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Published by contact, 2015-10-18 17:32:36

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touchant que la rapidité impatiente avec laquelle il faisait glisserdans sa bouche le petit carré de pâte rose ou verte qu’il avalaitgoulûment. Monsieur Bordu nous avait annoncé dès le premier jourque son fils était un apprenti assez médiocre, qu’il était aussifort que malhabile. Ses doigts, si experts devant nos yeuxadmiratifs à extraire d’une poche en une fraction de secondel’objet coupable de sa gourmandise, étaient aux dires du pèretrop peu précis pour qu’on puisse envisager sérieusement de luiconfier un jour quelque besogne compliquée. Il s’interdisaitconcernant son fils d’échafauder d’ambitieux projets d’avenir,tout portait à croire qu’il raterait ce qu’il entreprendrait, du faitde son incurable manque de dextérité. Gilles écoutait cescommentaires peu flatteurs comme un enfant écoute parler sonmaître d’école, mais nous savions, mes frères et moi, nousl’avions compris dès le premier jour, que le véritable talent dujeune garçon résidait dans cette opposition secrète, cette frondefourbe menée contre les interdits en tout genre que le pèredevenu trop strict suspendait au-dessus de sa vie dans le desseinde la protéger de ce qui pouvait lui nuire. Son obstination àdéfier son père en cachette le rendait attachant ; il en récoltaitune sorte d’héroïsme juvénile et grandiloquent qui à l’époquene nous faisait pas encore sourire : nous étions fascinés. 145

L’autre démonstration d’audace qui nous médusaconsistait à sortir de son slip par la fermeture éclair de sabraguette et à la vitesse de la lumière un paquet de Gauloises etun briquet, et à fumer en l’espace de deux minutes une cigarette.Ce petit jeu se déroulait toujours au même endroit : derrière lamaison où en principe personne ne pouvait nous voir. Justederrière le mur, à quelques mètres de nous seulement, encontrebas, sous le rayonnement électrique mon père enfinilluminé peignait. Par sécurité, Gilles envoyait un d’entre nous,par roulement, faire le guet devant le perron. Raphaël quis’entendait bien avec Gilles, saisit cette opportunité pour exigerqu’en contrepartie il soit autorisé à fumer à son tour, permissionaccordée, mais qu’il ne fut pas possible d’étendre aux autresmembres de la fratrie au prétexte que nous étions trop jeunes.Hugues menaça de vendre la mèche si on ne lui permettait pasau moins une fois d’essayer pour voir ce que ça fait. FinalementRaphaël accepta et Hugues qui voulait lui aussi avaler la fuméefaillit s’étouffer. Gilles avait un bon camarade dans le villagequi lui procurait les cigarettes et les bonbons. Bientôt Raphaëlavec l’argent qu’il récupéra dans sa tirelire acheta lui-même auvillage un paquet de Gauloises. Je découvris rapidement quemes propres pièces avaient toutes disparu, les jaunes et lesautres, et je protestai violemment qu’on ne me restituât pas enfumée capiteuse ce qu’on m’avait volé en espèces sonnantes : 146

j’exigeais donc qu’on m’offre au moins quelques bonbons enguise de compensation. J’adorais les roudoudous : on m’endonna une pleine poignée. C’est ainsi que pendant ses pauses,Gilles prit l’habitude de nous distribuer sucreries, réglisses etautres cigarettes que nous avions payés sur nos propres deniersavec une largesse que nous fîmes semblant de prendre pour unemarque de générosité spontanée. Nous passâmes quatre soirées magnifiques au coursdesquelles nous eûmes envie de renouer avec certains jeuxtombés en disgrâce ou frappés d’interdiction. L’exemple deGilles, l’excellence de son art à tromper son monde, ajoutée àl’indifférence paternelle et à l’effet de détournement qui faisaittoutes les attentions se focaliser de manière exclusive sur lesprogrès de l’arrachage de la laine de verre et la découverte ducadavre, nous fournit d’excellentes raisons de ressortir nosflèches et nos couteaux affûtés et de les lancer sur des cibles quenous bricolâmes nous-mêmes. À deux reprises Hugues quin’avait pas la moindre aptitude au tir, faillit m’éborgner. Dansle dos de mon père nous réussîmes à nous procurer les clés dugarage (c’est moi qui fus désigné pour fouiller dans les pochesd’un des pantalons de mon père suspendus dans la penderie dela chambre, celui qu’il mettait à chaque fois qu’il se rendait enville dans son beau véhicule, pour en extraire la clé de contact) 147

et à nous installer dans la Ford que Raphaël mit en marche enun tournemain. Nous fîmes sur place un voyage imaginaire,vitres ouvertes, la tête sortit hors de la portière, afin de mieuxjouir du rafraîchissement qu’un souffle virtuel poussait sur nosvisages hilares. Gilles suggéra qu’on fume à l’intérieur justepour le plaisir, mais nous protestâmes avec une telle ferveur quel’idée fut vite abandonnée. Notre gaieté débridée passa tout àfait inaperçue. Du reste, personne ne se rendait compte de nosécarts de conduite au point que nous finîmes par douter quenous les avions réellement perpétrés. L’indifférence de nosparents leur donnait l’inconsistance éolienne des rêves. Gillesremonta travailler sans fumer cette fois-ci, un peu contrarié. Dèsnotre retour de l’école, nous nous rendions dans le grenier pourjuger de l’état d’avancement des travaux, et surtout pour savoirsi on avait enfin trouvé le corps de l’animal prisonnier sous lacharpente. À chaque fois on nous répondait que l’on approchaitdu but. Les difficultés respiratoires de Gilles augmentaientsingulièrement à notre arrivée ; mais il s’inventait parfoisd’autres raisons pour s’échapper, il maniait le mensonge avecun tel talent qu’il était impossible de ne pas croire à ses histoiresou à ses prétextes spécieux. Son père très occupé par son travailsemblait ne se douter de rien. 148

Parfois, Eugène Bordu perdait patience et descendaitdans la cour récupérer son fils qui le suivait sans protestation ;s’il le blousait à longueur de journée, on ne pouvait douter qu’ille craignait vraiment. On sentait chez le père des potentialitéscontenues de violence : cela nous rappelait quelqu’un. C’est dureste pour cela que nous nous dispensâmes de révéler àMonsieur Bordu les agissements de son fils. Nous étions,comme tous les enfants, passablement cruels, jaloux de tantd’assurance ; et l’affection que nous portions à Gilles, poursincère qu’elle fût, ne nous retint jamais de songer que le trahiret assister à sa chute nous eût plongés dans un bain de félicité.Mais n’avions-nous pas fauté nous aussi ? Le risque était tropgrand, si nous venions à le trahir, que n’éclate aussi, exposéepar Gilles qui savait tout, à qui nous ne voulions rien cacher,l’autre vérité, celle qui réveillerait mon père de sa torpeur, et quinous condamnait. Nous décidâmes donc simplement de profiterde notre bonheur. Nous trouvions toujours trop courtes lesquelques minutes que Gilles passait avec nous, sur ce petitpérimètre de cour à l’abri des regards, car nous estimions qu’ilétait d’excellente compagnie. Il passait son temps à nousraconter ses aventures avec les filles du village qu’il avait toutessans exception emballées. À l’entendre, aucune créature de sonâge portant jupe et petite culotte n’était en mesure de lui résister.Il savait dégrafer les soutiens-gorges, explorer avec sa langue 149

mobile l’anatomie secrète de ses dulcinées, et pratiquait dansl’amour une sorte de gymnastique complexe et mécanique dontil se régalait à nous montrer en les singeant outrageusement lessubtilités acrobatiques, et nous, babas, glacés d’extase, avalionsces frasques à l’érotisme graveleux avec autant de respect et devénération que s’il se fût agi du mystère de la vie. Le jeudi, nous n’avions pas classe, en fin d’après-midimes parents partirent faire quelques courses au village. Il n’yavait plus de bière à la maison ; et monsieur Bordu, notre patientsourcier que la tâche éreintante assoiffait, sans parler de l’effetd’abrutissement de la chaleur étouffante dans ce lieu confiné,s’accrochait aux vertus stimulantes de ce breuvage, comme lemineur de fond à sa lampe-torche, le plongeur à sa bouteilled’oxygène, le parachutiste à sa voilure. Il exigeait qu’on lesustente en permanence en Kronenbourg, car la poussière luiasséchait la gorge : il ne pouvait travailler sans s’irriguerabondamment ; et le grenier était devenu une fournaise. Monpère savait à quel point, l’été, il était difficile de demeurer enpermanence sous le toit écrasé de soleil de notre maison. Ildésapprouvait cette coûteuse habitude, mais comme il avait deson côté renoué avec le vice de la Gauloise, il devait se sentirun peu gêné aux entournures de s’en offusquer tropexplicitement. Toute la journée nous n’avions fait que des 150

bêtises. L’unique intérêt de nos jeux résidait désormais dansleur degré d’inadéquation avec la norme fixée une fois pourtoutes par mon père, mais qui semblait depuis quelques joursavoir perdu sa validité. Quel est le pouvoir contraignant d’uneloi si personne ne veut l’appliquer ? On avait l’impression qu’iln’était plus concerné par le problème du respect des règles et deleur dépassement. Il se dispensait -mais pour combien detemps ?- d’exercer sa fonction policière, converti au laxisme,désolidarisé d’un système suspendu, mis en veille. Ma mère elleaussi paraissait être ailleurs. En fait, mes parents ne savaient pasexactement comment ils allaient s’y prendre pour régler lafacture des travaux, et cela les minait. Ils attendaient le vendredisoir pour aborder avec Monsieur Bordu cette question etcraignaient sûrement de passer à ses yeux et aux yeux de tout lemonde pour des malhonnêtes. Mes parents n’avaient pas dedettes et toujours fait face, comme on dit, à leurs affaires.Eugène Bordu avait annoncé qu’il aurait terminé le vendredisoir et qu’il déposerait sur l’herbe la carcasse de ce sacré putainde rat qui empestait. Pour nous sans doute un momentdouloureux que nous nous sentions mieux à même d’affronter àprésent que tant de vérités essentielles nous avaient été révéléesqui faisaient de nous des grands. Au contact de Gilles, notresentiment de culpabilité s’était émoussé, notre audaceconsolidée, et doublée notre capacité à proférer à haute voix une 151

menterie énorme si cela s’avérait nécessaire. Enfin régnait dansnotre maison, tout entière tendue vers l’attente du dénouement,un laisser-aller total que nous considérions comme tout à faitprovisoire, ce qui expliquait que nous en jouissions avec unappétit immodéré. Notre liberté restreinte dans le temps nousgrisait ; mais définitive, privée de toute perspective d’êtreabolie, elle nous aurait écrasés. Une autre crainte se faisait jour :ne plus être surveillé, et puni, est-ce que cela s’appelle encoreêtre aimé? Vers cinq heures Monsieur, Bordu, visiblement exténuéet mort de soif, descendit seul. Nous étions tous les trois dans lacourette en train de jouer au lance-pierre que nous avionsrécemment réhabilité après une longue période d’interdictiondécrétée par mon père suite à un tir malheureux de Hugues quiavait cassé un des deux carreaux de l’unique fenêtre du garageun dimanche après-midi, faute pour laquelle nous avions reçuune correction nourrie tout à fait exemplaire. J’avais été désignépour guetter le retour de notre Ford. Gilles, qui était resté là-haut, devait nous attendre. Mais comme nous mimes un certaintemps à monter, et j’ignore jusqu’à aujourd’hui pour quel motif,il avait déjà commencé à fumer seul et même presque finientièrement sa cigarette quand nous pénétrâmes dans le grenier. 152

Il nous accueillit avec froideur, fâché de nous voirapparaître si tard ; il était assis par terre, en sueur, les brasballants, la mine exténuée, et comme figée dans une expressiond’incompréhension qui lui donnait un air idiot, presquesimiesque. Avec une animosité qui nous parut exagérée, il jetason mégot incandescent et fébrile qui brilla dans le demi-jourparmi les restes de laine de verre, les morceaux de papier et lescopeaux de bois qui jonchaient le sol de ce qui avait été l’atelierde mon père, mais n’était plus qu’un espace inhospitalier oùflottait une poudre charbonneuse, se leva et sortit sans dire unmot d’un pas rapide, la précipitation coupable du voleur. Nousle suivîmes. Une fois à nouveau dehors, il expliqua à son pèrequ’il avait balayé le grenier sans se soucier visiblement de ceque ce dernier constaterait le lendemain l’effronterie : il nepouvait pas s’empêcher de mentir. Mais peut-être misait-il surle pouvoir d’oubli qu’exerce sur les esprits l’abondance decertaines boissons alcoolisées quand elles bercent le sommeilaprès une rude journée d’efforts? Reprenant cette apparenced’adolescent timide (et de l’air le plus inoffensif) il aida sonpère que l’envie de se désaltérer conjuguée à une grande fatiguerendait passablement agressif à ranger quelques outils ; et nousautres, heureux de jouir encore de notre liberté complète,recommençâmes à jouer derrière la maison. Mais au bout deplusieurs minutes -nous supposâmes, quand nous refîmes plus 153

tard le récit circonstancié du drame que Monsieur Bordu et sonfils avaient disparu à ce moment-là dans la fourgonnette del’artisan- Hugues en dirigeant vers le ciel le lance-pierre sur labande de cuir duquel il avait glissé puis pincé entre ses petitsdoigts un caillou météoritique de forme irrégulière destiné àtranspercer la voûte céleste, aperçut au-dessus du toit, et quimontait en vastes volutes noires vers le ciel étamé, unepyramide de fumée enveloppée de nodosités mouvantes. Il semit à crier si fort que nos yeux se portèrent aussitôt vers le toitqui semblait voguer dans l’air épais donnant à nos imaginationsl’impression étrange que le faîte de notre maison se détachaitdes quatre murs et s’élevait, comme emporté par des vaguessans cesse renouvelées d’épaisse et sombre vapeur. Affolésnous fîmes le tour de notre demeure, le regard toujours pointévers le haut. Hugues jeta à terre son lance-pierre inutile ; Raphaëlfaillit tomber en courant Quant à moi, je m’avisai soudain quece qui s’amorçait au-dessus de nous était sûrement irrémédiableet vain toute agitation, sans que je renonçasse pour autant enbon suiveur que j’étais à courir avec mes frères et à pousser deshurlements aigus. De l’autre côté de la cour, où le fils et le pèreBordu venaient à l’évidence de réapparaître et à notre immensesurprise, les progrès de l’incendie étaient bien plusconsidérables et presque la moitié de la toiture avait déjà été 154

dévorée par un feu vigoureux d’un orange vif strié de longuesarabesques noires et dont les torches les plus hautes dépassaientla cheminée et menaçaient de la dévorer complètement. Iln’était pas possible que mes parents, où qu’ils fussent dans levillage, n’aient pas vu que leur maison brûlait. Le père Bordupaniqué se proposa de se rendre à la ferme de Bertrand pourappeler les pompiers, car la fumée s’était répandue si vite qu’iln’osait plus rentrer dans le vestibule où se trouvait le téléphone.Mais il changea d’idée et supposa qu’on avait déjà prévenu etqu’ils étaient en route. 155

Précisons que la caserne se trouvait à trente kilomètres,ce qui signifiait, comme je le prévoyais moi-même, que lessoldats du feu n’arriveraient jamais à temps et que notredemeure se consumerait entièrement sous nos yeux impuissantsavant que la première lance à eau puisse être activée. Maistandis que monsieur Bordu, le visage défait, dévidait dans sabarbe un babil confus et virevoltait mollement sur place commeune toupie au ralenti, mes frères un peu calmés adressèrentsoudain à Gilles qui restait planté et semblait provisoirementavoir cessé de respirer, des récriminations violentes qui firentsupposer sans ambiguïté à son père que c’est à lui seul querevenait la responsabilité de ce délit. L’adolescent sortitinstantanément de son état torpide pour essayer -faiblement etsans conviction- de se défendre contre l’accusation qui lui étaitfaite d’avoir mis exprès -et non par négligence- le feu à lamaison. Son père ulcéré, et déjà vert de rage, ne l’autorisa pas àrépondre. Comment Gilles avait-il pu oser fumer dans legrenier ? Depuis quand fumait-il dans son dos? Il se mit àquestionner mes frères qui, pointant du doigt le fautif abasourdi,dans un foudroyant réquisitoire racontèrent alors à son père quiouvrait de grands yeux ahuris tous ses vices, ses fausses excusespour quitter le grenier, les cigarettes fumées en cachette derrièrela maison et les bonbons engloutis par poignées, les filles duvillage, les séances de léchage et de fornication, l’alcool et tout 156

le reste. Le père Bordu ne chercha pas à vérifier la véracité deces assertions accusatrices et se jeta sur son fils avec une fureurdémoniaque qui nous effraya. Toute sa personne sembla en uninstant se concentrer dans ses bras et ses poings serrés qui, dotéstout à coup d’une force indépendante et quasi titanesque,commencèrent à frapper aveuglément la figure, le ventre et lesquatre membres de Gilles qui s’écroula au sol comme un grospaquet de torchons sales. Pendant de longues minutes, mesfrères qui ne pouvaient se rassasier du spectacle qu’offrait ceballot floué, humilié par les coups, terrassé et qui se convulsaità présent dans l’herbe sèche, prirent un plaisir imbibé de cruautéà regarder subir par un autre ce qu’ils avaient en moins violentsubi eux-mêmes à diverses reprises. Ils se voyaient souffrir sansressentir en leur chair le moindre mal ; cela leur procurait unejouissance dont leurs yeux brillants racontaient la vertigineuseascension. Mais tandis que le pauvre garçon versait toutes leslarmes contenues dans sa poitrine torturée et se tenait les côtestriturées par les coups de pied du père, je fus saisi quant à moid’un irrépressible élan compassionnel qui me dicta, dès queMonsieur Bordu eut terminé sa sinistre besogne, dem’approcher de lui et, sous les rires triomphateurs aux aigustranchants de mes frères, de sortir de ma poche mon mouchoirpour lui essuyer les yeux, le sang qui s’était mêlé sur ses joueset autour de sa bouche au débordement lacrymal. À le voir ainsi 157

gémir, la face ravagée par la souffrance, meurtri dans tout sonêtre, blessé, couvert de bleus et d’ecchymoses, de contusionsinnombrables, la chevelure blonde en désordre comme après lepassage d’un ouragan ou le ravage turpide de l’amour, et lachemise déchirée, il me sembla que sa laideur avaitcomplètement disparu, qu’il se couvrait par son martyre d’unesombre et humaine beauté ; et que cela justifiait un geste depitié. Pourtant quand je voulus le toucher, avec ce qui restaitdans ses bras affaiblis de vigueur, il me repoussa. Peu importait,j’avais agi seul, pris de mon propre chef une noble initiative àlaquelle pour la première fois mes frères ne s’étaient pasassociés. Et tandis que je m’éloignai de lui, je vis que déjàHugues et Raphaël couraient en direction de la route, car lavoiture de mon père arrivait à vive allure. Dès que mes parents descendirent de la Ford Ltd,Monsieur Bordu courut à son tour à leur rencontre et leurexpliqua en quelques phrases ce qui s’était passé, enchaîné à undébit si accéléré néanmoins qu’ils ne comprirent pas tout dupremier coup ; il dut s’y reprendre en plusieurs fois, les motsentrecoupés d’interjections plus ou moins volontaires seprécipitaient dans sa bouche dans un ordre confus. Lespompiers, selon ma mère qui voulait rester optimiste, nedevraient pas tarder à être là. Mon père, vers qui se concentra 158

tout de suite mon attention, présentait l’apparence d’un hommequi vient à peine de sortir d’un cauchemar et n’est pas encoretout à fait réveillé. De son visage blême et vacant, la froideurhabituelle, née de ses efforts permanents pour imposer lerespect, s’était retirée. Tout ce que nous avions connu, commela dureté du regard, le masque rigide où se côtoyaient rudesse etimpassibilité, et craint jusqu’à supplier le ciel dans les momentsde grande colère (que ne soient prises nos petites vies), et qui,nous devions bien malgré le relâchement des derniers jours lereconnaître, nous avait façonnés au fil des ans, avait disparu deses traits qui n’étaient plus, dans leur soudaine simplicité, quele premier jet, l’esquisse en pointillés d’un artiste indécis oupressé qui, manquant peut-être de temps pour le parfaire, auraitd’abord jeté sur la toile vierge des courbes incertaines, à la hâtejuste posé le contour général et provisoire d’un visage libre detout caractère particulier, pour ne pas se sentir obligé d’appuyerplus tard une expression qui lui semblerait alors contraire unefois le tableau achevé à l’idée qu’il se faisait de la personneimaginée. Ainsi eût-il été excessif d’y voir autre chose que lamarque d’une attente, par exemple de l’abattement, bien quecela aurait pu sembler tout à fait légitime, ou un débordementde rage, et pourtant qui à sa place n’aurait pas trouvé qu’il yavait de justes raisons de fulminer ou de hurler de désespoirdevant un tel gâchis? Mon père n’était ni serein ni exagérément 159

tendu ou abattu ; il était confit dans cette sorte de neutralité quivous envahit quand on est au-delà de tout sentiment, quand ona subi un choc si violent qu’on ne s’émeut plus de rien et qu’onn’est plus capable de réfléchir et de prendre la moindre décision.Sans conviction il essaya de questionner Gilles et pendantquelques instants nous eûmes peur que ne soit révélée à monpère toute l’histoire du furet. Mais l’adolescent avait si mal auxdents (il avait perdu une incisive et la cherchait activement dansl’herbe tout en marmonnant) qu’il ne pouvait plus parler demanière claire et intelligible, et cela nous arrangea. Longtempsmon père regarda impassible la maison brûler comme onregarde un film au cinéma. Au bout d’un moment, comme on sesouvient soudain d’un détail qui jaillit dans une mémoirebrouillée, il demanda si quelqu’un pouvait encore accéder à lacave pour sauver sa collection. Il parlait lentement, avec effort.La clé se trouvait dans la cuisine qui était envahie par une fuméenoire et menaçait à son tour d’être engloutie par les flammes.La collection allait être détruite, le feu crépitant ayant déjàgagné le plafond de la cuisine qu’il pourléchait de sa languepointue et vorace. Un an de travail calciné, réduit bientôt à une montagnede cendres rouges. Ma mère se tenait près de lui et le surveillaitdes yeux avec une inquiétude qui tournait parfois à l’angoisse.À l’évidence, il ne savait plus qui il était. Son visage n’était plus 160

son visage. Il était devenu celui d’un autre. Qui était cet hommeimpavide qui regardait fondre et s’évaporer toute sa vie sansdire un mot, verser une seule larme, pousser le moindre cri ? Jem’approchais un peu, j’avais peur qu’il me repousse lui aussi.Je le regardai longuement à mon tour, puis quand je fus à sescotés et qu’il vit enfin que je le regardais (ses yeux erraient dansle vague), il passa sa main autour de mon cou et appuya ma têtecontre son ventre. Ainsi l’ébauche reprenait vie ; et la statueinachevée s’anima ; et l’impression de vide dans le regards’estompa : y afflua une lumière vibrante et claire. Je sentis samain caresser mes cheveux, effleurer ma nuque, ce fut tendre etdoux, quoique bref, instant de grâce d’une intensité comparableà l’éblouissement furtif d’un regard traversé par une espéranceet dont le bleu ou le vert sombre soudain s’illumine par lemiracle de la joie. 161

C’était la première fois que cette main épaisse et largequi nous avait si souvent frappés, si souvent menacés de coups,me caressait. J’étais aux anges ; que me valait ce gesteaffectueux en cet instant aussi dramatique où la solitude d’unêtre anéanti est à son point culminant ? Peut-être venait-il decomprendre qu’il avait failli me perdre ? Peut-être que son cœurchauffé à blanc avait fini par exploser, et qu’il déversait, tout encontinuant à battre, une marée ininterrompue de sentiments, detendresse et de délicatesse ? Je ne savais plus qui il était, pluspersonne ne savait quel homme était là devant nous, hagard etperdu, mais déjà je l’aimais et j’exultais qu’il ne me rejette pas.Mes frères, eux, étaient bien trop occupés à savourer leurvictoire qu’assombrissait déjà l’inventaire sordide de toutes nospertes pour s’intéresser à lui. J’étais heureux d’être le seul quicomptât, qui pût lui venir en aide peut-être ? À moi peum’importait que mes jouets fussent tous détruits, mes affairespersonnelles ayant peu de valeur en comparaison des avantagessentimentaux que pourrait me prodiguer un amour enfin sevréde tout ce fatras inutile des principes éducatifs dominés par lepostulat que la dureté est la meilleure école et qu’elle estl’unique rapport possible entre un père et son fils. Dès lors, jesentais qu’il faudrait continuer à profiter de ma situation debenjamin pour gagner ses faveurs ; lui signifier que sa tendresseétait un bien meilleur professeur que sa violente intransigeance ; 162

et m’émanciper du même coup de mes frères qui ne lui étaient,eux, dans cette épreuve, d’aucun réconfort. Je décidais de neplus jamais le quitter d’une semelle. Bertrand arriva peu de temps après les pompiers qui,totalement inutiles et essayant tout de même de compenser parle verbe ce qu’ils n’avaient pu obtenir par l’action, serépandirent en excuses et autres formules éculées de contritiond’une rhétorique horizontale que nous trouvâmes unanimementsuperflues. Epuisé et en sueur, l’ami de papa avait l’air d’ungros mammifère aquatique qui vient péniblement de s’extrairedes eaux et cherche sur la terre ferme un équilibre que son corpsdissymétrique, du fait d’une inégale répartition des masses etdes vacillations affolées de sa tête tendue désespérément vers leciel pour aspirer un air raréfié, peine à trouver. Ses cheveuxmouillés collaient à ses tempes comme si une vague lui avaitposé sur le chef un paquet d’algues noires ; et de sa bouchearrondie, lactée aux commissures d’un mince filet aqueux, ons’attendait à voir sortir à tout instant un jet de liquide gardé enréserve dans sa panse rebondie, grouillant de coquillages etd’étoiles de mer. Mais ce déluge océanique arrivait lui aussi troptard : le feu avait tout dévoré, ne laissant debout que quatre mursnoircis semblables aux ruines d’un temple ancien abandonnédepuis la nuit des temps aux brûlures du dieu Ra. 163

Le récit que monsieur Bordu lui fit dans une langueapproximative des causes de l’accident le fit presque tomber àla renverse, lui d’ordinaire si stable, si confiant dans sa forcephysique : était-ce possible, imaginable, qu’on soit assezstupide pour compromettre ainsi la vie de toute une famille àcause d’une cigarette? L’otarie-éléphant de mer échappée deson milieu naturel tangua à nouveau un moment de toute sahaute stature luisante sur ses membres amollis ; et au lieu d’unesource marine jaillit de son orifice buccal un torrent derécriminations. Le coupable, vers qui les regards sévères convergeaient,en les entendant, et craignant que Bertrand ne fonde sur lui àson tour, s’était relevé et mis à pleurer comme un enfant enpeine, à quelques mètres de la grille ; pour fuir plus vite par laroute si les choses tournaient vraiment mal ? Peut-être voulait-il ainsi se protéger des coups que chaque nouveau venu sur leslieux du drame semblait vouloir porter à sa piteuse personne (cefut un défilé, je crois bien que tout le village ce soir-là voulutvoir le sinistre et faire entendre au fautif penaud sa réprobation).Je fus étonné pour ma part qu’on puisse posséder une si granderéserve de larmes et j’en fus même un peu jaloux ; car il m’étaitarrivé souvent de pleurer juste par plaisir, dans le soucid’évaluer l’endurance de mon chagrin, mais à chaque fois tropvite à mon goût il s’était tari, laissant sur mes joues de longues 164

traînées sèches semblables à de disgracieuses boursoufluresveineuses. Il était très singulier que celui qui pendant quatrejours m’avait semblé si téméraire et que j’avais admiré, perdeainsi toute dignité, tout courage, toute grandeur. 165

Mais en un sens cela me le rendait aussi plus humain àtel point que, contre l’avis, de tous, je décidai de lui pardonner. Vers vingt-trois heures, Bertrand qui s’était calmé etavait reconquis sa vitalité habituelle annonça qu’il noushébergerait pour la nuit et aussi longtemps que cela seraitnécessaire. Il avait retrouvé son aplomb, sa démarche assurée,sa gouaille et son sens de l’initiative ; sa solidité terrienneservait déjà d’appontement à nos âmes naufragées. Mon père,la tête baissée, le suivait, lui paraissait soumis ; tout le mondelui emboîta le pas. Ma mère ne cessait de répéter que nousavions faim et que nous étions fatigués. Je demandai avant demonter dans la voiture l’autorisation de me soulager. Je meglissai derrière le garage pour me dérober à tous les regards ; ettandis que j’urinai dans l’herbe, je vis briller dans la nuit clairela soie ambrée d’une grosse boule de poils toute recroquevilléesur elle-même, presque immobile, mais palpitante ; et, au milieude cette étincelante touffe hirsute qui se trouvait à un mètre demoi, une paire de billes jaspées et brillantes qui ressemblaient àde minuscules morceaux d’étoiles tombés du ciel qui encomptait ce soir-là des milliers d’autres. Je ne ressentis aucunepeur, et continuai stoïquement d’uriner, car je reconnus aussitôtce pelage familier que j’avais tant de fois caressé et tenu serrédans mes bras affectueux. Ainsi était-il toujours en vie, notre 166

cher furet que nous croyions mort depuis longtemps ! Il se tenaitlà, couché sur la végétation jaunie, se confondant presque avecle foin des brindilles assoiffées qui lui servaient de lit et meregardant avec cette expression de tendresse qui m’avaitprocuré tant de plaisir et de joie. Je me penchai vers lui et luitouchai la tête délicatement du bout de mes petites menottestremblantes. J’étais ému, presque bouleversé. N’était-ce pas àla fois étrange et merveilleux, comme un présent divin, qu’il setrouve justement là en cet instant? Je lui expliquai rapidementd’une voix murmurée que je reviendrais demain et que jen’avais d’autre choix que de le laisser là ce soir ; qu’il nepourrait plus jamais vivre avec nous, quoi que nous réservâtnotre avenir incertain. Il sembla le comprendre, l’accepter ; et ilme lécha les doigts en signe de reconnaissance pour cet aveufranc et sans détour. J’ajoutai que personne ne devait apprendrequ’il était vivant ; c’était la seule chance pour lui de se sauver. Je courus jusqu’à la voiture. Bertrand était assis auvolant de la Ford Ltd. Il nous ramena tous chez lui. Durant letrajet qui ne prit que quelques minutes, personne ne dit un mot.Le ronflement du moteur, le bourdonnement musical de cetteunique chose possédée qui ne fût pas anéantie et qui n’avaitjamais été si régulier, si parfait qu’en ce soir où notre vie venaitde basculer dans un vide amorphe, caressait nos oreilles, nous 167

berçait comme les accords nostalgiques d’une mélodie ancienneet familière. Je voyais mon père de dos, assis entre Bertrand etma mère, sa tête droite que prolongeait sa nuque duveteuse verslaquelle jaillissaient déjà, dans mon cœur et dans mes mains,des élans de tendresse. Les retrouvailles brèves, maisémouvantes avec le furet avaient soulevé en moi une énergierevigorante ; et je sentais vibrer déjà ces ressorts qui s’agitenten nous lorsque l’espérance a repris ses droits, que ledécouragement enfanté par le malheur perd son pouvoir dedestruction et qu’à nouveau l’esprit s’anime et trembled’impatience, revitalisé par des pensées positives. Étais-je leseul à ressentir que tout n’était pas fini ? Mon père ne m’avait-il pas montré tout à l’heure d’un geste univoque quelle valeur ilaccordait à mon affection, et rétribué cette affection enmaintenant ma tête entre ses mains? La force des sentimentsexprimés ne justifiait-elle pas qu’on crût lui et moi, et tousensemble peut-être, en des jours meilleurs ? Que nos relationsenfin pourraient évoluer dans un sens qui me convenait ; et qu’ilétait capable de s’amender ? Mais ce soir-là pendant ce trajet, jene fus sûrement pas le seul à ressentir ce frétillement intimed’une joie spéciale qu’on veut garder secrète et qui vous titilledélicieusement, presque contre votre volonté, noyant sous sonflux continu les émotions secondaires, et jusqu’à la crainte quipourrait surgir devant cet emballement intempestif du cœur. 168

Bertrand était très heureux au fond de lui, et son bonheurirradiant se trahissait aussi dans les plis graisseux de son cou(un peu de sueur y perlait), de conduire la belle Américaine depapa. Toute l’incertitude de l’effroi, qui pousse au balbutiementet au déséquilibre passager les hommes les plus stables, lesmoins effarouchables, s’était retirée de lui. Après le choc del’incendie, c’était la rétractation des eaux à marée basse,l’enfouissement de l’astre brûlant dans le col ouvert de l’azur,le retour du géant rasséréné roulant des mécaniques de ses grosbras musclés. Le lendemain de bonne heure Bertrand nous proposa denous emmener sur le lieu du sinistre. Il conduisit à nouveau lavoiture, et cette fois-ci sans même demander au préalablel’autorisation à mon père qui semblait ne pas avoir fermé l’œilde la nuit et en quelques heures vieilli de dix ans. Son beauvisage était plissé comme une feuille de papier de brouillonqu’on va jeter encore vierge à travers la fenêtre et livrer à la bisemauvaise : mon cœur se serra d’émotion et de pitié lorsque je levis ainsi défraîchi et livide, comme si les draps blancs du litavaient, à la faveur des ténèbres, déteint sur sa face. Mes frèresrestèrent à la ferme qui offrait tant d’attraits : un pressoir àpommes déglingué, deux vieux tracteurs rouges de marqueMassey Ferguson, un épandeur antédiluvien avec un drôle de 169

siège en métal percé et sur lequel un coq majestueux, mais à lavoix enrouée, lançait son cocorico polychrome. Hugues etRaphaël s’amusèrent à peine levés à parodier cette farandolesonore au parcours erratique qui résonnait à retardement àtravers toute la campagne et rivalisait avec la pluie cristalline del’angélus. Ils étaient redevenus en une nuit si puérils et si sotsque j’aurais trouvé humiliant de m’associer à ce pitoyableexercice de mimétisme. Ils sautaient et caracolaient comme deschevreaux mus par une insatiable et absurde fureur de vivre.Mais il y avait aussi, caché derrière les granges juste après unalignement de peupliers tirés au cordeau, un étang au bordduquel se trouvait une cabane en bois qui recélait-nous lesavions- une pléthore d’objets merveilleux et inusités beaucoupplus intéressants que tout le reste, si l’on met de côté lesanimaux que j’aimais et que je revoyais toujours non sansexcitation. Cependant ce matin-là de toute façon, j’avaisquelque chose de très important à faire ; et je ne voulais plusquitter mon père. L’aurore pâle avec sa crépine de chaleurétendue sur la campagne silencieuse avait terni les cendres. 170

Il n’y avait plus un seul objet nous ayant appartenu quifût reconnaissable ; sous nos pieds nulle trace visible de notrevie d’avant, rien qu’un désert gris de suie asphyxiante, et devantnos yeux les vestiges grotesques de la chute hasardeuse d’unmétéorite qui aurait tout détruit et tout brûlé en s’écrasantlourdement sur la face du monde. C’était comme si toutes lesannées passées dans cette maison (quinze, peut-être moins ?)n’avaient jamais existé. Je demandai à mon père la permissiond’aller prendre congé de Marcel Lebeau et de sa ménagerieadorée. Il sembla positivement touché de cette attention ; je lissur son visage le passage d’une émotion. Dès que je fus deretour, nous partîmes. Bertrand (qui d’un seul coup avait toutson temps) se proposa de nous emmener faire un tour pour nouschanger les idées, mais ma mère déclara que nous n’avions pasle cœur à faire des balades. Du reste à la ferme le déjeuner étaitsûrement prêt, on ne pouvait pas faire attendre Maryse. Durant presque une semaine, j’occupai mon temps àobserver mes parents et mes frères ; et ma mère de son côtépassait l’essentiel de ses journées à surveiller mon père à ladérobée, avec un mélange d’espoir et de peur. Elle n’évoquaitpas l’incendie, ou alors à demi-mot, et parlait avec un sérieuxqui me plaisait de notre vie future, de ce à quoi elle pourraitressembler. Elle évoqua la perspective d’un nouveau départ 171

dans une grande ville, M. ? Elle fit preuve d’un sens aigu de laréalité, prit des initiatives pour tenter comme elle disait de noussortir de ce mauvais pas. Elle essayait d’être drôle, légère,philosophe. Elle donnait parfois même l’impression de seréjouir de cette infortune qui nous frappait ; et de ceschangements qu’elle sentait chez mon père s’opérer, mais avectrop de lenteur et de discrétion pour qu’on pût en fairepubliquement état. Elle n’était pas sûre qu’il allait s’en remettre,mais elle œuvrait à sa guérison juste en restant disponible etconfiante ; et prête à tout instant si nécessaire à le consoler ou àcapter le moindre signe d’embellie, à tirer sur le fil de cettebobine secrète dont elle pressentait en lui l’existence et quicontenait lové, replié en soi, cet autre lui-même. Au bout dedeux jours, comme mon père déambulait tel un fantôme et neparlait pas, ma mère fit par précaution, et bien que Bertrandjugeât cette initiative tout à fait inutile, venir notre médecintraitant à la ferme. Il diagnostiqua un syndrome dépressifréactionnel. Mon père, noué du ventre à la gorge, était commeenfermé à l’intérieur de son être, et la communication avec sesproches momentanément interrompue ; provisoirementdéconnecté de sa propre conscience mise en demeure de seterrer dans une léthargie reptilienne. Son mutisme quasi total etquasi permanent (il se hasardait à table à lancer quelquesphrases banales et souvent sans intérêt) s’accompagnait de 172

manifestations psychokinésiques paradoxales telles que lebesoin irrépressible de bouger, d’errer, incongru et lent, dansl’immense cour plantée ou autour de l’étang, selon un parcoursconcentrique, alors que tout en lui, dans son cœur et son esprit,semblait à l’arrêt. Nous étions devant sa personne aussi démunisqu’on peut l’être devant un malade plongé dans un sommeilirréversible, mais somnambule à ses heures. En le voyantfatigué, tourmenté, mais aussi par moments plus détendu,presque serein, on se disait que tout était possible : lerenoncement, le désespoir, la folie peut-être, et aussi l’erranceperpétuelle. Nul ne savait s’il triompherait de ce grand silencequi s’était abattu sur lui et l’avait provisoirement, dans toute sapersonne absente, mis en veille. Combien de tempsdemeurerait-il posé sur son visage, ce masque de bois auxformes inexpressives, et quand se colorerait-il enfin d’une sèvenouvelle ? Nul ne pouvait le dire. Le médecin affirma d’un tonpéremptoire que mon père guérirait très vite, qu’il fallait lelaisser tranquille, ce que nous fîmes tous, et surtout mes frèresqui passaient leur temps dehors à rire et à s’ébattre. Moi, dèsque je le pouvais, je me rapprochais de lui et lui prenais la main :il la serrait fort, ce qui me faisait presque chavirer de joie.Personne ne semblait remarquer que s’installait entre nous deuxpeu à peu, suite à l’événement qui nous avait tous ébranlés, etmalgré son aphasie, une tendresse muette et complice. 173

L’attitude de mes frères était exaspérante. Je trouvais qu’ilsavaient tort de se réjouir parce que ce traitement de faveur inéditn’augurait sûrement rien de bon pour eux. Car en moi, à cetteépoque, dans l’étroitesse de mon cœur encore grandissant (etbien que je me considérasse déjà comme un préadolescent), 174

Il n’y avait pas assez de place pour lui, mon père, etpour eux en même temps et je ne pouvais imaginer l’aimer luide cette manière nouvelle, et devenir son protégé, son filsfavori, sans que cela ne s’accompagne d’un mouvementconcomitant d’éloignement vis-à-vis de Hugues et de Raphaël(de ma part et de celle de mon père) que je chérissais pourtantdepuis toujours. Mais n’étaient-ils pas responsables par leurcruauté le jour de l’incendie et surtout par leur indifférence àl’égard de mon père de ce détachement affectif qui me rendaitde moins en moins sensible à leurs préoccupations, en quoi jene voyais qu’activités futiles et puérilités indignes de garçonsprépubères qu’un malheur aussi grave aurait dû faire mûrir, jeterprécocement dans le sérieux de l’âge d’homme? Pourquoin’avaient-ils pas mauvaise conscience ? Pourquoi débordaient-ils de gaieté, et de santé ? Pourquoi passaient-ils leur journée àjouer bêtement ensemble dans la ferme et à se moquer desanimaux comme deux attardés ? N’étais-je pas, moi, torturé devoir mon père aussi malheureux ? Toutefois, au fil des jours, enconstatant des progrès significatifs, et en le voyant à présent siproche de moi, et même si affectueux et si attentionné, je meraccrochai à la conviction que tous ces bouleversements dansnotre existence et l’obligation où nous nous trouvions de devoirtout recommencer à zéro n’étaient comme on le ditcommunément qu’un mal pour un bien. 175

Par exemple, et pour illustrer ce rapprochement entremon père et moi, s’établissait peu à peu, dans un au-delà desmots, de la raison et du sens, une communication subtile entreson haleine au parfum de fruit vert (mon père avait une haleinetoujours exquise qui s’échappait de sa délicieuse bouchecharnue) et ces capteurs cachés en moi, invisibles, impossiblesà localiser précisément, mais qui recevaient la vague continuede son souffle, l’accueillant dans la vaste chambre dessensations diverses où s’établit cette alchimie immatérielleentre deux êtres que le mélange de leurs odeurs lie l’un à l’autreaussi durablement que toutes les promesses du cœur, tous lesserments articulés d’éternité. Pendant les quelques jours quedura notre villégiature forcée chez Bertrand et Maryse, commenous pouvions nous enfermer dans la grande salle de bains (oùrégnait une odeur végétale de paille séchée, comme si sous leplancher on avait étalé des gerbes de céréales), une fois j’utilisaila brosse à dents de mon père, forfait dont je pus retirer unplaisir indescriptible, moins par ce que cet acte avait d’illicite,de choquant, que par l’impression délicieuse et bienfaisantequ’une partie de lui-même s’immisçait ainsi en moi, déposaitdans l’intime de ma personne physique une décoction subtile,un peu sucrée et au goût de bonbon, mixture faite de ses propressécrétions corporelles mélangées à ce goût artificiel siparticulier de la pâte dentaire. Tout enfant rêve secrètement au 176

moins une fois de se sentir non pas seulement comme le simplefruit de son géniteur, atome indépendant et solitaire issu d’uncorps étranger, mais comme une partie vivante, bien quedifférente encore d’aspect, de cette force aimante qui l’aengendré. Il y eut aussi cette expérience singulière (etparanormale) : un matin, debout devant le miroir, tandis que jescrutais mon visage en faisant ma toilette et alors que soudainje constatai une baisse de l’intensité lumineuse (problèmed’alimentation électrique, passage d’un gros nuage noir ?), il mesembla que la grande glace ovale (il s’était lui aussi plusieursfois tenu exactement au même endroit pour se raser), venait dedévorer en un instant (j’en fus effrayé), comme par magie, et dejeter dans ses profondeurs insondables d’un seul coup notrepassé, celui de notre vie d’avant, et avec elle l’image devenuedésuète de ce père brutal et trop violent pour être encorequalifiée d’humaine, bien que, comme je m’en fis alors laremarque, il ne nous avait pas frappés depuis des mois, c’est-à-dire depuis l’arrivée du furet. Les changements que j’observaisdans l’attitude de mon père et qui aboutiraient peut-être un jourà la disparition définitive du « méchant » n’avaient-ils pascommencé dès le soir béni où l’animal avait trouvé refuge dansnotre maison? J’étais heureux en tout cas que le miroir de lasalle de bains et son tain miraculeux nous vinssent ainsi en aide. 177

Pendant les quelques jours de villégiature forcée chezBertrand, et suite à cet épisode du miroir se multiplièrent lessignes de rupture. Au contraire des étés précédents mon pèren’éprouva nullement le besoin de glisser des bouchons de liègeentre ses orteils pour faciliter la marche. Il ne se mit pas à courirpieds nus comme un dératé autour de la maison. Il ne fit pas lepoirier une seule fois en priant l’un d’entre nous, tandis qu’il semaintenait dans cette position inconfortable destinée entreautres à oxygéner son cerveau surmené, de contrôler larégularité de son rythme cardiaque. À aucun instant il n’exprimaavec cette angoisse subite et irraisonnée qui nous affolait tant,la peur que son cœur en surchauffe ne s’atomise dans sa poitrinecomprimée. Il prit l’habitude de se frotter le dos tout seul etferma la porte de la salle de bains à clé quand il se lavait. Il necontrôla plus la propreté de nos mains avant les repas et allajusqu’à trouver acceptable les boucles noires qui, lorsque jebaissais timidement la tête, frôlaient l’astre blanc de mes joues.Néanmoins je pressentis qu’aussi longtemps que nousdemeurerions dans cette maison il serait impossible à mon pèred’avancer vraiment, malgré ces discrets adieux à ses vieilles etridicules habitudes. Notre présence était provisoire, nous étionsde simples hôtes, rien dans ces circonstances de définitif nepouvait s’accomplir. 178

Pour ma part, et dans le souci de ne pas paraître adhérertrop rapidement à ce régime de réformes un peu brutal, je restaifidèle à mon personnage de garçonnet docile et de petit animalen cours de sevrage qui n’est pas trop pressé de renoncer auxavantages que lui confère son statut, pour le plus grand plaisirde mon père qui me trouvait toujours à ses côtés quand luiprenait l’envie de caresser une chevelure soyeuse ou d’échapperquelques instants à la terreur du destin à travers le contactréconfortant d’une main d’enfant odoriférante (j’étais sorti decette phase terrible pendant laquelle j’avais l’impression desentir mauvais). Je réclamai de porter le plus souvent possiblecette vareuse de marin blanche et bleue que mon père avaitavoué une fois trouver adorable. Comme nous n’avions que peude vêtements à nous mettre (une famille du village avait apportéquelques affaires à ma mère), cela nous obligeait à nous habillerpresque toujours des mêmes frusques qui lavés le soir, séchaientla nuit. Je paradais fièrement dans ma vareuse adorable. De lapart de mon père, ce genre de louange était une petiterévolution ; un tel vocable dans sa bouche inhabituel. 179

Il ne se serait jamais hasardé avant à faire le moindrecommentaire sur la tenue vestimentaire d’un de ses fils, ce quirelevait de notre habillement étant du domaine exclusif de mamère. Un soir, à table, il lança devant tout le monde en meregardant fixement que j’avais un joli visage. Le choc del’incendie et l’état de dépression qui en résultait provoquaientchez lui des attendrissements dont je semblais être le seul às’étonner. Cependant une seconde après il semblait l’avoiroublié. Il me coûta de gros efforts pour ne pas lui répliquer quecela s’expliquait sans doute par notre ressemblance physique ;mais heureusement je mesurai rapidement à quel point un tel àpropos m’eût trahi, arraché à l’innocence de cet âge tendre oùl’on se croit tellement unique au monde qu’on ne peut supposerun seul instant être le double d’un autre, fût-il notre proprepaternel. Il était trop délicieux de continuer à passer pour unange incrédule et enfantin. Je devais juste espérer que mes frèresne me trahiraient pas comme ils avaient trahi Gilles. Cependantne s’exposaient-ils pas eux aussi en vidant leur sac ? Je merassurai du mieux que je pus en supputant qu’ils avaient peut-être tout oublié, que cette amnésie qui frappait dans une certainemesure aussi ma mère et mon père, me protégeait efficacementcontre leur désir de se venger d’avoir été entraînés dans uneaventure abracadabrante par un petit frère manipulateur etpervers. Ils avaient agi avec moi et sur mon ordre en s’imaginant 180

qu’ils tiraient les ficelles. Il n’était pas certain qu’ils disposaientd’une intelligence suffisante après tout pour percer à jour mastratégie. Et il n’était pas davantage certain qu’ils établiraientun jour une relation, pourtant patente, entre l’incendie etl’enchaînement des faits qui le précédaient. Heureusement leretour du furet me disculpait un peu : car ainsi j’avais la preuveque c’était bien un rat qui était mort dans le grenier, dont laprésence était imputable à la terreur qu’il avait semée dans lesgaleries souterraines de la cave. Et qui avait eu l’idée d’affecterle prédateur au pelage d’or à cette sordide tâche d’éradicationsinon mon père lui-même ? Je savais que toutes ces questionsallaient continuer encore longtemps à me torturer et quedésormais je ne cesserais plus de souffrir jusqu’au jour glorieuxoù j’aurais enfin la certitude que mon père était heureux. 181

C’était bien cela qui m’importait plus que tout : œuvrerde toutes mes forces à son bonheur. Cela ne méritait-il pas qu’ilcontinue de me traiter avec la douceur que je réclamais depuissi longtemps ? Notre séjour à la ferme (combien de jours a-t-il duré, jel’ai oublié) s’acheva plus tôt que prévu grâce à un événementqui nous permit de prendre le large avec une réserve d’argentsuffisante pour ne plus dépendre de la générosité d’autrui. Mesparents en avaient un peu assez que tout le monde les considèrecomme de pauvres gens dépossédés de tout et tombéssubitement au dernier échelon de la misère humaine, sanslogement, sans travail sérieux, et vraisemblablement sans autreavenir qu’une vie itinérante d’un logis misérable à un autre, misà leur disposition de manière temporaire par des artistesdésargentés englués dans une existence précaire. Beaucoup degens du village nous rendirent visite par curiosité pour notremalheur ; certains, sous couvert d’un discours compassionnelun peu convenu, semblaient approuver que le destin, par un deses terribles revers, nous obligeât enfin à une plus grandehumilité. On regretta qu’une si belle et si grande maison (notremaison n’était ni belle ni grande) ait été ainsi irrémédiablementdétruite. Gilles et son père passèrent plusieurs fois sur le grill,mais on incrimina indirectement aussi mon père qui aurait dû 182

peindre ailleurs que dans le grenier, telle était son erreur initiale,une erreur de taille, entasser des toiles et des cadres en bois dansun si petit espace au lieu de s’installer dans le garage ou de louerune grange etc. Mais dans le garage, n’y avait-il pas cettegrosse, cette étrange voiture américaine ? On n’avait jamais vuça, un artiste peintre travaillant dans un grenier mal éclairé, malventilé, étouffant l’été sous un toit brûlant. C’était dangereux,voire inconscient. On parla d’une invasion de rats. On s’étonnaitqu’il y en ait eu tant. On invoqua les origines citadines de mesparents, on leur reprocha de n’avoir pas su faire face à ceproblème. Un voisin qualifia mon père de gros rêveur. Contretoutes ces attaques, fragilisé il se défendit assezmaladroitement. Où était son art de la répartie qui le rendaitparfois si redoutable ? Jamais un voisin ou une personne duvillage ne fit allusion au furet. J’étais content qu’on ignorât sonexistence. Pendant plusieurs jours il fut beaucoup question de lavoiture, sûrement parce que c’était tout ce qu’il nous restait. Jesentais bien que personne ne nous pardonnait cetteextravagance. Bertrand qui vouait un culte à la Ford Ltd de monpère et multipliait les occasions de la conduire, y compris pourdes courses au village qu’il aurait dû effectuer à pied (la fermeétait à trois cents mètres des premières habitations), finit par enoffrir à mes parents une somme si considérable qu’ils enrestèrent sur le moment sans voix ; avant de comprendre qu’il 183

était préférable de ne pas paraître trop exagérément étonné quele prix d’une voiture passablement âgée qui consommait autantd’essence et aurait sûrement bientôt besoin d’une révisioncomplète qu’aucun garagiste de la région ne saurait effectuer,cela était certain, fût si élevé. Ma mère, enfilant sous nos yeuxétonnés la panoplie un peu trop grande pour elle de femmed’affaires, eut l’outrecuidance d’exiger d’être payée enespèces ; et obtint même, portée par l’enthousiasme d’unBertrand décidément prêt à tout, qu’il nous procuregratuitement une automobile pour nous emmener jusqu’à M. oùmes parents avaient décidé de s’installer. Ma mère avait biensenti que l’ami de papa voulait notre voiture, quoi qu’il lui encoûtât, non parce qu’elle avait appartenu à mon père, mais parcequ’il serait alors le seul à cent kilomètres à la ronde à posséderun véhicule américain aussi impressionnant. La vieille Arondede Bertrand fut reléguée du jour au lendemain sous un appentisen tôle grêlé de rouille et ouvert sur trois côtés. Puis mes deuxfrères autorisés à l’investir, la transformèrent en bolidebodybuildé et en ambulance jouant de sa sirène américaine pourse frayer un passage dans la tourbe compacte du trafic urbain.Ils cassèrent le pare-brise à l’aide d’une hache et ne furent pasinquiétés. Les phares furent abîmés eux aussi, saccagés lessièges, comme le plafonnier et le tableau de bord qu’ilsmassacrèrent à coups de marteau soi-disant pour le rétrécir. 184

Ils étaient devenus cinglés et personne ne les corrigeait.Ils trouvaient un plaisir sadique à détruire ce qui était inutile àleurs yeux. Ils m’inspiraient un profond mépris. Mon pèreaffaibli, ils le sentaient, n’avait pas la force de les rabrouer assezefficacement pour apaiser leur fureur destructrice, et Bertrandpassait trop de temps sur les routes pour le remplacer. Du reste,l’ami de papa ne s’intéressait plus du tout à nous. La joieexubérante de Bertrand arborant sa coutumière bonhomie etpavoisant les lèvres niaisement retroussées sur un sourire benêtet coiffé d’un ridicule chapeau de paille passablement déformé(et soit dit en passant d’une saleté repoussante) dans notreancienne belle Américaine finit par me le rendre antipathique.Mon père qui devenait sentimental (ce dont je me flattais)expliqua à table lors du dernier dîner qu’ainsi Bertrand nepourrait jamais l’oublier ; qu’il penserait à lui à chaque fois qu’ils’installerait au volant de la Ford Ltd break, c’est-à-dire tous lesjours. Bertrand l’écoutait en mangeant des tranches fines desaucisson sec avec du pain beurré et acquiesçait mollement dumenton d’une manière qui me laissa supposer (je suis peut-êtremédisant) que mon père se faisait des illusions et qu’aucontraire Bertrand n’aurait de cesse qu’il n’oublie et ne fasseoublier à tout le monde que la voiture n’en était pas à sonpremier propriétaire, qu’elle était, fait ô combien regrettable,passée entre plusieurs mains depuis qu’elle était sortie flambant 185

neuve au milieu des années soixante-dix d’une usine de Detroit.Avant de quitter la ferme, je m’enfermai une toute dernière foisdans la salle de bains et suppliai le miroir d’absorber tout ce quiau cours des derniers jours m’avait gêné dans le comportementde Bertrand afin de l’effacer définitivement de ma mémoire. Jecrois que ma requête fut entendue, car ont sombré dans cegouffre sans fond de multiples détails qui à l’époque avaientfroissé ma sensibilité. Nous ne revîmes plus jamais Bertrand et sa femme.Mon père a appris il y a quelques années que Bertrand est mortdans un accident de voiture, mais nous n’avons pas pu savoir sic’est au volant de notre légendaire Américaine ou d’un autrevéhicule. On sait juste que son automobile fut retrouvéedéfoncée et à moitié calcinée dans le creux envahi de hautesbroussailles d’un ravin. Mais aujourd’hui, quelle importance ? L’heure du départ arriva : il se passa sans grandeseffusions. Puis nous traversâmes les plaines assoupies ettremblantes sous la brume d’été ; et longeâmes les champs deblé mûr qui formaient de part et d’autre de la route un tapisinterminable et léger comme un grand lit d’or nous invitantpeut-être une dernière fois au rêve. Était-il juste d’affirmer quej’avais été heureux ? Oui, heureux, je l’avais peut-être été, maisd’une manière particulière : pas comme on l’est quand une 186

chose vous est donnée, mais comme on l’est quand une chosevous est promise. Je ne savais pas exactement où nous allionstous ensemble, cette ville m’était inconnue ; mais tout mepermettait de croire que j’allais, moi, vers l’accomplissement decet idéal secret, de cette aspiration indéracinable, patiente, ailéed’espérance et qui n’était rien d’autre que l’amour de mon père,un amour partagé, libéré de la crainte qu’il m’inspirait encore,comme un don permanent qui franchirait tous les âges de mavie.  187

Dans les premiers temps, mon père, encore sous le chocde l’incendie, continua de présenter l’apparence d’unconvalescent amorphe et déprimé et de passer l’essentiel de sesjournées à errer sans but précis dans les rues, de la démarchehésitante de quelqu’un qui a perdu son chemin et ne sait pluss’il doit s’engager dans telle avenue, filer devant lui dans telleautre ou bifurquer dès que possible dans tel autre boulevard, aubout duquel la même impression d’être égaré l’amènera à seposer à nouveau la question de savoir s’il est préférable d’allerà droite ou à gauche ou de maintenir au hasard le cap droitdevant soi. Je supposai pour ma part, ayant acquis une maturitésuffisante, que mon père, au cours de ces pérégrinations quiduraient parfois des journées entières, cogitait ; et qu’un jourprochain, au terme d’un cheminement qui le réconcilierait aveclui-même, il finirait par reprendre ses habitudes sédentaires etretrouver un peu de considération pour soi et aussi un peu dedisponibilité pour les autres. Personnellement, je n’avais pastrop à me plaindre, surtout depuis qu’il m’autorisait àl’accompagner, ce qu’il fit quatre semaines après notreinstallation à M. (c’était toujours les grandes vacances),pratiquement au lever du lit, dans ses déambulations à travers lechassé-croisé des rues dont nous revenions le soir tous les deuxépuisés, éblouis et ravis, étourdis par la cacophonie desconversations entremêlées, le bruit des moteurs, des klaxons, 188

des pneus crissant sur l’asphalte, et par l’effet déréalisant desenseignes lumineuses et de l’éclairage urbain sous la voûteimmense et sombre du ciel. C’est d’ailleurs au cours de nosbalades dans les rues trépidantes que je le titillai sur la reprisede ses activités artistiques, car depuis la destruction de sacollection,personne ne l’avait revu un pinceau à la main nimême entendu dire qu’il voulait se remettre à peindre. Souvent,il ne me répondait pas ou demeurait évasif ; cela ne medécouragea pas. Je restais persuadé qu’ayant consacréjusqu’alors toute son énergie, tout son talent et la plupart de sontemps à la peinture, il ne pouvait pas du jour au lendemainchanger de métier et embrasser une nouvelle carrière dans undomaine tout à fait différent. Du reste, lequel ? C’est ainsi qu’au bout de huit semaines, et je veuxespérer que c’est un peu grâce à mes efforts opiniâtres et à la foique j’ai toujours eue dans sa destinée et son talent, mon père,un matin, juste après avoir bu son café et sans en avoir dit unmot auparavant à quiconque, alla s’acheter un chevalet,plusieurs mètres de toile, une demi-douzaine de châssis et unassortiment de pots de peinture de différentes couleurs (pas dela peinture à huile jugée trop longue à sécher, comme ill’expliquera plus tard, mais pour la première fois del’acrylique !) dans une grande boutique que nous avions 189

découverte ensemble et qui était entièrement dédiée auxplasticiens de tout genre et de toute tendance. Je remarquai àson retour -mais je tenais à rester discret et à me cantonner dansce rôle qui me convenait si bien de jeune enfant innocent etpresque effacé- qu’il avait jeté son dévolu sur une vaste gammechromatique, beaucoup plus étendue que précédemment, maissi je n’en tirai aucune conclusion, sur le moment, et sanspréjuger de ce que cela pouvait présager pour l’avenir, je m’enréjouis sincèrement. Comme nous habitions à présent le dernierétage d’un immeuble jaune serin très « futuriste » à l’époque parson architecture alambiquée qui en comptait vingt-quatre et quenotre appartement ne possédait pas moins de cinq chambres etquatorze fenêtres, nous aurions trouvé naturel, et qui s’en fûtoffusqué, que mon père s’installe dans celle qui était restée vide,au fond du long couloir, juste à côté de la salle de bains, et quiouvrait sur un balcon de deux mètres sur deux toujours baignéd’une belle clarté blanche et d’où l’on entendait amoindriecomme une musique lointaine la rumeur continue de la ville.Ma mère ne put dissimuler sa surprise lorsqu’elle vit mon pèreplanter son chevalet tout neuf dans la sorte de petit salon contiguà la grande pièce principale dans laquelle nous prenions tousnos repas et nous trouvions la plupart du temps quand aucunenécessité particulière ne nous forçait à rester dans notrechambre. N’était-ce pas étrange ? Pendant des années nous 190

n’avions pas eu le droit de le regarder travailler, de fouler le solde son temple personnel de la création ; et voilà que d’un seulcoup il allait se mettre à peindre juste sous nos yeux, en pleinelumière, sans la moindre explication. Et surtout sans même nousprier de nous faire le plus discret possible, tolérant nosconversations, nos allées et venues, notre présence bruyante àdeux mètres de ses ébauches! Lui qui avait attaché uneimportance considérable au silence et au recueillement parlesquels, affirmait-il toujours, l’œuvre en gestation dans l’espritde l’artiste peut se projeter dans l’espace vide et blanc de la toileet s’y imprimer dans sa forme définitive parce que rien nes’interpose entre l’inspiration, la représentation explicite d’uneidée et le geste qui l’immortalise, ne voyait plus aucuninconvénient à créer au milieu du murmure des conversations,du raclement des chaises en métal sur le parquet et duclaquement sec des portes que referme soudain un violentcourant d’air, comme si ces intrusions permanentes du mondeextérieur agissaient sur lui désormais non plus comme une gêne,mais comme un stimulant. Le confinement qui lui avait toujoursparu une condition essentielle à son travail de peintre,impensable selon lui dans un lieu ouvert et trop éclairéappartenait à une époque révolue ; relevait-il d’un postulat etd’une posture qui ne l’étaient pas moins ? Ainsi tout ce qui, dupoint de vue des conditions matérielles dans lesquelles un 191

créateur donne naissance à ses productions (et tout spécialementle peintre qui entretient avec la lumière un rapport siparticulier), l’avait guidé sur la pente escarpée de l’art, étaitobsolète, c’est du moins la conclusion que je m’autorisai à tirerde son attitude radicalement opposée à celle qu’il avait pourtanttenue des années pour immuable et selon ses propres termesmêmes non négociable. La tyrannie qu’il avait exercée sur nous du temps denotre vie à la campagne, dans notre maison isolée, n’avait pluscours. La stricte séparation entre le domaine de l’art et celui dela vie quotidienne ayant disparu, chacun put dès lors à toutmoment naviguer librement de l’un vers l’autre, traverserl’atelier pour se rendre dans sa chambre, s’arrêter quelquesinstants devant une toile et juger des progrès d’une œuvreencore inachevée, puis repartir à nouveau dans la salle à mangerpour y écouter de la musique ou y regarder la télévision (avecl’argent que nous avions récupéré de la vente de notre Ford nousavions pu nous installer très confortablement, ouvrir une lignetéléphonique, acheter quelques meubles ainsi qu’un poste detélévision.) De même, parler à mon père à tout moment, alorsqu’il était en plein travail, concentré devant son chevalet, lepinceau levé devant lui à hauteur du visage (il peignait à présentindifféremment de la main gauche ou de la main droite, ce qui 192

nous surprit beaucoup, lui qui s’était toujours défini comme unincurable droitier), n’était pas considéré comme un sacrilège etpassible de remontrance ou de sanction. Il vous écoutait, etgentiment vous répondait sans manifester le moindre signed’agacement, puis continuait à peindre dès que la petiteconversation improvisée était terminée. Il était devenu si patientet si calme que nous fûmes, au début en tout cas, complètementdésarçonnés, et presque mal à l’aise. Quel rôle jouait-il ? Oùétait-il ce père irascible qui portait une ceinture à grosse bouclede métal, non pour tenir son pantalon, mais comme on porte sursoi une arme dans le but de désamorcer toute tentative decontestation ou de rébellion, tel un policier ou un soldat ? D’oùvenait qu’il était si permissif ? Si disponible ? Etait-il exagéré -ou au contraire tout à fait normal- de ne plus craindre qu’il sefâche, s’emporte et se déchaîne contre nous, parce que quelquechose lui déplaisait ou le dérangeait ? Qu’était devenu le tyranaux yeux foudroyants, impitoyable et colérique, qui nous tenaità distance et se limitait avec nous à une communicationminimale ? Avions-nous raison de ne plus nous défier de saviolence, à supposer qu’il en possédât encore quelques réservesdans son cœur et dans ses bras ? Certes, depuis un petit momentdéjà mon père n’était plus du tout l’homme que nous avionsconnu avant ; et le retour à une vie « ordinaire » dans notrenouveau logement, loin de réveiller les anciens démons, 193

confirma que s’était opérée en lui une métamorphose qui sepoursuivait, dévoilant presque chaque jour pour ceux quisavaient l’observer des traits de caractère, des aptitudes, desqualités et des dispositions nouvelles dont nous n’aurionsjamais pu soupçonner l’existence, et qui était pour moi unesource d’étonnement et de fascination. Et presque plus étrangeencore que ces changements nombreux fut l’absence apparentede conflits et de doutes qui d’ordinaire assaillent la consciencede ceux qui à la suite d’un événement grave ou d’une révélationmajeure, ont pris la décision de modifier radicalement nonseulement leurs idées, mais aussi les caractéristiquesfondamentales de leur nature ; et d’orienter leur personnalitédans une direction qui la rend méconnaissable à leurs procheset en efface tous les défauts comme par miracle, ce qui laissesupposer que ce revirement se fit peut-être à l’insu de mon pèrequi le subit plus qu’il le voulut vraiment. Quelle toupie dévissaitune à une les idées anciennes, quel aimant aspirait hors de sasphère la lie de ses convictions les plus solides? Je n’ai passouvenir qu’il ait consulté un quelconque médecin de l’âme oufait appel à un rebouteux. Aujourd’hui encore pourtant jem’interroge et me demande quelle part y prit sa volonté active ;et quelle part y prit l’influence pour nous incalculable descirconstances qui nous transforment et nous révèlent à nous-mêmes lorsqu’un bouleversement profond intervient dans notre 194


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