinaire sagesse spirituelle : ne pas être capable de lire ou d’écrire ne constituait pas un obsta- cle à sa maîtrise de la connaissance suprême, une maî- 11 www.kalyanamitra.org
trise qui lui permit d’enseigner le plus souvent à des disciples bien plus éduqués qu’elle. De ses mains desséchées, elle fut capable de créer un temple immense et majestueux. Par la grâce de sa vertu, Khun Yay fut comme une magnifique fleur de lotus surgissant de racines plongées dans la vase sans valeur. En Thaïlande, le statut de renonçante n’était pas très valorisé4 ; mais Khun Yay remplit si bien les fonc- tions qui lui furent confiées qu’elle put non seulement s’intégrer dans une petite communauté monastique mais fut également capable de promouvoir cette communauté jusqu’à lui permettre d’atteindre une audience mondiale. Cet ouvrage consacré à la vie extraordinaire de Khun Yay n’est qu’un humble remerciement pour tout ce qu’elle nous a légué ; même s’il ne peut rembour- ser notre dette envers elle, peut-être pourra-t-il appor- ter aux générations futures, qui n’auront pas eu la chance d’approcher Khun Yay en personne, ne serait- ce que l’exemple de sa vertu. 4 Avec l’extinction historique des lignées monastiques fé- minines, les renonçantes avaient progressivement cessé de disposer d’un statut égal à celui des moines ; hormis dans de rares communautés, elles étaient de fait cantonnées dans des fonctions domestiques. L’époque contemporaine a connu l’émergence de grandes figures d’ascètes féminines et une véritable revalorisation du statut des renonçantes. Khun Yay est une parfaite illustration de cette salutaire évolution. 12 www.kalyanamitra.org
Les rizières de Nakhon Chaisri Socati puttehi puttimā Gomā gohi tatheva socati Upadhīhi narassa socanā Na hi so socati yo nirūpadhīti5 Ceux qui ont des enfants souffrent à cause de leurs enfants. Ceux qui ont des bœufs souffrent à cause de leurs bœufs. L’attachement est à l’origine de la souffrance. Il ne souffre pas, celui qui est sans attachement. Le jour pointait à peine sur l’immensité des rizières de Nakhon Chaisri6, au tournant du siècle précédent. Un groupe de jeunes gens coiffés de feuil- les de palmes et vêtus de blouses usées, aux couleurs effacées, qui les désignaient comme des paysans, se hâtaient sur le mauvais sentier serpentant le long des digues qui divisaient les champs. Ils empruntaient toujours le même chemin, mais aujourd’hui ils étaient partis quelques minutes plus tôt. Avec un enthou- siasme inhabituel pour rejoindre leurs champs en premier, ils débouchèrent, au coin de la digue, dans 5 Nandati-sutta (S/SAṂ I/1/2/2/n°12) 6 A une soixantaine de kilomètres de la capitale. 13 www.kalyanamitra.org
un lopin où les pousses émergeaient sans être gênées par les mauvaises herbes, un lopin qui produisait tou- jours plus que les autres. « Encore raté ! » s’exclamèrent les garçons déçus en voyant la maigre silhouette d’une jeune fille doublement tordue, la face vers le sol, le dos vers le ciel, en train d’arracher les mauvaises herbes. Ils pouvaient se lever de plus en plus tôt, elle était toujours là avant eux. Chaque pas de cette jeune fille au dos bien droit et à l’allure rapide était léger et attentif. Même lorsqu’elle était assise, son dos ne restait jamais contre le dossier de la chaise ; malgré sa frêle apparence, elle était pleine d’énergie. Elle avait les larges mains d’une travailleuse de la terre, pas les petites mains élégantes d’une femme de la ville. La peau de son visage était tendue et lisse. Ses yeux brillaient, reflétant la com- passion et la sincérité de son cœur ; tous ceux qui la rencontraient tombaient sous le charme de ce regard. Elle s’appelait Chandra. Elle appartenait à une mo- deste famille paysanne dont la propriété se limitait à sept hectares de rizières. Elle était née dans la matinée du jeudi 20 janvier 1909, à l’heure où les moines sor- tent du temple pour leur tournée d’aumônes : une coïncidence qui est traditionnellement interprétée, pour le nouveau né, comme le présage d’une vie labo- rieuse. Son père se nommait Ploy et sa mère Pan. Son père venait d’une famille plus pauvre que celle de sa mère. Elle était la cinquième d’une famille de neuf enfants. Chandra n’avait pu bénéficier d’une éducation sco- laire parce qu’à cette époque il n’y avait pas d’enseignement public en Thaïlande. Pour la plupart 14 www.kalyanamitra.org
des filles de cette région, il était plus naturel de se consacrer aux tâches domestiques que de fréquenter l’école. Chandra s’occupait à la fois de la maison et des champs, ce qui exigeait une certaine force de ca- ractère. Elle était quelqu’un de très simple qui de- mandait peu aux autres. Avant l’aube, vers trois ou quatre heures du matin, Chandre se levait pour conduire les buffles au pâtu- rage. La matinée et l’après-midi étaient consacrés à la culture du paddy7. Vers midi, une heure estimée en fonction de la hauteur du soleil, elle apportait le repas aux travailleurs restés dans les champs. En fin d’après-midi, avec ses amies, elle était chargée de laver les buffles avant de les ramener dans leurs en- clos. Dans les périodes les plus dures, il lui fallait travailler de l’aube au crépuscule. Son sérieux était reconnu pas les fermiers voisins ; ils étaient impres- sionnés par son assiduité au travail et la respectaient pour cela. Elle gagna la réputation de la travailleuse la plus zélée du village. Elle était appréciée de ses amies, qui aimaient jouer avec elle ; elle les accompagnait toujours car jamais elle n’aurait voulu se donner des airs supérieurs ; elle jouait autant avec chacune d’entre elles. Elles jouaient en général à la corde à sauter ; un jour, une amie, pour plaisanter, cria « en haut », « en bas » et, en fait de corde, tira violemment une oreille de Chandra vers le haut et vers le bas, la blessant. Mais, globalement, son enfance fut heureuse. Elle aimait beaucoup nager ; le 7 A l’état de semence ou de pousse, avant d’être décortiqué, le riz est appelé paddy. 15 www.kalyanamitra.org
moindre point d’eau était pour elle une invitation à nager. Ainsi passèrent les années qui forgèrent une personna- lité courageuse, naturelle, spirituelle, d’une liberté sans limite. Elle était enjouée, spontanée et pleine de vie. Son père avait coutume de dire que, de tous ses enfants, Chandra était la plus vivante. Chandra avait deux animaux de compagnie : un chien, Kiaw, et…un buffle, Aen. Elle les aimait tous les deux. Elle prenait grand soin d’eux et jouait égale- ment avec les buffles qui travaillaient dans les champs. Lorsque ceux-ci devenaient vieux et com- mençaient à perdre leurs dents, Chandra, au lieu de penser les vendre à un boucher, continuait de les nourrir jusqu’à ce qu’ils meurent de mort naturelle. Les parents de Chandra enseignaient à leurs enfants à être honnêtes envers eux-mêmes et envers les autres, à être assidus dans leur travail et à ne jamais perdre leur temps. Sa vie de paysanne, qui la contraignait à tra- vailler toute la journée pour sa famille, apprit à Chan- dra la souffrance et l’endurance. Lorsqu’elle travail- lait, elle ne montrait jamais aucun signe de lassitude et persévérait malgré les difficultés. Grâce à son aide précieuse, la situation financière de la famille s’améliora progressivement ; elle ne fut plus jamais endettée. L’absence de possibilité d’être scolarisée n’éteignit jamais sa soif d’apprendre : elle fit une salle de classe des vastes rizières de sa jeunesse. Chandra appréciait la vie au milieu des champs sans fin de Nakhon Chaisri. Lorsqu’elle veillait sur l’océan des rizières et des pousses régulières qui s’étendaient à perte de vue, elle ressentait une satisfaction singu- 16 www.kalyanamitra.org
lière, comme si quelque chose, en elle, se libérait. A l’aube, l’immense globe solaire cramoisi qui apparais- sait à l’horizon semblait si proche qu’on aurait pu le toucher. Comme tous les enfants, elle se demandait d’où le soleil pouvait bien émerger ainsi ; même si elle le voyait chaque matin comme tout un chacun, ses pensées allaient bien au-delà de celles des autres ; elle osait penser qu’elle pourrait peut être atteindre le soleil. Mais elle n’aurait jamais pu imaginer à cette époque que ses rêves seraient proches, un jour, de rejoindre, la réalité… Elle commença très jeune à réaliser qu’elle ne voyait pas le monde de la même façon que les autres : contrairement aux filles du village, les beaux habits et les parfums ne l’intéressaient pas ; elle ne portait ja- mais les bijoux qu’on lui avait offerts. Elle grandis- sait, travaillait avec acharnement et remettait tout ce qu’elle gagnait à sa mère. Lorsque des jeunes gens tentaient de la courtiser en lançant la conversation sur tel ou tel sujet, elle répondait simplement « je ne sais pas » ; elle ne les réprimandait pas car elle savait qu’ils voulaient juste la tester. Elle disait seulement « je ne sais pas » et cessait de leur prêter attention. Ils renonçaient très vite. Jamais elle ne leur laissa le moindre espoir. Toujours elle conserva la complète maîtrise de la situation. Chandra demandait régulièrement à son père, lorsqu’il tuait des animaux de la ferme, s’il n’était pas effrayé des conséquences négatives de ses actes8 ; mais celui- 8 S’efforcer de ne pas tuer des êtres vivants est le premier des cinq préceptes* que doit, au minimum, respecter tout 17 www.kalyanamitra.org
ci répondait : « je ne tue que pour nourrir ma famille, jamais je ne tue pour vendre la viande ; et je ne man- que jamais d’aller au temple les jours saints pour ga- gner des mérites ». Il pensait qu’accomplir de bonnes actions suffisait à effacer le fait d’en avoir commis de mauvaises. Même si la vie de la famille était en général paisible et harmonieuse, le père avait la fâcheuse habitude de boire chaque jour, avec les autres hommes du village, ses dix satang9 d’alcool. Les enfants respectaient ce choix, d’autant plus qu’à l’inverse des autres buveurs, il revenait rarement à la maison en colère, des jurons à la bouche, prêt à les réprimander. A cette époque au- jourd’hui révolue, marquée par la piété filiale, les enfants thaïs devaient tout accepter de leurs parents. Ils pensaient que les mots de leurs parents avaient une valeur sacrée. Si les parents s’en prenaient à leurs enfants, le traumatisme était double parce que les en- fants étaient tenus d’accepter les paroles de leurs pa- rents. De ce fait, les parents avaient une responsabilité renforcée et devaient à tout prix montrer le bon exem- ple à leur progéniture. Le père de Chandra avait bon caractère aussi longtemps qu’il n’était pas ivre, mais il cherchait querelle à sa femme dès qu’il l’était. Chandra était élevée dans cette société siamoise tradi- tionnelle où les paroles des parents étaient reçues sans bouddhiste. Enfreindre ce précepte-là peut être lourd de conséquences sur la renaissance* suivante. Certains paysans échappent à cette difficulté en confiant ces tâches à leurs jeunes enfants, non encore moralement responsables… 9 Le centime thaïlandais. 18 www.kalyanamitra.org
aucun doute possible quant à leur véracité. La croyan- ce en l’inévitabilité des renaissances et du kamma* était tout aussi solidement implantée. C’est ce contex- te précis qui permet de comprendre les circonstances particulières de la puissante vocation spirituelle de Chandra. Chandra était alors âgée de douze ans. Il était sept heures du soir. Son père avait ingurgité sa dose journalière d’alcool ; il était, comme d’habitude, al- longé dans un hamac, sous la maison10, abruti par l’alcool et maugréait de manière incohérente. La mère et les enfants étaient à l’intérieur de la maison. La mère avait en réserve quelques moqueries qu’elle uti- lisait dans de telles circonstances pour tenter de rame- ner son mari à plus de sobriété. Elle lança : « le moi- neau vit au crochet des autres », juste assez fort pour qu’il l’entende. Dans une autre famille, un commentaire de ce genre serait resté sans suite. Malheureusement, en ce jour fatal, les paroles de la mère ne parvinrent pas à calmer les marmonnements du père. Elle les répéta un peu plus fort ; mais ainsi répétée, l’allusion toucha un point sensible : son complexe d’infériorité. La colère l’envahit soudainement ; il fit venir toute la famille et demanda : « les enfants, est-ce que je suis réellement un moineau occupant le nid des autres ? Voyez-vous comment votre mère m’insulte ? » Les enfants gardè- rent naturellement le silence, mais il reposa sa ques- tion avec plus de force, exigeant une réponse. Chan- 10 Les maisons siamoises sont traditionnellement bâties sur pilotis. 19 www.kalyanamitra.org
dra ne put supporter cette tension plus longtemps. Refusant que ses parents se disputent ainsi et cher- chant à protéger sa mère, elle répondit : « papa, ce n’est pas ce que maman a voulu dire ! ». Elle avait involontairement jeté de l’huile sur le feu : la colère paternelle se retourna contre les enfants. « Si l’un d’entre vous accepte que votre mère m’insulte, qu’il renaisse sourd cinq cent fois ! ». Cette phrase instilla de la crainte dans le cœur de Chandra. Les paroles des parents étaient sacrées. Les parents ne devaient jamais menacer leurs enfants. Chandra s’en voulut : « je suis la seule responsable de cette colère ; je serais certainement sourde dans mes vies prochaines ! Que faire ? Si je demande pardon à papa maintenant, cela va certainement augmenter en- core sa colère. » Se rappelant la coutume qui consis- tait à demander pardon à ses parents à l’instant de leur mort… elle pensa qu’il était préférable de reporter ses excuses jusque là. Deux ans plus tard, en 1921, le père, vieillissant, commença à s’affaiblir, exigeant une aide constante de ses enfants. Au matin du dernier jour de la vie de son père, Chandra était en train de le nourrir à la cuil- ler lorsqu’il se mit soudain à trembler, ses yeux rou- lant dans leurs orbites. A cause de son jeune âge, ignorant ce qui se passait, Chandra demanda simple- ment à sa mère de la relayer au chevet paternel. Elle alla ensuite manger quelque chose dans la cuisine puis, sans prendre conscience de l’aggravation de l’état de son père, emprunta une barque et se dirigea vers les rizières afin de surveiller les pousses de no- vembre, conformément à ses obligations. Cependant, 20 www.kalyanamitra.org
quelque chose se produisit, au-delà de ses pires crain- tes : lorsqu’elle revint à la maison, elle trouva toute la famille autour du lit paternel ; tous ses frères et sœurs avaient eu le temps de demander pardon à leur père pour leurs fautes éventuelles, mais pas elle. Elle avait laissé passer sa dernière chance ! Chandra vécut cela très mal. Elle savait bien que la mort est le lot commun de tous les êtres. Que la vie est éphémère. Mais la malédiction proférée par son père laissa comme une cicatrice dans son esprit. « Et maintenant, se demanda-t-elle, où pourrais-je trouver mon père pour lui demander pardon ? » Elle ne savait vraiment pas où chercher et n’avait aucun ami vers qui se tourner pour obtenir un conseil en ce domaine. Elle s’assit et prit la résolution de solder un jour cette dette, de quelque manière que ce soit. Puis elle alla, comme le veut la tradition, préparer la dépouille de son père. Chandra pria et implora son père de venir la voir dans ses rêves afin qu’elle puisse enfin s’excuser… mais il ne vint jamais. L’un de ses cou- sins lui conseilla, à la place, d’accumuler autant de mérites que possible et d’en transférer* le bénéfice à son père. Il lui expliqua qu’elle serait à moitié par- donnée si son père était capable de profiter ainsi des actions méritoires de sa fille. Mais ce conseil ne put satisfaire Chandra. Malgré les années qui passaient, sa volonté de retrouver son père ne fléchit pas. Elle voulait s’excuser en personne et ressentait le besoin pressant de trouver son lieu de renaissance afin de pouvoir s’y rendre pour lui parler. On lui avait appris que les bonnes personnes renais- 21 www.kalyanamitra.org
sent dans un paradis* et les mauvaises dans un enfer*, mais où pouvaient bien se trouver ces enfers et ces paradis ? Où son père séjournait-il précisément ? Et comment l’y rejoindre ? Elle n’avait que des interro- gations, et aucune réponse. Son adolescence fut han- tée par ces questions. En 1927, Chandra avait alors dix-huit ans, elle fut ravie d’apprendre que le célèbre Vénérable du Wat Paknam Bhasicharoen11 avait redécouvert la techni- que de méditation Dhammakāya*, que la connais- sance qui en découlait incluait celle des paradis et des enfers et même, pour les méditants accomplis, la ca- pacité de se rendre en personne dans ces plans d’existence*. Elle eut l’envie de tout laisser tomber et de partir immédiatement pour le Wat Paknam. Ce- pendant, quitter sa maison et sa famille n’était pas aussi simple que cela. Elle trouverait nécessairement sa mère sur son chemin si elle exprimait le souhait de quitter le foyer pour aller pratiquer le Dhamma*. 11 Phramongkolthepmuni (Sodh Candasaro) 1884-1959. Cf. Fondation Dhammakāya : La vie et l’œuvre de Luang Pou Wat Paknam, Asia (2009). Les thaïs marquent leur respect et leur affection envers les moines en les appelant, en fonc- tion de leur âge, « Vénérable grand-père » (Luang Pou), « Vénérable père » (Luang Pauw) ou « Vénérable frère » (Luang Pi). Nous désignerons dorénavant ce Vénérable sous le nom de Luang Pou ou Luang Pou Wat Paknam. 22 www.kalyanamitra.org
Personne ne comprendrait qu’une jeune fille puisse avoir une si forte et si étrange vocation.12 De fait, Chandra dut attendre encore huit années, jus- qu’en 1935, pour qu’elle soit considérée comme suffi- samment âgée pour rejoindre sa tante à Bangkok et y chercher du travail. Elle transféra sa part de la terre familiale à son plus jeune frère - déjà ordonné moine - et à sa plus jeune sœur. Elle distribua ses bijoux et le reste de ses biens au reste de la famille. Tout ce qu’elle possédait à présent se réduisait aux vêtements qu’elle portait, à un corps en pleine santé… et à une détermination plus forte que jamais de partir à la re- cherche de son père sur son lieu de renaissance. Lorsqu’elle s’était prosternée aux pieds de sa mère et lui avait fait part de ses intentions, celle-ci avait pleu- ré de pitié. Elle ne voulait pas que sa fille se lance ainsi dans une vie difficile au lieu de tout simplement se marier et de fonder un foyer comme toute personne normale. Elle pensait que Chandra serait bien plus heureuse si elle restait ; mais Chandra, elle, savait que sa quête du Dhamma ne pouvait être encore retardée. Certains lui avaient opposé l’idée qu’il serait bien temps, lorsqu’elle serait vieille, de mener une vie spi- rituelle, mais Chandra avait déjà compris que tout ce que l’on entreprend lorsqu’on est jeune a logiquement plus de chances d’aboutir. En général, les enfants suc- combent aux larmes de leur mère, mais la détermina- tion de Chandra ne pouvait être balayée aussi facile- 12 A cette époque, le renoncement des femmes, non valori- sé, n’était considéré comme normal que pour les femmes très âgées, veuves ou délaissées. 23 www.kalyanamitra.org
ment ; elle avait depuis trop longtemps ancré dans son esprit l’idée de partir partager la connaissance de Dhammakāya avec le Vénérable du Wat Paknam. Même si elle aimait et respectait sa mère, elle avait déjà, en elle-même, fait la distinction entre ce qui était simplement agréable à sa mère et ce qu’elle devait accomplir dans sa quête du Dhamma. Jamais elle ne manqua de gratitude envers sa mère, mais jamais non plus elle ne laissa cette gratitude affaiblir sa résolution de retrouver son père. Sa mère lui offrit les deux baht13 du bus qui devait la conduire à Bangkok ; bien que Chandra n’en eut pas besoin, elle les accepta, comme une marque de considération pour les sentiments maternels. C’est ainsi qu’elle quitta son foyer, sans regarder en arrière, tout entière concentrée sur l’idée de trouver le chemin qui mène à la cessation de la souffrance*. Même si elle n’avait aucune idée des obstacles qu’elle pouvait rencontrer sur sa route, sans non plus savoir si elle ne mourrait pas avant d’avoir atteint son but, elle commença son voyage. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’il n’existait aucune autre voie lui permettant de retrouver son père. 13 Le baht est l’unité monétaire thaïlandaise. 24 www.kalyanamitra.org
Premiers pas vers le temple Pasannameva seveyya appasannaṃ vivajjaye Pasannaṃ payirupāseyya rahadaṃ vudakatthiko14 Suivre ceux qui ont atteint la sérénité, éviter ceux qui ne l’ont pas atteinte. Qui veut progresser doit s’associer à ceux qui ont atteint la sérénité. Chandra était une provinciale ; Bangkok était donc pour elle une terre inconnue. Et il n’était pas si facile d’être acceptée au Wat Paknam. En général, un étranger ne pouvait rejoindre la communauté des fidè- les du temple, et encore moins intégrer sa congréga- tion, sans avoir été parrainé par une personne déjà connue du temple. Chandra n’avait aucun contact de ce genre. Au début, elle s’installa dans la maison de parents éloignés. Mais son but était de trouver à s’employer dans la demeure d’une famille pratiquant la méditation au Wat Paknam. Elle attendit donc que survienne une telle occasion. Cette opportunité se présenta enfin, en la personne de Khun15 Naï Liap Sikanchananand, une femme de 14 Mahābodhi-jātaka (S/KHU XV/18/528/n°131) 25 www.kalyanamitra.org
l’aristocratie qui habitait à Saphan Han. Khun Naï Liap était connue du Vénérable du Wat Paknam. Elle était même considérée comme faisant partie des prin- cipaux donateurs du temple dans la mesure où elle offrait régulièrement, depuis plus de vingt ans, des repas pour les moines et les novices. Sa famille était à la fois fortunée et influente. Elle était propriétaire de plusieurs kilomètres de boutiques et possédait égale- ment sa propre société d’import-export. Chandra sut que tel serait le lien dont elle avait besoin pour être introduite au sein du Wat Paknam. Elle décida de sol- liciter un emploi auprès de cette famille et y fut bien- tôt embauchée comme domestique. Bien qu’issue d’une famille relativement aisée, Chan- dra dut accepter de se faire domestique afin d’avoir un jour une chance de connaître le Dhamma, son but ultime. Elle ne voyait cet emploi que comme la pre- mière marche lui permettant d’accéder au Wat Pak- nam. Lorsque Chandra commença à travailler pour Khun Naï Liap, bien que ce travail ne soit qu’un moyen au service d’une fin, elle fit face à toutes les tâches qu’on lui fixait, sans jamais les considérer comme des corvées. Elle estimait que son travail de- vait aider à maintenir en ordre la demeure de sa maî- tresse et qu’elle participait ainsi à la pérennité de la fortune familiale. Par nature, Chandra était toujours sérieuse et appli- quée ; la discipline et la persévérance faisaient partie de son caractère. Elle aimait la propreté. Son honnête- té était si évidente qu’il ne fallut pas longtemps avant 15 Khun signifie ici « Madame ». 26 www.kalyanamitra.org
qu’elle ne soit aimée et considérée comme totalement fiable par toute la maisonnée. Elle fut, en l’espace d’une semaine, promue responsable de l’ensemble des domestiques. Khun Naï Liap était certaine que tout travail délégué à Chandra serait parfaitement mené à bien. Avec Chandra à la maison, Khun Naï Liap pou- vait se consacrer en toute quiétude à son travail à l’extérieur, sachant que son foyer était entre de bon- nes mains. Khun Naï Liap lui faisait tellement confiance que c’est à Chandra, et non à ses propres enfants, qu’elle confia la clef de la pièce où la famille conservait tous ses bijoux et tout son argent liquide ! Cette pièce n’était de fait autorisée qu’à Khun Naï Liap et à Chandra. Chandra patienta ainsi, jusqu’à ce que l’opportunité de commencer à étudier la méditation se présente en- fin en la personne de Thongsuk Samdaengpan, une enseignante (alors) laïque. Lors de leur rencontre, Upāsikā* Thongsuk était âgée de trente-six ans, neuf ans de plus que Chandra. C’était une femme de forte carrure, dotée d’un fort tempérament forgé durant une enfance d’une considé- rable dureté. Elle avait été acceptée, en suivant le pro- tocole normal, ce qui en ce temps-là n’était pas chose aisée, au sein de l’atelier de méditation16 du Wat Pak- nam. Pour être autorisée à méditer dans cet atelier, elle avait dû se soumettre aux investigations d’un moine chevronné ; il lui avait posé des questions aux- quelles l’homme de la rue n’aurait rien compris, des questions dont les réponses n’appartiennent qu’à ceux 16 Cf. pages 55 et suivantes. 27 www.kalyanamitra.org
et celles qui sont déjà parvenus à Dhammakāya*. Les questions n’étaient pas formulées pour que des êtres humains ni même des êtres des plans d’existence supérieurs puissent répondre ; elles ne pouvaient être comprises qu’en se plaçant au sein de Dhammakāya. Khun Yay Thongsuk avait été acceptée dans l’atelier parce que sa méditation avait déjà atteint un degré* de perfection considérable. La famille pouvait inviter Khun Yay Thongsuk parce qu’en raison de son haut niveau de recherche médita- tive Luang Pou lui avait confié la mission d’enseigner la méditation en dehors du temple. Chandra qui, de- puis si longtemps, tentait de pratiquer la méditation avec un tel maître, fut emplie de joie et d’impatience en apprenant qu’elle allait venir jusque dans cette maison ! Elle sentit qu’Upāsikā Thongsuk pourrait être celle qui lui apporterait toutes les connaissances dont elle avait besoin. Chandra aurait voulu commen- cer à méditer comme le faisait toute la famille de Khun Naï Liap. Mais, en même temps, elle savait que son statut de domestique ne lui ouvrirait pas facile- ment cette possibilité. Elle se mit donc à rechercher un moyen de servir Upāsikā Thongsuk afin d’attirer son attention et de lui faire comprendre son désir d’étudier. Alors seulement elle pourrait espérer béné- ficier des mêmes enseignements que le reste de la famille. Cela signifiait que Chandra allait travailler encore plus qu’auparavant : elle devrait dégager suffi- samment de temps pour pouvoir s’occuper elle-même de l’enseignante. Elle faisait donc son lit et dépoussié- rait sa moustiquaire ; elle lavait ses vêtements, les 28 www.kalyanamitra.org
repassait et les pliait si parfaitement qu’elle était pres- que assurée d’attirer ainsi son attention. Quelques semaines plus tard, en effet, tout en contem- plant son linge impeccable, Upāsikā Thongsuk s’adressa à Chandra : « ne voudrais-tu pas, de temps à autre, pratiquer la méditation ? » En entendant ces mots, Chandra se sentit emplie d’un bonheur sembla- ble à celui d’un chat qui se verrait offrir une écuelle de crème ; elle répondit à Upāsikā Thongsuk : « je ne désire rien d’autre au monde ; mais je ne peux sim- plement monter à l’étage et méditer avec les autres ; je risque de froisser ma maîtresse. » Sans difficulté, Upāsikā Thongsuk obtint de Khun Naï Liap la per- mission pour Chandra de méditer avec la famille. La chambre haute où tous méditaient avec leur ensei- gnante avait été choisie parce que, s’ouvrant sur la terrasse, elle était fraîche l’après-midi et à l’abri des moustiques. La méthode utilisée par Upāsikā Thongsuk pour gui- der la méditation17 consistait à demander à ses disci- ples de placer doucement leur attention au centre de leur corps en y visualisant une boule de cristal, tout en répétant silencieusement en eux-mêmes le manta* « sammā arahaṃ* ». Pour Chandra, ces instructions pourtant simples furent au début assez difficiles à appliquer. Lorsqu’elle fermait les yeux et s’efforçait de laisser s’éloigner toute idée concernant les choses du monde, elle se retrouvait soudain l’esprit empli de pensées concernant son travail. Elle glissait un regard 17 Cette technique très efficace de concentration* est résu- mée à la fin du présent ouvrage. 29 www.kalyanamitra.org
vers le visage de sa maîtresse pour être certaine que celle-ci n’était pas en train de penser qu’elle négli- geait ses tâches domestiques. Parfois, c’étaient des images de la famille qu’elle avait laissée derrière elle dans les rizières de Nakhon Chaisri qui venaient han- ter son esprit. « Les pensées sont un obstacle majeur à la méditation » expliquait Upāsikā Thongsuk avec compréhension. De retour au travail, Chandra décida de répartir son temps plus strictement. Elle s’efforçait de finir ses tâches le plus tôt possible afin de pouvoir consacrer le maximum de temps à la méditation. Mais elle devait s’asseoir en secret, afin d’éviter que sa maîtresse ne puisse y voir une marque de paresse. Elle glissait quelques instants de méditation entre chaque besogne domestique. Il était bien difficile pour son esprit d’atteindre un minimum de concentration alors qu’elle devait en permanence éviter de se laisser sur- prendre en position assise. Son esprit ne pouvait chas- ser la crainte de se faire prendre. Pourtant, même dans ces conditions, Chandra ne se plaignit jamais et ne cessa de persévérer. Les notions d’ennui, de déception ou de désespoir lui semblaient étrangères. Sa volonté irrépressible de retrouver son père lui fournissait une motivation sans faille dans sa pratique de la médita- tion. Quelle que soit la tâche qui l’occupait, elle s’y appliquait avec, sur son visage, un joyeux sourire qui prédisait sa réussite. Elle était quelqu’un qui ne connaissait pas la fatigue et ne reportait jamais l’occasion d’accomplir son devoir. Lorsqu’elle fermait ses yeux pour méditer, elle le fai- sait avec ferveur, cultivant sa concentration au centre 30 www.kalyanamitra.org
de son corps, déterminée à voir en elle-même une sphère de cristal. De fait, elle méditait trop sérieuse- ment et cela lui donnait parfois des maux de tête et une impression de vertige. Mais elle était décidée à trouver le point central où l’esprit s’équilibre. Il ne devait plus rester de pensées étrangères dans son es- prit. Elle savait éviter cette sorte d’effort qui rend la respiration difficile, mais, malgré tout, son esprit ne parvenait pas à atteindre l’apaisement. Elle ne distin- guait rien durant sa méditation ; tout restait obscur. Cela dura des semaines et des semaines, sans la moindre lueur de la lumière intérieure trop attendue. Upāsikā Thongsuk lui conseilla de conserver un esprit paisible grâce à la visualisation de la sphère et à la récitation du manta. Elle lui dit : « ne vous inquiétez pas si le succès ne vient pas immédiatement. Ne for- cez pas votre esprit. Ne fermez pas vos yeux trop for- tement. Ne soyez pas inquiète si vous ne voyez rien au centre de votre corps. Et si vous voyez quelque chose, ne vous réjouissez pas, sinon cela fera disparaî- tre cette image ! ». Comprenant et suivant ce conseil, Chandra continua à rechercher la paix de l’esprit à travers la méditation mais laissa de côté sa volonté de succès et abandonna, temporairement, son désir de voir son père. Parfois, elle se sentait découragée. Elle avait l’impression de poursuivre une chimère. Il lui arrivait de penser que jamais elle ne pourrait obtenir une réelle expérience méditative. Elle se demandait, désespérée : « si le Dhamma peut être réalisé au centre du corps, pour- quoi ne suis-je pas capable de voir quelque chose ? » Upāsikā Thongsuk aida peu à peu à Chandra à com- 31 www.kalyanamitra.org
prendre que ce Dhamma existe bel et bien mais que sa réalisation exige un véritable travail intérieur ; elle l’assura qu’avec la pratique viendrait un temps où le travail accompli porterait nécessairement ses fruits. Chandra continua donc ses exercices de culture men- tale. Son unique but était dorénavant d’atteindre la paix de l’esprit au centre de son corps, au niveau de l’estomac, à environ deux doigts d’épaisseur au des- sus du niveau du nombril. Elle reçut bientôt d’Upāsikā Thongsuk la confirmation que son esprit se faisait plus raffiné et commença à comprendre que le progrès ne pouvait se faire que par étapes. Lorsque l’esprit est suffisamment raffiné, il atteint de lui-même l’apaisement. Comme lorsqu’on tente d’attraper un coq dans une basse-cour, la méditation exige que l’esprit reste bien fixé sur son but : si l’on se rue pour saisir le coq, il s’enfuit ; nos efforts restent vains ; à l’inverse, si l’on s’approche doucement du coq, si on l’appelle doucement, alors il se laisse facilement at- traper. De la même façon, il est impossible de contrô- ler l’esprit par la force. C’est une lente et attentive application du manta, que l’on distingue clairement ou non la sphère de cristal, qui permet de conduire l’esprit à son paisible point d’équilibre. Seuls les gens grossiers et les sots usent de la force. L’expérience intérieure est quelque chose de subtil et l’apprentissage du Dhamma* demande un esprit sou- ple et léger. Durant la méditation, l’esprit a besoin d’être doucement maintenu au centre du corps ; rien de plus et rien de moins ; sans idées préconçues ni anticipation de quoi que ce soit. Situer le centre de son corps, y appliquer doucement l’esprit, cesser de 32 www.kalyanamitra.org
penser : aucune autre connaissance n’est nécessaire pour conduire une méditation à la réussite. Chandra approfondissait sa pratique en suivant ces conseils, mais un obstacle subsistait : des images de son ancien foyer et de sa famille apparaissaient par intermittence, comme parfois d’autres visions indési- rables. Upāsikā Thongsuk lui apprit à ne plus prêter aucun intérêt à son imagination : « laissez les pensées suivre leur cours et maintenez votre concentration au centre du corps ; n’entretenez aucune pensée ; traitez les pensées comme des visiteurs inopportuns : si l’on ne prête pas attention à eux, ils finissent par se lasser et s’en aller d’eux-mêmes ! » Avec assiduité et résolu- tion, Chandra appliqua donc un effort subtil au centre de son corps, qu’une sphère de cristal y apparaisse ou non. Elle prit la décision de passer toute son existence à méditer ainsi, si cela pouvait lui permettait de retrou- ver son père. Les semaines de pratique devinrent des mois et les mois des années. Son être tout entier était envahi par cette quête d’une méditation réussie. Si, au début, elle ne méditait que durant ses espaces de temps libre, elle commença ensuite à prolonger sa méditation durant son travail. De fait, après deux an- nées de pratique, elle parvint à réduire considérable- ment le nombre de ses pensées, ne laissant plus en elle qu’une sensation d’espace et de légèreté. Et un jour, enfin, elle perçut au centre de son corps une lumière de la taille d’une tête d’épingle, comme une minus- cule étoile sur la voûte céleste. Chandra était maintenant capable de conduire son esprit à un état de paix parfait et de pénétrer toujours 33 www.kalyanamitra.org
plus profondément au centre d’elle-même. Une nuit qu’elle s’était rendue seule dans la pièce de médita- tion, elle vit une boule de cristal solidement établie au centre de son corps. Et elle continua à voir cette ima- ge durant deux ou trois jours, que ses yeux soient ou- verts ou clos. Elle rapporta cette expérience à Upāsikā Thongsuk qui lui répondit qu’en observant le centre de cette sphère de cristal… elle finirait par se voir elle-même. Chandra suivit cette instruction et put en effet se voir elle-même, claire et lumineuse. Son en- seignante lui apprit ensuite qu’elle pouvait pénétrer plus profondément encore, au cœur de son corps sub- til pour gagner le « corps de brahma avec forme » et le « corps de brahma sans forme »18. Elle fit ainsi et put atteindre, au sein du brahma sans forme, le go- trabhū* Dhammakāya : c’est ainsi qu’elle fit pour la première fois l’expérience de Dhammakāya, là, dans cette petite pièce de la maison de sa maîtresse. A cet instant précis, cette pensée lui vint : « même si ce que je vois n’est qu’un petit aspect du Dhamma, je n’avais encore jamais ressenti un tel bonheur. Même pour mon poids en or je ne céderais pas le Dhamma auquel 18 Les divers plans d’existence sont divisés en 3 catégories : les plans d’existence sensuels, les plans d’existence avec forme (les plus subtils étant regroupés sous le nom de rūpa- brahma-loka, « monde de brahma avec forme »), les plans d’existence sans forme (a-rūpa-brahma-loka). La méditation permet de faire l’expérience temporaire des plus subtils de ces niveaux qui, pour les personnes n’ayant pu atteindre le nibbāna, pourront devenir un lieu de renais- sance. 34 www.kalyanamitra.org
j’ai eu accès aujourd’hui. Je n’ai plus dorénavant d’autre refuge* que ce Dhamma.» Ayant atteint Dhammakāya, Chandra ne fit aucune pause dans sa pratique et continua à méditer jusqu’à ce que son esprit devienne encore plus stable et lumi- neux. Etant parvenue à ce stade, Chandra se souvint de son père. Elle fit part de ses progrès à Upāsikā Thongsuk et s’ouvrit à elle du vœu qu’elle avait for- mulé de pouvoir aider son père dans son lieu de re- naissance. Elle n’avait pas la moindre idée de ce lieu mais, étrangement, Upāsikā Thongsuk lui répondit que ce vœu n’était pas bien difficile à exaucer : en atteignant Dhammakāya, elle avait en effet parcouru la majeure partie du chemin. 35 www.kalyanamitra.org
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Des mers de feu Appamattā satīmanto susīlā hotha bhikkhavo Susamāhitasaṅkappā sacittamanurakkhata19 Soyez attentifs et vigilants, soyez vertueux, ô moines. Ayez l’esprit bien concentré, maîtrisez votre pensée. Upāsika Thongsuk enseigna à Chandra com- ment mettre la connaissance de Dhammakāya au ser- vice de la quête de son père disparu ; il suffisait d’orienter sa méditation vers ce but précis : « gardez votre esprit pur et subtil ; superposez le corps Dham- makāya à votre propre corps et prenez la ferme réso- lution de rejoindre votre père. » Chandra débuta une longue méditation, jusqu’à ce qu’elle sache que son expérience intérieure était suffi- samment subtile pour pouvoir partir à la recherche de son père. En appliquant la technique enseignée à cette époque20, Chandra permit à son esprit de se détacher de son corps physique. Son esprit ne fit plus qu’un avec l’image du Bouddha qu’elle percevait en elle. La 19 Mahāparinibbāna-sutta (S/DĪG II/3/n°185) 20 La technique ayant évolué, elle n’exige plus de nos jours un détachement du corps mais plus simplement une pénétra- tion toujours plus profonde au centre du corps. 37 www.kalyanamitra.org
question de savoir où retrouver son père cessa de la préoccuper. Son esprit était neutre*, impartial. Ce qu’elle avait atteint en elle-même la conduirait où elle souhaitait aller. En un instant, elle sentit que son esprit devenait par- faitement clair …tandis qu’elle faisait face à une véri- table mer de feu. Ce feu se fit peu à peu moins intense jusqu’à se réduire à quelques braises rougeoyantes. Le Dhammakāya brillait en elle et tout ce qui l’environnait apparaissait plus clairement. Autour d’elle, de tous côtés, elle vit des êtres vivants, des visages hagards. Il y avait des animaux. Il y avait des humains. Il y avait des humains avec des têtes d’animaux. Et des animaux à visage humain.21 Tous vivaient ici les effets du kamma* négatif accumulé durant leur vie précédente. Tous étaient soumis à la torture de sortes de démons ; les instruments de tor- ture différaient d’un être à l’autre22. Constatant la présence de Chandra, les démons arrêtèrent leur beso- gne. Utilisant les facultés issues de Dhammakāya23, elle vit enfin son père, plus émacié encore que dans ses sou- venirs et sans aucune force. Il renaissait et mourait ici, encore et encore, depuis qu’il avait quitté le plan d’existence des humains ; il subissait sans cesse le 21 Il s’agit ici du plan d’existence infernal Mahāroruva, lieu de renaissance principal des êtres ayant mené une vie humaine très négative, par exemple minée par l’alcool. 22 Ces démons sont également un effet du kamma ; ils sont fantasmés par les victimes elles-mêmes ; d’où leur infinie variété. 23 En pāli les ñāṇadassanā. 38 www.kalyanamitra.org
même supplice, forcé d’ingérer du métal brûlant qui consumait instantanément son corps, le tuant et pro- voquant une renaissance immédiate dans la même situation, ce cycle horrible devant se répéter ainsi jus- qu’à ce que les effets négatifs du kamma soient enfin épuisés. Il faisait vraiment pitié : il était nu ; son vi- sage était celui d’un être brisé par la souffrance. En voyant le Dhammakāya, il n’eut même pas la force de joindre ses mains en signe de respect. Lorsqu’il aperçut enfin sa fille, il lui avoua : « je souffre ici parce que j’ai vécu, dans le monde des hu- mains, une existence d’alcoolique. J’ai trop bu, au moins dix satang par jour, une bouteille durant cha- que jour de mon existence. En plus de cela, j’ai tué une multitude d’animaux : des grenouilles, des coquil- lages, des crabes, des poissons ; parfois, je tuais des poulets. » Il réalisait seulement maintenant que des actes de cet- te nature sont trop sérieux pour être aisément com- pensés par des actions correctes ; qu’ils mènent à un enfer après la mort. « Aujourd’hui, je paye le prix de mes erreurs. Au moment de ma mort, toutes les mau- vaises actions de ma vie me sont apparues en même temps ». Il était mort avec un esprit submergé par la culpabilité. Le visage ruisselant de larmes, il implora sa fille de l’aider. Chandra était désolée de le découvrir dans cet état et ne voulait plus le voir ainsi soumis aux tortures infer- nales. Elle sentait une compassion immense envers lui mais ne savait absolument pas comment l’aider. Elle se sentait comme quelqu’un qui ne sait pas nager et regarde, impuissant, un autre se noyer. Elle ignorait ce 39 www.kalyanamitra.org
qu’elle pouvait faire. « Mon père est bloqué dans cet enfer parce qu’il était alcoolique ; et je ne sais com- ment l’aider ! » Upāsikā Thongsuk perçut l’interrogation de Chan- dra et la guida : « commencez par demander à votre père de requérir les cinq préceptes* auprès du Dham- makāya », lui conseilla-t-elle. Le Dhammakāya, d’une voix qui résonnait, demanda au père de prendre les cinq préceptes. Une fois cette récitation effectuée, Upāsikā Thongsuk dit à Chandra de méditer sur ses propres mérites et d’émettre le vœu qu’ils puissent bénéficier à son père. Chandra émit donc ce vœu : « puissent les mérites que j’ai accumulés en méditant jusqu’à atteindre Dhammakāya bénéficier à mon père et le libérer ce ses tourments. » Le Dhammakāya de- manda également au père de se remémorer les bonnes actions qu’il avait accomplies durant son existence. Le père fit ce qui lui était demandé. Ces mérites cumulés, unifiés par le Dhammakāya, commencèrent à modifier son corps. D’émacié, il devint rayonnant. Il commença à s’élever au dessus de ce plan d’existence, toujours plus haut, suivant le Dhammak- āya de Chandra. Il finit par atteindre le plan d’existence Tāvatiṃsa*. Une demeure l’y attendait, moins resplendissante toutefois que celle des autres êtres y séjournant. Le Dhammakāya lui enseigna que cette différence résultait du trop grand nombre d’actions négatives accomplies durant son existence : il était alcoolique et le mérite d’avoir voulu nourrir sa famille avait été constamment affaibli par les meurtres d’animaux commis à cette fin. Le Dhammakāya lui enseigna enfin à méditer en utilisant le manta 40 www.kalyanamitra.org
« sammā arahaṃ ». Son corps se fit de plus en plus lumineux, développant une forme céleste semblable à celle des autres êtres de ce plan d’existence. A ce spectacle, le chagrin de Chandra, né du désir de re- trouver son père, disparut entièrement. Elle put enfin lui demander de pardonner ses propres erreurs, met- tant ainsi un terme à la longue quête qu’elle avait en- treprise. Son père joignit ses mains et lui accorda son pardon. Il lui expliqua qu’il ne lui en avait voulu qu’en une seule occasion et qu’en tout état de cause jamais il n’avait profondément souhaité que sa fille devienne sourde ; si cet épisode l’avait malgré tout marquée, il l’absolvait bien évidemment de tout tort. Avant de se séparer de lui, Chandra rappela à son père qu’il devait absolument continuer à méditer, faute de quoi il risquerait de renaître de nouveau dans un en- fer. Libérée de la mission qu’elle s’était fixée, Chandra s’aperçut qu’elle voyait maintenant toute chose beaucoup plus clairement. Elle voyait les cho- ses telles qu’elles sont : du seul fait d’être nés, nous ne pouvons échapper à la maladie, à la vieillesse et à la mort. Les gains matériels de notre existence ne sont rien car tout, comme nous-mêmes, retourne finale- ment à la poussière. Notre vie matérielle ne nous ap- partient pas réellement puisque rien ne subsiste d’elle lorsque nous disparaissons. Grâce à la connaissance issue de Dhammkāya, elle vit que nous n’emportons avec nous au-delà de la mort que les mérites et les démérites accumulés durant l’existence. Elle vit éga- lement que l’existence offre une extraordinaire oppor- tunité, celle d’échapper définitivement à la souf- 41 www.kalyanamitra.org
france*. Elle vit enfin que le chemin le plus direct menant à l’extinction de la souffrance est la vie pure (brahmacariyā), que le mérite suprême est la prise des préceptes les plus purs et l’ordination. La plupart des gens pensent qu’il est bien temps d’être pieux… quand on est vieux. Chandra, elle, à l’âge de vingt-neuf ans, était prête à renoncer à la vie laïque. Elle voulait approfondir encore et encore sa pratique de la méditation et inscrire cette recherche dans la tradition refondée par Luang Pou Wat Pak- nam. Elle travailla encore plus assidument que d’habitude afin de susciter une considération telle qu’il serait bien difficile à sa maîtresse de lui opposer un refus lorsqu’elle solliciterait l’autorisation de participer à une retraite méditative au Wat Paknam. Le Wat Paknam, de nos jours 42 www.kalyanamitra.org
Nouvelle venue au temple Selo yathā ekaghano‚ vātena na samīrati Evaṃ nindāpasaṃsāsu, na samiñjanti paṇḍitā24 Tout comme le roc solide de la montagne qui ne se laisse pas ébranler par le vent, les sages, qu’on les blâme ou qu’on les loue, restent impassibles. C’est en 1938 que Chandra se mit d’accord avec Upāsikā Thongsuk pour venir méditer durant un mois au Wat Paknam. Khun Naï Liap lui accorda bien volontiers un mois de congés ; elle lui demanda ce- pendant avec insistance : « mais, dans un mois, tu reviendras, c’est sûr ? » Chandra garda le silence ; d’où sa maîtresse déduisit, à tort, qu’un mois plus tard Chandra aurait repris ses fonctions dans sa demeure… Cette nuit-là, Chandra rêva qu’elle se trouvait sur la rive d’un large fleuve ; un ferry menait sur l’autre rive, où l’on apercevait un gigantesque arbre bodhi25 couvert d’un feuillage luxuriant qui devait procurer une ombre bienvenue durant les journées brûlantes. 24 Dhammapada (S/KHU II/6/n°81) 25 L’Eveil (bodhi*) du Bouddha eu lieu sous un arbre assat- tha ou pipphala (ficus religiosa) ; on trouve cet arbre sym- bolique au cœur de chaque wat. 43 www.kalyanamitra.org
Chandra rêva que, parvenue de l’autre côté du fleuve, elle prenait place sous cet arbre au comble du bon- heur ; et c’est avec ce sentiment qu’elle se réveilla. Cet après-midi là, Upāsikā Thongsuk conduisit Chan- dra au Wat Paknam Bhasicharoen où, pour la pre- mière fois, elle devait rencontrer Luang Pou. Celui-ci était alors dans la cinquantaine. Tout en lui laissait transparaître la volonté, l’intelligence et une force de caractère peu commune. Son regard était pénétrant et malgré tout empli de compassion ; sa présence était impressionnante. Comme chaque mercredi après-midi, Luang Pou fai- sait un sermon consacré à la pratique du Dhamma, dans le petit pavillon situé près des cuisines. Lors- qu’Upāsikā Thongsuk lui présenta Chandra, il leva la tête et la dévisagea avec attention. Après un bref si- lence, il lui posa la question devenue fameuse : « pourquoi avez-vous été si longue à venir ? » Chan- dra ne comprit pas ce que Luang Pou voulait dire par là. Elle n’avait que vingt-neuf ans ; elle était même très jeune si elle se comparait à la majorité des mem- bres de cette congrégation. Il lui aurait fallu beaucoup d’intuition pour connaître le sens de ces mots : cela faisait en effet bien longtemps que Luang Pou atten- dait la personne qui pourrait diriger le groupe en charge de la recherche méditative. Sans même lui faire passer les habituels examens de son monastère, Luang Pou l’envoya directement dans l’atelier de méditation26. Il lui permit ainsi de se join- dre aux méditants les plus expérimentés. 26 Cf. pages 55 et suivantes. 44 www.kalyanamitra.org
Lorsqu’elle entra pour la première fois dans cet ate- lier, elle eut l’impression d’arriver en terre étrangère, parce que les disciples ne parlaient que de choses auxquelles elle ne comprenait rien. Ils utilisaient des termes techniques qui, pour elle, ne signifiaient rien. Bien qu’elle n’ait pas totalement compris ce qui lui valait un traitement aussi particulier de la part de Luang Pou, elle n’en tira aucune vanité ; elle se mit très sérieusement à méditer afin de pouvoir participer aux recherches de ses condisciples et de se montrer capable de répondre pleinement aux attentes de Luang Pou. La subtilité de sa méditation s’améliora progres- sivement, bien au-delà de ce qu’elle avait pu atteindre dans le passé. L’intérieur de son esprit brillait tel un ciel empli d’une multitude de soleils. Avec le temps, Luang Pou commença à lui poser des questions dont la réponse n’appartient pas à la pensée conceptuelle. La première question qu’il lui posa por- tait sur sa compréhension du langage animal : un jour que Luang Pou revenait du repas, il aperçut deux pi- geons sur le toit du temple ; il demanda à Chandra de découvrir le sens de leur conversation ; il lui dit que les pigeons étaient perchés sur le toit du temple, que l’un d’eux avait détourné sa tête de l’autre et qu’ils s’étaient ensuite envolés dans la même direction. Chandra, sans rien savoir de plus, partit méditer. Elle fut capable de comprendre les pigeons et retourna porter la réponse à Luang Pou : ces pigeons étaient un couple, le mâle demandant à la femelle quelle route ils devaient emprunter pour ne pas se perdre ; la femelle avait détourné la tête pour vérifier la route avant 45 www.kalyanamitra.org
qu’ils ne s’élancent dans la bonne direction. Luang Pou ne commenta pas les réponses de Chandra. A la suite de cet épisode, il commença à poser à Chandra de plus en plus de questions. Dès le jour sui- vant, il lui demanda : « Chandra ! Ce matin, en reve- nant du réfectoire, j’ai croisé une personne qui était infirme. Méditez, et dites-moi si le corps astral* de cette personne est également infirme. » Chandra, une fois encore, put répondre à cette question. Luang Pou n’avait jamais un mot de félicitation. Il se contentait en général d’acquiescer « c’est bien ainsi que les cho- ses sont » lorsque la réponse était correcte, et de gar- der le silence lorsqu’elle ne l’était pas. Les questions qu’il posait se faisaient de plus en plus difficiles. Même si Chandra n’avait pas reçu d’éducation et n’avait que de très faibles connaissan- ces générales, elle parvenait à trouver la réponse juste aux questions posées parce que sa « faculté de voir et de connaître »* était exceptionnellement fine. Les autres ne répondaient jamais avec autant de précision qu’elle parce qu’ils ne partageaient pas la véritable dévotion qu’elle portait à la pratique de la méditation. La recherche méditative était l’unique but de sa vie et le seul objet de ses pensées. Elle ne souhaitait rien d’autre que de pouvoir aider Luang Pou dans sa re- cherche. Néanmoins, Chandra devait encore suivre un apprentissage très complet avant d’espérer atteindre la maîtrise parfaite de sa technique. Cet apprentissage commença par l’exercice de la pa- tience, une patience bien nécessaire face aux ragots et à la discrimination. En effet, lorsque Chandra vint vivre au sein du temple, elle ne reçut au début qu’un 46 www.kalyanamitra.org
accueil très tiède. En tant que nouvelle venue, elle se situait tout en bas de l’échelle de la hiérarchie. Elle était également prise de haut parce qu’elle ne savait ni lire ni écrire ; et regardée de travers en raison du trai- tement de faveur qu’elle avait reçu de Luang Pou lorsque celui-ci l’avait immédiatement intégrée dans l’atelier de méditation. De surcroît, elle était issue d’une simple famille rurale, ce qui ne méritait guère de considération. C’était donc bien à elle de s’adapter à son environnement, en particulier à ses compagnes du temple. Il était suffisamment difficile d’étudier au sein de l’atelier de méditation sans avoir également à gérer des problèmes de relations. Malgré tout, quels que soient les traitements qu’elle subissait de la part de ses condisciples, elle n’y attachait aucune impor- tance parce que la seule chose qui la concernait était de méditer suffisamment bien pour parvenir à vaincre Māra*. Les quelques meubles qui lui étaient proposés étaient les plus abîmés et ils ne lui étaient visiblement donnés que parce que nulle autre n’en voulait, qu’il s’agisse de son lit, de ses chaises ou de sa moustiquaire. Elle n’avait alors personne vers qui se tourner et aucune influence personnelle ; par conséquent, elle ne pouvait que laisser faire de telles mesquineries en prenant juste garde qu’elles n’atteignent pas son moral. En principe, une moustiquaire est censée protéger des piqûres d’insectes, mais celle qu’on lui avait donnée avait de si larges trous qu’elle ne pouvait plus proté- ger personne. Elle la reçut cependant avec gratitude, pensant uniquement à la façon dont elle pourrait mal- 47 www.kalyanamitra.org
gré tout la protéger des piqûres. Elle la lava et reprisa les trous un à un. Les pieds du lit qu’on lui avait attribué étaient cassés. Le matelas empestait et était infesté de punaises. Au- cun ressentiment ne traversa son esprit parce qu’elle estima que la qualité de ce lit suffirait à lui procurer le repos nécessaire à la pratique de la méditation. Tout cela était sans importance. Elle répara le lit du mieux qu’elle put et le rendit à peu près utilisable. Elle le polit si consciencieusement qu’il parut presque neuf. Durant la nuit, tandis qu’elle dormait sur son matelas, les punaises sortirent des plis et la piquèrent une à une, la réveillant à chaque fois en sursaut. Elle passa une très mauvaise nuit. Après une telle nuit, la plupart des gens se réveilleraient irascibles et ne supporte- raient pas la moindre peccadille ; Chandra n’était pas ainsi. Elle trouva un petit crachoir27 et le plaça à la tête du lit. Elle plaça un chiffon blanc au pied du lit et y plaça des petits bouts de papier. Chaque fois qu’une punaise tentait de l’agresser, elle la prenait calme- ment, la mettait dans le crachoir et la couvrait d’une nouvelle feuille de papier. Au matin, elle allait relâ- cher les punaises au loin. Elle s’en débarrassa ainsi chaque jour, peu à peu, jusqu’à ce qu’enfin plus au- cune punaise n’habite son matelas. Elle disposait en- fin d’un lit propre et sain. Au moment du repas, les résidentes de longue date refusaient de venir s’asseoir à sa table, tant elle était maigre et émaciée. Elles se méfiaient de ses longs cheveux un peu hirsutes et de ses yeux enfoncés. 27 L’habitude de mastiquer du bétel était alors très répandue. 48 www.kalyanamitra.org
Chandra était si maigre que ses tendons étaient par- tout apparents. Ses compagnes en concluaient qu’elle devait sans doute être atteinte de tuberculose28. Ne voulant pas être contaminées, elles gardaient leurs distances. Même celles qui servaient la nourriture lui jetaient de loin dans son assiette comme si elles répu- gnaient même à la nourrir. La plupart des gens au- raient été excédés de subir un tel traitement, ils se seraient laissés envahir par le ressentiment, seraient retournés chez eux ou se seraient plaints auprès de Luang Pou. Chandra, elle, était capable d’une parfaite maîtrise. Elle se rappelait que la raison de sa présence ici était la pratique de la méditation, non celle des querelles. Elle avait quitté son foyer pour acquérir la connaissance de Dhammakāya. Elle considérait cha- que repas comme un don personnel de Luang Pou, reçu de fidèles qui souhaitaient profiter de ce qu’ils considéraient comme un « champ de mérites »29. Peu importait donc la façon dont on lui servait cette nour- riture, rien de mal ne pouvait être associé à une nour- riture provenant d’une telle forme de respect. Chandra voyait tout d’une façon positive. Si elle était traitée de manière abrupte par les femmes de la can- tine, elle trouvait une justification à ce comportement, considérant que celles-ci devaient être fatiguées de leur travail, épuisées par le fait de se lever avant tout 28 Une maladie qui, à cette époque en Thaïlande, était en- core difficile à soigner et mortelle. 29 Bénéficier d’une part de la nourriture offerte aux moines les plus purs était et reste considéré comme une source d’importants mérites. 49 www.kalyanamitra.org
le monde pour aller au marché et de passer le reste de la matinée devant des fourneaux brûlants. Si elle était mise à l’écart par celles qui l’imaginaient tubercu- leuse, elle s’en satisfaisait, considérant même que c’était une chance : elle avait ainsi plus de temps pour elle même et pouvait manger à sa convenance, sans avoir à se soucier de compagnes de table. Au lieu d’entendre des bavardages, elle pouvait se concentrer, pendant qu’elle mangeait, sur l’expérience intérieure atteinte au centre de son corps. Sous la forme de questions, Luang Pou l’incitait en permanence à progresser dans sa pratique méditative. Il lui demandait par exemple : « en allant au réfec- toire, est-ce que vous avez maintenu votre esprit bien concentré au centre de votre corps ? » Cela signifiait que Chandra devait conserver son esprit au centre de son corps à chaque moment de la journée, juste au cas où Luang Pou lui poserait la question… De cette façon, son aptitude à la méditation se déve- loppa à un niveau tel qu’on lui alloua l’un des lits spéciaux30 de l’atelier de méditation. Ces « lits » n’étaient rien d’autre que des plateformes individuel- les, dont la largeur permettait tout juste de s’asseoir les jambes croisées. Mais s’en voir attribuer un était considéré comme un honneur, uniquement accordé à ceux dont les réalisations le justifiaient. Lorsque le méditant y siégeait durant la nuit, la plateforme, par son étroitesse, le contraignait à se tenir parfaitement 30 Ces lits, appelés kard roo étaient attribués aux méditants dont l’esprit était en permanence immergé dans l’expérience intérieure. 50 www.kalyanamitra.org
droit ; s’il se penchait, n’était-ce qu’un tout petit peu, d’un côté ou de l’autre, il touchait la moustiquaire et subissait immédiatement la sanction des piqûres. La position parfaite qu’elle acquit ainsi durant ces années de recherche nocturne, Chandra la conserva jusqu’à son âge le plus avancé. Pour accomplir une telle tâche, le méditant devait mener son esprit à un niveau d’immobilité tel que son esprit se séparait du corps physique et s’unifiait avec le corps d’illumination*, abandonnant la connaissance externe pour s’immerger dans la connaissance inté- rieure, et ce durant toute la session de méditation. Par voie de conséquence, ceux qui étaient capables d’une telle concentration devaient avoir un esprit d’une grande force et d’une extrême pureté. Ils devaient acquérir une faculté de voir et de comprendre extraor- dinairement précise qui leur permettait de pénétrer en profondeur la nature véritable de la vie et de toute chose. Chandra n’avait jamais souhaité, comme les autres femmes, s’installer et fonder une famille. Mê- me si la nature avait fait qu’elle ne pouvait devenir moine, elle voulait atteindre le plus grand niveau de dévotion possible en devenant une renonçante boudd- histe respectant le célibat. Une fois parvenue au terme de son mois de congé, alors qu’elle aurait dû reprendre ses tâches domesti- ques, elle prit la résolution de ne jamais revenir. Elle fit part de son intention à Upāsikā Thongsuk : « je ne reviendrai jamais chez ma patronne, vous savez ? » Upāsikā Thongsuk répondit : « je suis d’accord avec vous ; il faut que vous deveniez renonçante ». 51 www.kalyanamitra.org
« Comment puis-je m’y préparer ? Je n’ai pas le moindre argent pour acheter les robes nécessaires à la cérémonie, ni même pour les louer31 !». Toutefois, même cet extrême dénuement ne parvint pas à lui barrer le chemin qu’elle avait choisi. La cé- rémonie durant laquelle les postulantes se rasaient mutuellement la tête, marquant ainsi leur entrée offi- cielle sur la voie du renoncement, devait avoir lieu le soir même. Les demandes de toutes ces femmes reçu- rent une réponse favorable de Luang Pou : celui-ci ne voulait pas non plus les voir retourner à la vie mon- daine à l’issue de ce mois de retraite. Il se réjouissait de voir que sa petite « armée de volontaires » allait devenir une « armée régulière ». Le matin suivant, Khun Naï Lap se rendit au temple afin de ramener Chandra à la maison. Elle fut stupé- faite de découvrir sa transformation : plus de cheveux longs, une pure robe blanche et un aspect plus rayon- nant que jamais. Khun Naï Lap comprit que Chandra avait préparé tout cela depuis le début, mais elle n’osa lui en faire le reproche par respect pour Luang Pou. Elle se contenta, sans un mot, de regarder Chandra sans sourire. Plus tard, lorsque Luang Pou eut quitté la salle, elle se tourna vers Chandra32 et lui demanda, sincèrement incrédule : « comment as-tu pu affirmer 31 Dans le contexte contemporain de renouveau du boudd- hisme, il est difficile d’imaginer une époque où ceux et celles qui voulaient être ordonnés ne pouvaient pas se pro- curer le minimum nécessaire pour pouvoir l’être. 32 A partir d’ici, nous appellerons Chandra du nom d’affection et de respect par lequel elle sera désignée jus- qu’à la fin de ses jours : Khun Yay. 52 www.kalyanamitra.org
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