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Published by contact, 2015-10-18 17:32:36

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ceux que ma mère avait déposés dans la corbeille à linge sale.De sorte que les gens, parfois, quand ils nous apercevaient deloin, comme nous avions la même démarche, pour peu qu’ilneige, ou dans cette lumière intermédiaire entre le déclin du jouret les premières ténèbres nappées de blanc, nous confondaient.J’aurais voulu que cette période de notre vie ne s’arrête jamais,qu’on finisse par ne plus savoir qui des deux était le fils, lequelde ces corps avait engendré l’autre. Mais mon père changea à nouveau de folie, troquant cedivertissement contre une nouvelle tocade, dans ce désirpermanent de ne pas rester figé dans une posture, attaché à unehabitude, toujours mu par cette soif pathologique d’avancer. Puis des années s’écoulèrent, d’autres encore, plusieursdécennies. Elles furent meilleures encore que les précédentesdans le sens où sa notoriété s’accrut et les expositions de sesœuvres se multiplièrent, attirant toujours plus de curieux etd’acheteurs, sans parler de ces visiteurs snobs qui ne rateraientpour rien au monde tel artiste en vogue, celui dont on fait grandcas dans les magazines et qu’on estime dans certaines sphèrescultivées incontournables ; meilleures aussi parce que je pus entoute quiétude vénérer mon père, que mes frères, lassés de leurspropres moqueries, de leurs quolibets, du régime d’intimidation 295

physique qu’ils avaient instauré et qu’avait fini par désamorcerla menace d’une violente contre-attaque, l’aimer sans craindreque rien ne l’éloigne, ou que quelqu’un (quelqu’une ?) nel’arrache à moi ; exercer une influence qui alla grandissante surses choix artistiques, sur la direction de sa carrière et sur lamanière de se présenter au reste du monde. Je fus le premier à publier un ouvrage de vulgarisationqui a aujourd’hui encore tient lieu de référence absolue, et danslequel j’expliquai dans un vocabulaire simple, et, je crois, unstyle tout à fait accessible, en quoi la peinture de mon père estnovatrice, originale et universelle. Ce livre m’a mobilisépendant deux ans presque jour et nuit. Un critique malveillantn’y a vu que l’affabulation d’un esprit détraqué. Certes, je lereconnais, j’ai passé sous silence notre goût commun duconfort, les vacances dans les palaces de Cancun, la BentleyArnage, les dîners somptuaires au Marriott, tout cela ne cadraitpas avec l’image de l’écorché, du baroudeur des cités, del’artiste errant et désargenté. De toute façon rien ne me seraitplus désagréable qu’on puisse, à la lecture de ce livre, savoir quiil est vraiment. J’ai construit une légende avec, je crois, unecertaine habileté. Interviewé à la radio et à la télévision pourparler de cet ouvrage, j’ai répété inlassablement que j’y avaisconsigné toutes mes observations ; par contre j’ai, par pudeur, 296

déconnecté mon analyse des éléments autobiographiques tropprécis qui auraient pu l’étayer, et livré au monde unemystification que l’on a pris pour argent comptant. C’est unchoix que j’assume complètement. Je n’ai jamais imaginéexpliquer dans un ouvrage sérieux que tous les bouleversementsdans la vie de mon père, et sa célébrité est directementimputable à leurs effets, étaient liés à la présence pendantquelques semaines, chez nous, d’un furet. Je passe sous silenceses tendances exhibitionnistes (de quoi notre société sipudibonde l’aurait-elle encore accusé ?), son machisme, sonfétichisme automobile et sa peur hypertrophique de la mort.J’explique preuves à l’appui que figurative à l’excès, sa peintureest le résultat d’un choc frontal, halluciné, et requinquant, entrele monde réel et le rêve d’un artiste, une fantasmagoriepuissante, une sorte d’hymne poétique en l’honneur del’imagination, de son pouvoir contre celui sclérosant deschoses, de la réalité terne et déprimante qui se présente à nosyeux et qu’il sublime. Elle nous repose de cela, de la laideur, dela monotonie, par un gai chatoiement, une farandoleinterrompue de couleurs qui célèbrent une modernité joyeuse.Elle est un voyage permanent dans l’imaginaire, dans letourbillon de l’architecture urbaine et ses audacieux délires,avec ses œuvres d’art surdimensionnées, ses passages auxplafonds décorés de fresques somptueuses, ses ruptures 297

permanentes de la perspective, ses contrastes de couleurs,d’époque et de style ; ses minuscules éclats de ciel, ses vitrinessaturées de lumière, ses barres de néon cerclées d’un flashblanc, ses coulées de poudre scintillante sous les réverbères, sesimmeubles vertigineux dressés en lignes rouges, en droites grispâle, où des fenêtres comme un alignement régulier de petitesplaques de métal argenté gravitant jusqu’à l’infini célestedessinent des centaines de carrés sombres qui se reflètent surl’asphalte et les vitres brillantes des autres immeubles, ses ruesinondées d’électricité ! Ô le bonheur des loisirs, l’avènement del’automobile, le croisement de l’horizontal et du vertical, leurimbrication heureuse dans un monde géométrique résolumentengageant, qui nous aspire dans ses béances, nous tire par lebras jusqu’à ses hauteurs étourdissantes ou nous fait glisser lelong du trait continu de ses rues dans le néant, ou chavirer parla multitude de ses surprises et de ses perfections ! Cette peinture nous montre ce que nous ne voyons pas,et ce qu’aucune photo ne pourra jamais capturer. Elle nousinvite à porter sur notre époque un autre regard, sur ses excès,sa vitalité débordante, son obsession à laisser une trace visibledans le paysage. Mais elle est aussi une sorte de création idéale,de perfection plastique, d’utopie. Le triomphe absolu de labeauté, la justification des efforts acharnés de millions de 298

générations humaines pour laisser une trace valable de leurpassage sur terre. Mon père peint ce que lui souffle son âme,une âme qui s’envole, qui désire et qui pense, et surtout qui voitl’invisible. Ses toiles sont fantomatiques, à la foisprosaïquement réalistes et surréelles, artistiques et divines.Peut-être que tout cela n’est que la métaphore d’un désirinavoué ; que ces villes, qui sait, sont des femmes (hélas !), avecleurs mystères éternels, leurs charmes, leur fallacieuxmaquillage, leur habilité à corrompre les hommes faibles avecleurs appâts doucereux ; et que mon père y exprime tout ledésarroi de l’homme frustré devant l’inconnu, l’inaccessible ;ou encore que ce monde matériel, mais dense, foisonnant, n’estque l’illustration de notre peur ancestrale du vide, l’objet de lapeur et la peur elle-même ? C’est peut-être pour cela que monpère ne voulait pas peintre des passants, des gens ordinaires(bien qu’il ait sur mon conseil accepté de le faire, après que j’ai,contre mon gré, renoncé à rêver d’un art exclusivement dédié àla représentation de notre complicité) : car ces villes sont deshommes et des femmes sous une forme sublimée. Maiscomment expliquer cela au public ? Comment dire à ceux quis’interrogent, ce que vous voyez n’est pas ce que vous voyez, etvous ne le comprendrez jamais, car une part de toute œuvregardera toujours son mystère. Et pourquoi mon père aurait-ilalors choisi de ne pas représenter les êtres humains tels que 299

notre œil les voit, mais opté pour ce moyen détourné ? Pournous aider à élever notre intelligence, comme j’ai grandi moi enessayant de marcher dans le sillon tracé par son génie ? Est-ceque je ne pousse pas les choses trop loin ? Comment parler dece que parfois je ne comprends pas toujours moi-même ? Ma belle érudition ne me permet pas de résoudre toutesles énigmes. Tout ce qui touche à mon père, et à son art, n’estqu’une somme de questions irrésolues. Pourquoi tantd’obsession à essayer de le cerner au plus près, lui, justementlui, et personne d’autre ? Pourquoi est-ce que je n’en sauraisjamais assez sur lui ? Pourquoi est-il l’objet de toutes mesinterrogations ? D’où vient cette adoration qui me lie à ses défis,à ses rêves, à ses pensées, à ses incertitudes, à tout son êtrecomplexe, amour assez puissant pour qu’il m’ait permis, contrema propre nature, de devenir cet homme apparemment fort,redouté même, charmeur à ses heures et compétent, lors que toutme prédestinait à demeurer un fils soumis et terne, manipulableà l’excès et sans opinion personnelle, et un prestidigitateurhonorable, mais qui ne réussira jamais à irradier dans son âmeune lumière assez puissante pour l’éclairer tout à fait ? Ôregrets, les artistes géniaux n’ont jamais des enfants assezgrands, assez intelligents, assez sensibles ; et surtout capablesde les comprendre ! 300

Aujourd’hui mon père est âgé de presque soixante-dixans et sa renommée internationale. Nous vivons sur les hauteursde la ville, dans le quartier des Palmes, où il a acheté sur monconseil il y a quinze ans une magnifique villa art déco de vingt-deux pièces. Quand nous nous y sommes installés, mon pèrem’a demandé si je voulais qu’il fasse aménager le premierétage, c’est-à-dire créer une seconde cuisine et une secondesalle de séjour, comme un deuxième appartement à l’intérieurde la demeure princière, une suite dans ce château de marbreblanc, aux fenêtres ornées d’arabesques en fer forgé, mais j’airefusé catégoriquement, je ne vois pas l’intérêt de m’installerseul dans mon chez moi, cela n’aurait aucun sens, me séparerde lui, ne plus partager aussi directement sa vie, et dénaturer cepalais, abattre les cloisons, impensable. Ensemble nous faisonschaque jour le tour du parc, évoquons cette époque formidableoù, jeune encore, alerte, fougueux, il m’emmenait avec luiparcourir les rues de la ville à la recherche d’images, commed’autres vont munis d’un filet attraper des papillons avec l’idéesous-jacente de tracer plus tard sur une toile vierge desperspectives fuyantes de paysages urbains. Nous nous posonsquelques minutes sur le banc de pierre qui fait face au jardind’hiver dont nous découvrons avec un ravissement inépuisableles hautes plantes aux sinuosités irrégulières, vertes et sainesdans leur cage chaude, et dont les larges feuilles se tendent vers 301

la lumière du ciel. Il travaille quatre heures par jour, davantageje refuse, il n’insiste pas, m’écoute, lâche son pinceau et se laveles mains. Alors c’est le retour à des activités plus prosaïques,par exemple séance télévision dans le grand salon, histoire derester en contact avec le monde ; lecture des journaux, écriturede mails, de courriers en tout genre. Quand une toile estterminée, je la porte dans la grande pièce dédiée au stockage desœuvres, au deuxième étage, dont j’ai fait condamner les deuxfenêtres et que protège une lourde porte blindée. Je porte la clésur moi nuit et jour. Les amis qui nous rendent visite n’ont pasle droit d’y pénétrer. Je leur interdis aussi de jeter un coup d’œilsur les tableaux encore inachevés (ils pourraient lesphotographier à mon insu avec leur téléphone portable), il y ena toujours au moins deux ou trois dans l’atelier de mon père, etje leur demande aussi instamment de ne pas questionner l’artistesur le travail en cours. Du matin au soir je suis là avec lui, à suivre ses pas, àl’entourer de mon affection vigilante, porté vers lui par matendre prévenance, ce qui donne du grain à moudre à ceux quipensent que je l’étouffe, que je le prive de sa liberté d’agir. Jecontrôle rigoureusement, dans le souci quasi maternel de sonbien-être, de la préservation de sa santé, la nourriture qu’ilingère, soucieux autant de sa diversité que de l’équilibre de ses 302

composants, les vins qu’il boit, qui doivent être capiteux,fruités, mais ne pas entêter, ne pas porter préjudice à saconcentration, à sa forme, à son génie créateur, et toujoursversés dans des proportions raisonnables dans des verres encristal que j’ai choisis moi-même lorsque j’ai décidé derenouveler la vaisselle et le linge de table et sur lesquels j’ai faitgraver, et dépensé une fortune pour cette jolie folie, nosprénoms, comme deux rameaux de vigne enchevêtrés. Car jem’occupe à présent également seul de tous les problèmesd’intendance, règlement des factures, comptabilité domestique,commande et livraison du ravitaillement, élaboration desmenus, et je donne chaque matin les consignes de travail à Évaet à Michel (responsable de l’entretien du parc). Quand de grostravaux de maintenance ou de rénovation s’imposent, je prendscontact avec les artisans, je fais établir des devis, je surveille lechantier. Le soir, après le massage, je lui apporte une infusionde verveine dans une tasse en porcelaine de Saxe dorée à l’orfin. Je glisse un coussin derrière son dos. Au-dessus de nos têtestrône le veilleur insomniaque flottant dans une zoneintermédiaire entre fantasme et autodérision. Ses contrastes decouleurs sont comme une source lumineuse plus vive que lefaible éclairage de la lampe de chevet au chapeau de papier deriz. C’est notre moment de détente, notre quart d’heure detendresse partagée. J’étends mes jambes sur les draps à ses 303

côtés. Parfois je souris, il ne me demande pas pourquoi, ausouvenir fugitif de ce qu’il fut. Je regarde alors avecattendrissement ce père bardé de gloire, auréolé dereconnaissance, admis de son vivant dans la société restreintedes intouchables. Il pose sa tête contre ma poitrine qui sesoulève au rythme lent de ma respiration, et je repense alors àmes séances de câlin avec notre furet dans notre maison. Papa-tyran devenu papa-furet, à quoi de plus doux pouvais-je, dansmon désir d’être entouré d’un être compréhensif et chaleureux,prétendre ? Quel bonheur de regarder ces yeux attendris où seconcentre son être chéri, comme je pouvais cerner autrefoisdans la pupille rouge de notre cher animal la pulsation intime detout son être délicat et aimant? Mais dans ces-là yeux, n’est-ce pas aussi mon proprereflet que je vois ? (J’ai la sensation soudain que je ne suis plusmoi-même, qu’un glissement s’est opéré, que j’ai quitté ma vie,et que je me suis enfoui dans la sienne). Quoi de plus délicieuxalors que de me sentir à la disposition totale de son cœur ; desentir qu’il est le poumon où vibrent de concert nos deuxexistences jointes, la conscience où se fondent nos espritsconvergents, le corps qui m’absorbe moi tout entier, (commeautrefois le miroir avait bu dans son eau profonde notre passé,avec cette nuance qu’il m’a fallu tant de persévérance et de 304

dureté pour y parvenir que je me sens parfois, sous le poidsaccablant des efforts consentis, devenu aussi intransigeant etparfois aussi féroce qu’il l’était lui à l’époque où j’entrepris dele guider vers une autre destinée et pourquoi pas del’amadouer) ? Je me relève, je l’embrasse et rejoins ma chambre audeuxième, mon immense chambre où je dors seul. De drôlesd’idées me traversent l’esprit, parfois pendant des heurestournent en boucle des pensées déprimantes qui rongent ma nuitet m’épuisent. Et si mon père ne me devait rien ? Parfois je medis que tout ce que j’ai fait a été inutile, que cet amour donnésans compter, il n’en avait pas vraiment besoin, qu’il seraitdevenu ce qu’il est, un peintre adulé, au talent immense, mêmesans moi, ailleurs, et sans enfants. Si j’avais pris femme, elleaurait été comblée de ce don total que j’aurais fait de moi-même, car quelle femme se plaindrait de ce qu’un homme veutse fondre en elle avec la charge énorme de son amour, et necherche pas à lui rendre au centuple cette offrande illimitée qu’ilfait de soi ? Alors je pleure de grosses larmes sous les draps,mais personne ne m’entend ; mes sanglots étouffés arrêtés dansleur course improbable jusqu’au cœur de mon père se perdentdans la soie. Voici la révélation responsable de ce débordementlacrymal : non, si mon père est ce qu’il est, ne m’en déplaise, je 305

n’y suis peut-être pour rien, il devait traverser cette vie avecplusieurs visages, sa nature de caméléon, sortir un jour de lui-même, se révéler le contraire de ce qu’il semblait être, un autreencore, plus inattendu ; puis poursuivre selon sa fantaisie sesmétamorphoses perpétuelles et ne jamais cesser de noussurprendre. Jusqu’où s’étend notre influence sur les autres ?Sont-ils ce qu’ils sont par notre volonté comme je le croyais ouparce qu’ils l’ont voulu ? Chacun se révèle-t-il de son propregré au moment de son choix, exposant à la clarté du jour lesnappes d’ombre secrètes de sa nature gravitant autour d’uncentre irradiant, ou est-ce toujours par l’aide d’un tiers, le coupde pouce d’un stimulateur providentiel, que nous sortons dupuits obscur où la honte, la peur de nous-mêmes,irrémédiablement nous enferme dès lors que nous comprenonsqui nous sommes et quels démons nous hantent ? Mon père a ouvert toutes les fenêtres par lesquellesjaillit à mesure qu’il se renouvelle le tumulte intarissable de sonêtre et de son génie, il est à présent un espace libre par où sortet s’engouffre le vent. Il n’est plus tributaire de mon aide, jepeux chanter, conseiller ou proscrire, il s’en fiche. Il finira peut-être sa carrière de peintre dehors, en plein air, chapeauté, devantun chevalet au milieu des pommiers en fleurs, et peindra les plusbeaux tableaux de sa carrière. Personne ne s’étonnera plus qu’il 306

ait autrefois critiqué avec un acharnement de pêcheur ceux quiavant lui, découvreurs d’un nouveau genre, ont fait rentrer lanature dans leurs œuvres, dessiné des forêts, des chaos depierres sous des hauteurs de pins, des lisières mystérieuseséblouies par un déluge de soleil, et matérialisé le jeu subtil de lalumière à différentes heures du jour dans des toileséblouissantes que se regardent de loin. Mon père n’est fidèle àlui-même qu’en ce qu’il change en permanence. Il est commeune boîte dont j’aurais autrefois commis la maladresse d’ouvrirle couvercle et dont le contenu depuis ne cesse de se répandre.Moi, je voulais entrer dans cette boîte, pour m’y enfermer aveclui, mais quand j’ai voulu m’y glisser, il s’était déjà enfui. Cependant il reste en lui, je le sais, un fond de dureté,une intransigeance, une insensibilité inentamée. Peut-êtremême qu’un jour il me dira, et son regard bleu se foncera tel unciel plissé par un amoncellement de nuages noirs : va-t’en, monfils, je n’ai plus besoin de toi? Mon amour n’était qu’une formede reconnaissance, un effet de ma gratitude. Tu m’as sorti d’uneprison seulement pour m’y remettre. À nouveau, à tes côtés,sous tes ordres, soumis à cette dictature que tu as instaurée,j’étouffe. C’est aussi par crainte, je l’avoue, qu’il me rejette, quej’ai tout fait pour me rendre indispensable. Cela ne plait pas à 307

tout le monde. Un des meilleurs amis de mon père, et justementun de ceux qu’on juge inoffensifs, m’a lancé un jour au visageque j’étais un poison pour ma famille, doublé d’un vampire etredoublé d’un arriviste. Et reredoublé d’un prédateur, peut-être ? Il a de la chance d’avoir passé soixante ans et d’êtrepeintre (petite notoriété), sinon je lui démontais le portrait. Unautre, un généraliste richissime, mais complètement nul commemédecin, a clamé haut et fort dans un dîner que nous avionsorganisé à la villa que je souffrais d’une forme rare et incurabled’autisme. Il a de la chance que je ne l’aie pas entendu sinon jelui rappelais devant tout le monde qu’il a dans sa jeunesse laissémourir une jeune femme parce qu’il n’a pas vu qu’elle étaitenceinte. Notre pays est plein de crétins. On ne me parle pascomme ça, on me respecte. J’ai troqué mon air contrit contrecette belle et virile assurance, j’ai pris du poids, de l’envergure,dans tous les sens du terme, ce n’est pas pour rien. J’ai perdu -en apparence en tout cas- depuis longtemps cette habitude dem’excuser de tout. Je suis parfois odieux, expéditif, un chef quis’y entend à mener son monde. Le seul qui ait jamais osé mecontrer, c’est mon père, et aujourd’hui le loup est un agnelet quime mange encore dans le creux de la main. Pour combien de temps ? Parfois je me dis : à quoi mesert d’avoir tant rêvé à la liberté, tant aspiré à en faire un usage 308

immodéré par delà les contraintes et les restrictions en toutgenre, si ce n’est aujourd’hui que pour chercher, dans mon élanprotecteur, à restreindre celle de mon père ? À le tenir sous macoupe ? Pourtant n’ai-je pas raison de le faire ? De le conseilleret de limiter ses mouvements pour qu’il se fatigue moins ? Lapeur que tout puisse du jour au lendemain s’arrêter m’obsède,me ronge, me pousse à le faire évoluer dans son art afin qu’il nese démode pas. Parfois j’entends dans mon dos des remarquesdésagréables, du genre: tu as décidé de faire de ton père lenuméro un mondial de la peinture ? Devant Jeff Koons etDamien Hirst ? Est-ce vrai ? Oui, je l’avoue. C’est pour cetteraison que je m’éreinte à le convaincre de rendre ses toiles plushumaines encore, à adoucir les angles, flouter les arêtes,hachurer les lignes trop nettes, atténuer les contrastes ; forcer lemélange des couleurs, saupoudrer de jaune ses aplats rouges, deblancs ses aplats noirs, à créer une sorte de vague indécis,d’hésitation, entre les choses et ce qui semble leur résister, êtredressées contre elles, comme ces immeubles verticaux bordésde la trop abrupte perspective de rues droites, afin quel’architecture représentée paresse enfin être l’œuvre d’unhomme et non plus celle d’un robot, que l’œil se délecte de lacontemplation de longues avenues où l’errance est un voyageau royaume des couleurs, et non plus comme autrefois unplongeon dans les abysses. Je veux que partout transpire dans 309

ses œuvres une humanité compassionnelle inondée d’amour.Voilà du matin jusqu’au soir à quoi j’exhorte mon père ; et jedois dire non sans un sentiment de satisfaction qu’il m’écoute.Pour qu’il peigne d’autres villes peuplées d’autres gens dans cestyle baroque et flamboyant qui est devenu sa marque defabrique, je lui demande de travailler à partir de photographiescomme le fit en son temps Charles Sheeler. J’exige qu’il ne cèdejamais à la facilité de faire deux fois le même tableau. J’ordonnequ’il y expose des êtres humains au visage radieux, au sourireenamouré, aux yeux constellés de bonheur. Des critiquesmalveillants disent que ses productions deviennent par tropniaises en référence à ces expressions flagrantes d’un bonheursimple. Parfois mon père désemparé me demande : où trouverdes modèles pour peindre ces gens, tu me forces à passer toutesmes journées cloîtré ici ? Qu’est-ce qui les rend si heureux, cesont peut-être des chômeurs, ces anonymes, ils viennent peut-être d’enterrer un proche ! J’ai envie de lui répondre : ce quiréjouirait tous ces gens, ce serait de nous voir toi et moi maindans la main heureux, ensemble (bien que je n’aimerais pasvraiment me retrouver à côté de mon père dans une exposition,car si j’aime l’art, je n’aime pas l’utilisation qu’on en fait ; etnous exhiber ainsi ensemble dans ses toiles ne ferait qu’attirersur nous l’attention, sur la singularité de notre relation sansqu’autour de nous même les critiques les plus avisés ne puissent 310

comprendre vraiment qu’elle a pour moi une significationparticulière, car je serais alors, moi, comme ces toiles, l’œuvrede mon père, tableau vivant né de son génie, engendré avec lamême passion)! Où trouver leur visage ? Dans les magazines !Dans les livres illustrés ! Sur internet ! Partout on peut trouverdes visages. Il me rétorque que rien n’est plus difficile que dereprésenter des inconnus, on ne peut rien en montrer, car onignore tout d’eux. Puis un visage est fait parfois de plusieursautres différents, ajoute-t-il. Il cite alors le cas de la princessede Guermantes créée par Marcel Proust à partir de troiscomtesses. Renouvelle-toi, dis-je! Il faut qu’on puisse dire deton œuvre, quelle richesse, quelle inventivité! Mon père estd’avis que de toute façon aucune toile n’est complètementsemblable à une autre et qu’on salue dans le monde entier ladiversité de son travail. On ne dira jamais assez combien il est fatigant de vivreauprès d’un créateur. C’est comme de séjourner dans un paysétranger dont on ne saura jamais la langue. Récemment, unarmateur des îles Caïmans s’est un peu contrarié, car jerépondais à toutes les questions posées à la place de mon père ;cela a jeté un froid pendant le dîner. À la fin du repas, il ademandé à mon père : dites-moi vous, et vous seul, et sansregarder votre fils, et encore moins sans l’écouter, quelles toiles 311

je dois acheter. Quelles sont les plus grandes parmi toutes cesmerveilles que j’ai vues. Je possède tout ce que l’on peutposséder, mais acheter une œuvre d’art est la marque la pluséclatante de la toute-puissance. J’allais à nouveau intervenir, jen’ai cure des ordres qu’on peut me donner, car j’ai mon idée surla question et je connais tous les prix des tableaux par cœur,mais mon père m’a précédé et dit à haute voix avant même quej’aie pu réagir: prenez le Jour se lève et les hommes de BrooklynBridge. J’aurais dû me fâcher, il m’avait pris de vitesse, mais aubout du compte j’avais plutôt envie de l’embrasser: ces deuxbijoux sont les plus chers de sa nouvelle collection sur les pontscélèbres. Mais parfois les choses ne se passent pas aussi bien etnous nous disputons. Resurgit alors cette violence ancienne queje redoutais autrefois, et qui m’anéantit. Il me balance desreproches terribles, des pics vipérins, que je vis à ses crochets,que je suis despotique, borné, matérialiste, ou encore que je suisun artiste raté ; et regrette presque aussitôt de m’avoir dit toutcela en vrac, sans autre raison que de soulager une perfide etgratuite envie de blesser, mais il est trop tard, le mal est fait. Iljustifie sa méchanceté par ce défaut propre à ceux qui avancenten âge et s’en prennent toujours à celui -ou à celle- qui est leplus cher à leur cœur, or comme ma mère n’est jamais là aux 312

moments où se manifestent ces accès, explose cette furieirrationnelle, c’est moi qui dois les affronter. Ses éclats de voixsont de plus en plus fréquents. Ainsi, pour ne pas exposer à desoreilles étrangères ces attaques qui traversent l’air électriquecomme des boules puantes -si l’on venait à apprendre autour denous que mon père irascible monte pour une peccadille sur sesgrands chevaux au risque de perdre pour le reste de la journéeson calme ordinaire, je serais d’office tenu pour responsable dela dégradation de notre relation- s’est considérablement réduitela fréquence des visites qui au début de notre installation dansla villa étaient quotidiennes et épuisantes. Elles s’inscrivaientdans le cours d’une habitude prise du temps de notre vie dans lequartier aux grandes tours à une époque où mon père ne haussaitjamais le ton et se maîtrisait. Mais maintenant cela a changé ; etpas seulement dans le souci de dissimuler nos algarades quidemeurent, je le précise, exceptionnelles. Un homme de l’âge de mon père ne peut pas passertoutes ses soirées à palabrer, boire et fumer avec des gens,fussent-ils intéressants et spirituels. Il fallait revenir à une vieplus apaisée, et bien que je ne confierais cela à personne, aucundoute à mon avis que le repos soit salutaire à son art, bien qu’ilpense lui que le mouvement, les conversations, les échangeshumains stimulent sa créativité. Certains amis proches qui 313

commencent soi-disant à y voir clair dans mon jeu ont annoncéqu’ils seront bientôt les prochains à dégager définitivement, ou,pour employer l’expression de l’un des leurs, à s’effacer dupaysage, qu’il est logique que je les éloigne, après avoir fait levide autour de moi et dézingué frères et mère, alors qu’elle, mamère, s’est mise seule en retrait de nous et qu’elle estresponsable entièrement de sa grande solitude. Qu’y puis-je sielle veut s’installer durablement, enrubannée dans un silencemortifère, en marge du monde, et s’abîmer dans la littérature aupoint de perdre toute attache avec la vie réelle ? Je ne cherche à éloigner personne. Mes frères, eux, jen’ai pas eu besoin de les chasser. N’est-ce pas injuste dem’imputer la responsabilité de leur départ ? De me reprocher,comme il arrive de plus en plus souvent à mon père de le faire,de les abandonner, de les ignorer, alors que je prendsdiscrètement des renseignements sur eux et sais à peu près d’euxtout ce qu’on peut en savoir ? Mais ce que j’apprends nem’incite pas à reprendre contact. Aussi longtemps que je lepourrai, je m’opposerai à ce qu’ils nous rendent visite à la villa.Jusqu’au jour où mon père excédé d’attendre explosera etm’ordonnera de les appeler au téléphone. Quand il mequestionne, je lui fournis autant de détails qu’il le souhaite :dans l’espoir que peut-être ces informations décourageront son 314

envie de renouer. Aujourd’hui Raphaël demeure à quelqueskilomètres d’ici dans un immeuble minable, vit de l’aide socialeet d’une allocation chômage qui lui permet de subvenir à peineaux besoins de sa femme, une ancienne caissière licenciée pourfaute grave, et de ses deux fils dont j’ignore les prénoms, deuxénergumènes pouilleux et cossards parait-il que leur pèrealcoolisé dérouille à tout bout de champ et qui ne sèment autourd’eux que le mépris et la colère. Raphaël a complètementéchoué sur le plan professionnel, si tant est qu’il n’ait jamaisrien voulu entreprendre, et décidé sur le tard malgrél’accumulation d’erreurs et de ratages, de fonder une famille.Du temps d’avant son mariage il a conservé sa voiture, uneMustang de 1966, un magnifique coupé nightmist blue qui dortdepuis quinze ans dans un garage, parce que cet imbécile n’apas assez d’argent pour faire le plein d’essence. Parfois ledimanche, il fait le tour de l’immeuble au ralenti avec son bolidesous le regard des voisins qui rigolent derrière les vitres de leurappartement. Il est ridicule, pitoyable. Hugues s’en est un peumieux sorti, encore que. Il s’est découvert une vocation tardivepour les collages et lancé dans l’art biodégradable. Tous lesmatériaux qu’il utilise dans ses fresques sont recyclables, c’estdu reste le seul intérêt de ce travail d’assemblage d’objets derécupération en tout genre qui est, sur le plan artistique,complètement nul. Il parvient à vivre modestement de la vente 315

de ses « œuvres » en se présentant comme l’héritier direct d’ungénie vivant de la peinture postmoderne, et les gens dans leurimmense naïveté, en achetant la croûte du fils, s’imaginentqu’ils possèdent un petit morceau d’un chef d’œuvre du père,ce qui brouille tout à fait leur jugement. Je suis scandalisé qu’onpuisse ainsi exploiter le nom de son propre père comme s’ils’agissait d’un label sans le moindre scrupule. Mais que faire ?Mon père me défend de ne rien entreprendre qui pourrait nuireà l’un de ses fils. Si un jour je revois Hugues, je lui dirai qu’onne devient pas artiste, qu’on l’est ou qu’on ne l’est pas, un pointc’est tout. C’est comme un organe supplémentaire que certainspossèdent, d’autres pas ; et que donner l’illusion du contraire estune supercherie. Est-ce une raison pour ne pas les inviter ici,demande mon père ? Si je voulais être tout à fait sincère, je lui avouerais quej’ai cessé d’aimer mes frères il y a longtemps, qu’il est lui leseul qui compte, qui comptera jamais, qu’il est toute moninquiétude et toute ma joie, ma lumière et ma religion. Même sije sens bien depuis quelques mois que ce n’est plus pareil, àcause de cette agressivité résurgente chez lui, ses accèsrécurrents de mauvaise humeur, cette hargne sournoise, maisparfois explosive, et que je redoute avec une angoisse croissanteces moments, en un sens plus gênants que les éclats de colère, 316

où il semble comme absent à lui-même, ou en voie de changerencore, de se recouvrir d’une autre peau, répulsive celle-là.Bientôt, peut-être plus vite que je le pense, il recommencera àm’échapper, comme il m’échappait autrefois, et je meretrouverai devant un inconnu, un être imprévisible et secret,une énigme vivante. Ne se venge-t-il pas de mon amourexclusif, jaloux et impatient, de mon obsession à le maintenirsous ma coupe ? Est-ce que ce contrôle permanent ne génèrepas l’exact contraire de ce qu’il espère? Un de nos amis medisait avec un regard noir venu chercher dans mes yeux la faillepar où il voulait me blesser, quoi que vous fassiez votre pèrevous échappera toujours. N’est-ce pas faire offense à mesefforts pour conjoindre nos cœurs, et faire nos vies se dissoudrel’une en l’autre ? Que vais-je devenir s’il se dérobe à moninfluence et à mon affection, moi qui ai tout misé sur lui ? Pendant des années j’ai joui d’une sorte de pouvoirexceptionnel, celui de le guider, de l’influencer, au point d’enarriver à décider pour lui, conduit par l’espoir que nos identitésà la longue se confondraient. Cette espérance a nourri l’illusionque nous formions lui et moi un couple, les deux facesinterchangeables d’une même feuille, que nous pourrions nousrejoindre dans une sorte de gémellité idéale, inventée par nousseuls, incompréhensible aux autres, dans laquelle toutes nosdifférences pourraient s’abolir. Que l’artiste pourrait faire de la 317

communion parfaite de nos deux natures indifférenciées lethème majeur de ses tableaux, en montrant que le père est le filset le fils est le père. C’est toujours, me semble-t-il ainsi que j’aiimaginé ma vie : dans la recherche permanente d’une relationsyncrétique avec mon père, image sublimée de moi-même,soleil de ma nuit, regard visionnaire de mes yeux aveugles,force de mon incurable faiblesse, remède aux défaillances demon élan vital. Je voulais entrer dans l’intimité de son être,plonger en son centre névralgique, être charrié, minuscule grainde sel, par son flux sanguin, semé en particules pensantes etvivantes dans ses organes ; et parler avec sa bouche et sentiravec ses narines, et peindre avec ses mains pour m’élever enfinà son niveau et vivre de l’intérieur cette transformation dumonde réel et visible de tous par l’esprit créateur en un universpersonnel et unique en son genre de formes et de couleurs queje n’aurais plus besoin de comprendre et qui parlerait de nous.Toucher avec ses doigts, vibrer d’une sensibilité identique à lasienne, à son insu, sans jamais solliciter sa participation active,sans jamais le déranger, et tout en restant invisible. 318

Où est-il écrit que chacun doit demeurer toujoursenfermé en soi-même ? Comment non pas annuler sa propreprésence au monde, son écorce physique, mais la déplacer dansun autre corps en la dématérialisant ; et, grâce suprême, danscelui d’un génie, ce qui est plus grisant encore que dans celuid’un géniteur ordinaire? Je me suis toujours senti comme unmorceau orphelin arraché de force à mon père, et non pas, telest pourtant le lot de tout un chacun, comme un êtreindépendant, voué à garder un corps pourtant bien encombrant.Il était naturel qu’il m’éduque dans la certitude que je serais, eten y injectant une dose suffisante d’autorité, d’amour de soi, unjour ou l’autre un homme libre, solide et autonome. Mais sur cepoint avec moi, il a échoué. De même que certains garçons nepeuvent se détacher de leur mère et sont incapables de couperce fil de vie qui les a nourri dans son ventre, moi je me sentaisattaché à mon père aussi solidement qu’un siamois à sa moitié,par la chair, les os, les connexions nerveuses ; mais aussi par cetinflux dynamique qui circule de l’esprit de l’un au cœur del’autre et inversement. Je ne voyais entre lui et moi que lesefforts d’une volonté à parfaire par des gestes, des intonationsde voix, des postures et des idées semblables un jeu mimétiquepermanent de nos deux personnalités sans cesse reflétées l’uneen l’autre. Mais il ne fallait pas s’arrêter là. Oui, il fallait allerplus loin, rentrer en lui. Je voulais m’insinuer sous sa peau, et 319

quelle meilleure opportunité que lors de notre séancequotidienne de massage pour y parvenir, en espérant que parmiracle je finirais par me diluer dans la matière ; que sonépiderme m’absorberait, comme le miroir avait aspiré autrefoisnotre passé dans son œil dévoreur de souvenirs. Si le passé sedissout dans le tain d’un miroir, pourquoi ne puis-je pas moim’évanouir dans les plis de sa chair? Mourir, et renaître en lui,dans ses œuvres, voilà à quoi j’ai toujours aspiré au fond de moi.Ce n’est pas plus incroyable après tout que de vouloir passer desvacances sur la lune ou de rendre la vue à un aveugle. Au moinsje peux dire que j’ai eu dans ma vie une grande et belleambition. Mais hélas, l’art, puits sans fond, crée entre mon père etmoi une limite infranchissable. Le créateur vit dans deuxunivers opposés, le monde ordinaire des hommes, monotone etmonochrome, qui le sollicite et l’aspire contre sa volonté, etcelui qu’il invente, certes inspiré du précédent, né de ses songes,tout droit sorti de cette fabrique à images que son imaginationprompte à s’évader fait défiler devant ses yeux éblouis et forceà fixer sur une toile. Maudite invention que celle de l’art !Quelle place prendre au fond de ce père tiraillé, préoccupé delui-même, livré nu dans un combat permanent contre latentation de demeurer les deux pieds fixés au sol en oubliant les 320

appels impérieux de cet autre qui lui enjoint d’ouvrir ses aileset de se jeter dans le vide, comme le font les artistes dignes dece nom? Il m’attire à lui, mais se révèle impuissant à me faireentrer tout entier dans son corps, sa vie et son intelligenceactive, happé par le désir obsessionnel de donner forme à sesvisions. Y a-t-il vraiment en lui, dans les profondeurs de sonêtre, un espace pour moi, désert ou vaste étendue aqueuse où jepourrais m’établir, être brimbalé, parmi les tourments de saconscience, les questionnements de son esprit, les tempêtes desa nature agitée? S’immiscer dans la tête de celui qui crée, rêveou domaine du possible ? Mais comment être à la fois en lui etrester à l’extérieur (j’ai bien conscience qu’une partie de monêtre charnel n’est pas assimilable, hormis dans l’hypothèse oùmon père par amour désirerait me manger, ce que j’ai souhaitésouvent pour être plus près de lui, comme le fervent chrétien parle rituel de la transsubstantiation et de la consommation del’hostie se rapproche de Dieu le Père) ? Moi qui ne suis rien,ainsi comme par miracle, grâce à ce tour de force, je pourraisêtre quelqu’un, prendre enfin corps en renonçant à exister, nonplus par moi-même, mais à travers lui. Comment revenir dans le giron de celui qui vous aconçu, si l’on ne sait pas où se mettre exactement, dans quel litse blottir, celui du sommeil d’où jaillissent ses rêves, ou sur 321

cette couche prosaïque posée à même le bois du sol, dans lerâpeux concret de la vie ? Rien ne m’eût été plus utile dans monexistence que la maîtrise de la prestidigitation. Mais force est deconstater que je ne suis finalement qu’un petit magicien sansenvergure. Même pas comparable à ces virtuoses qui coupentdes femmes en deux. Font disparaître des lapins blancs dans degrands foulards rouges. Suis-je moi aussi comme une de sesœuvres condamné à vivre sans son maître ? Séparé du génie quilui a donné le jour ? Mon père restera un étranger. En lui nulespace libre où se lover. Pourquoi faut-il que les femmes soientles seules à posséder un ventre, couveuse matricielle, oùl’enfant peut se retrouver à tout moment par la pensée? Lamaternité fait d’une femme une mère ; mais qu’est-ce qui faitde l’homme un père ? Et comment comprendre cette nostalgiedu retour, et à quelle source première, dont je souffre au plusintime de moi-même ? Quelle absurdité de vouloir autre choseque simplement l’affection de mon père, pourquoi suis-jeobsédé par l’idée d’être en lui, de me réfugier dans un recoinsecret, peut-être inconnu de lui ? Non, il ne s’agit nullementd’un fantasme incestueux, je rougis à l’idée qu’on pourrait ypenser en lisant ces lignes. Le contact des sexes n’est en généralque la collision d’aspirations égoïstes à une satisfactionéphémère. Mon idéal est d’un autre ordre. 322

D’où vient que je rêve de disparaître, est-ce que celan’est pas morbide, terrible, est-ce que je ne cherche pas à mettreà exécution un ordre ancien de mon père qui me trouvaittoujours gênant, de trop dans sa vie où je cherchais en vain maplace, est-ce que moi aussi je n’ai pas ce rêve de m’effacer dupaysage, pour lui plaire, parce qu’enfant il aurait bien voulu queje cesse d’exister ? Disparais ! Disparais ! Disparais !Disparais ! Combien de fois ai-je entendu cette injonction !J’aurais mieux fait à chaque fois de me boucher les oreilles, j’aimarqué ce mot dans ma ligne de vie, et maintenant je ne suisbien nulle part et ne me suffis pas à moi-même. Où est-il cetendroit en toi où je pourrais enfin trouver la paix, petit pèrechéri, cher monstre adoré, puisque tu as toujours voulu que jedisparaisse ? Façon de parler ? Les mots qu’on a entendusenfant nous tuent. Que faudrait-il dire aux enfants pour qu’ilsparviennent un jour à être eux-mêmes, et heureux, et libres ? Tues mon amour et mon bourreau. Alors, votre père, une fois qu’ilvous a jeté dans le monde, et qu’il a brisé en vous toutedisposition au bonheur, inutile de chercher à remonter lecourant, pas de retour possible au point zéro ? Il va falloir passerle reste de ma vie avec ces questions en suspens dans ma têtedouloureuse. 323

Que vais-je devenir ? Aujourd’hui la masse énorme desa gloire m’écrase. Voilà ce qui peut arriver à force d’admirerplus fort que soi. Si mon père est devenu faible, influençable, etinopérant comme chef de famille, il est resté puissant par sarichesse intérieure, son talent, son œuvre unique, étonnante. Aufond, il inspire bien plus de respect que moi que l’on craint, maisque l’on n’admirera jamais. Pour un fils la célébrité du père estun fardeau. Un handicap, un obstacle. Moi, en dépit de meshaussements de ton, je resterai toujours inférieur à lui, car je nesuis que le fils de mon père et bien contre mon gré, malgré notreressemblance, je ne serai jamais lui. Je souffre de cesdifférences persistantes entre nous qui du reste ont l’air, avecl’apparition chez lui des premiers signes de vieillissement, dese creuser. À force d’essayer de le trouver, lui, sous les couchesempilées dont nous sommes faits et qui forment par absorptionlente cette trame imprévisible et dense qu’on nommepersonnalité, je me suis perdu moi-même. Je suis l’anneauautour de Saturne, la phalaenopsis sur sa branche, le rémorasous les nageoires du requin. Et ma propre réussite ? C’est monpère. Je suis riche, matériellement comblé, mais au fond de moi-même je suis épuisé et vide. Je me fais l’effet d’un fruit dont onaurait dévoré la pulpe et sucé le noyau jusqu’à en user lagangue. Je suis tellement las, tellement exsangue qu’il m’encoûte parfois de vivre, parce que cela est un effort trop 324

important et que l’énergie me fait défaut. Comment affrontersereinement la réalité de sa propre existence quand elle paraitaussi informe et aussi inconsistante ? Et mon « bonheur », maintenant que renaît la peur devoir mon père redevenir tel qu’il était il y a trente ou quaranteans, agressif, sévère et froid par l’effet sur lui de l’âge, et duretour de ce que l’on nomme en chacun le « naturel », où letrouver dans ma vie adossée à la sienne ? Je n’ai jamais rienvoulu qui ne soit en rapport direct avec mon père, sa réussite,l’assouvissement de ses plaisirs, la réalisation de ses projets, sonépanouissement personnel. Tous mes désirs, tous mes effortsconvergeaient vers lui. Si enfant j’ai souffert de sa dureté,aujourd’hui dois-je m’apprêter à souffrir encore sans espoir deguérison, et sans compter que je me retrouverai alors dans l’étatd’angoisse mortelle où j’étais autrefois, avec la différence queje ne pourrai plus chercher à le changer, que je devrai accepterd’être malmené, négligé, et peut-être même tenu à l’écart de sesfaits et gestes ? Ne m’a-t-il déjà pas fait savoir qu’il nesouhaitait plus me voir dans sa chambre qu’un soir sur deux, etque je devais lui restituer la clé de son atelier que j’avais réussià lui extorquer il y a quinze ans ? Il a aussi exprimé récemment-avec une fermeté surprenante- son souhait de se faire promenerseul en voiture dans la ville avec son chauffeur à la tombée de 325

la nuit, c’est un moment qu’il aime. Il cumule ces dernierstemps les symptômes émancipatoires, les accès de douce folie.Caprices, lubies, déraison, dérapages ? C’est une véritablerévolution, un envol sans précédent, cette singulière additiond’écarts. Il disparaît sans crier gare, j’entends soudain la voitureronronner sur le gravier et s’enfoncer sous les arbres, où va-t-il,à quelle urgence obéit-il, il ne me dit pas à quelle heure il varentrer, je passe des heures à l’attendre, et pas un coup de fil,pas la moindre information, rien. Il m’interdit de venir leregarder peindre dans l’atelier. Passe des heures au téléphoneavec des gens que je ne connais pas. Des femmes ? Et demain,que va-t-il exiger ? De se rendre seul aux vernissages desexpositions dédiées à son œuvre dans telle ou telle métropoleétrangère, Auckland, Miami, Berlin ou Helsinki, et non plusflanqué de son coach qui fait aussi fonction de comptable,d’interprète, de chargé de presse et d’exégète de sa productionpicturale ? Où sera ma place si elle cesse d’être à ses côtés ?Quel sera mon rôle, mon statut, une fois dépossédé de mespouvoirs et de mes prérogatives ? Quand je me retrouve seul dans ma chambre -de plus enplus tôt à présent que la séance institutionnelle de massage estdésormais abolie- son ingratitude et sa morgue me font hurlerde douleur sous le toit damassé de mon baldaquin. 326

Je retrouve dans le miroir biseauté de ma salle de bains le visageéploré de l’enfant qui se regardait pleurer. Bien différent par lestraits épaissis, le sel dans le cheveu clairsemé, l’affaissementdes yeux dans un torchon de plis, et par tant d’autres attestationsdu passage du temps, mais peut-être encore fidèle à ce quej’étais, toujours taraudé par le même désir et la même peur den’être pas assez aimé, pas assez considéré, mis au rebut. Serais-je devenu inutile, encombrant ? Il n’a pas pu lui échapper queje n’ai rien à quoi me raccrocher, qu’il donne lui seul sens àtoute mon existence. Ou bien aurait-il décidé, estimantnécessaire, urgent, qu’enfin de lui je m’éloigne, parce queparvenu depuis longtemps à l’âge où tout individu doit y songerraisonnablement, qu’il n’y réussira selon d’autres méthodes quecelle de la violence, de l’indifférence feinte, ou du repli sur soi ?Se serait-il inquiété de ce que, sous mes airs autoritaires,derrière l’homme actif, entreprenant, je suis resté un enfant parle degré de dépendance affective où je me trouve, et ne juge-t-il pas excessifs les renoncements que mon sacerdoce impose ;sacerdoce dont il se fait peut-être reproche d’être l’objetexclusif ? Je l’ignore, et je ne sais pas davantage comment jepourrais sur ce point obtenir quelques explications. Il faudraitpour cela que je lui parle, lui demande : « Papa, est-ce par unchoix délibéré que tu es devenu si cruel, ou bien est-ce l’effetd’une évolution de ton caractère ? Pourquoi ce retour vers le 327

passé, cette régression jusqu’à ce point que je croyais dépassé,cet autre que je supposais enfoui ? » Si j’ai réussi parfois à recueillir de sa bouche quelquesconfidences, bien rares furent mes propres aveux touchant à messentiments personnels. Il y a dans mon amour un resteindissoluble de honte, une insurmontable difficulté à dire. C’estencore, je suppose, une victoire de son éducation répressive, dela crainte ancrée de tout débordement, de toute perte decontrôle. Les mouvements oscillatoires du cœur doivent semaîtriser et demeurer secrets, de ses élans, trahis d’un mot, d’ungeste, d’une émotion égarée sur le masque neutre du visage, rienne saurait transparaître, et ainsi mon père n’a pu percevoir lapuissance de mes sentiments qu’au travers de mes actes qu’iln’a pas toujours interprétés comme des preuves d’amour. Desorte qu’il m’est impossible aujourd’hui de savoir s’il imagineà quel point je l’aime, et jusqu’où je serais prêt à aller pour luidans le sacrifice de ma propre vie. S’il continue sur cette pente,tenu à distance je n’aurai bientôt plus qu’à trouver une autreoccupation dans ma chambre luxueuse, mais que faire de mesjournées si ce n’est ressasser mon échec, et m’apitoyer sur monsort? Verser des larmes amères sur ce virage inattendu de madestinée, liée à mon père et qui pourtant peu à peu au fil desjours, des semaines, se délie de lui, et qui me remet face à moi- 328

même, à ma solitude, à mon incompétence à composer sans lui,à exister en dehors de sa sphère ? Je n’ai pas d’amis, aucunloisir, et ne me plait vraiment que ce qui plait à mon père, ce àquoi nous nous intéressons ensemble, et en même temps ;surtout le regarder peindre (bien que cela soit devenu presqueimpossible), voir naître ses œuvres sous mes yeux comme sielles étaient mes propres œuvres. Tout cela comme une infinitéd’autres choses perdra son charme, j’en suis sûr, dès lors que jeserai devenu orphelin à mi-temps de sa chère présence. Il y a quelques semaines, j’ai commencé en secret larédaction de ce récit. Je voulais y consigner les étapes de monhistoire, non pas « personnelle », mais de celle que j’ai vécueavec mon père depuis que s’est présentée à ma consciencel’évidence que nos deux histoires sont intimement soudées,comme le sont nos vies depuis toujours. Je croyais que je neparviendrais jamais à comprendre tout à fait, et pourtantl’immense majorité des hommes obéissent à ce qui leur apparaîtcomme nécessaire, pourquoi les fils quittent si tôt, et avec unefacilité qui moi me déconcerte, le logis familial et bien sûr leurpère, si j’exclus ceux qui s’éternisent par souci d’économie chezleurs parents comme on le voit de plus en plus souventaujourd’hui sous le double effet de la crise du logement et del’allongement de la durée des études. Je ne me faisais pas à 329

l’idée qu’on puisse se réjouir d’abandonner un jour celui quivous a engendré. Je croyais à une forme particulièred’attachement des fils à leur père et réciproquement, et meparaissait au contraire singulière, surprenante, l’obsessionqu’on met partout à souligner dans la relation de l’un avecl’autre le goût du conflit, la nécessité de s’opposer, la volontéde surpasser celui qui pour un temps nous a servi de modèle. Jereconnais que Hugues et Raphaël ont eux suivi cette pente-là etchoisi de contrer leur père avec une violence inouïe, et je ne leuren tiens pas grief pour des raisons un peu égoïstes : j’ai pu resterainsi seul au foyer. Au fond, je supposais que seul celui qui vousressemble, et qu’on ne peut jamais quitter, peut vous aimervraiment, et se doit même de le faire. Aussi n’ai-je eu nulleenvie de chercher au contact de personnes étrangères ce qu’ilétait le seul à pouvoir m’offrir, fuyant les étreintes fugitives,succédané d’amour, les rencontres sensuelles hasardeuses,imbrications spasmodiques et destructrices des corps, lesamitiés masculines et la camaraderie, allant même jusqu’àrefuser de m’engager, car jamais je ne pourrais, pensais-je,trouver mon bonheur, dans quelque relation de cœur avec unefemme que je n’aurais pu épouser que par dépit, autrement quesi mon père me permettait de demeurer toujours à ses côtés.Mais lui, m’a-t-il vraiment aimé ? Je veux dire au-delà de cetteaffection ordinaire, convenue, du père pour son enfant, faite 330

d’admiration et de l’espérance que sa progéniture fera mieuxque lui, réussira là où il a échoué, tracera une route, construirasa vie ? Ne lui ai-je pas forcé la main ? Peut-être que les fils dans leur soif d’aimer un dieu quisoit capable de les guider et de les juger se détournent de ce pèredomestique qui pourrait pourtant les aimer bien mieux encoreque les divinités abstraites jouant les géniteurs de substitutioncomme toute religion se plait à les inventer. Si je pouvais leurdonner un conseil, à ces idéalistes ingrats aux aspirationsmétaphysiques, je leur dirais de ne pas porter trop haut leursregards : leur meilleur dieu est là, juste à côté d’eux, c’est luiqui les a engendrés, c’est à lui qu’ils peuvent adresser leurprière. J’avais sept ans quand le furet est entré dans notre vie.Il n’est pas arrivé devant les marches de notre maison, dissimulédans une boite en carton, par l’opération du Saint-Esprit ; monpère est trop intelligent pour croire encore aujourd’hui qu’unquidam l’y a déposé ou que le hasard, avec l’aide du vent et leconcours de circonstances inexplicables, a poussé cet étrangecolis à quelques mètres de nous, juste pour nous jouer un touren somme, et sans autre arrière-pensée que de nous surprendreou de nous divertir. Et pourtant j’ai encore en mémoire cette 331

discussion bruyante entre ma mère et lui dans le salon oùfusaient les hypothèses, toutes plus folles, plus invraisemblablesles unes que les autres, et au milieu desquelles tombait parfoisparmi la profusion de conjectures une parole isolée pleine debon sens, sur l’identité du coupable, les raisons de son acte, etsur l’attitude à adopter face aux agissements sournois d’unesprit perturbé que peut-être notre bonheur agaçait, ou, demanière plus hasardeuse, voulait justement par ce cadeauprovidentiel accroître. Oui, cette hypothèse-là fut évoquée, maispar ma mère, qui fit preuve d’une grande clairvoyance. Nousn’avons pas parlé de cet épisode depuis des années, mon père etmoi. Mais le jour où nous en reparlerons, il me signifiera peut-être qu’il sait aujourd’hui qui est l’auteur de ce forfait -ou de cetour de magie- qu’on pourrait tout aussi bien qualifier après toutde miracle lorsqu’on en évalue la portée. 332

Aurai-je assez de courage pour lui avouer que je voulaisà l’époque qu’il devienne plus doux, et quoi de plus efficace,croyais-je alors, pour calmer un homme que de mettre dans savie une créature aussi gentille, aussi aimante, aussi câline ? Nedit on pas souvent qu’elle est précieuse, l’aide du plus petit quesoi lorsqu’on se sent trop faible pour agir seul ? J’étais un enfant qui souffrait de l’insensibilité d’unpère concentré à plein temps sur son art, irascible et à la mainleste, contre ce sentiment la présence à mes côtés de mes frèressemblait inopérante. Comme je m’arrêtais tous les jours dans laferme de Marcel Lebeau et que j’y avais repéré la présenceparmi d’autres petits animaux, tantôt furetant petitement sous lapaille et tantôt courant vers ses congénères pour les couvrir debaisers mouillés, un furet inoffensif, docile et avenant, je me disque je devrais l’emmener chez nous, que sa présence nous feraità tous, et surtout à mon père, le plus grand bien, que cette drôlede créature agile et amicale, et si attendrissante, saurait conduirenotre petite famille sur la voie de l’entente et de la conciliation.Je le mis dans mon cartable, un samedi, après l’école, etl’enfermai pendant quelques heures dans la petite cabane dejardin complètement délaissée l’hiver qui était derrière notremaison, mais sans eau et sans aucune nourriture, et livré à labrûlure du froid. Pendant le long trajet à pied, je lui parlai en 333

essayant de rassembler dans ma bouche tous les mots tendresque je connaissais et que je rêvais de murmurer un jour àl’oreille de mon père. De ma main gantée je caressai le cuir demon cartable tout en marmonnant mes déclarations d’affectionqui perçaient l’air glacé d’un jet de vapeur blanche. Ce retourfut agréable, un curieux sentiment de fierté soulevait en moi desespérances encore vagues, mais bien réelles. Quand la nuit futtombée, sûr de ne pas être vu sous le paletot d’un ciel sans lune,j’échappai à la vigilance de tous quelques minutes (ce jour-là,chacun des enfants jouait seul dans sa chambre et mon départne fut remarqué par personne, même pas par ma mère qui étaitoccupée dans la cuisine), attrapai un carton vide oublié sur uneétagère et y enfermai juste pour quelques heures notre futurpensionnaire. Dieu merci il passa moins de temps que prévudehors. Ma crainte était que mon père ne le remarque pas dès lecrépuscule et qu’on le découvre à midi roide et sans vie dansson emballage. J’ignore si je me le serais pardonné. Voilà lerécit des faits tels qu’ils se sont déroulés ce fameux jour avec lasomme des changements qu’ils produisirent dans notreexistence et que j’ai entrepris de relater en détails dans ce récit. Peut-être que ces feuillets sont la seule trace de maprésence sur terre, l’unique attestation d’une volonté qu’onpourrait qualifier d’indépendante, mais qui s’est mise 334

entièrement au service d’un autre. Mon amour, impossible,inavouable, c’est bien par les mots que j’ai pu enfin lui donnervie. L’envie d’écrire m’est venue dès que j’ai senti (mais c’étaitencore très vague au début comme un pressentiment, un malaisediffus) que mon père irrémédiablement un jour s’éloignerait demoi, que c’était pour ainsi dire fatal, joué d’avance, dans l’ordreterrible de l’inévitable qu’il me quitte. Qu’en œuvrant chaquejour pour l’attacher à moi solidement je mettais entre ses mainsdes raisons de s’y opposer avec toute la force résiduelle de soncaractère pourtant très amolli. Et ce qui s’est passé ces dernièressemaines m’a donné raison.  335

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Mon père a quitté la villa il y a neuf mois du jour aulendemain sans me prévenir en emportant une seule valise. Il apris prétexte de ce qu’un conservateur japonais réclamait sonaide pour exposer une quarantaine de ses œuvres dans un desplus somptueux musées de la capitale pour s’envoler un matinvers Tokyo d’où il m’a téléphoné à son arrivée, fatigué maisravi, d’une humeur que je ne lui connaissais plus depuislongtemps, et bien décidé à ne pas tout me dire comme j’ai prisl’habitude de l’exiger de lui. Je n’arrivais plus à écrire. Il s’estinstallé dans un palace où il mangeait divinement, parait-il.J’ignorais qu’il aimait à ce point-là la cuisine asiatique. Au boutde deux semaines, j’ai commencé à m’inquiéter, et même à memorfondre. Il m’a expliqué -et cela m’a paru très troublant- qu’ilne souhaitait pas être joint par téléphone, qu’il prendrait lui-même l’initiative de m’appeler, quand cela lui plairait et entenant compte du décalage horaire, qu’il avait encore pour cela,et là j’entendis son rire rauque vibrer dans l’écouteur, assez dedélicatesse. Par de nombreux et parfois très légers indices, deshésitations dans la voix, des blancs embarrassés, j’ai comprisqu’il était en voie de fuir, de se dérober à mon influence, à monpouvoir, mais qu’il le faisait sans éclats, en douceur, qu’il nesentait redevable d’aucune explication aussi, façon conforme àsa discrète désinvolture, à ses récentes et déroutantes initiativespour affirmer sa liberté contre toutes mes restrictions. 337

Il n’a presque pas parlé de l’exposition à laquelle il étaitcensé s’associer dans la phase préparatoire et assez délicate del’accrochage qui ne doit jamais blesser l’artiste, mais surtoutmettre ses œuvres en valeur, comme je le lui ai rappelé, capterla lumière, surprendre, ravir, etc. Cela semblait être devenusecondaire. J’espérais qu’au moins ses tableaux seraientcorrectement exposés, même s’il ne s’est pas attardé sur le sujet.Il fut bavard lorsque je lui demandai de me décrire un peu laville qu’il avoua découvrir chaque jour dans de longuespromenades en solitaire, à pied, en taxi ou en autobus. Unenouveauté chez lui, cet enthousiasme pour les transports encommun. Depuis combien de temps avait-il été aussi heureux ?J’ai senti qu’il prenait un plaisir immense à ne rien faire d’autrependant des heures que de traîner dans les rues, regarder lesgratte-ciel, les ponts, les façades des immeubles, le chaos de lacirculation, la palpitation nerveuse des éclairages, lesautomobiles innombrables et pressées, la foule plurielletrépidante, le ciel changeant au-dessus de sa tête, et tout le reste,l’ensemble et les détails de ce tout multiforme, multicolore eten perpétuel mouvement. Puis un matin, j’ai reçu un coup de fil,et sa voix n’était plus la même, non qu’elle fût triste,simplement autre ; j’ai tout de suite compris qu’il avait changéd’endroit, et en effet : il m’a dit d’un rire un peu hésitant,presque gêné, qu’il était en Écosse, à Edinburgh, de l’autre côté 338

du monde nippon, plus très loin de chez lui en somme. Que lesdeux métropoles, par la proximité temporelle où il les avaitdécouvertes, se heurtaient dans une violente, étourdissantecollision d’images qui le poursuivaient jusque dans sonsommeil, que cela était indicible, grisant au-delà de tout ce qu’ilavait vu, éprouvé avant. As-tu des contacts à Edinburgh, papa ?Qu’est-ce qui t’amène là-bas ? Il n’a jamais répondu à cettequestion pendant tout le temps qu’a duré son séjour. Sauf erreurde ma part il ne connait personne en Écosse. J’ai cherché dansmon carnet d’adresses, fait l’inventaire de mes contacts auRoyaume-Uni, rien trouvé, aucun galeriste, aucun artiste, pasl’ombre d’une connaissance. Au bout de quelques jours, il a ditqu’il n’en était qu’au début du voyage, quel voyage je n’ai pascompris. Les coups de fil ont commencé à s’espacer dans letemps, et la teneur de nos conversations s’est modifiée, mais jedirais de manière clairement négative. Il m’a paru assezrapidement évident qu’il ne comptait pas rentrer de sitôt à lamaison et que beaucoup de choses allaient changer dans sa vie.Je lui ai demandé s’il avait encore des vêtements, j’espéraispeut-être trouver là un argument en faveur d’un retour à la villa,puisque tu n’as plus rien à te mettre, mais c’était oublier safaculté d’adaptation, son je-m’en-foutisme vestimentaire quisemble être son nouveau credo, ce détachement aristocratiqueet si agaçant de tout, et surtout de moi qui me retrouvai dans 339

l’attitude idiote et désespérée d’un fils qui a perdu de vue sonpère et tente à toute force de l’attirer à lui, à distance. Quoiqueje savais encore à peu près exactement où il se trouvait, maispour combien de temps ? Après Edinburgh ce fut Buenos Aires,puis Calcutta. 340

Il poursuivit encore son périple, où et quands’arrêterait-il ? Puis sans explication claire Rio de Janeiro (soi-disant pour rendre visite à un peintre dépressif, mon œil). Àchaque fois j’avais droit, dès après son installation dans un hôtelen plein centre-ville, à un récit assez détaillé de ses visitesdiurnes et nocturnes, de ses « escapades » comme il disait, maisil me semblait qu’il ne cherchait qu’à me régler mon compte,faisant même montre par moments d’une gentillesse artificielle(qui ne lui ressemblait pas), au nom de tout ce qu’il avaitviscéralement besoin de me dire, que je sentais prêt dans sabouche à être lâché, retenu encore par cette courtoisie de façade,comme une viande indigeste qu’il avait trop longtemps gardéedans son estomac et qui finirait par pourrir s’il ne la recrachaitpas bientôt. J’ai supposé alors que ces aveux terribles encore engestation concernaient ma présence oppressante à ses côtés ettoutes les initiatives prises au cours des quarante dernièresannées. J’ai commencé à me préparer à entendre des reproches,à affronter ses attaques, ses coups, face auxquels je n’avais riend’autre à rétorquer de toute façon que je n’avais jamais agi quepour l’aider, et par amour, et pour ce que j’estimais être son bienet l’édification de sa gloire. Ces dernières années s’est répandueautour de moi la conviction pestilentielle que je n’ai passeulement voulu porter mon père vers le succès, mais aussiélargir considérablement notre fortune, au détriment même de 341

la qualité des œuvres, que mon ambition matérielle esttentaculaire, et que je suis le gourou de mon père que j’écrasedu poids terrible de mon insatiable envie de richesse et dereconnaissance. Quand on a appris dans notre entourage qu’ilavait quitté la maison et compris qu’il n’était pas pressé derevenir (dixit ma mère qui est sortie de sa discrétion habituelle),on a commencé à murmurer dans mon dos que cela devaitarriver, que j’y étais sûrement pour beaucoup. Au téléphone, jel’ai supplié de rentrer au plus vite, que je pouvais même lerejoindre s’il le souhaitait, prendre le premier avion, qu’on nepouvait pas sans cesse s’expliquer au téléphone, qu’unerencontre s’imposait après toutes ces semaines passées l’un sansl’autre. Je précise que calmer les rumeurs était le moindre demes soucis ; je voulais qu’il rentre parce qu’il me manquait,comme jamais personne ne m’a manqué et ne me manqueradans ma vie. Je ne peux concevoir de vivre loin de luidurablement, respirer, penser, exister sans la magie bienfaisantede sa présence relève purement de l’impossible. J’ai décidé dene plus lui cacher dans quel état de délabrement moral je metrouvais, il a tourné mon angoisse en dérision, et cela l’aaugmenté encore, car s’y est ajoutée alors l’immense désarroide se sentir incompris, floué, méprisé. N’a-t-il pas toujours étélà, près de moi, depuis mes tout premiers pas, avec la multitudekaléidoscopique de ses visages ? Comment survivre à cette 342

épreuve ? Mon inquiétude allait croissante, je voyais à l’épreuvede la séparation celle plus torturante encore d’une futureempoignade (prélude à une rupture définitive ?) dontj’entendais déjà les premiers pics lancés au hasard de nosconversations de plus en plus rares et de plus en plus tendues.Avec une insistance qui n’a cessé depuis le début de son exil deme déranger, il a commencé à répéter sur tous les tons quepeindre ne lui manquait pas du tout ; qu’il se désintéressaitmême tout à fait de son œuvre qui n’a pourtant jamais suscitéautant d’intérêt que durant ces derniers mois. 343

Qu’il faisait chaque jour de fabuleuses rencontres dansles hôtels et les restaurants selects qu’il fréquentait, mais aussidans la rue où l’on croise selon lui des individus merveilleux.Quand je lui ai dit au téléphone (sur ce ton de voix trèspaternaliste qui je crois l’agace passablement) de faire attentionà ne pas s’acoquiner avec n’importe qui, il m’a répondu en riantd’un rire sardonique que c’est moi qui lui ai donné cettecuriosité de l’autre uniquement parce que cela faisait vendre depeindre des visages, qu’il n’y avait jamais assez de gens dansses tableaux, à quoi j’ai répondu à mon tour que les personnesqui sont peintes ne sont pas chapardeuses et qu’elles sontinoffensives parce qu’en réalité elles n’existent pas vraiment.S’en est suivi un long et fallacieux panégyrique (d’une ironie simordante que j’en ai eu mal à l’estomac toute une soirée) surles effets sur sa peinture de l’universalisation ou mondialisationque j’aurais (soi-disant) encouragée pendant des années enl’incitant à travailler d’après des vues aériennes ou autresclichés de grandes villes de tous les continents que je luifournissais en quantité foisonnante (ce qui est vrai) dans le butd’ancrer son univers dans la réalité contemporaine et de diffuserplus facilement selon lui son travail aux quatre coins de laplanète ; de le libérer d’une vision trop étriquée du monde quiaujourd’hui n’a plus de frontières, toujours avec cette obsessionde vendre de plus en plus. Je serais un boulimique du capital, 344


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