visible en transparence sous l’épiderme, et dont le corps auxformes arrondies nous rappelait celui de certains animaux (et enparticulier, en ce qui concerne l’hypertrichose du dos, celui desprimates) qui étaient reproduits ou photographiés dans nosbestiaires peuplés de monstres à la peau entièrement noircie depoils. Et depuis notre plus tendre enfance, il nous fallaitrégulièrement subir, l’hiver, le spectacle de ce corps assezmusclé, mais épais et à la pilosité luxuriante, qui était sidifférent du nôtre, et surtout infiniment plus fort que le nôtre, ceen quoi nous ne manquions pas de voir une attestationsupplémentaire de sa supériorité. À titre personnel, je mescandalisai très tôt de la différence de taille entre son sexe et lemien ; et je doutais que mon minuscule vermisseau rabougri soitun jour d’une longueur et d’un diamètre identiques, ignorantencore que la croissance affecte tous les organes, et ceux de lareproduction autant que les membres et tout le reste. Et jem’affligeai déjà en secret de ce que je ne pourrais pas davantagecompter sur mon père pour me consoler de cette injustice de lanature. Quand il était enfin entré dans la baignoire, nous étionsplus tranquilles, car il ne nous voyait pas, et il prenait toujoursson temps, à croire qu’il adorait vraiment le contact de l’eau.Cependant nous devions rester concentrés pendant toute ladurée de son bain. Souvent, et plus encore pendant les périodesde travail intense, il lui arrivait d’appeler un d’entre nous pour 95
qu’il lui frotte le dos ; ce qu’il ne pouvait faire seul comme dureste aucun être humain sur terre dépourvu d’une longue brossespéciale, et alors il était impératif de se précipiterimmédiatement dans la salle de bains, nous n’avions pas letemps de réfléchir et de nous demander qui d’entre nous troisétait le plus doué pour cette besogne, son appel impérieux criéà la cantonade ne souffrant aucun délai. Dans ces cas-là en règlegénérale les plus faibles sont les premiers désignés : mes frèresme poussaient dans le couloir et je devais, que cela me plût ounon, m’exécuter. La plupart du temps, je signalais par desgrimaces mon peu d’envie de jouer pendant dix minutes le rôlede valet qui m’incombait ; mais en réalité, je me serais biengardé d’en faire l’aveu, j’étais content d’avoir été forcé à merapprocher ainsi du corps de mon père que j’espérais ainsi au fildu temps apprivoiser grâce aux effets de cette promiscuitéprovisoire et un peu artificielle. Mais comme il était difficile depasser du doux pelage du furet, de ses câlins interminables, auxlongs poils rêches de mon père qui fidèle à sa froideur habituellerestait de marbre pendant que j’enduisais son dos de savon et lefrottais vigoureusement de mes fines menottes ! Je sentais bienqu’il aurait suffi que mon père soit un peu tendre pourqu’aussitôt disparaisse le vague dégoût que m’inspirait soncorps dénudé (son visage ne produisait pas le même effet), et jecrois même que j’aurais été tout à fait comblé si par jeu il 96
m’avait pris tout à coup dans ses bras et plongé à mon tour dansla mousse soyeuse de son bain. Mais mon père n’était pashomme à se laisser aller à de telles privautés avec ses fils : ilgardait ses distances, et peut-être qu’alors il lui était moinspénible, le moment venu, de nous corriger. Il n’aurait jamaisavoué, même sous la torture, que le contact de mes doigtsensavonnés était agréable et reposant, aussi bienfaisant qu’uneembrocation lénifiante sur une chair crispée : or je sais qu’ill’était ; et qu’il se lassait beaucoup moins vite de mes caressessensuelles que de celles, pataudes et brouillonnes, de mes frères,toujours plus pressés d’en finir. J’avais même réussi à inventerune manière particulière de le laver : en dessinant sur sa peau, àtravers ses poils, des cercles de plus en plus larges qui partantdu bas du dos remontaient jusqu’à la nuque et qui, si j’avaisvoulu je crois, aurait fini par l’endormir complètement. Jevoyais bien que de sévère et tendu qu’il était au début de laséance, il se faisait sous le fluide de mon épiderme plusindolent, comme dulcifié par mon massage. Quel pouvoir! Queldommage que je ne pouvais pas l’exercer à d’autres moments,surtout lorsqu’il était en colère ! Quand j’avais fini, ilm’ordonnait juste de disparaître. J’ai entendu enfant des milliersde fois ce mot prononcé d’un ton sec : disparais. Y a-t-ilexhortation plus obscure et plus terrible aux oreilles d’unbambin de sept ans ? Car je me demandais à chaque fois si je 97
devais juste disparaître de son champ de vision pour une heureou deux ; ou définitivement, mais alors comment, quelle voieemprunter pour atteindre ce point caché et secret où siègel’essence de l’être qui contenait tout ce que j’étais, son origineimmatérielle, la formule chimique dont j’étais issu, et le codepar lequel, sur un simple désir de ma volonté, je pourrais peut-être me dissoudre dans l’espace et le temps? J’ignorais la phrasemagique qui me permettrait de me volatiliser dans les limbes ;et du coup, il me semblait toujours que je vivais par ignorancedu moyen sûrement simple qui nous était, terriens, tous sansexception donné de nous soustraire à tout instant à la vie. Monpère lui appartenait à une autre espèce d’individus : ceux quidécident si telle ou telle autre personne doit demeurer vivante.J’avais une très haute idée de sa puissance. La certitude qu’ildisposait du contrôle de nos vies était un facteur d’angoisse etun motif de respect infini, mais aussi une souffrance permanentedont le furet était tout désigné sinon pour me guérir, tout dumoins pour me soulager en partie, mettant ainsi un peu de paixet d’aménité dans mon cœur tourmenté. Ma contribution épisodique aux ablutions de mon père,dont je surestimais le pouvoir, comme celui, subtil et profond,d’agir sous la peau aussi puissamment que quelque opérationchirurgicale définitive, avait pour mon imagination un effet 98
stimulant, convoquant en moi la vague espérance de voirs’atténuer sa sévérité excessive et faire place enfin à une autoritéde bon aloi. Je vivais alors quelques heures durant dans l’attenteimbécile d’un changement. Cela provoquait une excitation queje ne saurais mieux décrire qu’en la comparant au débordementd’un fleuve en crue ou à l’évaporation soudaine d’un voile debrume dans une vallée traversée par une cascade de rayonslumineux déchirant d’un coup l’opacité ouateuse. Parfois cedésir, mélangé à d’autres, me poursuivait jusque dans monsommeil. S’allumait la possibilité d’une autre vie, libre de touteangoisse, pure de cette crainte d’être soumis du matin au soir àla domination compressive d’un père miraculeusement adouci,métamorphosé, et aux petits soins avec ses enfants, sans plusaucun point commun avec ce gendarme inquisiteur qui nousmaintenait engrenés dans l’étau de sa discipline. Je vivais enrêve ce que la vie éveillée se refusait à me donner. Mais à cetteépoque j’étais aussi souvent sujet aux cauchemars. Au lieu des’embellir, la réalité s’assombrissait ; et notre sort s’aggravait,de nouvelles obligations se faisaient jour, plus contraignantesencore, et à la torture morale s’ajoutaient même des sévicesphysiques et des humiliations, comme de circuler nus dans levillage un dimanche après-midi et d’exposer ainsi notreanatomie chétive aux regards moqueurs des badauds ou encorede demeurer une soirée entière accroupis dans un coin du salon 99
le nez collé au mur et sans bouger. Je me réveillais en larmes etle dos mouillé de sueur avec une envie folle de me serrer contrequelqu’un ; mais mes frères profondément endormis dans leurpetit lit ne m’étaient d’aucun secours. Il ne m’aurait pas sembléabsurde, non, bien au contraire je crois même que pendant uncertain temps cette possibilité fut le corollaire de ceshallucinations nocturnes récurrentes, de trouver refuge dans lelit de mes parents au plus sombre de ces visions, entre ma mèreet mon père, elle endormie et lui éveillé, mais réconfortant, prêtà éloigner de mon esprit les images violentes qui le hantaient,même si mon père se trouvait être justement celui qui étaitresponsable par sa dureté extrême, ses menaces, ses éclats devoix, ses coups, de ces mauvais rêves où il apparaissait toujourssous un aspect par trop effrayant. Pénétrer en pleine nuit dans lachambre parentale était un acte horrible, inimaginable, bien plushorrible et bien plus incommensurable que la raison qui mepoussait à prendre cette décision et à renoncer à sonaccomplissement au moment de quitter mon lit. Jamais nousn’avions été invités à franchir cette barrière, et pourtant quoi deplus réparateur, de plus suave pour un enfant en proie à la fièvreet à ses désordres que de retrouver le confort protecteur de cettecouche partagée où la solitude des premières années del’existence n’est plus qu’un mauvais souvenir ? Mon pèrem’aurait-il accueilli comme je l’espérais sans animosité, 100
ouvrant même le drap pour que je me glisse bien vite entre lecorps mou et apathique de ma mère et ses jambes solides, quej’imaginais même pendant le repos ferme, chaudes etcaressantes ? Non, il m’aurait chassé dès qu’il aurait entendumon ombre s’approcher ou senti le contact de mon souffle ; etpeut-être m’aurait-il puni sévèrement d’avoir osé ainsim’aventurer nu dans ce lieu interdit de la maison dont nousétions définitivement exclus. C’est pourquoi retrouver tous lessoirs le furet était si important pour moi, et même vital : saprésence m’apportait le réconfort grâce auquel je pouvaiscontinuer à vivre à peu près normalement, et je crois que sanslui, sans nos séances quotidiennes de câlins, de baisers, et deléchage réciproque on aurait fini par se rendre compte autour demoi que j’étais préoccupé et triste. Je n’aurais pas voulu attirerl’attention de mon père de cette manière, lui qui avait besoin dese concentrer sur son travail, le moment aurait été mal choisi.De toute façon mon père ne prétendait souhaiter que notrebonheur et il n’aurait pas compris que nous ne fussions pasheureux, que l’un d’entre nous pût souffrir à cause de lui de sesprincipes, de ses règles utiles à son avis à notre épanouissementfutur. N’étais-je pas sensé accepter sa théorie selon laquelleseule une éducation stricte et répressive allait y pourvoirparfaitement? Cette théorie, n’avait-il pas cent fois expliqué sonbien-fondé ? Aucune idée ne vaut si elle n’est pas soutenue par 101
la conviction qu’elle est nécessaire, incontournable et mêmed’une importance vitale. Au bout de trois semaines se produisit un événementque nul d’entre nous n’aurait pu prédire. Le furet, encouragé parnos démonstrations journalières de confiance et d’affection,tandis qu’il se promenait tranquillement parmi les jouets quenous avions disposés sur le sol à son intention et dans le but dele divertir, sans aucun signe avant-coureur, et de la façon la plussubite et la plus inattendue, franchit sous nos yeux la porte de lachambre (celle d’Hugues) où nous nous tenions tous les troisassis par terre, fit quelques pas rapides dans le couloir, leva enl’air son beau minois avec en son ultime extrémité sonminuscule et adorable nez à la pigmentation rose et, alors quemon père s’essuyait dans la salle de bains avec une immenseserviette éponge, avant même que nous ayons pu intervenir ouavoir seulement le réflexe de le vouloir, se glissa par la porteentrouverte dans l’escalier du grenier et entreprit d’en gravir lesmarches une à une tandis que nous autres, cois de surprise,incapables de nous lever, restâmes immobiles, comme pétrifiés,la bouche ouverte et tout à fait impuissants. Nous entendîmesdans les secondes qui suivirent le bruit sec de ses petites pattessur le bois des marches. Mon père qui entre-temps s’étaitrhabillé sortit de la salle de bains d’un pas leste et disparut à son 102
tour dans l’atelier-grenier. S’écoulèrent plusieurs minutes aussilongues que la nuit du condamné qui attend d’être pendu auxpremières lueurs du jour. Ce que nous ressentîmes alors futindescriptible. Notre cœur se mit à cogner à coups rapides dansnos poitrines comprimées par la peur de voir mon père faireirruption dans la chambre et sans demander d’explications nousfouetter les reins avec la boucle de sa ceinture. À moins qu’il semunisse cette fois-ci d’une autre arme - d’un objet pointu ?- quilaisserait des traces sur nos peaux blanches si délicates, ou lesécorcherait? Le pire nous parut envisageable. Il nous semblautile de prévoir que la peine encourue serait plus terrible quetoutes les punitions subies jusqu’alors. Peut-être que notredernière heure était arrivée, notre crime en tout cas, d’unegravité innommable, méritait un châtiment exemplaire. Jecommençai à pleurer. Les larmes me venaient plus facilementencore qu’à cet âge tendre où l’on fond pour un rien et aumoindre prétexte. Mes frères n’eurent même pas le courage deme consoler, tant ils étaient eux-mêmes affaiblis et tremblants,tendus de tout leur corps dans l’attente de cet instant redouté oùmon père entrerait noir de fureur pour assouvir sur nous unejuste colère. Il avait sûrement raison : nous lui avions désobéi,menti, nous l’avions effrontément trompé, et amené presquejusque sous son nez l’objet de notre tromperie, mais n’était-ilpas légitime d’avoir voulu attirer à nous par ce moyen détourné 103
l’attention d’un être aimant qu’il refusait lui d’offrir à notrebesoin irrépressible de tendresse ? Dans ma consciences’affrontaient ces deux forces contraires : l’une me dictait quemon père devait se conformer au rôle qui lui était dévolu par lanature ; l’autre que nul principe universel, fût-il fondé sur dessiècles d’apprentissage, ne pouvait s’appliquer aveuglément àtous les êtres de la création, et que notre géniteur devait tenircompte de notre grande sensibilité et de notre non moins grandefragilité avant de nous traiter comme des garçons prétendumentsolides. Il nous devait ce minimum de discernement qui fait lesbons pédagogues et les bons précepteurs. Aucun enfant n’étantidentique à un autre ; la prudence ne doit-elle pas guider celuiqui s’est désigné pour l’accompagner sur le chemin de la vied’une manière qui soit conforme à ses aspirations et qui nebrime ses talents ni n’étouffe son cœur ? Notre père ignoraitnotre soif d’affection ; il méprisait notre penchant pour cetteintimité familière et ces étreintes tendres que les plus petitsreçoivent si volontiers de la part de leur papa dans ces momentsd’épanchement et de confiance qui leur insuffle la sensationdélicieuse d’être une partie de celui qui les protège, et les couvrede ses caresses tout en écoutant le discours de leur âme. Maisrien ne nous était donné, nulle manifestation d’amour, ni enactes ni en paroles, jamais. Oui, peut-être avions-nousfinalement fait exprès de provoquer cette situation dangereuse ; 104
et ce qui arrivait là, la disparition du furet dans le grenier,n’était-ce pas voulu par notre volonté inconsciente de mettreenfin notre père devant l’évidence d’un échec à nous dire et ànous montrer qu’il nous aimait? Mais pourquoi était-ce si long ? Nous attendîmes au moins une demi-heure dans lachambre de Hugues, debout sur nos jambes flageolantes etserrés en un seul bloc compact, la correction que mon père allaitnous administrer dès que le furet daignerait se montrer. Àl’évidence, il s’était caché : était-il si intelligent qu’il avait sentià quel point il était périlleux de se manifester dans ce lieuinterdit où nous n’avions nous autres jamais eu encore le droitde pénétrer ? Soudain nous entendîmes un bruit, suivi du sond’une voix familière venant d’en bas : c’était Bertrand quivenait nous apporter des œufs et une volaille. Ma mère appelamon père qui descendit promptement les marches et fut enl’espace de quelques secondes dans la cuisine où il accueillitson ami. Lorsque Bertrand venait à la maison, mon pèreabandonnait son travail sur le champ. Nous reprîmes unerespiration normale. Nous avions au moins une heure devantnous. Qu’on me permette se souligner que Bertrand était bienla seule personne qui jouissait chez nous d’une si grande estime, 105
et suscitait chez mon père une certaine admiration, ce qui m’atoujours étonné de sa part, lui qui distribuait avec beaucoup deparcimonie son affection et nourrissait à l’égard des gens, quelsqu’ils soient, une méfiance de principe qui tournait souvent aumépris hautain ou à l’indifférence selon les cas et leur niveau denotoriété. Ses visites le réjouissaient par-dessus tout. Il estpossible que ne se targuant d’aucun talent particulier et neprétendant à n’être rien d’autre que ce qu’il était, Bertrandtrouvait aux yeux de mon père cette grâce qu’il refusait à ceuxqui avaient des prétentions, des titres, et jouissaient à lacampagne d’une quelconque réputation ou possédaient desbiens en quantité considérable. Il est vrai que sa simplicité, sonnaturel, sa gaieté inébranlable et permanente étaient touchants.Quoique grand et fort, d’une stature presque massive, sedégageait de sa personne une légèreté, comme un fluidebienfaisant qui vous laissait sur l’impression d’une vie facile,claire et linéaire ; et cette aura lumineuse qui flottait autour delui et exprimait la simplicité de son être, nous entraînait(presque malgré nous) dans un courant de joie, d’espoir etd’insouciance. Je crois que c’est précisément cela qui attiraitmon père : Bertrand semblait imperméable au doute. Mon pèredevait envier secrètement chez son ami cette placidité à touteépreuve dans laquelle il voyait sûrement le symptôme d’unflegme inné que les revers de la vie ne pourraient amoindrir. 106
Le rire de Bertrand, d’un rayonnement solaire, inondaitnotre maison et ravissait nos cœurs. À chaque fois qu’il nousrendait visite, il restait au moins deux heures, prenait l’apéritif,parlait inlassablement, la ferme, les récoltes, les animaux, lepersonnel, les perspectives et les projets, tout y passait, commesi sa vie et celle de son épouse n’avaient recélé aucun secret,comme si elle eût été une chose publique, transparente etjoyeuse, exposable au grand jour. En général nous venionsl’écouter, nous nous regroupions autour de lui dans la cuisine,même si nous sentions toujours que mon père désapprouvaitnotre présence, craignant peut-être alors vaguement que nedevienne trop patente à nos yeux la griserie qu’il éprouvait àentendre sa palabre. Ou bien comprenait-il que Bertrand était unmodèle parfait pour nous aussi, et que sa gentillesse aurait eusur nous, s’il avait pris la place de notre géniteur, une influencepositive, qu’il eût fait fonction de grand frère autant que de père,que nous l’aimions pour cela ? Nous n’aurions pas tiré avantagede son indulgence en nous montrant espiègles ou intrépides, endevenant d’épouvantables bambins, bien au contraire ; nousl’aurions adulé et respecté au-delà même de ce qu’il estpossible. D’où venait que celui qui paraissait si bien fait pour cerôle n’était pas encore papa ? Et pourquoi cette absence neternissait-elle pas l’humeur si constamment joviale de cecouple ? Mais malgré l’espèce de fascination tendre que 107
Bertrand nous inspirait, et malgré les questions indiscrètes quedans notre immense naïveté nous rêvions de lui poser (avecl’espoir égoïste qu’il nous avouerait que nous étions, nous, lesenfants qu’il n’aurait jamais), ce jour-là nous restâmes dansnotre chambre, ce qui certainement fit l’affaire de notre père quine nous invita pas à les rejoindre. Il fut décidé que l’un d’entre nous devrait monter augrenier récupérer le furet qui s’y était réfugié. Comme onpouvait s’y attendre, c’est moi qui fus désigné au prétextequ’étant le plus petit de taille je pourrais aisément me glisserderrière les toiles et dans les recoins bas pour attraper notre amipeut-être tapi entre une solive et le plancher. N’avais-je pas desmains minuscules ? Des bras presque aussi fins que nos règlesd’écolier ? N’étais-je pas agile comme un chat ? Je ne cherchaipas à m’opposer à cette décision, car outre mon aptitude à mefaufiler partout, et dans les endroits les moins accessibles, jetenais le haut du pavé en matière de docilité, et mes frères quime connaissaient bien n’avaient aucune honte à en abuser.J’ouvris donc ce soir-là la porte de l’atelier paternel. Le monde pictural qui s’offrit à mes regards me parut,je crois bien, très étrange ; plus singulier en tout cas et plusénigmatique que la réalité ordinaire, mais également plus 108
uniforme dans ses dominantes chromatiques parmi lesquelles lebleu, cette couleur froide par excellence, incontestablements’imposait dans toutes les œuvres suivant des variations subtilesqui auraient mérité, mais l’inspection des toiles n’était pas leprétexte de ma visite, un examen prolongé et plus approfondi àla pleine lumière du jour. En vérité, j’eus peur de ce que jedécouvris, même si cette peur ne m’empêcha pas d’avancer lelong de ces multiples dessins tracés par une imagination quilivrait aux regards une construction maîtrisée et géométriqueque personne, même un homme doué d’une intelligencesupérieure, et a fortiori aucun enfant, ne pouvait comprendre ;et du reste avait-elle vocation à être analysée et comprise, si cen’était par des esprits avisés? On voyait partout une profusionde traits, un surgissement de lignes droites interminables quisemblaient vouloir déborder du cadre, mais se trouvaient enquelque sorte stoppées abruptement dans leur course, desperspectives vertigineuses tronquées, des gouffres quis’évasaient, débouchant sur d’autres trouées plongeantes quirivalisaient de profondeur avec l’immensité de l’infini sidéralou de toute autre étendue immesurable du macrocosme. Cesenchevêtrements de formes (exécutées à l’aide de pinceaux finsavec une dextérité remarquable) qui figuraient tantôt destriangles, tantôt des rectangles ou des carrés, s’élevaient ouchutaient à la verticale dans d’interminables abysses, car dans 109
cette galaxie imaginaire tout semblait rectiligne, sans rondeursni spirales, sans courbes gracieuses, arabesques fantasques ouautres volutes évanescentes, et il était frappant de voir aussiqu’aucun être humain n’y était représenté dans nul lieuordinaire de la vie terrestre. Du reste, y avait-il un seul endroitoù l’on ait pu demeurer à l’aise parmi ces cubes, ces losanges etces droites fuyantes, comme il est possible de le faire là où setrouvent des quantités d’oxygène suffisantes? J’en fus un peusurpris, ne se dégageait de ces dessins aucune impression derévolte ; et nulle envie non plus de représenter un antimondemeilleur ou parfait ; c’était, sur des mètres carrés (les toilesétaient parfois volumineuses) juste un espace lacéré par un fouetlançant à l’aveugle dans le vide sa lanière cinglante trempéed’huile. Ces tableaux avaient, dans la distance qu’ils mettaiententre eux et la réalité que je connaissais, aussi quelque chose detrès effrayant pour une sensibilité comme la mienne, parce queje n’y trouvai, moi, que des fantaisies parfaitement inutiles etmême tout à fait gratuites. Comment une telle production était-elle justifiable ? Il y avait donc quelque chose qui, à mon sens,et autant que je pouvais en juger du haut de mes sept ans, étaittroublant et expliquait sans doute le peu d’intérêt que l’art demon père suscitait dans le milieu fermé des amateurs depeinture. Il émanait de ces espaces traversés de lignes tracéescomme autant de flèches jetées dans le bleu du ciel et qui 110
semblaient défier sa vaste puissance en menaçant même del’anéantir, mais transparaissant sous l’unicité trop parfaite entrel’œuvre et le maître pour qu’on la croie fortuite, une violencequi me dérangeait, me terrorisait même, violence abstraite sansaucun doute, et conforme en cela à son univers guerrier etinsaisissable, et qui sûrement était la marque de fabrique del’artiste, sa signature, son mode d’expression personnelle. Cetteviolence était la concrétisation d’un désir dont j’avais tropsouvent perçu dans notre existence quotidienne lesmanifestations tangibles : celui de ne rien laisser lui échapper etde se montrer en toute circonstance le plus fort et le plusimpitoyable. Comment la volonté de domination du peintre devenuesujet même du tableau, sa raison d’être, son unique justification,comment les efforts trop visibles de maîtrise de la matièrepouvaient-ils toucher les fibres sensibles de l’observateur,stimuler son imagination et se dérober à son sens critique? Autrechose encore : comment ces toiles peintes dans une pièce si maléclairée pouvaient-elles se hisser au rang d’œuvresimpérissables ? Mon père dans la haute idée qu’il avait de sespouvoirs semblait avoir décidé non de se nourrir de la lumièrenaturelle du jour céleste, peut-être trop ordinaire pour lui, maisplutôt de fabriquer dans la presque pénombre de ce grenier uneclarté artificielle, extraite de son intelligence créatrice, 111
tourbillon de feu composé d’atomes jaillissant d’un gouffreobscur dont il grattait le vernis charbonneux pour parvenir àcette brillance éblouissante de l’étincelle, mais qui n’étaitqu’une clarté amoindrie, posée là comme un brasillementélectrique, pâle reflet de la lumière authentique. Ainsi sadéfiance à l’égard du monde et son manque d’humilité lepoussaient-il à inventer des nuances de bleu (la couleur de lachair frappée !) qui, allant du céruléen enténébré au turquoisesolaire et jusqu’à la diaphane blancheur du jour, témoignaientmoins de son talent de peintre que de ses efforts pour rivaliserpar le biais de l’art avec la perfection naturelle de toute chosecréée, c’est-à-dire en fin de compte à se prendre pour Dieu ! Jefus très déçu et commençai à trembler. Il y avait dans ce que jedécouvrais comme rassemblés, stylisés, tous ses défauts, tousses excès, les débordements et les explosions de son caractèrequi se trouvaient ainsi par ce processus d’élévation que l’artinduisait, légitimés, magnifiés, portés aux nues, et mêmesacralisés. J’aurais aimé découvrir avec émerveillement dansles tableaux de mon père des formes et des thèmes en ruptureavec cette image qu’il donnait de lui-même, car elle m’irritait.Elle était détestable et fausse. Oui, fausse. Quelle preuve avais-je après tout qu’il ne mentait pas aussi dans ses productions,qu’il était tout à fait sincère lorsqu’il travaillait reclus dans sonantre close, par crainte de se montrer tel qu’il était au tréfonds 112
de son âme, peut-être un homme faible et chaleureux, aimant ettendre, sensuel et rongé de désirs, mais obligé de jouer un rôle,d’incarner contre les inclinations de sa nature ce personnageaustère et intraitable, y compris pendant ces moments desolitude où il n’avait aucune raison objective de ne pas êtrevrai ? Pourquoi se dérober à soi-même, céder au pouvoir d’unepudeur qui entravait cette aspiration bien légitime de toutcréateur à se dire? Pourquoi faisait-il preuve devant nous, dansles moments intimes de la vie, de tant d’impudeur, contre l’avisde ma mère qui s’offusquait qu’on nous obligeât à la subir, pourse montrer par ailleurs si réfractaire en art à se dévoiler et às’exhiber? Et si ces lignes et ces constellations géométriquescompliquées n’étaient que des camouflages, si tout l’art de monpère n’était qu’une dissimulation habile, une brillanteimposture, l’aveu déguisé d’une impuissance à révéler sa natureau monde, l’attestation artistique, l’estampille d’une hontecachée, inavouable, même pas un simulacre de vie? Jegrelottais, j’étais transi, mais fier d’avoir réussi ce qu’aucun demes frères n’avait fait avant moi : franchir cette barrière,déambuler dans ce labyrinthe interdit et terrible des œuvrespaternelles et fait l’effort d’en saisir la quintessence. Mais quepouvais-je faire pour le sortir de là ? Lui permettre d’être cepeintre aimé pour la beauté de ses œuvres et non l’auteur detoiles rebutantes et compliquées face auxquelles l’imagination 113
démissionnait et le cœur se cabrait? Cet art voulait-il réparerune imperfection originelle, réhabiliter le pouvoir de l’espritcontre celui du corps et de la matière, affirmer haut et fort quece que l’on voudrait être aux yeux de tous compte plus que ceque l’on est ? Etait-ce là un credo vénérable pour un peintretalentueux? Lui qui donnait tant de leçons aux autres sur leurmanière de peindre, d’où venait qu’il avait choisi de ne pasmettre sa vie en jeu et de se préserver ? C’était l’œuvre d’unhomme torturé qui se mentait à lui-même. Et cependant jevoulais tant le sauver ; et du même coup nous sauver nousaussi ! Je ne trouvai pas notre furet : il avait disparu. Dans maconscience effrayée d’enfant, je dus supposer qu’une toilel’avait dévoré et qu’il ne restait plus de lui qu’une poudre éparseen suspension dans l’éther des espaces infinis. Au bout d’uneheure, j’annonçai à mes frères que j’avais décidé de ma propreinitiative d’arrêter les recherches. Bertrand qui ne décollait plusde sa chaise téléphona à sa femme qui le rejoignit à la maisondans une robe claire de citadine ; ma mère s’extasia longuement.Nous dînâmes copieusement tous les sept. Bertrand inspirait àmon père une sympathie si vive qu’il ne pouvait s’empêcher dele congratuler à tout propos. Tout ce qu’il faisait, ses initiativeset ses idées, quoique souvent simples, l’enthousiasmaient. 114
Mon père lui donnait à tout instant de petites tapes affectueusessur l’épaule ; au moment de le quitter, lui serrait la main en lamaintenant longuement dans la sienne. Nous étions, aurions-nous osé l’avouer, jaloux de ces signes extérieursd’attachement. Vers vingt-deux heures, ils prirent congé. Mamère descendit à la cave pour porter à manger au furet, mais elleremonta bien vite un peu affolée en criant qu’il avait disparu.Mon père expliqua qu’il avait dû se faire la belle en empruntantun des couloirs creusés dans le sol par la colonie de rats qui soitdit en passant avait selon lui de toute façon été décimée. Le furetétait donc parti à un moment où il s’apprêtait à redevenir unfardeau : il s’en félicita. Nous montâmes nous coucher sansbroncher. Je dormis très mal. Les journées qui suivirent comptent parmi les pluséprouvantes de toute mon enfance, et j’y inclus celles où je dusaffronter la dureté d’un père frustré par l’enchaînement deséchecs et qui offrait à sa famille contrite une figure désabusée,l’air hargneux de quelqu’un qui va manger tout le monde. Maisau moment de la disparition du furet, mon père n’ayant déjà plusd’énergie excédentaire à évacuer, son travail et surtoutl’urgence où il se trouvait d’achever sa collection avant lagrande tournée d’août étaient devenus la priorité absolue ; etl’art, ce rocher de Sisyphe qu’il poussait devant lui au prix 115
d’efforts surhumains et avec une ardeur presque démente,alimentait une rage muette, rentrée, qui se fixait sur un seulobjet et nous mettait provisoirement hors du champ de mire deson agressivité. Du statut de victimes, nous passâmes à celui detransparents anonymes ; et nous eûmes la faiblesse parfois de ledéplorer. Nous n’étions plus son souffre-douleur, cette plainedocile que le vent fielleux de son amertume pouvait envahirselon ses besoins et son envie de se répandre, nous étionsdevenus de simples fantômes dans une maison où plus rienn’avait d’importance pour notre chef de tribu que la nécessitéd’en finir avec une vaste et épuisante entreprise qui le vidait, lerendait hagard et fiévreux. Et néanmoins malgré ce régimed’indifférence, nous étions perclus d’angoisse ; celles nourriespar l’attente du moment fatidique où le scandale de notre fauteéclaterait au grand jour, sans parler des conséquencesimmédiates de cette révélation tonitruante, la pluie de coups surnos cuisses dénudées, les gifles, l’impossibilité d’y échapperdans une chambre transformée en salle de torture et quimaintiendrait captifs nos supplications désespérées et leshurlements aigus de notre souffrance. Au fil des jours, à mesureque grandissait notre frayeur, nous fûmes envahis par un désirqui nous mit mal à l’aise : et si le furet pressentant le malheurqu’engendrerait son retour avait décidé de quitter la maison etd’élire domicile ailleurs ? Mais bientôt le chagrin, de l’avoir 116
perdu nous fit regretter nos prières secrètes appelant à sadisparition définitive ; et nous recommençâmes à souhaiter detoutes nos forces qu’il revienne parmi nous, ou tout du moinsqu’il nous donne rapidement un signe de vie. Nous étionsconvaincus qu’il était doté d’une intelligence suffisante pournous épargner le désastre d’une réapparition publique ; qu’ilsaurait se montrer discret, d’abord dans notre intérêt, puis pourson propre compte, car il serait le premier à en pâtir sid’aventure il se livrait du jour au lendemain aux yeux de tout lemonde en supposant que chacun allait forcément s’en réjouir.Si son intelligence ne l’éclairait pas, son intuition serait sonmeilleur guide. Contrairement à notre père qui se voulaitrationnel dans ses décisions et ses agissements (si l’on met decôté ses accès de folie) et ne laissait pas les sentiments agir enlieu et place de la lumineuse raison, le furet se fiait souvent à sasensibilité et à la part d’incontrôlable de sa nature, ce qui avaiteu parfois pour effet de nous désarçonner. Pouvait-on espérerqu’une fois de plus il laisserait s’exprimer son instinct qui nemanquerait pas de lui susurrer qu’il valait mieux resterprovisoirement dans l’ombre, comme le fait tout animal sentantprès de lui la présence d’un prédateur sur le point de l’attaquer.Mais où était-il ? Comment s’y prenait-il pour survivre ? Etd’abord ceci : avait-il réussi à sortir de l’atelier par un orificecomme il y en a dans tous les greniers des maisons, ou bien se 117
trouvait-il encore caché derrière une toile (ou à l’intérieur sil’avait survécu à une chute dans un abîme bleu?) sans oserbouger, terrorisé par le vertigineux entrecroisement de lignesoppressantes comme des barreaux de prison? S’il était derrièreune toile, pourquoi ne l’avais-je donc pas découvert ? Pourquelle raison sentant que je m’approchais avait-il omis de sesignaler ? Toutes nos questions restaient sans réponse. Nostentatives d’explication n’aboutissaient qu’à d’improbablesconjectures qui nous incitaient à conclure que notre cher furetétait bien plus imprévisible encore que nous l’avions supposé,et peut-être moins tributaire de notre affection : cela nouscontraria beaucoup. S’il est vrai que les humains s’attachent auxbêtes, serait-il excessif de penser que les animaux aiment leshommes avec une sincérité et une fidélité identiques ? Nous étions tiraillés entre deux sentimentscontradictoires : d’un côté, puissante était notre aspiration à voirnotre cher furet resurgir au plus vite, car il nous manquait, et jedoutais qu’il puisse survivre longtemps parmi des toilesdéprimantes seul caché dans un grenier, sans nourriture et privéde notre affection ; et d’un autre, tout portait désormais à croireque mon père, dès qu’il le découvrirait, comprendraitinstantanément que nous avions organisé son évasion, et aprèsune raclée géante, sûrement la plus virulente jamais subie, sans 118
parler du train d’humiliations que ma peur imaginait luisuccéder, instaurerait un régime de sanctions et de privationssans précédent qui rendrait notre vie difficile pour plusieurssemaines, voire plusieurs mois peut-être. Après l’école je passaiplus de temps dans la grange de Marcel Lebeau au milieu desanimaux de la ferme qui semblaient compatir à ma douleur : jen’étais plus aussi pressé de rentrer à la maison. Mes frères quiarrivaient plus tard, avaient en descendant du, car de ramassageun air dépité, et je lisais aussi sur leur visage la terreur quesuscitait une crainte justifiée, celle d’être pris à partie par notrepère furibond armé de sa redoutable ceinture en cuir. Lacertitude que plus rien de toute façon ne serait comme avantnous attristait profondément. Ma mère se rendit compte quenous avions perdu notre jovialité habituelle et attribua notreapathie à la disparition soudaine de notre animal de compagnieauquel elle nous savait attachés. Le seul espoir qui nousempêchait de sombrer définitivement dans une morositéincurable était le miracle d’un retour discret du furet dans unede nos chambres. Ne serait-il pas possible alors, si mon père nes’était aperçu de rien, mais il nous faudrait du hasard par nossupplications convoquer maints ressorts favorables, de leramener à la cave et de l’y laisser avec quelques réserves denourriture en attendant que l’un de nos deux parents découvrepar hasard sa présence ? Dès que mon père quittait le grenier 119
pour se rendre aux toilettes ou dans la salle de bains, nous étionsaux aguets, prêts à récupérer notre ami et pourquoi pas à legarder une nuit entière à nos côtés, sous le drap du lit. Noussavions que notre joie alors serait si grande que nous perdrionsdans l’instant en le voyant toute envie de le sermonner. Cetteespérance d’un dénouement heureux, ajoutée aux interrogationstorturantes évoquées à l’instant, nous mettait dans la situationambiguë de l’accusé qui va se présenter devant le juge : son sortest indécis, il oscille entre l’ivresse de l’acquittement et laterreur de l’incarcération. Mais ce miracle ne se produisit pas ;et mon sommeil fut le premier à en pâtir qui, lorsqu’il nem’abandonnait pas, me replongeait dans le drame de quelquescène de représailles d’où je finissais par m’échapper le corpsensanglanté et parfois même mutilé dans mes parties chastes. Ainsi ma vie possédait tout ce dont une petite existencepeut se repaître en matière d’inquiétudes et d’épouvante à lapensée des malheurs à venir pour devenir tout à fait sordide ; etne plus jamais céder à la douce insouciance de la tendre enfance.Je franchis un pas supplémentaire dans l’âge, découvrant aveceffroi cette période par laquelle tout être doit passer, mais sansl’aveuglement que met dans nos yeux en général l’idéepréconçue d’une ère prospère et heureuse, conscient que j’enavais sûrement terminé avec le confort de l’observation passive, 120
le silence douillet où se vautre celui qui est toujours trop jeunepour agir, parler, se mêler des affaires sérieuses et adopter despositions nettes ; et dont la sensibilité encore en formation estdans cet état brut, inachevé et qui immunise contre les émotionsfortes, les emportements et toutes les variations de l’humeur.On n’a jamais vu un garçonnet monter sur ses grands chevauxou tomber dans un désespoir noir pour une peccadille. Maischez l’adolescent le tissu émotionnel est devenu poreux ; engrandissant l’être se fragilise ; augmente sa résistance auxchocs, mais se développe aussi son goût de la souffrance. Ils’emporte pour un rien et subit les mouvements oscillatoires deson cœur incertain et changeant : il devient imprévisible,hypocondriaque, au pire caractériel. Il pleure avec ravissement,cultive la tristesse et l’alanguissement. Je m’engageai dans cettevoie nouvelle. À ma mère n’échappa pas que j’étais en train dechanger, prématurément. Pas sur le plan physique, là je pouvaisencore faire illusion ; mais ma jovialité s’étiolait, je perdaiscomme une fleur caressée par une bise trop violente sa fragileraideur ; et devenait une nature précocement morose, sujette àla déprime et frappée d’apathie. Au seuil de grandir, jem’effondrai. Commencèrent à se faire jour des transformationsnouvelles (je passe sur la mélancolie naissante, devenue selonl’avis maternel trop visible pour qu’on n’en fît point cas, etqu’une joie tout aussi soudaine pouvait effacer, faisant de moi 121
à présent un enfant inquiet, que ma mère toujours avec celyrisme qui nous enchantait -mais je ne dirais pas qu’enl’occurrence je fus flatté d’avoir été ainsi par elle découvert-qualifiait volontiers, jamais cependant devant mon père qui nel’aurait pas supporté, confondant tous mes états en un seul quiles aurait synthétisés, d’hypersensible), dont la plus sournoisefut sans aucun doute la mue de ma peau jusqu’alors d’unedouceur de lait, et qui non seulement s’endurcit, mais encore semit à exhaler en certaines parties de mon corps, surtout cellesque cachaient les vêtements, une odeur acide et pénétrante desplus désagréables. Jusqu’alors je n’avais jamais rechigné àsentir vibrer sur mon épiderme le fumet piquant de la sudationanimale, mêlé aux vapeurs de leurs déjections, bien aucontraire ; car il m’appartenait à tout moment de le chasser enme frottant vigoureusement au savon de Marseille, etj’éprouvais même beaucoup de plaisir à garder parfoislongtemps presque comme une partie de moi-même, à fleur demon écorce physique, ce mélange odoriférant qui mepoursuivait comme poursuivait mon cœur le souvenir desmoments tendres passés à l’étable. Ce parfum subtil, qued’autres aurait qualifié de nauséabond, était somme touteinoffensif et évanescent, et je pouvais en disposer à ma guise. Ilen allait tout autrement de mes propres émanations qui, profitantde cet effet d’endormissement des narines trop habituées à une 122
odeur pour la sentir encore, se répandaient hors de moi à moninsu jour et nuit et sans que je fusse d’aucune façon incommodépar leur présence nocive. Cet effluve opiniâtre, de quel foyercorrompu s’exhalait-il, quittant son siège infecté et remontant àtravers mes pores pour se dissoudre dans l’air pur et le vicier ?En réaction à cet envahissement insidieux, je commençai à melaver plus que d’ordinaire. Cela fut compliqué, car nousn’avions droit qu’à un seul bain par semaine, ce qui m’obligeaità me dévêtir entièrement un jour sur deux devant mes frèreshilares (mon père qui surgissait parfois pour vérifier que je nefaisais pas l’idiot -souriant lui aussi devant ce corps blanc,glabre et invertébré- nous interdisait de nous enfermer pendantnos ablutions devant le lavabo et de nous cacher derrière la portejuste rabattue, Dieu sait quel jeu stupide pouvait nous passer parla tête !). Je ressentais une sorte de contamination qui me donnal’impression d’être perpétuellement sale et perpétuellementcoupable de quelque forfait, outre celui que nous avions commistous les trois et qui était impardonnable. Il me sembla que jerespirais la faute. Mon père, lorsqu’il s’approchait de moi,paraissait éprouver une gêne olfactive : la pestilence metrahissait. Il prit l’habitude de retrousser les narines, commelorsqu’elles détectent une forte puanteur ; et de mon côté,comme j’avais la curieuse impression d’être responsable de cenouveau réflexe répulsif, je me mis à l’éviter, ce qui me permit 123
de constater (et à ma grande surprise !), rien qu’en l’observantà distance, que sa manie de remonter nerveusement les naseauxperdurait même quand il était à plusieurs mètres de moi, et jefus aussitôt rassuré. Jusqu’au jour (il arriva rapidement) où monpère, alors que nous venions de nous laver les mains et que nousavions passé avec succès le test de propreté sans rien remarquerd’anormal sur son visage ou dans son attitude, tandis que mamère s’apprêtait à poser sur la table dans un plat creux enarcopal cinq croustillants feuilletés au fromage qui dégageaientune odeur savoureuse, en proie à un indescriptible accablements’assit, dans un bruit sec de bardât qu’on jette à terre, sur lachaise qui se trouvait devant son assiette encore vide, et déclarad’une voix terrible qui résonna jusque dans le fond de nos cœursque cela sentait le rat crevé dans le grenier. Nos jeunes oreilles n’avaient jamais rien entendu deplus terrifiant. Un frissonnement glacé couru sur nos brasgraciles s’immobilisa dans le creux raidi de notre nuque, et nosjambes courtes qui flottaient sous l’assise de notre chaisedevinrent aussi tremblantes que des lambeaux de dentelle enplein vent. Je crois que nous prîmes instantanément l’aspectlamentable de petits mouflets étriqués sur le point d’avouer leurmisérable forfait. Nos visages, comment ne pas voir qu’ilsétaient devenus aussi pâles que la nappe en tergal, et nos yeux 124
fautifs mouillés déjà par le regret? Notre posture coupable nousdispensait même de tonitruants aveux. Nous venions decomprendre tous les trois qu’il s’agissait-là d’une déclarationaux conséquences incalculables, semblable dans son pouvoird’anéantissement moral aux annonces qui précèdent les guerres,les exils forcés ou les exécutions capitales, et qu’elle s’adressaitexclusivement à nous trois ; mais que nous n’étions pas encore,bien que nous n’ayons guère d’illusion sur la durée de ce répit,par celui qui venait à l’instant de la porter à notre connaissanceidentifiables comme les vrais responsables de ce drame, ce quiexpliquait l’indifférence de notre père à notre égard et l’espècede désarroi presque comique avec lequel il tenait lui aussi sa têtepenchée au-dessus de son assiette sans dire un seul mot, alorsqu’il aurait dû, pensions-nous en ce moment chacun en soi-même, envoyer valser la nappe en tergal, les chaises, la vaisselleet tout ce qui allait lui tomber sous la main dans un accès defureur, nous bondir dessus de toute la force de sa colère, et puisnous dérouiller copieusement. Nous le méritions, oh oui ! Maisson abattement provisoirement nous protégeait du pire. C’estma mère qui brisa ce silence qui nous parut interminable endemandant à notre père des explications qui ne se firent paslongtemps désirer. Il avait hésité à l’admettre, tant la chose luiavait semblé improbable ; mais à présent c’était certain, d’uneévidence si absolue qu’elle s’imposait à l’esprit et aux sens 125
contre toutes les résistances de la raison, un rat était crevéquelque part dans le grenier et cela puait méchamment dans toutl’atelier. Terrorisés, déconfits, nous n’osions toujours rien dire(comme nous aurions aimé être ailleurs ou en finir rapidementd’une manière ou d’une autre!), paralysés devant notre assietteoù ma mère déposa un feuilleté au fromage dans lequel nousplantâmes, dans notre hâte à dissimuler notre frayeur, notrefourchette et la lame de notre couteau. On ne peut être plustorturé lorsqu’on se retrouve en enfer au terme d’une vietumultueuse marquée par la faute et le déshonneur. Nousdemeurâmes pendant tout le repas aussi muets que des tombes,mangeant sans bruit, comme groggy, et aucun appétit. Parfoisnous nous regardions en vitesse, du coin de l’œil, et noussavions en croisant furtivement son regard ce que l’autre pensaitet se disait en soi-même : es-tu celui qui va parler, es-tu celuiqui, perdant toute témérité, va oser lui dire, dans les larmes etles sanglots, dire à notre père accablé, triste et inquiet, pour nouslibérer tous les trois du poids de cette erreur, que ce n’est pas unrat qui est mort dans le grenier et se décompose, un vulgaire rat,non ; mais notre cher furet, notre animal de compagnie adoré,ce petit être chéri au pelage si doux qui nous a tant donné et tantappris sur nous-mêmes et que nous ne nous lasserons jamais devénérer! N’est-il pas mort aujourd’hui du fait de notre légèreté,de la défaillance de notre acharnement, de notre trop prompt, 126
trop facile abandon, de notre manque cuisant d’héroïsme ? Ainsinous avions engendré coup sur coup deux malheurs : celui quiavait emporté la vie de notre compagnon, et à présent celui quise propageait insidieusement, mais irrémédiablement dansl’atelier paternel. De son côté mon père, invité par ma mère à seconfier et visiblement soulagé d’oser enfin parler de ceproblème qui, avoua-t-il, ne lui laissait plus de repos, serépandit en précisions supplémentaires. 127
Il ne pouvait s’agir selon lui que d’un rat (ou deplusieurs ?) chassé(s) par le redoutable prédateur qu’était lefuret. Un rat, de nature rusée et habile, peut se hisser dans lesétages supérieurs d’une maison en empruntant un cheminsecret, connu de lui seul ; non par désir curieux d’explorerl’espace vital des hommes, mais pour s’établir dans un lieu horsd’atteinte de celui qui menace à tout moment de le dévorer. Ils’accusa d’avoir lui-même incité le furet à chasser tous lesrongeurs au point de les faire fuir jusque sous les toits. Certes,il n’y avait plus un seul rat à la cave ; mais combien s’étaientréfugiés dans le grenier ; et combien s’y décomposaient ? Àaucun moment il n’évoqua la possibilité que l’animal mort pûtêtre le furet lui-même. Mon père était certain qu’il s’était évadé,persuadé qu’il avait retrouvé ainsi dans les champs une viesauvage qui correspondait à sa véritable nature (il n’avaittoujours pas vraiment accepté ou compris qu’un furet est unanimal domestique). Quel intérêt aurait-il eu à s’éloigner ainside son terrain de chasse ? Toute la soirée il fut question de cetteodeur nauséabonde de cadavre qui se distillait dans l’air, maisdont il était impossible de déterminer avec précision la sourceexacte. Et cela préoccupait mon père au-delà de toute autrechose, car si on ne savait où se trouvait la bête morte, ou lesmultiples carcasses, alors on ne pouvait intervenir : on ne sauraitpar où commencer les recherches. 128
Le lendemain mon père affolé appela Bertrand quitrouva plausible l’hypothèse selon laquelle un rat effarouchéavait dû s’enfuir, ou plusieurs rongeurs, à moins que ce fût unoiseau? Il ne crut pas un seul instant que ce pût être autre chose.Il rassura mon père en lui garantissant que ce désagrémentpassager ne serait bientôt plus qu’un mauvais souvenir. À lacampagne, au-dehors comme à l’intérieur des habitations,toutes sortes de surprises survenaient, parfois les plusinattendues, il fallait faire face. Les animaux avaient plusd’audace qu’on l’imaginait ; ils pénétraient partout, ouvraientles portes, les fenêtres, trouvaient refuge dans la chaleur deslogis, et finissaient chez nous par se sentir chez eux. C’étaitainsi. Rien, lui, ne semblait jamais l’ébranler. Au contraire demon père qui faisait à présent des efforts de moins en moinsdiscrets pour essayer d’offrir l’image d’un homme serein ; etqui maîtrise encore la situation. Il invita Bertrand à se rendrecompte par lui-même sur place de la gêne occasionnée par lesrelents de viande putréfiée. Mon père avait recouvert toutes lestoiles d’un drap afin d’éviter qu’elles s’en s’imprègnent, et pourune autre raison (à mon avis) qu’il omit sciemment dementionner devant lui : il n’aurait pas voulu que Bertrand lesvoie, sûrement parce qu’il se doutait qu’elles ne lui plairaientpas. Bertrand resta à déjeuner, seul cette fois-ci. Le repas futanimé ; on parla un peu d’autre chose, et pas seulement de ce 129
qui tracassait mon père. Du reste, c’était bien pire qu’un simpletracas : c’était devenu une torture, une de ces tortures vissées àla conscience et qui ne vous lâche plus, qui empêche de dormir,de penser, et aussi de créer avec cet esprit libéré, cettedisponibilité de l’âme si nécessaire à tout travail artistique. Monpère qualifia cette période qui commençait de passage à vide.En réalité, ce qui arrivait était catastrophique, et l’optimisme deBertrand, sa jovialité inépuisable, son moral d’acier, leshistoires futiles qu’il racontait sans autre intention que de nousdivertir n’y changeraient rien. On vit se faire jour entre les deuxhommes des différences d’appréciation des faits qui révélèrentles tendances opposées de leur personnalité : mon père qui avaittoujours devant son ami joué les fier-à-bras se laissait gagnerpar l’angoisse ; tandis que Bertrand égal à lui-même, avec sonimperturbable sourire, sa balourdise parfois un peudéconcertante, qui ne prenait pas la juste mesure de ce malheur,car sa nature sans profondeur ne pouvait que laisser glisser surelle ce qui sur d’autres, plus fragiles, plus sensibles, surtout, parun phénomène d’infiltration, contaminait les recoins les plusspongieux de la conscience (il est vrai qu’il le touchait de moinsprès), campait pour ainsi dire sur ses positions optimistes et nese déparait pas de son inexorable bonne humeur qui je crois, cejour-là, puis dans les jours qui suivirent, finit par agacerréellement mon père, alors que d’ordinaire elle le distrayait et 130
l’enthousiasmait. Mon père jugeait inadmissible que lamaisonnée fût préoccupée par autre chose que ce problème ;nous étions tous sensés y songer sans cesse. Le ciel aurait pu luitomber sur la tête, Bertrand eût gardé, n’était-ce pas commel’avait souvent dit mon père lui-même ce qui rendait si agréablesa compagnie, une sorte de fraîcheur, de disponibilité, quitoujours nous avait ravis ; mais à présent, dans les circonstancesdramatiques aux conséquences incalculables auxquelles monpère était confronté, face à l’énormité de ce drame, cettefraîcheur devenait tout bonnement exaspérante. Je remarquaique mon père lui jeta à plusieurs reprises des regards sévères,aussi peu aimables et même aussi sombres que ceux qu’iladressait parfois à ma mère lorsqu’il était en colère après elle,mais pas encore au point de le lui dire ouvertement ou de semettre à crier comme il savait si bien le faire dès que sanervosité devenait incontrôlable, ce qui n’était pas si fréquent.Il eut beaucoup moins de gestes amicaux pour Bertrand, maisce dernier sembla ne pas s’en apercevoir, et encore moins enprendre ombrage. Je notai que mon père d’habitude expansifjusqu’à l’exubérance avec son meilleur ami était aussi à certainsmoments un peu froid, et légèrement ironique dans ses propos ;avec modération toutefois, sûrement parce qu’il ne pouvait sepermettre d’afficher trop ostensiblement l’agacement que luiinspirait l’invariabilité de sa joie astrale. Peut-être Bertrand prit- 131
il cela comme la conséquence logique de ce qui venait d’arriver,une sorte d’effet collatéral inévitable, et se comporta-t-il commesi rien n’avait changé pour ne pas aggraver une aigreur biennaturelle? En tout cas mon père n’était plus le même homme,cela était certain, malgré l’ardeur qu’il mettait encore à ledissimuler, car il était toujours soucieux de l’impression qu’ilproduisait sur autrui, et il haïssait les faibles qui perdent pied àla moindre catastrophe. D’abord, mort d’inquiétude, il parlaitvite, sans discontinuer, et fatiguait tout le monde ; il n’avaitjamais été si bavard et jamais aussi peu attentif aux autres. Ilrevenait sans cesse sur l’effet désastreux de ces remuglesirrespirables. Il espérait sûrement -à en juger d’après sa retenueet sa patience contrainte à l’égard de son ami- que Bertrand,inspiré et ingénieux, résoudrait rapidement ce problème. C’étaitla première fois que mon père toujours si entreprenant mettaitson destin dans des mains étrangères, quoique bienveillantes.De notre côté nous en avions marre de l’entendre répéter toutela journée la même chose. Nos oreilles étaient comme un estomac gavé d’huilerance et prêt à vomir. Il est vrai que l’odeur était obsédante,entêtante, immonde ; et je crois bien qu’en quelques jours ellefaillit le rendre fou. 132
En tout cas elle le força à renoncer plus vite qu’il levoulait à toute activité créatrice, et à réorganiser complètementses journées. Il s’autorisa quelques sorties en voiture deux outrois après-midi de suite, mais refusa d’emmener ma mère quiaurait bien aimé faire un tour et se changer un peu les idées. SaFord (son moteur ?) avait sur ses nerfs un formidable pouvoird’apaisement. Mais dès qu’il était rentré, il redevenait irascible,et recommençait à dévider son amertume à se voir ainsi réduità ne plus travailler et à fuir sa propre maison trois heures pasjour. Pendant une semaine, nous nous demandâmes pourquoimon père ne prenait aucune disposition concrète dans le but dese débarrasser de ce fléau. N’était-ce pas une façon d’espérerqu’un miracle le ferait prochainement disparaître ? Il rappela Bertrand qui vint à nouveau chez nous,simplement vêtu d’un short et de grosses chaussures danslesquelles il devait terriblement transpirer. Il se planta devant lasalle de bains et nous demanda comment nous pouvions dormirdans les chambres du premier étage au milieu d’une tellepestilence. Ma mère eut cet air pincé qu’on prend lorsqu’on estgêné et chercha des yeux une table sous laquelle elle aurait puprovisoirement disparaître. Bertrand se lança alors dans unelongue énumération des solutions possibles qui nous anéantit.Mon père en l’entendant expliquer qu’il serait peut-être 133
nécessaire de retirer toute la laine de verre fixée entre les solivesde la charpente dans l’hypothèse où l’animal mort (au singulierou au pluriel) se trouvait dans la partie la plus haute du grenier,regarda autour de lui pour voir s’il y avait une chaise ; maiscomme ma mère l’avait constaté quelques secondes auparavant,on ne pouvait dans ce large corridor ni s’asseoir ni se cacher.Mes regards étaient sans arrêt rivés sur lui. Sa première réactionfut de demander à Bertrand -n’était-il pas lui un bricoleurémérite- ? s’il pouvait lui rendre le service de faire ce travaildont il savait combien il était fastidieux et même pénible, maisqui requérait une habileté manuelle que lui ne possédait pas.Cela était pour lui, pour mon père, littéralement au-dessus deses forces, remarque que je trouvai très singulière dans labouche d’un homme qu’aucun obstacle par principe ne rebutait.Et lorsque Bertrand lui expliqua sans même paraître un tant soitpeu navré qu’il ne pourrait jamais le faire lui-même à cause duramassage des foins qui ne souffrait aucun délai, car la chaleurdes derniers jours avait parfaitement séché l’herbe coupée ; etallait-on attendre, quelle erreur, que le retour de la pluiedétrempe les bottes ficelées et rende la récolte inexploitable ?On ne devait jamais remettre à plus tard la collecte des foins,adage paysan universel. Évidemment cela supposait, ajoutaBertrand d’une voix experte, assortissant sa suggestion d’unample et désinvolte geste de la main, que mon père débarrasse 134
d’abord tout ce qui encombre le grenier, et la collision frontalede ces deux expressions malheureuses (débarrasser etencombrer), lorsqu’elle vola aux oreilles de mon père déjà àmoitié abasourdi, dut augmenter de manière significative sonaccablement et le regret que rien n’avait été prévu à cet endroit,fauteuil, chaise ou canapé, pour s’effondrer avec dignité. Mamère se rendit compte que mon père venait de piquer un phare ;mais, comme moi, elle dut s’étonner qu’il ne réagisse pas, sescandalise ou proteste. Il y avait maintenant en lui quelquechose de mou, d’inopérant ; et je m’étonnai aussi qu’il fûtdevenu en quelques jours si long à la détente, lui qui avaittoujours eu le sens de la répartie, un aplomb formidable, ce quijustifiait d’ailleurs la crainte respectueuse qu’il inspirait àautrui. Elle proposa pour faire diversion qu’on descende dans lacuisine, ce que nous fîmes aussitôt tous ensemble. Bertrand butpresque coup sur coup trois apéritifs et mon père lui demandaune cigarette : à son regard je vis que ma mère trouvait cetteidée désastreuse, ce qu’elle se permit de lâcher à table plus tardquand Bertrand fut parti. Mon père ne jugea pas utile decommenter ce reproche et continua sans broncher à manger sonflan franco-russe au caramel d’un air morose. Il avait arrêté defumer depuis trois ans et ma mère en était bien satisfaite, maisn’y avait-il pas un risque pour lui de recommencer s’ilsuccombait soudain à la tentation de renouer avec ce plaisir ? 135
Mon père en sirotant son troisième verre (une manienouvelle chez lui de faire cul sec avec des alcools forts) déclaraqu’il transporterait dès le lendemain l’ensemble de la collectionà la cave ainsi que son chevalet et la grosse boîte en métal quicontenait ses tubes de peinture. Bertrand expliqua qu’ilconnaissait au moins deux artisans qui accepteraient peut-êtrede déclouer le plafond et d’arracher la laine de verre pour unprix raisonnable. Ce soir-là mes parents discutèrent jusqu’àminuit dans leur chambre, si fort que cela m’empêcha dem’endormir. Lassé de ce bruyant murmure je me glissai dans lachambre de Hugues et le réveillai pour lui demander si jepouvais me coucher dans son lit. Il ne répondit pas, je gageaiqu’il était d’accord. Hugues s’avérait souvent, dans lesmoments difficiles, plus compréhensif que Raphaël. Depuis quele furet était mort, et surtout depuis que mon père semblaittellement préoccupé qu’il ne remarquait plus notre existence,nous commencions à nous permettre toutes sortes de chosesqu’en temps normal mon père interdisait, comme de se blottircontre le corps endormi de son frère ou de jouer aux billes decinq à sept dans le corridor où il avait sous nos yeux faillis’évanouir. Finalement j’étais assez satisfait du tour que prenait cedrame qui tournait à l’avantage de tout le monde, y compris de 136
mon père qui était, lui, loin de s’en douter. Si dans les jours quiavaient suivi l’annonce de la mort du furet j’avais étécomplètement déprimé et amorphe, luttant presque nuit et jourcontre la douleur physique du manque, je sentais queprogressivement je reprenais vie, espoir et confiance en notredestinée. Certes pour la première fois j’avais perdu un être cheret je souffrais d’autant plus atrocement que je portais à égalitéavec mes frères la responsabilité de sa disparition. Nous nousétions comportés tous les trois comme d’abjectes égoïstespréoccupés par l’envie de satisfaire un besoin, au mépris desdangers qui menaçaient celui que nous avions traité comme unvulgaire joujou dans un espace qu’il avait voulu fuir pouréchapper au diktat oppressant de notre affection tyrannique. Cechoc émotionnel m’avait propulsé dans ce qu’on nommecommunément l’âge ingrat ou l’adolescence dont je découvraisprécocement les affres et l’étourdissement. Mais en vieillissantainsi en peu de temps de quelques années, ma perception dumonde et des êtres, ce dont je me réjouissais, avait évolué, etj’étais devenu plus attentif, et sûrement plus intelligent ; ce quime permettait de déceler avec une acuité agrandie les faiblesseset les désirs de chacun. Fort de ce talent nouveau d’observateur perspicace jedécortiquai tous les changements d’attitude qui découlaient de 137
cette situation et remarquai que c’était surtout mon père chezqui la mort du furet -et sa lente décomposition quelque partentre la couche de laine de verre et le plafond en bois - avait eules effets les plus marquants. Non pas, comme on pourrait pu lepenser, qu’elle l’eût changé radicalement, dans la constitutionquintessentielle de son être, je m’explique : sous l’influence deces circonstances, prétendument terribles pour lui et sa carrière,il semblait plutôt que quelque chose qui était enfoui en luiremontait à la surface, quelque chose d’intime, d’ancien qu’ilavait tenu au secret et qui jusqu’alors n’avait pu s’extraire delui-même. Il était un peu comme une taupe qui, repued’obscurité, vient prendre sous le ciel un bain de lumière. Parexemple, comme il n’était plus obsédé par son devoir paternelde nous donner sans cesse la bonne marche à suivre, de nouséduquer à coups de principes souvent empruntés à d’autres etde se poser devant nous comme un modèle parfait, il exprimait,distrait par le malheur qui le frappait, des idées pluspersonnelles, parfois aux antipodes de ses convictionshabituelles ou qui s’en éloignaient ; et faisait paraître dans legeste, la voix ou l’attitude un peu de cette fragilité si délicatequ’il avait toujours eu tendance à occulter devant nous, parcrainte, j’imagine, que nous l’imitions, et qui ressemblaitétrangement à cette manière si singulière et si légère qu’il avaitde se dévêtir sous nos yeux avant de se glisser dans la baignoire 138
avec la souplesse aérienne d’un danseur. Il avait perdu de saraideur, il n’était plus tout à fait ce patriarche au pouvoirinébranlable. Il cessait d’être ce géant invincible ; sa carapacese fissurait. Il commençait à dévoiler -mais avait-il conscienceque devenu plus mâture je le voyais ?- ce qu’il était vraiment :un homme certes égocentrique, mais aussi sensible, hésitant,timide ; rongé par la peur de ne pas parvenir au bout de sonprojet artistique, et ainsi de ne pas être reconnu et de fairemauvaise impression sur les galeristes influents qui une fois deplus n’auraient peut-être pour ses productions qu’un mépriscourtois. Mais pourquoi n’avait-il alors jusqu’ici rien fait pourleur plaire ? Mon père ne voyait-il donc pas que sa peintureabstruse était invendable parce que rien de vrai, de sincère et detouchant pour l’œil et le cœur n’y était exprimé? Ce père obtus,brutal, sévère, était-il absurde d’imaginer enfin qu’il allait peuà peu s’amadouer, non par l’effet d’un effort volontaire, maisparce que l’humanité qu’il portait en lui, réveillée par ce coupdu sort, comme la gentillesse et l’indulgence, la patience et latolérance, s’imposerait d’elle-même comme la seule attitudepossible, cessant bientôt d’être à ses yeux un signe de faiblesse ?Toutefois cette transformation que je percevais au fil des jours(et qui me remplissait de bonheur) était loin tout de même d’être 139
satisfaisante dans la mesure où, si elle rendait mon père plusdoux, moins agressif, elle ne contribuait pas encore vraiment àle rapprocher de nous. Il effeuillait son âme, certes, mais àdistance ; et cela ne faisait qu’augmenter mon désir de merapprocher de lui. Jamais pendant les séances de lavage de dosje n’ai autant espéré qu’il me murmure à l’oreille qu’il seraitbientôt capable de me rendre au centuple mes discrets efforts detendresse (il fallait toujours être tendre avec lui sans que setrahisse la volonté de l’être). La mort du furet, le pourrissementpestilentiel qui en découlait, l’enfermait dans une bulle ; et s’ilen parlait toute la journée, il restait inabordable, comme frappéde surdité et de cécité. Je craignais une seule chose : que toutrentre dans l’ordre du jour au lendemain et que mon pèreredevienne comme avant. Non, cela eût été pire que tout, mêmesi parfois l’affaiblissement de son caractère me faisait redouterqu’en ayant moins peur de lui ne diminue aussi par ricochet lerespect qu’il m’inspirait, qu’inspire toujours n’importe où celuiqui domine, celui qui est tissé de fils d’acier et mène son mondepar la voix, le verbe ou le fouet ; ou a fortiori par les trois enmême temps. Mais ce que je redoutais n’arriva pas. Comme lapuanteur continuait de se répandre dans toute la maison (bienque la porte du grenier fût maintenant fermée à clé) et sur leconseil de Bertrand, nous fîmes appel à un artisan du village, et 140
cette initiative raviva pour quelques heures notre angoisse denous retrouver face au cadavre à moitié décomposé de notrecher furet, et non pas de celui de n’importe quel vulgaire rat decave comme mon père le croyait. Mais ne suffisait-il pas dansl’hypothèse après tout peu probable où nous serions tenuséventuellement pour responsables, d’expliquer que le furetaffamé avait dû vouloir tenter sa chance ailleurs ? Qu’il étaittombé dans un piège en essayant de courser une proie ? Quejamais nous n’aurions pris l’initiative de l’arracher à sonnouveau domaine où il se sentait si heureux ? Restait à savoirquelle attitude ma mère adopterait : ne lui avait pas échappénotre manège avec le furet que nous trimbalions de la cave auxchambres et des chambres à la cave le soir. Mais pourquoijusqu’à présent n’avait-elle rien dit ? Comment fallait-ilinterpréter son silence ? Elle avait remarqué elle aussi que tousces changements chez mon père auguraient peut-être debouleversements à venir plus profonds encore et qu’après cetteépreuve, avec de la chance, son mari d’un caractère rugueuxdeviendrait enfin un père affectueux, attentif et tendre ; et elles’en réjouissait d’avance. Je conseillai mes frères : lorsqu’onexhiberait la fourrure mitée de notre doux ami, ne pas fondre enlarmes, juste prendre un air surpris ; et le tour était joué. Detoute façon, notre culpabilité n’irait pas forcément de soi, carmon père, dans ses multiples conjectures, soutenu en cela par 141
son ami Bertrand, n’avait jamais subodoré qu’on ait pu amenernous-mêmes l’animal dans son atelier. La collection fut entre les mains précautionneuses demon père descendue à la cave tandis que nous étions à l’école.Lorsque nous rentrâmes à la fin de la journée à la maison, monpère était déjà au travail, mais nous eûmes la délicatesse de nepas l’observer par l’unique vasistas étroit ouvert dans le mur, enbas, juste à droite du perron. Vers huit heures, avant le repas,l’inspection des mains fut moins rigoureuse. Pendant le dîner ilse plaignit mollement de ce qu’il devait laisser la lumièreallumée, malgré la force du soleil ; et il nous confia, très enverve, que cela se ressentait dans sa peinture, mais pasforcément de manière négative. Il ajouta qu’il avait plus deplace et que ce n’était pas plus mal. Il ne nous fut pas donnéd’en savoir davantage ce soir-là. En tout cas j’étais satisfait,n’était-ce pas une excellente nouvelle, qu’il laisse la clartépénétrer dans ses œuvres, fût-elle artificielle ? C’était un début.Raphaël se hasarda à parler à table ; mon père ne le rabroua pascomme il avait l’habitude de le faire. Le visage de mon pèreétait figé, blanchi par l’insomnie, étiré d’angoisse. Et ses yeuxrougis et comme rétrécis semblaient nous dire : regardez-moi,n’avez-vous pas pitié de ma souffrance ? Après manger il courutdans le salon se chercher un cigare et annonça officiellement 142
qu’il avait l’intention de se remettre à fumer la Gauloise dèsdemain. Ma mère qui se tenait au bout de la table devant la piled’assiettes, prit celle du dessus qui contenait les os (nous avionsdîné d’un gros lapin) et les jeta dans la poubelle. Elle pinçait salèvre inférieure avec ses dents ; elle faisait toujours cela quandelle brûlait d’envie de dire quelque chose et qu’elle le gardaitpour elle finalement. Pour ma part, j’étais très heureux de savoir qu’il allaitrecommencer à fumer, il avait toujours l’air plus gentil avec unecigarette. Eugène Bordu se présenta le lendemain aux auroresdevant la grille en bleu de travail. Le prix de sa tâche avait éténégocié la veille au téléphone. Le chantier durerait une semaine,pas davantage. C’était un homme simple au visage couperosé etqui vous regardait droit dans les yeux, Monsieur Bordu. Onsentait une intelligence discrète et efficace, un esprit vif, uncaractère tonique et une personnalité affirmée, mais saprincipale qualité était sans conteste le courage. Une rumeurmalveillante lui prêtait des vices secrets, une légère addiction àl’alcool, une aventure lointaine avec une mineure d’un autrevillage. Menuisier de formation, il se débrouillait dans tous lescorps de métier, la plomberie, la maçonnerie, la peinture et sinécessaire réparait aussi les toitures et même les moteurs de 143
voiture. Tout le monde le connaissait et lui faisait confiance. Ilétait accompagné de son fils Gilles, âgé de seize ans ; jeremarquai tout de suite son gros visage sanguin qui respiraitl’insolence, un visage de poupon posé sur la charpenteplantureuse d’un corps d’homme ; une curiosité provisoire de lanature sans aucun doute. Il était rusé, empoté et laid, aussi laidque son père à qui pourtant il ne ressemblait pas, ni de taille nide complexion, ni de rien d’autre d’ailleurs, comme je devaisrapidement le constater, si ce n’est peut-être par ce goût -oubliéchez son géniteur rangé- de l’illicite. Comme nous étions àl’école dans la journée, nous ne voyions Eugène Bordu et sonfils que deux heures en fin de journée. Rapidement mes frèreset moi nous découvrîmes que le plus grand plaisir de Gilles étaitde faire en cachette tout ce qui lui était strictement interdit parson père. Le médecin de la famille, suite à un malaise del’adolescent, ayant diagnostiqué un diabète sévère, Gillesn’avait plus le droit de manger de sucre. Il descendait souventprendre l’air (manipuler la laine de verre peut générer à lalongue une gêne respiratoire, une sensation d’étouffement, cequ’il expliquait en prenant un air vaguement souffreteux) etvenait se cacher derrière la maison où nous le rejoignions pourle regarder se gaver de bonbons cachés dans ses poches. Quand ses grosses mains ôtaient le papier d’emballage,le spectacle de ses yeux brillants était touchant, au moins aussi 144
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