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Non-conformists Russian Painters

Published by pressanalyst, 2017-11-23 12:30:03

Description: Non-conformists Russian Painters book edited for the exhibition in the new Russian cultural center in Paris, quai Branly.

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VlCTOR SCHERRERPElNTRESRUSSESNONCONFORMlSTES 196O/199O

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SOMMAlRE INTRODUCTION La saga non-conformisteCHAPITRE1 TOUT COMMENCE À MONTGERON.9 Gleser, le promoteur et Rabine, le chef de file12 Septembre 1974 : L’exposition des Bulldozers et la victoire d’Izmaïlovo16 Emigrés de force20 1986 : Glasnost et revanche éblouissante des non-conformistesCHAPITRE2 POURQUOI S’ENFLAMMER POUR L’ART RUSSE NON-CONFORMISTE ?21 De fortes personnalités23 Une prémonition de rareté26 Admiration, adhésion, passionCHAPITRE3 QUELQUES ÉTAPES DANS LA CONSTITUTIONDELACOLLECTION.29 Eté 88 : ma rencontre avec Sacha31 Et le mur de Berlin s’effondra…34 Boris Eltsine, Erik Boulatov et l’amitié franco-russeCHAPITRE4 CHUTEDUMURETSOTSARTFINISSANTLA PAGE SE TOURNE.35 SAINT-PÉTERSBOURGET LE NÉO-ACADÉMISME RUSSE. 4

CHAPITRE5 UN 14 JUILLET À MOSCOU.38 Les non-conformistes à la Trétyako41 Au musée Art4. Ru44 Alexandre Kronik : collectionneur et expertCHAPITRE6 ENTRETIENS ET PERSPECTIVES.52 Oscar Rabine…60 … et la “tribu Kropivnitsky”62 Vladimir NemoukhineCHAPITRE7 L’ADIEU À SACHA GLESER.67CHAPITRE8 CATALOGUE70 DE LA COLLECTION SCHERRER.CHAPITRE9 VLADIMIR SICHOV140 PHOTOGRAPHEDESNON-CONFORMISTES.CHAPITRE10 CONCLUSION :152 LA NAISSANCE D’UN MYTHE MOBILISATEUR.155 TRADUCTIONRUSSE РУССКИЕ ХУДОЖНИКИ НОНКОНФОРМИСТЫ202 Index des peintres - Bibliographie sommaire204 Список художников - Библиография206 Remerciements - Благодарность 5

Qu’on les appelle “non officiels”, “deuxième avant-garde”, “dissidents”, “underground” ou encore “non-conformistes” dénomination qui s’est imposée et que nous retiendrons les peintres qui s’opposèrent , à partir de la fin des années 1950, aux canons de l’art officiel soviétique, le réalisme socialiste, ont profondément marqué l’histoire de l’art en Russie.LA SAGANON-CONFORMISTE 6

Aujourd’hui reconnus, et jouissant pour la plupart d’une notoriété croissante, leurs œuvres, commele courage hors du commun dont ils ont fait preuve, méritent l’hommage des collectionneurs, desamateurs d’art, des historiens, et des citoyens russes eux-mêmes.C’est dans cet esprit que s’inscrit “cet itinéraire d’un collectionneur”.Juillet 1957 : soucieux de faire oublier au plus vite l’invasion par l’armée soviétique de la Hongrie,Khrouchtchev organise à Moscou le sixième Festival International de la Jeunesse, qui réunit34 000 personnes venues de 131 pays. A cette occasion, une exposition internationale d’art setient au parc Gorki. Les Russes y découvrent avec stupéfaction l’art moderne tel qu’il s’estdéveloppé en Occident, et qui leur avait été totalement caché depuis 1917. Même les tableaux deMalevitch et de Kandinsky avaient été occultés. Cette exposition devient le catalyseur qui accélèrela prise de conscience et “l’auto-détermination artistique” de nombreux peintres.Enfin libérés intellectuellement et psychologiquement du carcan du réalisme soviétique, on assistealors chez eux à une étonnante explosion de styles, d’écoles, surtout d’individualisme, avec unesorte de jouissance rafraîchissante de liberté individuelle.La période dite de dégel s’acheva brutalement en 1962 lorsque Nikita Khrouchtchev, visitant uneexposition d’art contemporain russe au Manège de Moscou, eût une vive algarade avec le peintreErnst Neizvestny, par ailleurs héros de la seconde guerre mondiale, et déclara que les peintresproduisant de telles œuvres devraient être enfermés dans des asiles psychiatriques !Dès lors, les ordres venant du Kremlin et du KGB furent suivis et exécutés à la lettre. Pendantprès de trente ans, grosso modo, jusqu’à la chute du Mur et l’effondrement de l’URSS, ce nefurent, pour les peintres, les écrivains et les poètes non-conformistes que brimades, empri-sonnement allant jusqu’au goulag, confiscation et destruction d’œuvres – y compris avec bulldozer– et exil plus ou moins forcé. Surtout, l’impossibilité en URSS d’exposer au grand jour, de montrerles œuvres à un large public.De là, ce paradoxe d’un jaillissement de pratiques et d’œuvres contenues dans une sphère privée,quasi souterraine, avec des expositions dans les appartements, les greniers, les caves … et lacrainte permanente d’être surpris.Autre paradoxe : la possibilité de cumuler une activité officielle et rémunérée, comme celled’illustrateur de livres pour enfants, avec l’activité majeure et souterraine de peintre non officiel.Avec la chute du Mur et la liberté retrouvée, s’achève la “saga non-conformiste”, comme sil’oppression du régime soviétique avait servi de catalyseur indispensable.Dès 1990, la nouvelle Russie se voit submergée par une forme de capitalisme à l’occidentale, avecses implications artistiques comme celles du SOTS ART finissant. Et ses nouvelles égéries commeMac Do, Coca Cola et Mickey !Les non-conformistes de la première heure, restés en Russie ou exilés à Paris, New York …continueront à peindre. Ils pourront à présent exposer auprès d’un large public, de plus en plusinternational. Mais le non-conformisme, comme “mouvement”, aussi hétérogène que divers, estalors achevé.1960-1990 : les Trente Glorieuses des non-conformistes russes !Bien entendu, je n’ai aucune compétence formelle ou autorité d’expert. La seule autoritédont je puisse avec modestie me réclamer, est celle des témoignages reçus, des expériencesvécues. Et avant tout, celle de la passion.Cette passion qui animait Alexandre Gleser, mon initiateur et mon mentor, auquel ce livreest dédié. 7



CHAPITRE I TOUT COMMENCEÀ MONTGERON A une quinzaine de kilomètres au sud de Paris, le château du Moulin de Senlis, à Montgeron, une vieille bâtisse en piteux état, appartenait à l’Asso- ciation d’aide aux réfugiés russes en France qui y établirent un orphelinat. Cette Association avait en- suite proposé au collectionneur et critique d’art russe Alexandre Gleser, réfugié en France en 1975, d’y habiter et d’y organiser une exposition perma- nente d’art russe non-conformiste. Dans les années 1985 et suivantes, un groupe de fidèles orthodoxes et de sympathisants s’y rassemblaient certains di- manches autour du Père Placide Deseille, fonda- teur en France de deux centres monastiques dépendant du monastère de Simonos Petra au Mont-Athos. Après y avoir célébré la liturgie selon le rite de Saint Jean Chrysostome, le Père Placide y donnait de pénétrantes conférences sur les Pères de l’Eglise d’Orient. C’est ainsi qu’un dimanche du printemps 1988, mon chemin a croisé celui d’Alexandre Gleser dans les couloirs de Montgeron !Gleser, “propagandiste acharné des non-conformistes”(Photographie : Vladimir Sichov) 9

GLESER, LE PROMOTEUR ET RABINE, LE CHEF DE FILEDès le premier contact, Alexandre Gle- aux correspondants étrangers à Moscou”ser, “Sacha”, m’a intéressé et, disons-le tout - (Oscar Rabine, “L’Artiste et les bulldozers”,net, m’a séduit. Né à Bakou en 1934 dans Ed. Robert Laffont, Paris 1981).une famille d’ingénieurs pétroliers, Gle- Dès la fin des années 60, Gleser organiseser a lui-même suivi des études d’ingénieur des expositions d’artistes “non officiels”et travaillé dans un institut de pétrochimie. dans son appartement moscovite et chezEn parallèle, il s’intéresse à la littérature d’autres particuliers.et à la poésie, traduit et publie des poèmes A son initiative, une première tentativegéorgiens et ses propres poèmes. d’exposition collective a lieu le 22 janvier 1967, un dimanche, dans le Club CulturelDès qu’il le put, il renonça au métier d’in- situé “Chaussée des Enthousiastes”.génieur pour se consacrer entièrement à Comme le dit Oscar Rabine, c’est un vé-l’art. A la suite de sa rencontre en décem- ritable “commando” qui s’était formé auxbre 1966 avec Oscar Rabine, le chef de côtés du stratège Gleser, avec le clan desfile du groupe de peintres non-confor- Kropivnitsky, et leurs amis Nemoukhine,mistes de Lianozovo, Gleser devient un Lida Masterkova, Vetchtomov, Zverev,exceptionnel promoteur de l’art non- Plavinsky, Edouard Steinberg et Valentinconformiste. “Notre rencontre fut le point Vorobiov.de départ de son engagement total pour Le dimanche matin, l’exposition n’étaitla cause de l’art non-conformiste en pas encore officiellement ouverte queURSS. Il se mit à collectionner nos ta- près de 2 000 personnes, dont l’ambassa-bleaux et devint notre propagandiste deur des Etats-Unis Mme Thomson, et deacharné. En 1969, il acheta un rez-de- nombreux diplomates et correspondantschaussée dans notre grand ensemble à étrangers s’y pressaient.Preobrajenka. Tous nos amis se souvien- Oscar Rabine raconte comment “des per-nent encore de la réception-exposition sonnages importants”, en fait des hautsqu’il organisa pour pendre la crémaillère. fonctionnaires du Comité du Parti deIl n’y avait pas un centimètre de vide sur Moscou, assistés de miliciens en civilles murs de son trois-pièces, où étaient ac- et en uniforme, firent évacuer la sallecrochées les œuvres de peintres non offi- prétextant la projection d’un film etciels. Sacha avait invité ses amis, des promettant que l’exposition serait remisepoètes, des peintres, des journalistes au lendemain ! Ce qui, bien entendu, n’eutétrangers, des diplomates, des gens de pas lieu.tout acabit. Le rez-de-chaussée de Sachaabrita en permanence des expositions Dès le dimanche après-midi, les agencessauvages. Il était toujours à nos côtés de presse étrangères furent informées depour en organiser d’autres, pour protester ce qui s’était passé et relayaient la nou-auprès des autorités, pour écrire aux jour- velle. Gleser, Rabine et leurs amis furentnaux russes des lettres jamais publiées, accusés de “sabotages idéologiques” et depour faire connaître les abus, les arresta- collaboration volontaire ou inconscientetions des peintres et des collectionneurs, avec la CIA (Oscar Rabine, op. cit.).10

Alexandre GLESER, Oscar RABINE et Valentina K ROPIVNITSKAYA (Photographie : Vladimir Sichov)Evgueny KROPIVNITSKY, son gendre Oscar RABINE et sa fille Valentina KROPIVNITSKAYA Devant un paysage de RABINE lors de l’Exposition de la “Chaussée des enthousiastes”, en 1967 (Photographie : D.R.) 11

De gauche à droiteNEMOUKHINE,TOUPITSIN (mathématicien), BORDAT- CHEV (Photographie : D.R.) L’impérieuse volonté de créer librement et d’exposer, cette liberté artistique pour laquelle tous ces artistes étaient prêts à affronter brimades, persécutions, prison et camps, les conduisirent à organiser une “présentation de tableaux” dans un terrain vague de Moscou le 15 septembre 1974. Les autorités en avaient été informées ; sans l’interdire formellement, elles déconseillèrent vivement aux artistes de persister dans leur projet.SEPTEMBRE 1974 : L’EXPOSITION DES BULLDOZERS Le fameux dimanche, lorsque les artistes, leurs toiles et les jeter dans les bennes avec leurs tableaux sous le bras, arrivè- des camions, alors que d’autres mettent rent sur le terrain vague, les voitures de en marche les bulldozers… Comme s’en police et les miliciens, dont certains souvient le peintre V. Komar : “Sous nos armés de pelles, avaient pris possession yeux, l’art se mêlait à la réalité : les pein- du lieu. tres étaient arrêtés, les critiques frappés en dessous de la ceinture, les toiles dé- *L’invitation Il y avait des bulldozers, des arroseuses chirées… Les bulldozers nous ont fait à “La première municipales et des camions contenant entrer dans une histoire héroïco-drama- exposition d’automne des arbres à planter. Les autorités avaient tique” (A. Gleser, “Vingt ans après l’ex- trouvé cette parade : organiser un “sou- position bulldozers”, Paris 1994). Tout en plein air” botnik”, c’est-à-dire un “samedi” que des cela sous l’œil des caméras des corres- mentionne la participation volontaires offraient au bien commun pondants étrangers, dont Claude Day, pour planter des arbres (alors qu’on était correspondant de France-Soir et du pho- des peintres O. Rabine, un dimanche)! Les peintres devaient tographe Sichov, ce qui permit au grandE. Roukhine, V. Nemoukhine, donc laisser le champ libre aux travailleurs public à l’Ouest de découvrir de manière volontaires et à leurs engins. fracassante l’existence des peintres non- L. Masterkova, N Elskaïa, Les 24 peintres présents* les quelques di- conformistes. Y. Jarkikh, A. Rabine, plomates et correspondants étrangers, le Un des maîtres de la photo noir et blanc, Boroukh Steinberg, public, étaient dans l’expectative. Rabine qui deviendra un ami d’Helmut Newton, A. Melamid, V. Komar, déballe alors ses toiles et les tient à bout Vladimir Sichov a rencontré Sacha Gleser de bras imité par ses confrères. Les mili- en 1974 et a donc été le témoin de cette V. Sitnikov, V. Vorobiov, ciens se précipitent pour leur arracher fameuse “exposition des bulldozers”. I. Kholine, qui seront 12 ensuite rejoints par une dizaine d’autres peintres,dont O. Tripolski,E. Zelenine, R. Zanievskaïa, S. Bordatchev et V. Pirogova.

Voilà ce qu’il m’en a dit : “Ce dimanche Le scandale prit une telle ampleur enmatin, je suis venu en voiture avec des Russie comme à l’étranger, que les auto-journalistes américains. Comme les rités soviétiques décidèrent de faire ma-miliciens avaient déjà bloqué l’accès du chine arrière… Après qu’une “Lettre auterrain où se trouvaient Rabine et Gouvernement Soviétique” a été rendued’autres peintres, nous sommes restés publique signée par les peintres mention-d’un côté de l’avenue et j’ai commencé à nés page 10.prendre des photos. J’ai eu le temps dedonner trois ou quatre bobines à des LETTRE AU GOUVERNEMENTjournalistes étrangers avant d’être arrêté SOVIETIQUEpar la milice, et conduit au commissariat, Vingt-quatre artistes peintres de Moscou,tout comme Alexandre Rabine, le fils Léningrad, Pskov et Vladimir ont voulud’Oscar. Le lendemain, le tribunal s’est organiser le 15 septembre une premièreréuni pour statuer sur notre cas entre exposition de peinture en plein air. Ils endeux procès de “vrais criminels”. La salle avaient prévenu le Mossoviet par lettre leétait remplie des familles et amis des 2 septembre.truands et ne comprenait abso-lument pas ce que nous fai-sions là (il faut préciser queSichov, ingénieur spécialisé enradio, avait passé deux ans aucentre spatial de Baïkonour,avant de se consacrer à la pho-tographie). On nous accusaitd’avoir déterré les arbresplantés par les volontaires du“soubotnik” et d’être ivres.Alors qu’Alexandre Rabine,très énervé, protestait en criant“justice fasciste”, je préféraisdémonter chaque argument dela juge. “Si vous continuez commeça, nous dit-elle, je pourrais vous enmettre pour trois ans pour hooliga-nisme (article 209)”. Condamnésà 15 jours de prison pour cemotif, nous décidons une grèvede la faim. Au bout de quatrejours, le procureur nous rendvisite au commissariat pournous annoncer que notre peineavait été réduite à quatre jours etque nous étions donc libres”. Vladimir Sichov, 1977(Photographie : Helmut Newton) 13

K.A. Soukhinitch, au Mossoviet, n’a pas presse étrangère à Moscou, témoins de lainformé les artistes de l’impossibilité ou violence de la police et des miliciens, s’ende l’interdiction d’exposer des tableaux à donnèrent à cœur joie…l’endroit choisi dans un terrain vague, loindes grands axes urbains. Dès le 17 septembre,Mais à 12 heures, le 15 septembre, les ar- le LOS ANGELES TIMES titrait :tistes et les nombreux spectateurs de l’ex-position préconisée ont été accueillis par L’ART DANS L’ÉTAUla milice, par des hommes en civil, des ca- DES COUPE-JARRETSmions et des bulldozers. On a arraché lestableaux des peintres, on leur a tordu et Les critiques d’art de la police secrète so-cassé les bras. Les conducteurs de bulldo- viétique ont encore une fois appliqué auzers ont littéralement fait la chasse aux ar- domaine de l’art leur propre compréhen-tistes, aux tableaux et aux spectateurs. sion du “socialisme réaliste”. Dimanche,L’un d’entre eux ayant déchiré les toiles des bataillons de coupe-jarrets du KGBd’Oscar Rabine, a renversé l’artiste. Un ont fait un carnage à l’exposition d’art abs-autre a conduit son engin dans la foule trait, utilisant pour ce faire, bulldozers, ca-désemparée. Les camions arroseurs ont mions d’arrosage et poings musclés,dispersé les artistes et les spectateurs à distribuant par la même occasion des ho-l’aide de puissants jets d’eau. Les voyous rions aux spectateurs et aux journalistesdéchaînés ont détruit 18 tableaux par étrangers ; ils ont emmené les artistes enleurs engins ou par le feu. Cinq artistes prison et brûlé les tableaux. Telle est laont été appréhendés par la milice qui, à réalité existentielle des artistes en Unionnotre grande surprise, a pris la part la plus soviétique.active au massacre des peintres et deleurs œuvres. Le 24 septembre, le TIMES annonçait :Considérant ce qui s’est passé, nousexigeons une enquête sur ces faits qui LE DIRECTEUR DE LA TATEdéshonorent notre pays, le châtiment GALLERY ANNULE SA VISITEdes coupables et la restitution des ta-bleaux rescapés. EN RUSSIENous vous faisons également savoir quedans deux semaines, le dimanche, nous Protestant contre la mise à sac par lestiendrons au même endroit l’exposition policiers moscovites, dimanche dernier,manquée par la faute de gens mal inten- d’une exposition non officielle, le direc-tionnés. A cette occasion, nous vous de- teur de la Tate Gallery, Sir Norman Read,mandons de faire entendre à la milice et a annulé son voyage en Union Soviétiqueaux autres organes du maintien de l’ordre, qui était prévu pour aujourd’hui. Sa visitequ’ils ne peuvent pas être un suppôt de la devait se faire dans le cadre du bicen-barbarie et du hooliganisme, mais se doi- tenaire du peintre Turner dont unevent d’en défendre, en l’occurrence, les trentaine de toiles devaient être exposéesspectateurs, les artistes et les œuvres d’art. à l’Ermitage.De leur côté, les correspondants de la14

Hier, Sir Norman a déclaré : “Je suppose à une exposition “d’art antisoviétique”.que ma venue en Russie, quelques jours Deux d’entre eux, en tout cas, qui ontaprès la mise à sac de l’exposition, témoigne- passé outre l’interdit et ont exposé leursrait d’une extraordinaire indifférence pour œuvres, sont sûrs de perdre leur emploi.le sort des artistes”. Beaucoup d’autres exposants sont mem- bres de l’organisation des dessinateurs.Après d’âpres négociations avec Oscar Après une décennie d’un contrôle ren-Rabine, devenu le porte-parole des non- forcé dans le domaine de la culture, cetteconformistes, les autorités soviétiques exposition est un évènement marquant.décidèrent d’autoriser officiellementla première exposition libre, au parc Ce n’est que le 23 octobre 1974, sous le La lettre et les articlesd’Izmaïlovo à Moscou, le dimanche titre “LE MIRAGE DISSIPE” que le de presse cités ci-dessus29 septembre 1974, de midi à seize heures. journal moscovite Vetcherniaïa Moskva se proviennent du document fera l’écho de la doctrine officielle : “Vingt ans après l’expositionLE NEW YORK TIMES “En fait, ce dimanche-là, c’est le mythe des bulldozers”, Paris 1994,du 30 septembre rend ainsi compte des “talents méconnus” créé par la pro- rédigé sousde cet événement : pagande occidentale, qui s’est dissipé. Le la direction d’Alexandre roi était nu. Les modernistes sont parus Gleser. DES FOULES DE RUSSES en public et se sont exposés dans toute ÉMUS À L’EXPOSITION leur nudité, parce qu’en tant que phéno- D’ART MODERNE mène artistique, les œuvres des moder- nistes ne sont tout simplement pasMoscou, le 29.09, plus de 10 000 per- sérieuses ; tout ce qu’il y avait de sérieuxsonnes sont accourues aujourd’hui à la là-dedans, c’est la mise en garde que nousplus grande exposition d’art moderne avons reçue de nos adversaires idéolo-non-conformiste depuis les années vingt. giques qui élèvent n’importe quoi sur leLes spectateurs évoluaient par groupe de pavois de leur propagande, pourvu quecinq ou six, et même dix personnes, sous cela donne l’illusion de l’existence d’unele soleil d’automne dans un champ im- “anti-société” dans le pays, dans la vie spi-mense, sautant par endroit des tranchées, rituelle du peuple. A l’analyse, la plupartdes enfants à califourchon sur les épaules, des œuvres font conclure à la crise spi-pour voir les toiles de plus de 65 peintres rituelle de ces auteurs, ou pour être pluss’exerçant dans divers styles modernes, exact, à une certaine volonté de leur partdu réalisme excentrique et du symbo- qui leur est dictée par leur animosité en-lisme religieux, au surréalisme, à la vers la réalité, envers la culture nationalepeinture pop, aux abstractions de cou- russe.”leur, et à l’art acerbe de l’âge de la Izmaïlovo marque ainsi un tournant ma-drogue. jeur dans l’histoire artistique et politiqueQuatre membres de l’Union des artistes de l’URSS, puisque, pour la premièrepeintres, qui se plient à la doctrine offi- fois, le pouvoir soviétique cédait devantcielle des Beaux-Arts, ont négligé les la pression de l’opinion, en permettantmises en garde contre une participation officiellement une exposition de peinture non censurée. 15

EMIGRÉS DE FORCEMais la pression sur les artistes ne va passe relâcher. Gleser, traité de saboteuridéologique et de voyou fut, comme safemme, privé de son travail. Il faut souli-gner qu’en février 1975, il avait organisé àVienne une exposition de peintres russesau “Künstlerhaus” intitulée “ExpositionAlexandre Gleser – Moscou”.“Finalement, on lui mit le marché en main : laprison ou l’exil. Persécuté, arrêté à Lénin-grad, passé à tabac à Moscou, Sacha neconsentit pourtant à partir qu’à conditiond’emmener son “musée”. Et, chose extraor-dinaire, pour se débarrasser de cethomme remuant, dérangeant, incontrôla-ble, connu comme le loup blanc dans lacolonie étrangère de Moscou, on l’auto-risa à le faire” (O. Rabine, op.cit.).Dès son arrivée à Paris, Gleser fonde àMontgeron le 22 janvier 1976 le “Muséed’Art Russe Contemporain en Exil”. Cemusée sera ensuite alimenté par des œu-vres offertes par les artistes dont certainestransiteront clandestinement d’URSS àMontgeron. En fait, Gleser aurait réussià sortir d’URSS plus de 500 œuvres.A Izmaïlovo, les peintres Roukhin et Vetchtomov(Photographie : Vladimir Sichov) 16

A Izmaïlovo, le patriarche Evgueny Kropivnitsky est entouré (de g. à droite) de Kira Sapguir, du poète Henri Sapguir, ami de Rabine et de Gleser, du jeune Edouard Limonov,devenu célèbre depuis comme poète, écrivain et fondateur du Parti National-Bolchevique, de Léna Tchapova et d’Arcady Steinberg, père des peintres Edouard et Boroukh(Photographie : Vladimir Sichov) 17

“La Nuova Arte Sovietica” Biennale de Venise (1977) Affiche du Künstlerhaussur la collection Gleser (Vienne 1975) Galerie Moscou-Petersbourg- Son activisme porte ses fruits : Français, Exposition des Trois Rabine Allemands, Autrichiens puis Italiens dé- à Paris (1980) couvrent les non-conformistes. En 1977, la Biennale de Venise met à l’honneur “La Le musée Russe en exil Nuova Arte Sovietica : una prospettivaà Montgeron (Janvier 1976) non ufficiale” illustrée par un tableau d’Erik Bulatov. Quant à Oscar Rabine, il est menacé en permanence d’être envoyé dans un camp pour “parasitisme”. Après l’avoir briève- ment emprisonné, le KGB le presse d’émigrer, ce qu’il refuse obstinément. Début 1978, il obtient un visa pour séjour- ner à Paris avec sa femme et son fils, visa prolongé par le consulat d’URSS à Paris, jusqu’en octobre. Avec Paris, c’est le coup de foudre : “Les grands boulevards, les maisons telles des navires en haute mer, les balcons en dentelles de fer, me plai- saient à la folie. L’abondance luxuriante des étals des bouchers, les montagnes de fruits et de légumes frais, les cafés ouverts tard le soir, où je prenais une bière sans faire la queue, les cinémas dont les af- fiches promettaient des nudités mysté- rieuses, où j’entrais un peu gêné pour “m’informer”, ce Paris populaire, chaleu- reux, inconnu, je m’en imprégnai en toute hâte pour le raconter chez nous” (O. Ra- bine, op.cit.). Le 23 juin 1978, convoqué au consulat, le consul lui donne lecture du décret du Présidium du Soviet Suprême le privant 18

de sa nationalité pour son activité “qui locaux à Montgeron où s’est ouvert ledéshonore le nom de citoyen soviétique”. Musée russe en exil… Je sentais qu’il me“En sortant du consulat, tout se brouillait fallait à présent conquérir aussi New York !devant mes yeux… J’étais anéanti. Le soir, Le musée s’est ouvert à Jersey City lej’allai chez des amis, réfugiés politiques 15 septembre 1980, jour anniversaire derusses et me saoulai jusqu’à perdre l’exposition des bulldozers… Après monconscience” (O. Rabine, op.cit.) - (En retour en Russie, j’ai commencé à organi-1990, avec la Perestroïka, le décret ser des expositions d’art non officiel, nonsera annulé ; en 2006, Alexandre Avdeev, seulement à Moscou et Saint-Péters-Ambassadeur de la Fédération de Russie bourg, mais aussi à Vladivostok, Novosi-en France, lui restituera son passeport birsk et Nijni Novgorod. Et dans tous cesrusse en grande pompe !) endroits de jeunes artistes m’approchaient pour me dire : les artistes de votre époqueQuant à Alexandre Gleser, il prend en étaient opprimés par les bulldozers, mais1980 la direction du “Museum of Russian nous, nous sommes laissés à nous-mêmes,Contemporary Art in Exile” ouvert à Jer- aidez-nous…”sey City, près de New York, avec grossomodo les mêmes buts et les mêmes ar- Le 26 janvier 1986, à l’occasion dutistes qu’au musée de Montgeron, qu’il dixième anniversaire du musée de Mont-continue de diriger. “Le musée de Jersey geron, Gleser en rappelle les objectifs :City tient solidement sur ses jambes ; asso- “Non seulement faire connaître l’exis-cié aux musées américains, il organise fré- tence d’un art russe non officiel, mais pré-quemment des expositions personnelles et senter au public des tableaux, sculptures,de groupe sur ses murs, ainsi qu’à Washing- dessins de ces artistes émigrés ou vivantton, au Texas, en Pennsylvanie, dans le Ver- encore à Moscou et Leningrad”. Il dressemont etc., publie des catalogues à cette occasion un premier bilan des ac-comprenant des articles d’historiens d’art tivités du Musée ; parallèlement aux di-de l’Ouest sur les artistes russes”. zaines d’expositions personnelles et collectives qui eurent lieu dans ses murs,Gleser ajoute : “À l’Ouest, j’ai vraiment le Musée a organisé de nombreuses au-l’impression d’être en voyage d’affaires ! tres expositions : sept en Allemagne deJe me devais d’y créer un musée. Avec l’Ouest, une en Italie, une en Autriche,l’aide d’Alexander Galich et de Vladimir deux en France permettant ainsi au publicMaksimov, écrivain et rédacteur en chef européen de découvrir les peintres non-du magazine Continent, j’ai pu trouver des conformistes. 19

1986 GLASNOST ET REVANCHE ÉBLOUISSANTEDES NON-CONFORMISTES !Cette même année 1986 voit encore, avec la majorité des peintres non-conformistes ! La première ventela montée en puissance de la “Glasnost”, Le journal Libération du lendemain titrait : aux enchères organiséeune floraison d’ouvrages et d’expositions “Sotheby’s met l’art russe à l’encan” et par Sotheby’ssur “L’Art au Pays des Soviets”. Ainsi, “Les soulignait : “Il s’agit avant tout de l’entrée à Moscou en juillet 1986Cahiers du Musée National d’Art Mo- spectaculaire de l’art sovié-derne - Centre Georges Pompidou” lui tique contemporain sur leconsacrent un volumineux dossier, “pre- marché occidental dominémière étude de fond de cet art et de cette par une offre et une de-période 1963-1988” (n° 26 – Hiver 1988) mande aléatoire”.qui fait suite à l’exposition d’Erik Boulatovà Beaubourg. En novembre, la Revue Beaux-Arts (n°62) consacreLe 7 juillet se produit à Moscou un évé- un dossier central à “L’Artnement “révolutionnaire” : la firme So- Rouge” : “Alors que depuistheby’s y organise, avec l’accord des deux ans, l’Ouest s’enflammeautorités soviétiques et le parrainage du pour les peintures soviétiques de l’avant-ministère de la Culture, la première vente garde, Moscou ne commence que lente-aux enchères depuis la Révolution d’Oc- ment à les découvrir”. En septembre 1989,tobre. Intitulée “Russian Avant-garde and c’est le magazine Fortune qui renchérit enSoviet Contemporary Art” elle présente, célébrant “la revanche éblouissante desparmi la centaine d’œuvres au catalogue, non-conformistes sur le réalisme socialiste”. La revanche des non-conformistes sur le réalisme soviétique : c’est Alexandre Gleser qui sert de guide à Gorbatchev ! (Photographie : D.R.) 20

POURQUOI CHAPITRE IIS’ENFLAMMERPOUR L’ART RUSSENON OFFICIEL ?DE FORTES PERSONNALITÉSRegardons le portrait de Gleser par son tance. Comme le résume l’historien d’artami G. Neishtadt en 1980 : peut-il nous li- Sir Roland Penrose dans son introductionvrer quelques pistes sur Sacha ? Une tête à l’ouvrage de Gleser et Golomshtok “So-d’esthète, prolongée par un porte-ciga- viet Art in Exile” (1977) : “Alexandre Gle-rette dont la fumée se déroule comme ser nous donne un compte renduautant de signes cabalistiques. Dans la chronologique des persécutions qu’ontpartie supérieure, une femme nue, allon- traversées ces artistes”.gée, sereine, joue aux échecs avec un hy-bride mi-homme, mi-poisson volant.Ajoutons-y la pendule, le soleil noir, lesemis d’étoiles au-dessus de flots bleus …En sommes-nous plus avancés pour dé-chiffrer les traits de caractère de Gleser ?Lui qui baragouine avec peine quelquesmots en anglais et moins encore en fran-çais, se fait pourtant bien comprendre. Ily a chez ce petit homme une puissanceconcentrée dans le regard, extérioriséepar des gestes brefs, tranchants. Chez lui,pour l’essentiel, c’est-à-dire pour l’art, pasde compromission ; un bloc de résis- G. NEISHTADTPortrait d’Alexandre GLESER (1980) 21

Anatoly ZVEREVPortrait d’Alexandre Gleser, 1975 huile/papier 62 X 86 cmEcoutons ce qu’en dit son ami Oscar jouée en URSS depuis les années 50,Rabine : “Débordant d’énergie, follement entre l’état et un petit groupe d’artistesactif, excellent organisateur, enthousiaste qui, avec des poètes et des philosophes,et retors à la fois, Sacha était toujours prêt ont refusé d’abdiquer leurs droitsà se lancer dans des entreprises apparem- d’hommes et d’artistes.ment impossibles. Son immense assu-rance, son bagou, son inconscience Certes, il y a dans la personnalité depeut-être, faisaient que souvent il parve- “Sacha” des facettes moins lumineuses -nait à ses fins là où d’autres auraient sans son côté flambeur, cigale, imprévoyant …doute échoué” - Oscar Rabine, op. cit.). dont ses proches et ses amis mêmes ontDans son ouvrage autobiographique quelquefois fait les frais. Sans, pour la“L’art contre les bulldozers”, Gleser dé- plupart, lui en garder rancune, tant sescrit les tactiques employées par les deux qualités, son courage en particulier, les fai-camps dans la lutte dramatique qui s’est saient sinon oublier, du moins pardonner. 22

UNE PRÉMONITION DE RARETÉPour moi, pour l’apprenti-collectionneur de 1988, il y avait enoutre une sorte de prémonition. Cette “deuxième avant-garderusse”, cet “art russe non officiel” ou “non-conformiste” offraitme semblait-t-il un cas bien rare dans l’histoire de l’art. Voilàqu’un grand pays comme la Russie, un empire commel’URSS, s’était hermétiquement fermé depuis plus de 70 ans,à toute influence extérieure et s’était figé dans le conserva-tisme absolu du réalisme soviétique !Non seulement, Malevitch lui-même res- comme ceux du collectionneur Georgestait enfermé dans les caves des musées Costakis ou du pianiste Sviatoslav Rich-soviétiques, mais encore tous les grands ter. De là aussi, le départ pour l’étrangermouvements de la peinture occidentale de nombreuses œuvres achetées par desdepuis les années 1920 restaient ignorés diplomates et autres collectionneurs oc-du public russe. Pour les artistes, toute cidentaux.tentative de s’écarter de l’orthodoxie va- Ainsi pendant plus de trente ans, les au-lait à son auteur la déchéance du statut torités soviétiques auront exercé uned’artiste, l’impossibilité de se procurer répression implacable contre tout cetoiles et pinceaux et celle de vendre ses qui s’écartait du réalisme soviétique ;œuvres au seul acheteur autorisé, l’état dans de nombreux cas, elles aurontsoviétique. forcé les artistes à s’exiler et provoqué,Pire, comme le déclarait Krouchtchev en sinon la destruction, du moins “l’expor-janvier 1963, après la visite d’une exposi- tation” d’un grand nombre d’œuvres.tion où figuraient quelques peintres non- En quelque sorte, elles auront créé unconformistes, et où Ernst Neizvestny gigantesque vide dans le patrimoinepeintre et héros de la Deuxième Guerre pictural de la Russie.mondiale osa lui tenir tête, ces artistes ne Avec la Glasnost, dont on percevait lesdevraient pas être jetés en prison, mais premières manifestations, “un appelplutôt enfermés dans des asiles psychia- d’air” allait se créer. Les musées, institu-triques ! Le KGB avait immédiatement tions et particuliers, allaient s’efforcer depris acte de cette déclaration du maître combler ce vide, ajoutant à leur dé-du Kremlin et consciemment mis en marche patrimoniale une note patrio-œuvre une politique d’intimidation et de tique, sensible en particulier chez lesrépression. premiers oligarques, lassés du snobismeNon seulement les musées n’achetaient qui leur avait fait acheter à des prix exor-pas d’œuvres non-conformistes, mais bitants l’art contemporain occidental !celles qui étaient découvertes devaient Cet appel d’air, coïncidant avec la recon-théoriquement être détruites, comme naissance accélérée en Occident desdans le cas de l’exposition des bulldozers peintres non-conformistes, voilà les cata-de septembre 1974. De là, l’approche “un- lyseurs pour la création d’un marchéderground” avec l’organisation d’exposi- pour la peinture russe non-conformiste.tions dans les appartements moscovites, Et pour l’envol de la cote des artistes. Pages 24 et 25 Ernst NEIZVESTNY “Silence” - 1976 (Aquarelle et gouache sur papier) 23

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ADMIRATION, ADHÉSION, PASSIONOui, j’éprouvais de l’admiration pour le tale, ceux de mise en question des valeurscourage de ces peintres ; oui, je pressen- fondamentales de la culture, étaient dia-tais leur montée en puissance. Surtout, je métralement opposés à l’esprit qui ani-me prenais de passion pour leurs œuvres. mait l’avant-garde moscovite des annéesCertes, les “non-conformistes” se définis- 60” (Andreï Erofeev – “Destinée desaient et se reconnaissaient par leur op- l’avant-garde moscovite des années 60”position résolue et leur rupture avec le in Les Cahiers 1988).réalisme soviétique. C’était à la fois leur Dans sa thèse remarquable “La vie artis-étendard et leur commun dénominateur. tique russe en France au XXe siècle - L’artAu-delà, quel foisonnement de styles, de l’émigration” (Université de Lille,quelle hétérogénéité d’approches, de ten- 2008), Charlotte Waligora souligne la di-dances, de conceptions artistiques et phi- mension spirituelle qui, au-delà du rejetlosophiques, parfois diamétralement du conformisme, unit peu ou prou lesopposées, un ensemble à la fois hétéro- artistes non officiels.clite et pourtant cohérent ! Une dimension qui est omniprésente“La solidarité des artistes clandestins s’ar- dans le mouvement du “synthétisme mé-rêtait là où commençaient à se poser les taphysique” du groupe “Pétersbourg”questions d’orientation esthétique : cha- dont Mikhaïl Chemiakine devint la figurecun regardait dans sa propre direction … de proue. “On étudiait alternativementon ne savait où donner les yeux face à les sources premières de l’art, et les canonsune telle diversité dans les variantes de de l’un des plus grands arts métaphy-l’art proposées. Chaque œuvre exposée siques – l’icône russe”.était unique en son genre, toutes les Les œuvres d’Anatoly Vassiliev (tellesespèces, tous les genres et tous les styles “Résurrection” et “Sosie Métaphysique” ),de l’art mondial étaient représentés là, les gravures de Dmitri Plavinsky (tellechacun par des œuvres d’un maître “La Cathédrale”) ou encore les angesunique … d’Edouard Zélenine en offrent d’élo-L’histoire de la culture alternative est per- quents exemples.sonnalisée jusqu’à l’extrême ; ses étapessont marquées non par des mouvements Plus largement, que ce soit dans la décou-collectifs mais par des noms, par le désir verte du suprématisme et du constructi-d’acquérir une écriture personnelle et re- visme, du surréalisme, des différentesconnaissable… formes d’abstraction, dans la conceptionCet extrême égocentrisme s’explique à que l’artiste a de l’espace, de la poétisa-coup sûr par le soubassement moral du tion et de la métaphorisation de cet es-mouvement. pace pictural, “l’art de peindre est enL’entrée dans “l’avant-garde” constituait réalité pour la plupart des artistesavant tout un acte éthique… d’URSS dignes de ce nom, à l’origineC’est pourquoi la peinture d’avant-garde d’une élévation spirituelle où l’artiste ades années 60 est toujours plus qu’un art trouvé au prix du renoncement et de laplastique pur. Elle est à chaque fois por- résignation, une forme de sérénité, deteuse d’une grande tradition de la vision paix et d’accord avant tout avec lui-du monde, analysée et parfois rapide- même” (Ch. Waligora, op, cit. p 629).ment assimilée par l’artiste… Ainsi, peut se résumer pour ce qui meLes principes de l’avant-garde occiden- concerne le “moteur psychologique”26

à l’origine du développement de cette Anatoly Vassiliev “Résurrection”, 1977collection : admiration pour le courage Collage et technique mixtedes artistes, adhésion à leur démarche et à leur système de valeurs, empathie avec les œuvres. 27

Anatoly Zverev“Portrait de jeune femme” s.d. gouache sur papier Vladimir Nemoukhine “Nature morte à la Balalaïka”, 1959 Encre sur papier59 28

CHAPITRE IIIQUELQUES ÉTAPESDANS LA CONSTITUTIONDELA COLLECTIONGLESER COMME MENTORAlexandre Gleser, Marie-Thérése Cochin, Tamara Gleser et Victor ScherrerL’été 88 me vit souvent à Montgeron. Kropivnitskaya et son mari Oscar Rabine,Gleser me présentait les œuvres, décri- Lev Kropivnitsky, Lydia Masterkova,vait la biographie de l’artiste, me faisait Vladimir Nemoukhine, Nikolai Vechto-pénétrer dans sa technique picturale, me mov… Au premier regard, le travail dedonnait son appréciation critique et Nemoukhine me plut et je pus acquérirémaillait le tout par des anecdotes “son premier dessin abstrait” (dixit Gle-souvent savoureuses. ser), une encre de 1959 titrée “NatureAinsi, d’un portrait d’une jolie brune en morte à la balalaïka”.bleu peint par Zverev, comme souvent Prolixe sur l’école métaphysique desur papier kraft : il y manquait le coin in- Saint-Pétersbourg, Sacha me permitférieur gauche, arraché par Zverev pour ainsi d’acquérir plusieurs œuvres d’Anatolse moucher, dans le taxi qui l’emmenait Vassiliev et Mikhaïl Chemiakine. Ensuiteavec Gleser chez des amis. Réaction de nous en vînmes à Vladimir Yakovlev, au-Sacha : “Que fais-tu là… tu es fou !” “Ne todidacte, quasi aveugle (6% de vision), àt’en fais pas, lui répond Zverev, … il n’en Zverev, sa truculence et son alcoolisme,aura que plus de valeur !” à Neizvestny, qui eut l’audace de polémi-Je découvrais ainsi les liens unissant les quer avec Krouchtchev. Puis, l’incroyablemembres du Groupe de Lianozovo, petit Yankilevsky et ses séries “Anatomie desvillage pas loin de Moscou où s’étaient sens” et “City-Masks” où s’entrechoquentregroupés des poètes comme Vladimir sexualité, absurdité et chaos.Nekrasov ou Igor Kholine et les peintres Ajoutons-y Svechnikov, condamné àEvgueny Kropivnitsky, sa fille Valentina huit ans de goulag, qui dessine l’univers 29

« Soviet Art in Exile ».Premier livre sur les Non-Conformistes Random House, New York,1977“Kunst gegen Bulldozer” Alexandre Glezer . Ullstein Kontinent.1982. Page dedicacée à V.S. par Gleserfantasmagorique des camps staliniens ; buait à financer le séjour de l’artiste àl’attachant Kalinine, avec ses tavernes et Paris. Il y eut aussi les achats chez les ar-ses filles ; l’apocalyptique Belenok, Oleg tistes établis à Paris et chez les galeristesTselkov et ses masques, Dmitri Plavinsky et comme Bernard Felli et Marie-Thérèsesa spiritualité. Cochin. Après avoir ouvert sa premièreJ’eus ensuite l’occasion d’acheter des œu- galerie au 73, quai de la Tournelle, avantvres de Vladimir Nemoukhine lors de ses sa rencontre avec Gleser, Marie-Thérèsepassages à Paris, dont m’informait Gleser. Cochin emménagea au 49, rue Quincam-Nous nous rencontrions dans l’apparte- poix. Elle y organisait des expositions,ment de Marie-Thèrese Cochin, au quelques fois en partenariat avec leFaubourg Saint-Honoré. Musée de Montgeron.Nemoukhine me faisait découvrir lesquelques œuvres qu’il avait emportées, A partir de 1989, Drouot lançait aussi sesdont ce “Valet de Carreau” qui me sédui- premières ventes d’art russe non-confor-sit sur le champ. Au plaisir de l’acquisi- miste à Paris, permettant aux amateurstion venait s’ajouter le sentiment de faire d’acquérir de bonnes œuvres à des prixune bonne action, puisque cela contri- raisonnables. 30

ET LE MUR DE BERLIN S’EFFONDRA …En décembre 1990, j’assistais à un dîner En revanche, il me reste les souvenirsen petit comité autour de Vladimir Lo- émus des soirées passées avec Alexandremeiko, ambassadeur plénipotentiaire et Gleser, qui m’introduisit chez de nom-délégué permanent de l’URSS auprès de breux artistes, me fit découvrir un Mos-l’UNESCO. Des notes prises à l’occasion, cou en pleine mutation où la vodkaje ressors quelques éléments qui me dé- coulait comme jamais. Je passais une soi-cidèrent à me rendre à Moscou pour y rée mémorable chez Boris Svechnikovétudier la création d’une entreprise ali- où le carême orthodoxe nous obligeait àmentaire… et, accessoirement, visiter ne manger que des harengs fumés auxquelques peintres et acquérir peut-être pommes de terres mais permettait unune ou deux œuvres. large usage d’une excellente vodka. Par- lant à Svechnikov, je gardais en mémoire“Les partisans de la Perestroïka sont le dessin du Goulag, ainsi que sa photoproches de la victoire – tout le monde est publiée dans un catalogue de Gleser. Led’avis qu’on ne peut faire marche arrière visage avait vieilli, certes, mais il restaitet la situation est à ce point catastro- nimbé de la même fraîcheur d’âme, d’unphique qu’il faut que ‘’quelque chose ‘’ se voile de permanente jeunesse. Comme sipasse … Les deux monopoles – du pouvoir les pires épreuves ne pouvaient éroderet de la propriété étatique – s’effondrent l’essence d’un caractère. J’en sortis avecalors qu’un esprit d’entreprise se déve- une grande toile “La Rencontre” que leloppe, surtout chez les jeunes. La meil- peintre me dédicaça.leure approche pour démarrer un projetlà-bas est d’être pragmatique, avec des Le lendemain à l’aéroport, la toile sous leprojets précis et limités et de bonnes in- bras, je déclarai aux policiers et douanierstroductions”. Je bâtis donc un projet vi- intrigués et prêts à me chercher noise :sant à lancer, avec des partenaires locaux “c’est de l’art moderne”, tout en déchirantet dans deux marchés tests – Moscou et le papier journal qui servait d’emballage.Leningrad – une gamme complète de Ils me répondirent avec une moue mé-biscuits et gâteaux adaptés aux spécifi- prisante “C’est bon, allez-y” qui en disaitcités du marché russe. Trois mois long sur leur peu d’estime pour les non-après, muni de solides introductions, conformistes ! Tout heureux, je franchisj’étais à pied d’œuvre à Moscou. Le la passerelle du Boeing d’Air France etprojet de biscuits n’aboutit pas. rapportai mon Svechnikov à Paris. 31

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Boris Svechnikov “La Rencontre”, 1989 Huile sur toile33

BORIS ELTSINE, ERIK BOULATOV ET L’AMITIÉ FRANCO-RUSSE“De nombreux observateurs s’accordent médiatisés à l’Ouest, incitaient quelquesà dire, avant même qu’elle ait commencé, membres dirigeants du patronat à seque la visite officielle, que Boris Eltsine, poser des questions sur l’utilité d’une tellePrésident de la Fédération de Russie, doit rencontre. Nous étions heureusementeffectuer en France du 5 au 7 février 1992 une majorité à vouloir rencontrer Eltsine.revêt un caractère particulier. Il s’agit en J’ai le souvenir d’un homme apparem-effet du premier séjour de grande am- ment chaleureux, plein d’humour, déter-pleur du Président de la Russie démocra- miné à réformer la Russie. Déterminétique dans ce pays ami qu’est la France, aussi à franchir une nouvelle étape danset qui doit ouvrir une nouvelle page de les relations entre la France et la Russie.l’histoire presque millénaire des relations Quatorze ans après, je découvrais avecentre les deux états. autant de surprise que de plaisir, com-On fait habituellement débuter les liens ment Erik Boulatov avait alors traduitrusso-français à 1051, année où Anne, fille picturalement cette visite et interprété lesde Yaroslav-le-Sage, épousa le roi de perspectives qu’elle annonçait.France Henri Ier.”Ainsi débute le volumineux dossier remis “Les deux œuvres ont pour cadre le Pontle 6 février 1992 aux participants de la Alexandre III, qui débouche sur les monu- ments culturels que sont le Grand et Petit rencontre entre le nou- Palais. Ces dessins sont des œuvres prépa- veau Président russe ratoires pour un tableau à l’huile et sont Boris Nikolaïevitch Elt- consacrés à la visite de Boris Eltsine à sine et le Conseil Natio- Paris en 1992. L’union du nouveau drapeau nal du Patronat français tricolore russe et du drapeau tricolore (CNPF) dont j’étais français exprime la possibilité de rappro- alors un des vice-prési- chement culturel de la nouvelle Russie et dents. Certains traits de de la France : Question et Espoir”. Telle est la personnalité de Boris l’interprétation qu’en donne Erik Boulatov Eltsine, sa réputation de lui-même le 29/03/2006. grand amateur de vodka, abondammentErik Boulatov regardantses deux dessins consacrés à la visitede Boris Eltisne à Paris en 199234

CHUTE DU MUR CHAPITREIVETSOTS ARTFINISSANT :LA PAGE SE TOURNEDécembre 2007 : “La Maison rouge”, boule- les “installations” d’Ilya Kabakov. Plus frontale-vard de la Bastille propose une exposition ori- ment, c’est aussi la désacralisation des icônesginale, “SOTS ART, Art politique en Russie de du marxisme - léninisme, soit au moyen d’une1972 à aujourd’hui”. Organisée par Andreï Ero- dérision pure, soit encore par l’union icono-feev, conservateur en chef du département claste avec le POP ART occidental. Dérisiond’Art contemporain de la Galerie Trétyakov de que ce Staline, maître absolu de l’URSS, uri-Moscou, elle présente au public français plus nant de concert avec l’Ours soviétique en des-de 200 pièces, depuis les premières œuvres des sinant sur la neige - ô sacrilège - les lettresfondateurs du mouvement SOTS en 1972, Vi- CCCP (URSS), où ces héros de l’Union sovié-taly Komar et Axelander Melamid, jusqu’aux tique, croulant sous le poids des décorations ;œuvres contemporaines de la période Poutine. et que dire de cette “Trinité” où Poutine etEchappant en partie à la confrontation “réalisme Pouchkine entourent le Christ ?soviétique” contre “art non-conformiste”, le SOTS Tout aussi corrosif, le mélange des genres : Sta-ART veut créer une sorte de troisième voie, line et Marylin Monroe, ou Lénine et Molotovs’inspirant du POP ART de la culture occidentale. embrigadés comme personnages publicitaires pour Coca Cola ou Mac Do ! De même, cetteChez l’artiste SOTS se manifeste la volonté de “Trinité” de Kossolapov où Lénine, Mickey etdésacraliser l’art et les artistes, donc un glisse- le Christ se présentant comme une sorte de fa-ment vers le modernisme occidental et une mille recomposée.certaine rupture avec les non-conformistes.Culture du grotesque, du comique, de l’éphé- Je sortis de cette remarquable exposition avecmère aussi avec les “performances” comme le sentiment renforcé que la page était tournée.celle “d’Eat Art” de Komar et Melamid où les Celle de la peinture russe non officielle, desartistes cuisinent et mangent un exemplaire de peintres non-conformistes, celle de la deuxièmeLa Pravda, “nourriture du peuple”, ou encore avant-garde russe. V. Scherrer devant “La Trinité” de Kossolapov, lors de l’Exposition SOTS ART, à “La Maison rouge” en décembre 2007 (Photographie : Olga Tsepova.) 35

SAINT-PÉTERSBOURG ET LE NÉO-ACADÉMQuelle joie de retrouver Saint-Pétersbourg à l’occasion du congrès mondialdu Conseil International de la Chasse. Comme dans tous les congrès,l’agenda est conçu pour ne laisser aucun temps libre pendant la journée. Qu’àcela ne tienne, je ferai donc l’école buissonnière avec quelques amis amateurspour découvrir ateliers d’artistes et nouvelles tendances picturales péters-bourgeoises. Notre guide : le Dr. Olesia Tourkina, “Senior Research Fellow”du Département d’art contemporain du Musée d’Etat Russe.Hélas, les embouteillages pharaoniques définit son atelier comme un studio digi-de Saint-Pétersbourg nous obligent, vu le tal. Face à moi, sur le même grand ta-peu de temps disponible, à nous limiter à bleau, des corps nus à l’antique affrontentune figure marquante du “Nouvel Acadé- des molosses, côtoient des joueurs demisme” encore dénommé “Néo-classi- base-ball et des porteurs de laser. Uncisme russe” fondé par Timur Novikov : éphèbe aux traits alexandrins porte uneOlga Tobreluts. L’artiste habite un grand chemise Lacoste. Olga affirme avoir réa-appartement qui lui sert de salle d’expo- lisé une machine à remonter le temps ensition. Il y règne un aimable désordre, peignant Kate Moss et Leonardo DiCa-que surveille d’un œil blasé le molosse prio à la manière d’Antonello da Messina,qui lui sert de modèle. Andy Warhol à la manière du CaravageLe Dr. Tourkina nous décrit ce mouve- dans son “Portrait d’un chevalier dement apparu au début des années 90 en Malte” ou encore Mickaël Jackson à laréaction au post-modernisme de l’Ouest. manière de Giorgione !Son centre et son inspirateur : Saint-Pé- Pour elle, nous avons un besoin urgent detersbourg, avec ses palaces, sa profusion revenir d’abord à l’éducation classique, àde styles d’inspiration française ou ita- préserver et promouvoir les grandes tra-lienne, ses poètes, ses écrivains et, omni- ditions artistiques européennes.présente, l’incarnation du mythe portépar Pierre Le Grand. D’un coup me re- Lorsque je lui parle de ma collection etvenait en mémoire ma première visite à lui cite quelques noms, elle applauditla cathédrale Pierre-et-Paul où j’étais allé presque. Sa déception n’en est que plusme faire photographier, assis sur les ge- perceptible lorsque je lui avoue que jenoux de la statue de Pierre Le Grand réa- connais peu le néo-académisme.lisée par Mikhaïl Chemiakine. Elle précise : “Ce mouvement a succédéA Saint-Pétersbourg donc, une nouvelle au Conceptualisme moscovite et, depuisgénération d’artistes vit et travaille, bai- près de 20 ans, joue un rôle majeur dansgnée d’une part dans le classicisme archi- l’art russe. C’est actuellement un des rarestectural et historique et dans la société mouvements de l’art russe qui se trouvenumérique d’autre part. Olga Tobreluts représenté dans les grands musées occi-36

MISME RUSSEdentaux. Il trouve son origine au début Vingt ans après, la plupart des artistesdes années 90, lorsqu’un groupe de moscovites radicaux ont commencé àjeunes artistes, rassemblés autour de leur glorifier la beauté et à refaire du figuratif.chef Timur Novikov, lança un manifeste “Ainsi, le néo-académisme contribue àpour défendre l’art classique européen corriger la totalité de l’art moderneet s’opposer au post-modernisme “qui russe !” selon Olga.détruisit tout ce qu’il y a de beau”.V. Scherrer dans l’appartement-atelier d’Olga Tobreluts en mai 2011 37

Contrairement aux prévisions pessimistes un soleil généreux, et la fuite des Moscovites vers leurs datchas donnent à Moscou un air de vacances. On circule avec aisance le long des larges avenues quasi désertes. Ac- compagné de Lada Skatchkova, de Sacha et Ruth Kronik, je me réjouis de découvrir les non-conformistes de la nouvelle galerie d’Etat Trétya- kov. L’immense cube de style stalinien nous ouvre ses portes au 10, Krymskyval. Les premières salles retracent l’histoire de la peinture russe à partir du début du XXe siècle, une histoire principalement rythmée par l’influence de la peinture française : du fauvisme au cubisme, de Cézanne à Picasso, etc …UN14 JUILLETÀ MOSCOULES NON-CONFORMISTES À LA TRÉTYAKOVToutes ces œuvres antérieures à 1917 avec un indiscutable talent pictural et misnous font progressivement pressentir le en valeur comme il se doit. Dès lors, ongrand chambardement. Arrive Malevitch peut penser que les conservateurs de laavec une superbe “Paysanne au râteau” Galerie d’état ne sont pas peu fierscôtoyant un moujik non moins supréma- d’avoir sélectionné parmi leurs vastes col-tiste. On passe ensuite aux débuts du réa- lections, les meilleurs représentants dulisme soviétique puis à son apogée réalisme soviétique.stalinienne, illustrée par exemple, par le Enfin, nous allons accéder à la période“Staline et Vorochilov au Kremlin” de 1950-2000, résumée sur un tableau chro-Guérassimov. nologique des plus rébarbatifs que consulte Lada Skatchkova.Les salles consacrées au réalisme sovié-tique nous font ingérer une quantité d’ou- Je suis impatient de découvrir commentvriers des hauts-fourneaux, de mineurs la Trétyakov va nous présenter les non-de fond, d’épouses de stakanovistes em- conformistes. Disons-le tout de go : lesbrassant Staline, de Lénine à Smolny, de responsables de la Galerie d’état,sportifs méritants, de villageois kolkho- jusqu’alors bons pédagogues et éclec-ziens… Tout cela, reconnaissons-le, traité tiques pour les périodes précédentes,38

Guérasimov - “Staline et Vorochilov au Kremlin”,huile sur toile, The State Tretyakov Gallery.apparaissent perdus quand il s’agit d’ex- “Visa” de Rabine en passant par unepliquer ce que fut le “non-conformisme” œuvre de Boulatov puis Yakovlev, Zve-et de remplir ce qui, pendant près d’un rev, Edouard Steinberg, Yankilevsky,demi-siècle fut une sorte de “page Krasnopevtsev… Tout cela au compte-blanche” dans l’histoire de la peinture gouttes, sans réel fil conducteur. Commerusse. si la Russie n’avait pas encore vraimentCertes, un panneau cite, photographies à fait son “aggiornamento” à leur égard.l’appui, les principaux protagonistes : on Ce sentiment de déception, j’en fais party retrouve l’exposition de la Chaussée à mes amis russes qui le partagent.des Enthousiastes, l’exposition des Bull- Pour l’éminent collectionneur de Yakov-dozers, Izmaïlovo, et les plus connus des lev et de Zverev qu’est Alexandre Kronik,peintres non-conformistes. les quelques œuvres exposées ne peu-En revanche, rien n’explique la démarche, vent donner un reflet fidèle du talent etce qui les unit, cette résistance à l’art offi- de l’importance de ces peintres. Peut-êtreciel qui les a fait entrer dans l’histoire. les salles suivantes vont-elles tempérerQuant aux œuvres, c’est me semble-t-il, le cette déception ?“service minimum”. On va d’un classique On passe en effet, sans transition, à uneJeu de Cartes de Nemoukhine à un beau douzaine de salles - oui, une douzaine ! 39

- consacrées au “Projet d’exhibition du ments” est exacerbé jusqu’à l’extrême etnouvel art moderne”. Son objectif selon devient le message clé, lorsque les ar-les curateurs : “montrer la transition du tistes s’efforcent de simuler les principesmouvement moderniste aux documents de la production soviétique”.post-modernistes, en d’autres mots, l’évo- On ne fera que citer les thèmes des sixlution de la conscience idéologique du dernières salles : (6) “Documentaires etXXe siècle à la conscience post-idéologique”. évidence matérielle” ; (7) “Phantasmes et déconstructions“; (8) “Implications,On retrouve dans ce vaste espace Contextes, Hypertextes” ; (9) “L’art et laquelques non-conformistes, comme Pivo- Vie” : les documents des années 1980 ;varov ou Francisco Infante-Arana. On y (10) “L’archéologie du post-modernisme”est surtout envahi par le sentiment de ; (11) “L’actionnisme radical” : les actionschaos et d’impasse dans lequel, me sem- directes et les monuments scandaleux ;ble-t-il, la peinture russe contemporaine (12) “Une post-idéologie” : objets dus’est fourvoyée à l’instar de l’art financier désir.contemporain en Occident. Jugez-en Le désir, c’est de quitter au plus vite ced’après le thème de chaque salle. caravansérail, en veillant à ne pas écraser sur le parquet le personnage en mousseSalle 1 : “En mouvement vers une syn- de polyuréthane dont on ne sait s’il dortthèse des arts” : comprenant une réunion ou s’il figure la victime des actionnistesde mobiles, installations lumineuses et radicaux de la salle précédente !autres projets imaginaires.Salle 2 : “Du surréalisme au conceptua- Question : après le post-modernisme, lalisme” : censée illustrer la tradition du seule chose que l’on puisse faire est-ce desurréalisme dans l’art non-officiel des an- “gueuler”, vociférer, … ou pleurer ?nées 1960-1970, on n’y retrouve commenon conformiste qu’une sculptured’Alexandre Ney.Dans la salle 3 : “Surréalisme et la Nou-velle Réalité” : deux Pivovarov attirentnotre attention.Dans la salle 4, on se frotte aux “Tac-tiques de dispositions dans l’artconceptuel” avec l’effort de “dématé-rialisation de l’œuvre d’art” illustré parun tableau graphique d’Ilya Kabakov.On se détend alors salle 5, avec “Docu-ments et contre-monuments dans leSOTS ART” avec nos facétieux amis Vi-taly Komar et Alexandre Melamid et lenon moins facétieux commentaire deprésentation : “Au travers des œuvres deSOTS ART présentées dans cette salle,le conflit entre “mouvements” et “docu-Lada Skatchkova et V. Scherrer à la galerie Trétyakov40

AUMUSÉE ART4. RU CHEZ IGOR MARKINOn m’avait prévenu : Igor Markin, indus- A la question de l’avenir de son musée,triel moscovite prospère, avait non seule- Igor répond : “Quelques années passeront etment constitué en quelques années une je comprendrai si j’ai encore besoin de ce muséedes plus grandes collections de peintres et comment je pourrai le développer”.non-conformistes, mais encore ouvert un Quelques années ont passé. Depuis prèsmusée privé pour héberger sa collection d’un an, le musée Art4. ru n’est plus ou-d’art contemporain. vert au public. Situé au rez-de-chaussée“A un moment, je me suis senti fatigué et ma- d’un immeuble décoré d’Atlantes suppor-lade de faire du business. Le succès que j’y tant le balcon du 1er étage, ce musée s’ou-avais rencontré, m’a fourni le “cash-flow” né- vre sur l’extérieur par une demi-douzainecessaire pour collectionner. Je suis un collection- de grandes vitrines contenant de gigan-neur, en fait, je suis né collectionneur. Toute ma tesques sculptures. Nous avons le privi-vie, j’ai collectionné toutes sortes de choses. En lège d’y être accueillis en ce dimancheoutre, j’aime l’art …. Il y a cinq ans, je suis après-midi par le propriétaire. Vêtu d’untombé dans l’art moderne. Comme collection- jean et d’un T-shirt, sandales aux piedsneur, j’y vais très loyalement et je suis sûr que chevelure longue et le visage avenant en-je peux le faire mieux que qui que ce soit au touré d’une barbe blonde hirsute, Igor ap-monde, pour créer une grande collection, comme paraît plus artiste baba cool qu’hommeTrétyakov et Chtchoukine l’on fait à leur d’affaires ayant réussi dans la fabricationépoque”. Igor Markin “Art4. ru, Contem- des fenêtres en plastique ! Sur le trottoir,pory Art Museum” Moscou, 2006. une splendide moto italienne MVIgor énumère les principes, qui ont guidé Agusta, un bolide rouge qu’il vient d’ac-ses choix de collectionneur : “L’œuvre quérir ; la mécanique et la vitesse nousd’art doit être puissante, visuellement impres- servent d’introduction, après que Sachasionnante. Le meilleur exemple : Le Carré de Kronik a fait les présentations.Malevitch. Autre principe : l’artiste doit êtreaccompli, reconnu par la communauté profes- De grandes dimensions, le musée donnesionnelle. En outre, j’ai une sorte de filtre qui une première impression d’accumulationm’évite de devenir “global”: Je ne collectionne hétéroclite ; comme le souligne leque les œuvres des artistes russes et soviétiques propriétaire : “Le musée, c’est un outil pour… Presque tous les grands noms des 50 à 60 collectionner, et dans ce cas, c’est juste dedernières années sont dans ma collection”. l’espace servant à entreposer les œuvres !” 41

Un entrepôt rempli à craquer avec, ô sur- conformistes mais collectionne tout l’art contem-prise, au milieu de la salle principale, un porain. Avec une préférence pour le “contem-lit à baldaquin d’acier aux draps défaits : porain russe d’aujourd’hui”. J’en reviens àIgor vit et dort aussi dans son musée ! Le nos peintres disséminés dans les nom-premier étonnement passé, on découvre breuses pièces, dont l’accès est parfoiscette formidable collection : 800 œuvres rendu difficile par l’accumulation deexposées, sur un total de 1400 ! sculptures et mobiles divers.Je tombe d’abord en arrêt devant les deux Sur un mur d’environ 6m2 sont concen-grands Boulatov à l’entrée : “Russie XXe trés, imbriqués, pas moins de treize Kras-siècle.” (1990) et “Mozart” (1991). nopevtsev. Les huiles, gouaches et pastelsLe musée en possède trois autres ! de Yakovlev, attirent bien entendu lesUne véritable grotte d’Ali Baba des non- commentaires de l’expert Sacha Kronik,conformistes, dont la richesse m’apparait ainsi que les Yankilevsky.d’autant plus insolente qu’elle succédait, Je passe quelque temps auprès desà l’impression d’indigence éprouvée splendides Svechnikov : une vingtainele matin même lors de la visite de la d’œuvres dont les premiers dessins à l’en-Trétyakov. cre datent du goulag (1946-1950), et uneIgor me fait les honneurs du lieu, où douzaine d’huiles qui vont de 1954 àrègne un aimable désordre qui ajoute à 1991, mettant en évidence l’évolution dul’effet d’accumulation et d’hétérogénéité : style du maître. D’une pièce à l’autre, onici et là s’accumulent les jouets et chaus- croise Ilya Kabakov, bien représenté avecsures de ses enfants dispersés au pied des ses premiers graphismes et ses nom-installations, sculptures et mobiles. Pen- breuses installations ; trois Zverev des an-dant un instant, je me suis même pris à nées 65-67 et un Don Quichotte de 1971 ;me demander si ces objets ne faisaient sept Igor Makarevich ; deux Rabine ;pas eux-mêmes partie des “installations”! : trois Pivovarov des années 90.Il faut dire d’Igor qu’il ne se borne pas aux non- Je m’arrête devant le fameux bronze de42

A. Kronik, V. Scherrer et I. Markin au Musée ART4. RULeonid Sokov (1989), représentant le (11 œuvres), Dmitry Gutov (16 œuvres),face-à-face de Lénine et Giacometti. Me etc. Chemin faisant, je croise les œuvresfaufilant entre les mobiles, je compte huit de Timur Novikov le fondateur du “Néo-Edouard Steinberg dont une huile “Dé- classicisme Russe” dont m’avait parlédicacée à Kabakov” (1975), trois Nemou- deux ans auparavant Olga Trobeluts àkhine, six Vladimir Weisberg dont une Saint-Pétersbourg.nature morte aux “Pommes” de 1956. Et Voici enfin les 18 œuvres de Konstantinvoici Tselkov et des photographies de Zvezdochetov qui m’offrent un momentFrancisco Infante-Arana. Je m’arrête lon- de détente et de rire : elles illustrent uneguement devant une étonnante toile de critique ironique et mordante du Parti etPlavinsky représentant le “11 septembre du système soviétique dans un style hu-à New-York” où se mêlent en haut à moristique qui, avouons-le, me fait pen-gauche des versets bibliques hébreux, des ser à Dubout ! Son tableau “L’enfer et leinscriptions coraniques en haut à droite paradis”, c’est de la caricature à la Duboutet dans le bas du tableau les pires injures tout craché. Mais est-ce encore de laen argot new-yorkais. Le tout couronné peinture ? Pour certains Zvezdochetovpar une représentation classique de la serait l’étendard de l’art russe de la finTour de Babel. Apocalypse tomorrow ? du XXe siècle !Je passe ensuite dans un autre univers,celui des contemporains d’aujourd’hui, Ce dimanche 15 juillet, après la visite deavec en transition Komar et Melamid la Trétyakov et celle bien différente deéreintant Staline, comme à leur habitude. l’incroyable musée d’Igor Markin,Voici Oleg Kulik, ses photos collages j’éprouve, renforcé, le sentiment de lasalaces et obscènes des “séries russes”, et rupture des années 90, qui marque à lasa stupéfiante tennis-women en cire. fois la fin de l’URSS et de la saga desVoici Gorokhovsky (29 œuvres), Ivan non-conformistes.Chuikov (8 œuvres), Oleg Vassiliev 43

ALEXANDRE KRONIKUN COLLECTIONNEUR ET UN EXPERT ÉMINENTProfiter de l'expertise d'Alexandre Kronik lors de la visite du muséed'Igor Markin et assister aux échanges entre ces deux collectionneursmoscovites hors du commun fut un privilège.Privilège encore de découvrir la maison-musée de Kronik à Moscou,qu'il occupe avec son épouse Ruth. D'origine britannique, Ruths'avère une parfaite traductrice, aussi précise en matière de peintureque de littérature.Maison-musée en effet, où sont présentes toutes les grandes figuresnon-conformistes. Une leçon de modestie pour le collectionneur néo-phyte ! Ayant emporté les photos de ma collection, bien plus modesteen effet, Alexandre Kronik me fit le plaisir de la commenter en russe,avec une traduction anglaise de Ruth, suivie du texte français qui suit : V. Scherrer et Alexandre Kronik et sa femme Ruth dans leur maison-musée à Moscou 44

ALEXANDRE KRONIK UN COLLECTIONNEUR PARISIEN DE “L’UNDERGROUND MOSCOVITE”Le lien existant depuis tant d’années entre la rencontre, je ne connaissais que quelques col-culture française et russe est à la fois surprenant lectionneurs français intéressés, comme je le suis,et fertile. Au XVIIIe et XIXe siècles, tout russe par les artistes russes de la seconde moitié du XXecultivé connaissait et pratiquait la langue fran- siècle.çaise, quelques fois même mieux que sa langue La plupart d’entre eux, à l’exception du parisienmaternelle. La grande Catherine correspondait Jean-Jacques Gueron, avaient peu ou prou desavec Voltaire et s’entretenait avec Diderot en attaches russes : Dina Vierny, Garig Basmad-français. Tatiana Larina écrit ses lettres célèbres jian et Pierre Brochetein, qui vécut près deà Eugène Onéguine en français et c’est toujours vingt ans à Moscou.le français qu’Alexandre Pouchkine, l’auteur dupoème immortel, utilisera pour participer à un Pas plus qu’il n’a de racines russes, Victorconcours de poésie “à longue distance” avec Scherrer n’a jamais vécu à Moscou et n’enProsper Mérimée. connaît pas la langue. Dès lors, on peut saluerCette attraction, cette fascination mutuelle des l’intuition du collectionneur et cet œil qui lui adeux nations laisse encore de vivantes traces permis de rassembler ces œuvres, de créer cetau XXe siècle. C’est ainsi que Diaghilev va faire assemblage passionnant d’œuvres d’artistes so-la conquête de Paris avec ses Ballets Russes et viétiques, qui, sans aucun doute, intéressera lesque les tableaux d’Henri Matisse vont stupéfier historiens et les amoureux de l’art russe.Moscou, alors que la première vague d’émigra- Le point de départ de ce véritable voyage vir-tion russe portait sur les rivages de la Seine, tuel d’un collectionneur français au sein deMarc Chagall, Ossip Zadkine et Chaïm Sou- l’Union Soviétique, telle que décrite et dé-tine. peinte par les meilleurs artistes non officiels deAprès la guerre, les Soviétiques tombèrent l’époque, c’est la relation amicale de Victoramoureux de la chanson française comme en Scherrer avec Alexandre Gleser, une destémoigne la tournée triomphale des concerts figures les plus remarquables du mouvementd’Yves Montand et une forme d’adoration pour non-conformiste.Serge Gainsbourg, né en France de parents Comme bien rares sont ceux qui purent visiterrusses émigrés. l’URSS durant les années 60 et 70, il est néces-Ces traditions ont de telles racines que le lien saire d’évoquer brièvement le contexte histo-culturel entre la Russie et la France ne s’est pas rique dans lequel ces artistes vivaient etdélité avec le temps : il s’est au contraire renforcé. travaillaient.Ainsi, aujourd’hui, nombreux sont les artistes de A cette époque, l’idéologie soviétique et sa pro-premier plan de la “Seconde Avant-Garde Russe” pagande avaient pénétré de force dans tous lesqui ont élu Paris pour domicile comme Oscar Ra- domaines de la vie quotidienne, y comprisbine, Vladimir Yankilevsky, Erik Boulatov, Oleg celui de la création artistique. Depuis les an-Tselkov… et les collectionneurs français ont nées 1920, pour tout poète ou écrivain, chefacquis leurs œuvres, comme les Russes collec- d’orchestre ou musicien, photographe ou ar-tionnaient les tableaux français au début du tiste soviétique, il n’existait qu’une alternative.XXe siècle. Comme collectionneur, Victor Soit l’on se soumettait à la doctrine officielle duScherrer lui aussi aime l’art russe. Avant notre réalisme soviétique et, glorifiant cette réalité, 45

on arrivait à vivre plus ou moins confortable- massives des prisonniers du Goulag et lesment dans ce contexte. Ou l’on gagnait la réhabilitations de ceux qui y furent injustement“clandestinité” non-conformiste, on se mettait condamnés, cet “entrebaillement” du rideau“à son compte”, sans lecteurs, sans auditeurs de fer a joué un rôle historique dans le climatni spectateurs, sans livres publiés ni concerts de renaissance politique et culturelle desou expositions. années 50.En fait, il y avait une troisième et tragique Venues de l’Ouest, des lueurs s’infiltrèrent quivariante : l’hôpital psychiatrique, la prison, les permirent l’éclosion d’une vie culturelle quicamps et la mort. s’était figée depuis l’exposition de l’Avant-Ce n’étaient donc pas simplement ses opinions Garde du début du XXe siècle. Plus tard, c’estpolitiques, mais aussi ses choix et ses préfé- au poète Mikhaïl Grossman, un des leaders durences idéologiques et même esthétiques, qui mouvement non-conformiste, que l’on doit lecataloguaient un artiste comme “officiel” ou nom de “Seconde Avant-Garde Russe” pour“non officiel”. qualifier ce qui s’est passé sous Krouchtchev etAprès la mort de Staline, à la fin des années 50, pendant les premières années du règne dependant la période dite de “dégel” de Kroucht- Brejnev. Ce sont les œuvres de ces artistes quichev (un terme utilisé pour la première fois par forment la majeure partie de la collection deIlya Ehrenbourg, qui a longtemps vécu à Paris), Victor Scherrer.le public soviétique pouvait découvrir pour la Etre collectionneur, c’est avoir choisi un loisir-première fois depuis des décennies les œuvres passion aussi enrichissant que stimulant. Satis-des artistes “bourgeois”. faction, contentement, plaisir parfois, voilà ceA Moscou, le Musée Pouchkine sortit de ses ré- que le collectionneur ressent, non seulementserves les œuvres des impressionnistes et post-im- lorsqu’il acquiert une œuvre ou lorsqu’ilpressionnistes français - Cézanne, Gauguin, Renoir, contemple les pièces par lui réunies. Mais en-Matisse et autres - et les grandes collections pré- core lorsque la collection provoque des ren-révolutionnaires de la nouvelle peinture française, contres exceptionnelles avec des individusde Serguéï Chtchoukine et Ivan Morozov. contaminés par la même passion.En 1959, toujours à Moscou, se tint au Parc So- Ce fut le cas de ma rencontre avec Victor Scher-kolniki l’exposition américaine “La Production rer : une rencontre inattendue, enrichissante,Industrielle des USA” qui comprenait, outre les pleine de fantaisie et d’intérêts communs.artistes américains contemporains comme Nous avons commencé notre collection à uneJackson Pollock, Marc Rothko et Alexandre époque où il n’y avait pas de marché pour lesCalder, des œuvres du surréaliste français Yves non-conformistes en URSS ni en Occident ;Tangui, devenu citoyen américain. donc sans motivation commerciale. Tous lesNe voulant pas être hors-jeu, le gouvernement deux, nous étions guidés par le principe :français organisa en 1961, dans ce même parc “achète ce que tu aimes”. Né en URSS et ySokolniki, une importante exposition nationale ayant vécu jusqu’en 1990, j’ai bâti ma collectionoù figuraient les œuvres de Buffet, Hartung, dans un pays complètement fermé. ParSoulages et Fautrier dont le style était bien loin contraste, la collection Scherrer nous décritdu réalisme soviétique. l’approche d’un Européen éclairé, contempo-Cette brève parenthèse de “dégel” qui va se rain, qui observe les mêmes artistes à distance.refermer vers 1965, avait cependant ouvert Avec sa grande expérience, sa culture et sonune brèche, bien étroite, dans le rideau de fer, intuition, son ouverture aux idées et conceptspermettant au public soviétique d’avoir une novateurs, Victor Scherrer s’est montré capablevue strictement limitée sur ce qui se passait de discerner les tendances majeures dans l’œu-en dehors de l’empire, y compris dans le do- vre des non-conformistes, de sélectionner lesmaine artistique. œuvres des meilleurs représentants du mouve-Dans le contexte d’alors, avec les libérations ment et de créer ainsi une collection intéressante 46

d’artistes d’un pays qu’il connaissait à peine. Anatoly ZverevBeaucoup, dans cette collection, rencontrent Femme blonde en gris. 1959mes propres préférences. Je partage sa ten-dresse pour Vladimir Yakovlev, ce merveilleux Gouache sur papier.artiste russe autodidacte. Son grand-père, Mi-khaïl Nikolaévitch Yakovlev, peintre et décora- Un autre artiste dont je fus très proche, Anatolyteur de théâtre célèbre, fut élève de Repine et Zverev, est aussi bien présent dans la collectioncollabora avec Korovin au Théâtre du Bolchoï. Scherrer, principalement par ses premièresAprès la révolution, il émigra en Europe et tra- œuvres utilisant différentes techniques. Parvailla en France pendant de nombreuses an- exemple, la gouache “Une Blonde en Gris”nées. Le père de Yakovlev, diplômé de (1959), l’huile “Fleur” (1969) et le pastel “Dou-l’Université de Bruxelles, retourna en URSS ble Portrait” (1978). L’aquarelle “Portrait d’uneavec sa famille dans les années 30 et s’installa Jeune fille” (1966) date de la période dite “deen province, à l’abri des répressions. C’est là, marbre”, la préférée des connaisseurs de Zverev.dans la petite ville de Balakhna, que naquit le Je remarque avec intérêt que parmi les portraitsfutur artiste Vladimir Yakovlev. La collection féminins datés de 1966 dans ma propre collec-Scherrer comprend plusieurs tableaux de ce tion, il en est un très proche de ce “Portraitmaître. On les reconnait au premier coup d’œil d’une Jeune Fille” : ils ont peut-être même étépar le style original, la force d’expression lumi- peints le même jour !neuse d’un peintre, quasi-aveugle dès l’enfance, Rechercher les similitudes entre nos deux col-qui ne pouvait voir la réalité que de tout près. lections fut très stimulant. Ainsi, nous décou-Un artiste aveugle est-ce un paradoxe ? … vrîmes des œuvres étroitement liées. J’ai dansMais Vladimir Yakovlev avait reçu le don de ma collection un “Valet de Carreaux” (1989) de“vision intérieure” : gardant en mémoire sa vi-sion du monde ingénue et enfantine en appa-rence, c’était un véritable maître, avec unevirtuosité dans l’appréhension du dessin et dela technique picturale, de la composition et dela couleur.Passer devant un tableau de Yakovlev, cet ex-pressionniste qui utilise le langage des arché-types et des symboles, c’est à chaque fois êtrestupéfait par sa maîtrise et son éloquence. Ontrouve dans la collection Scherrer plusieurs ex-cellentes œuvres des années 70. “Femme à lafleur” (1974) et “Homme à la fleur” (1974) sontpeintes à l’huile, un fait rare chez les non-conformistes, qui pouvaient difficilement seprocurer toiles, pinceaux et couleurs.Le thème de ces tableaux unit deux des motifsfavoris de Yakovlev : les gens et les fleurs. Leurdate les situe dans la toute première période del’œuvre, celle qui a le plus de valeur. Les ama-teurs de Yakovlev et les chercheurs seront aussiattirés par ses gouaches, une technique que l’ar-tiste maîtrisait impeccablement. Notons en par-ticulier le portrait abstrait “Tête” (1973) et“Femme en Gris” (1974). 47

Vladimir Yakovlev Femme à la fleursd. Huile sur carton 48

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Vladimir YakovlevPortrait d’une jeune femme en gris, 1974 Gouache sur papierVladimir Nemoukhine qui me fut donné parl’artiste. C’est une version du “Valet de Car-reau” (1988) de la collection Scherrer . Jeconnais bien ce sentiment que ressentit Victordevant le “frère” de son “Valet” au mur de monappartement moscovite. C’est comme la ren-contre inattendue d’un vieil ami dans un paysétranger !Du même Nemoukhine, “La nature morte à la khine, Rabine et Kropivnitskaya, le Groupe debalalaïka” (1959) est une illustration rare et fas- Lianozovo est encore représenté dans la col-cinante de ses premières œuvres. Dans cette lection Scherrer par Lev Kropivnitsky, Nikolaicomposition abstraite, bien éloignée à première Vetchtomov, Viatcheslav Kalinin ainsi que parvue de ses thèmes familiers, on sent la rigueur des dessins du fondateur du Groupe, Evguenyde construction et la “patte” de l’artiste, auteur Kropivnitsky. Au milieu des années 50, lors ded’autres œuvres comme “Petit déjeuner dans le la fondation du Groupe Lianozovo, Evguenytrain” (1974) et “Cartes” (1989). (père de Valentina, et de Lev et futur beau-pèreLes premières œuvres d’Oscar Rabine consti- d’Oscar Rabine) était déjà âgé de plus de 60tuent un thème bien distinct dans ma collec- ans. Poète, compositeur et artiste, diplômé detion. Comme de telles œuvres sont rares, j’ai eu l’Ecole Impériale Stroganov en 1911, Evguenyd’autant plus d’intérêt à découvrir dans la col- devint l’inspirateur et la figure centrale de celection Scherrer, le dessin “Tram Stop Hôpital” qui devint le célèbre Groupe Lianozovo, où se(1967) ainsi que l‘ébauche au crayon pour le li- côtoyaient jeunes poètes et artistes, peu ounocut “Station Service” que je possède, réalisé prou influencés par les principes personnels etpar Rabine à l’occasion du lancement du pre- les concepts créatifs de Kropivnitsky. Dans sonmier Spoutnik soviétique. Grâce à ces deux “Portrait d’une jeune fille” au style laconique etœuvres, nous possédons de précieux exemples frugal, et, à première vue dépersonnalisé, Vic-de cette période ou l’artiste décrivait la vie quo- tor Scherrer sut reconnaitre la main d’un destidienne des Soviétiques, avec ses baraque- plus grands artistes du mouvement non-confor-ments, ses échoppes et ses petits cafés. miste.Pour les idéologues du Parti et les autorités so- Dans la collection Scherrer, on trouve aussi lesviétiques, l’œuvre de Rabine s’avérait extrême- gravures de deux artistes qui, comme Zverev,ment gênante, avec ses thèmes “déplacés”, à Nemoukhine et Yakovlev, furent des amis trèsl’opposé du réalisme socialiste, et avec sa pers- proches : “Cathédrale à la chauve-souris”pective d’une inébranlable indépendance. Dès (1972) et “Tortue du Bosphore” (1969) delors, les autorités organisèrent à son encontre Dmitri Plavinsky et des feuilles de l’albumune campagne de persécution qui aboutit en “Anatomie des Sentiments” (1972) de Vladimir1975, au départ forcé de l’artiste et de la sa fa- Yankilevsky.mille. C’est à Paris qu’il vit et travaille depuisprès de 40 ans. Son fils, l’artiste Alexandre Ra-bine y mourut en 1994 et sa plus fidèle alliée,son épouse Valentina Kropivnitskaya y décédaen 2009. Plusieurs des dessins de Kropivnits-kaya, au style aussi élégant qu’aisément recon-naissable, font partie de la collection Scherrer.Le critique Alexandre Romer décrit éloquem-ment l’univers surréaliste créé par l’imaginationde Valentina. Aux côtés des œuvres de Nemu- 50


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