Important Announcement
PubHTML5 Scheduled Server Maintenance on (GMT) Sunday, June 26th, 2:00 am - 8:00 am.
PubHTML5 site will be inoperative during the times indicated!

Home Explore swfijhbvfd

swfijhbvfd

Published by contact, 2015-10-18 17:32:36

Description: drbiojbdbvonsgmoskn

Search

Read the Text Version

Avait-il l’intuition que je souhaitais m’ancrer toujoursplus solidement à sa vie, le soutenir et l’empêcher de prendredes coups ; et ne cherchait-il pas par cette reculade à me lesignifier ? Une seule chose comptait que je n’aurais plus jamaisle droit d’oublier : mon père était nu et sans armes contre laméchanceté du monde. Cela le rendait à la fois merveilleux etvulnérable. Il se trouverait toujours quelqu’un sur sa route pourjeter une pierre où achopperait la roue de son attelage, et tenterde le renverser. N’était-ce pas le lot des rares élus quiparviennent à se faire connaître du grand public et qu’unepoignée d’irréductibles se complait alors toujours à mettre enpièces, parce qu’il est valorisant de s’attaquer à ceux qu’onencense par snobisme ou suivant le principe que ce qui plait àla masse est infiniment moins exigeant, ou dense, ou moinspourvu d’une intéressante profondeur, que ce qui le repousse apriori ? Si ce défi nouveau pour moi m’obligeait à sortir de maréserve, et à en finir avec ce rôle de garçonnet effacé enambitionnant de devenir un adolescent fort et courageux, il mecontraignait aussi à renoncer à tous les avantages del’innocence, dont j’avais joui abondamment, et que je m’étaisoctroyés sous couvert de cette panoplie provisoire de petitdernier ; et il n’en contenait pas moins la promesse de voir unjour enfin mon père trouver un peu de sérénité dans une gloire 245

que je devrais élever si haut que les flèches lancées dans sadirection par les flingueurs de tout poil ne pourraient l’atteindre. En attendant de le voir dans ces rassurantes hauteurs aubout des mes bras étoffés, n’avais-je pas la mission d’apprendred’abord moi-même à devenir un véritable franc-tireur : carprotéger ne suffit pas ; il faut être assez téméraire pour portersoi-même le premier coup. Ma mission serait d’arbitrer lesjouxtes entre mon père et des critiques lassés d’avoir étémalmenés dans les articles qu’il avait écrits pendant des annéesdans les revues d’art -et qui égratignaient leurs convictions-.Finalement, pensai-je alors, ce ne sera pas la ceinture qui, mecinglant les cuisses au bout des bras paternels fera de moi undur à cuire ; mais la défaillance de ces bras à se tendre pourpunir, à se raidir de colère en vue du châtiment expiatoire. Jecompris ce soir-là que tous ces efforts finiraient un jour -sinoncomment expliquer la nécessité où je me trouvais de lesexposer ?- par faire un livre, dans un futur encore indéfini. La soirée se poursuivit à la maison où de proches amisde mon père étaient invités. Ma mère quitta la galerie lapremière pour préparer les boissons et tout disposer sur notregrande table, le saucisson, les fromages, les bouteilles de vinrouge et une demi-douzaine de baguettes. J’ignore pourquoi, 246

mais lorsque je quittai les lieux à mon tour, tout le monde étaitdéjà parti, et je me retrouvai seul avec mon père sur l’avenuedéserte. Il me prit par la main et nous rentrâmes ensemble. Ilavait un peu bu, mais le contact de sa main fut, je m’en souviens,un acte réparateur particulièrement requinquant après ladémonstration de faiblesse dont nous avions tous été témoins.Ma mère me mit au lit de bonne heure. Je ne résistai pas, maiscurieusement je trouvai désagréable qu’elle vienne me border etm’embrasser, alors qu’elle le faisait depuis toujours et qued’ordinaire j’aimais ce doux rituel. Mes frères, dans les deuxchambres d’à côté, avaient pris l’habitude de s’enfermer à clétous les soirs. Je savais qu’ils écoutaient de la musiquepsychédélique en regardant des revues pornographiques, et cesaffreux clichés gynécologiques devant lesquels ils devaient semasturber abondamment, étaient pour moi ce qu’il y avait depire ici-bas, de plus abject et de moins attirant dans le mondedes adultes. Ils m’avaient obligé à regarder à plusieurs reprisesleurs photographies obscènes. Il leur arrivait parfois aussi de meprendre pour objet de leur désir de violence ou même de leurspulsions érotiques, mais je réussissais toujours à leur échappergrâce à ma remarquable agilité. Pour ma part, je n’aurais vouluen aucun cas me détourner de mon projet d’aider mon père, detravailler à sa réussite, d’œuvrer à l’émergence d’une gloire queje voyais poindre déjà au bout d’une longue et difficile errance. 247

J’avais un but dans l’existence : inutile de se creuser la tête pourtrouver un sens à ma vie, il était tout trouvé. Mes frères, eux,ignoraient encore que dans vingt ans ils en seraient encore à sedemander pourquoi ils vivent. Pauvres crétins. Aujourd’hui, cesont deux épaves échouées en plein océan et malmenées par descourants qui les submergent. Leur esprit éventé, éviscéré parl’amertume de tous ses désirs, de toutes ses pensées positives,tourne à vide, ne trouve de réponse à rien et ressemble à uneruche abandonnée, livrée au dépérissement. Tant pis pour eux. Je me rappelle aussi ce soir-là qu’avant de m’endormirje me répétai dans ma tête au moins cent fois cette phrase : il nefaut jamais baisser le regard. Il fallait commencer à seconstruire une identité de vainqueur. Dans les jours qui suivirent, à la rubrique culture desprincipaux quotidiens, puis plus tard sur le papier glacé desrevues d’art, on put voir les reproductions de quelques toilescomptant parmi les plus significatives de l’exposition, et lire desarticles élogieux qui en moins d’une semaine seulement firentde mon père jusqu’alors quasiment inconnu, un peintre avec quidésormais il faudrait compter, pour le plus grand bonheur deMonsieur Godard qui vendit trois grands formats et deux petitespièces « ravissantes » et à la satisfaction discrète de ma mère 248

pour laquelle sonna enfin le glas des soucis de comptabilitédomestique. Une des toutes premières initiatives de mon pèrefut, sur le conseil de ma mère, d’assurer toutes ses œuvres.L’argent récupéré par les ventes honorables de l’avenue Mozartrendit cette opération possible. Mon père réussit à trouver unhangar sécurisé pour les stocker, juste en face d’uncommissariat, ce qui nous fit beaucoup rire. Ce hangar, situédans le quartier de Mondeville et qui laissait rentrer la lumièrepar son immense toit de verre, accueillit toutes les nouvellestoiles que déjà d’autres galeristes, sûrs de faire avec ce talentémergeant des ventes juteuses, exprimèrent le désir d’explorer ;ils se régalaient d’avance de convaincre leurs futurs acheteursque toute nouvelle acquisition serait un pari lucratif, uninvestissement plus rémunérateur que n’importe quel placementimmobilier, la promesse d’un gain mirifique non taxé par le fisc.Des visites furent organisées auxquelles souvent il m’étaitdonné d’assister, car elles se déroulaient souvent le samedi, etparfois même le dimanche. Mon père m’avait confié qu’ilaimait que je sois là quand des galeristes demandaient à voir sesœuvres. Il avait acquis la certitude, et fou qui aurait voulu s’enplaindre, que ma présence lui portait chance, que l’effet sur leursensibilité de ma jolie frimousse, de mes boucles noires, de monvisage blanc sur lequel se profilait déjà la beauté de celui dupère, comme le réflexe d’indulgence que provoque le spectacle 249

émollient de l’innocence, était un atout en sa faveur, une raisonsupplémentaire de croire que n’est pas mauvais, ni roublard enaffaires, celui qui a engendré un exemplaire si mignonnet del’espèce humaine. Le prix des œuvres fixé par monsieurGodard, avec ce sens expert de la valeur marchande destableaux de maître, avait été somme toute raisonnable. Lescollectionneurs se précipitèrent eux aussi avenue Mozart pourjuger par eux-mêmes de la qualité de l’exposition dont on parlaittant et en si bons termes. 250

Dans la grande ville, le bruit courut rapidement que les œuvresde mon père étaient magnifiques et pas chères du tout. Uneétoile intangible était née au firmament des grands créateurs denotre temps. Il était célèbre ; il me restait maintenant, car seul iln’y arriverait pas, à faire sa fortune. Je ne doutais pas que le furet, par une discrète intrusiondans l’esprit contestataire de ce critique remonté, lui avaitsoufflé de bémoliser sa vindicte ; ou carrément de l’éliminercomme une tache alimentaire sur le coton immaculé d’uneserviette de table, au risque de perdre aux yeux de tous sacrédibilité. Et pourtant l’incident, par l’intention polémique quil’avait suscité, fut jugé par les plus friands de ragots dignesd’être colportés en même temps, et à la même vitesse, que l’étaitl’annonce qu’un peintre jusqu’alors ignoré et boudé venait enfind’être révélé. De sorte que se constituèrent rapidement deuxcamps adverses, le premier -le plus important par le nombre-composé d’un groupe pléthorique d’inconditionnels, et lesecond, plus restreint, formé par les esprits plus circonspects quise ralliaient à l’idée que les œuvres de mon père avaient perdude leur force et de leur mystère, et qu’il n’avait jamais été aussibrillant que du temps où l’on ne comprenait rien à ce qu’ilvoulait nous dire. Plus tard, les deux phénomènes concomitantsse développèrent sans que se modifiât la proportion 251

d’admirateurs et de sceptiques ; et il fallut prendre l’habituded’entendre, puis de lire des avis réservés, quand il ne s’agissaitpas d’attaques cinglantes qui poussaient si loin le dénigrementque n’importe quel artiste un peu susceptible aurait arrêté depeindre pendant six mois, côtoyer les laudes bruyantes que lesamis proches et la société des enthousiastes versaient à la louchedans les oreilles de mon père. Une de mes principales craintesétait qu’il accorde à ces attaques trop d’importance, se vexe,vienne à douter, sombre dans le désespoir. N’avait-il pas déjàtraversé une crise profonde (dont il s’était bien remis) ? Était-ilabsurde de supposer qu’il n’était pas tout à fait à l’abri d’unerechute ? C’est peut-être pour conjurer ce danger que mon pères’entourait de jeunes amis débordant de vitalité et de passion,passait tout son temps à peindre, et multipliait les occasions dediscuter tout en travaillant dans son atelier ouvert. Lui qui avaitvécu des années en presque solitaire embastillé dans une maisoncoupée du monde, un banal pavillon de province, avaittransformé notre appartement en refuge d’artistes, en aubergeespagnole, point de chute provisoire pour tous ceux quivoulaient se ressourcer et passer un bon moment de détente àpeu de frais. Mon père tenait à ce que l’on trouve chez nous àtoute heure du jour et de la nuit de quoi se restaurer. 252

Ma mère remplissait avec beaucoup de diligence sesfonctions d’hôtesse et de cuisinière, et s’activait du matin ausoir pour faire face à cette charge de travail comme auxnombreuses sollicitations liées à sa vie d’épouse de peintrecélèbre. Lorsque cela s’avérait nécessaire, mon père souhaitaitqu’elle l’accompagne, soit à un dîner mondain, soit à unprestigieux vernissage où il était fortement recommandé de semontrer, soit encore pour tout autre motif qui requérait laprésence du couple en tenue de soirée. 253

Il faut dire que ma mère à cette époque était encore trèsjolie, coquette quand elle l’avait décidé, et que personne nevoulait croire qu’elle avait trois enfants, dont deux qui ladépassaient d’une tête. Elle avait gardé une sorte de candeur etde disponibilité qui la rendait attachante. Sinon, le reste dutemps, et on peut affirmer sans trop exagérer que c’était son lotquotidien, elle était aux fourneaux. Il était assez rare qu’elledemande de l’aide : jamais à ses propres fils à qui elle avaitdécidé d’épargner l’apprentissage de la cuisine, misant un peunaïvement peut-être sur la bienveillance du destin qui, espérait-elle, nous jetterait dans les bras d’un cordon bleu, et de manièretrès exceptionnelle à mon père qui avait toujours au moment deporter un plat ou d’essuyer un peu de vaisselle quelque chosed’urgent à faire. Ajoutons que la plupart de nos invités étaientdes hommes, et que les deux ou trois femmes que j’ai vuespasser chez nous avaient tellement l’air d’aimer se faire servirqu’il ne serait venu à l’esprit de personne qu’elles puissentd’une façon ou d’une autre se rendre utiles dans la cuisine. J’enprofite pour souligner que ma mère au fond n’était pas fâchéeque le sexe féminin soit sous-représenté parmi les plasticiens, etparmi nos visiteurs en général : cela évacuait au moins de sesrelations avec les « collègues » ou « fans » de mon père leproblème de la jalousie à laquelle ma mère, qui était bonne etindulgente, aurait succombé contre son gré et uniquement en 254

cas de grave danger ou d’impérieuse nécessité. Elle pardonnaittout à mon père ; mais aurait-elle passé l’éponge s’il s’étaitaventuré à lui être ouvertement infidèle ? Ne serait-elle pasdevenue féroce et intraitable ? Je suis reconnaissant à mon pèrede ne pas avoir profité de son succès, quand on sait combien leshommes célèbres sont, beaux ou laids, attirants, pour tenter deséduire des femmes et d’avoir quelques maîtresses, dont uneofficielle qu’on appelle aussi la favorite. Il est d’autant plusméritant de n’avoir pas fauté qu’il était doté de tous les atoutsphysiques (souvent superflus aux hommes) pour sans effort s’ylaisser entraîner. À la vérité, au foyer en tout cas mon père tenaittoujours les femmes à distance, et je crois bien que cette espècede réserve subtilement condescendante qui, au contraire,alimentait leur curiosité et peut-être aussi un peu leurs désirs,venait d’une peur inavouable qu’elles ne l’embarquent malgrélui dans des complications et des engrenages insurmontables.Elles supposaient sûrement, affleurant à peine dans lesnouvelles toiles, dans les représentations chamarrées du mondemoderne que nous livraient à présent ses dessins, untempérament fougueux qui les intriguait ; parce qu’elless’imaginaient que cette fougue devait se révéler aussi, et demanière plus débridée, dans l’intimité de l’amour ? C’estpourquoi, les rares fois où des femmes sont venues à la maison,elles n’hésitèrent pas à le titiller sur des choses qui auraient dû, 255

selon elles, dévoiler un peu des énigmes de l’artiste ténébreux(qui n’est en définitive que le côté secret de l’homme) ; et lemeilleur moyen était de l’entraîner sur le registre de la peinture. Pourtant, et les observateurs les plus perspicacesl’avaient certainement senti, le nouveau style pictural de monpère laissait beaucoup moins de place au mystère qu’autrefois,dans les toiles dites de la période bleue dont le langage étaitcrypté. Mais c’était de toute façon un sujet dont mon pèrerépugnait justement à s’entretenir avec les femmes parcequ’elles se focalisaient toujours trop à son goût, mais n’y verra-t-on pas un reste de machisme et de fierté masculine, sur leniveau de sensibilité indispensable au peintre pour livrer uneœuvre subtile, complexe, et cette attention excessive portée auxprodiges de la sensibilité et aux habiles détours de la pudeur legênait un peu aux entournures. Il préférait parler du pouvoir deson imagination. Cela resta d’ailleurs une constante chez lui :même quand nous nous installâmes à M., il demeura sur certainspoints d’appréciation de son travail fidèle à ce qu’il avaittoujours été, un homme pour qui parler de soi était parfois loind’être simple. Cela ne l’empêchait pas pour autant de se sentir laplupart du temps tout à fait à l’aise et de se glisser allègrementdans la peau du peintre-bohème dans sa variante sédentaire. 256

Papa cool, baba cool, il était devenu le frétillant contraire del’autre, engainé dans une morgue factice qu’il avait reléguéedans l’au-delà d’une nuit inatteignable. Il revêtait des habits decouleurs, arborait sans vergogne des paluches peinturlurées, unminois moucheté, un cou éclaboussé d’arc en ciel, ne sortaitplus sans ses godillots. Il devenait la matière même de son art,palette épidermique, corps créateur en mouvement. Il se mit àpeindre avec sa bouche, ses pieds, utiliserait-il un jour son sexecomme pinceau ? Cela n’arriva jamais. Curieusement il avaitretrouvé un peu de retenue et n’exposait plus comme autrefoisson torse velu et son derrière à nos regards. Du reste mes frères,jaloux d’être toujours glabres, amers, en auraient sûrementprofité pour le tourner au ridicule. Comme tout le mondel’admirait, il ne lui semblait plus nécessaire de s’exhiber devantnous dont il avait senti autrefois la vénération trouble qui nousavait longtemps poussés à contempler du coin de l’œil cetteimage flatteuse de notre future probable morphologie quis’exposait sans complexe. De la part de ses amis à présent, cette horde mobile ettapageuse de jeunes hommes licencieux, il suscitait des extases,des curiosités enjouées, des enthousiasmes volubiles et sincèresdénués de toute espèce de flagornerie. Il était dans le vent, ilfaisait jeune, tout le monde le trouvait beau et charmant, il était 257

la coqueluche des artistes de M., et serait bientôt celle demilliers de gens. Mais il y avait dans sa jovialité beaucoup denuances. Je notai qu’il passait souvent de la grande gaieté à unejoie plus contenue, teintée d’insondables secrets. Puis soudain,sans raison apparente, il redevenait sérieux et plus préoccupé.Mais dans l’ensemble, voyant qu’enfin on reconnaissait savaleur, il était heureux. Quand il apprenait une mauvaisenouvelle, passait sur son visage l’ombre d’un mécontentement.Je m’arrangeais pour me trouver toujours à proximité de monpère afin de pouvoir suivre chacun de ses pas, chacun de sesgestes, observer -faut de pouvoir encore le maîtriser- le courantparfois instable de ses humeurs. Je ne le lâchais plus des yeux. Il était toute ma vie, monsouci et mon bonheur, la raison de ma foi inébranlable dansl’avenir et le motif de ma souffrance quand, souvent malgré lui,il commettait des erreurs, ne se montrait pas à la hauteur d’unesituation ou faisait l’objet de critiques acerbes, voirehumiliantes de la part de ses ennemis. Et pourtant ses nouvellestoiles touchaient le cœur des gens, inspiraient les critiques,accolaient son nom à celui de quelques rares et vénérables élus ;elles avaient un effet requinquant sur les amateurs d’art que lesconvulsions boursières et les prémisses de l’anémieéconomique du marché occidental avaient passablement 258

déprimés. Ce fut peut-être cela qui créa le déclic : sa peintureétait devenue tout simplement joyeuse. Pour moi qui commençais à comprendre la singularitédes tempéraments modelés par leurs dons ou toute activitécréatrice, je concluais de mes observations qu’un des traitscaractéristiques des artistes est qu’ils ne sont jamais trèslongtemps semblables à eux-mêmes. Il fallait se plonger dans lacontemplation des toiles pour en apprendre davantage sur lui ;et vérifier, par une expertise fine de son travail, si des atomesnouveaux et infimes de son être protéiforme ça et là ne serévélaient dans ses œuvres ou n’annulaient pas les maigrescertitudes que j’avais pu forger au contact de ses productionsantérieures. Se multiplièrent donc les périodes d’observation qui meferaient, le croyais-je tout au moins, mieux cerner les contoursde sa personne, au cours desquelles, étalées là devant moi à toutinstant, je découvris des formes et des couleurs, une variété plusgrande de nuances chromatiques, et surtout une précision dutrait qui dans un premier temps me surprit. Non que les toilesprécédentes n’eussent pas été peintes avec cette acribie propreaux artistes doués et chevronnés. Mais disons que cetteprécision était surprenante, car mon père, contrairement à ce 259

qu’il avait toujours fait, la mettait non plus au service d’uneconstruction abstraite qui m’avait causé tant de difficultés parson côté énigmatique, mais l’utilisait plutôt pour renforcerl’illusion d’une parfaite -et quasi photographique- conformitéavec la réalité environnante. Ainsi lui qui pendant des annéess’était présenté dans des articles parfois enflammés, comme unfarouche opposant de la reproduction du monde à l’identique,semblait uniquement préoccupé à présent par l’idée de fournirune version picturale aussi fidèle que possible de ce qu’ildécouvrait chaque jour au fil de ses promenades, un décalquedu décor citadin, une imitation scrupuleusement conforme aumodèle derrière laquelle lui en tant qu’homme, citoyen etcréateur, et surtout comme père, il disparaissait tout à fait.Comment le retrouver lui derrière ces tours qui perçaient le ciel,ces enfilades d’immeubles rouge sang, bistre et bitume, vertacide, pourpre et safran, jaunes aux balafres grises, tomate etmalachite, indigo, aigue-marine, cinabre ou cramoisi, blancd’argent, bleu céleste, orange brûlée, grenadine, noir d’encre outurquoise, qui grignotaient l’infini ; ces larges voies en asphaltetoujours vides, car capturées au petit matin, sans âme qui vive ?Où se cachait-il, lui, dans l’ensemble ou dans les détails de cetunivers déshumanisé, qui avait été construit pour des gens quemon père ne jugeait pas utile de représenter ? Où allait-il senicher, à quel étage de tel building, dans quel coin de rectangle 260

de ciel biffé par l’arête d’un toit plat ; et pourquoi n’osait-il passe montrer à la fenêtre ou nous signifier qu’il était bien là,quelque part, guetteur attentif et omniprésent, induisant par saseule présence que l’artiste ne va pas se contenter de tendredevant nous ce miroir du monde ; et pourquoi ne nous envoyait-il aucun signe de vie entre le chapeau vaporeux d’un nuage et lapointe d’une tour droite dans sa robe de glace, mais au ventregonflé comme une voilure sous le grand vent? Commentplonger dans ce miroir du paysage urbain en éprouvant d’autresétourdissements, plus tumultueux parce que plus proches denotre sensibilité humaine, que ceux que nous procure l’ivresseesthétique des formes et des couleurs ? Il n’apparaissait nullepart, lui, pour nous faire un de ces clins d’œil amusés ou justepour nous montrer qu’il se tenait là, dans la lumière aveuglanted’une journée ensoleillée, happé par cet appel soudain ducosmos. Les rues désertes, certes magnifiques et colorées,évoquaient pour moi la torpeur d’une cité qui a succombé à uneguerre chimique ; mais la plupart des gens trouvait très poétiquecette manière de chanter la ville sans ses habitants : ils voyaientdans cette idée la synthèse de deux mondes superposés, lacampagne (pour son désert humain) et la cité (pour son bétonpolychrome) fondues ensemble. Quelle nécessité y avait-il àpeindre cela ? Je l’ignorais. Les toiles de cette nouvelle périodeme laissaient dans une perplexité plus grande encore que celle 261

que j’avais ressentie lorsque je m’étais glissé en douce dans sonatelier d’autrefois ; je doutais obstinément que l’art y fût aussiabouti. Il est vrai qu’elles n’avaient plus rien d’effrayant à mesyeux, et cela en un sens me rassurait. Mais je craignais qu’à lalongue, s’usant sur ces sujets, son génie ne déclinât. Je détestaissurtout devoir rester extérieur à ce langage pictural attrayant,mais impénétrable. Des outils d’analyse et d’interprétation memanquaient. Cette symphonie de couleurs en l’honneur d’unecité, en quoi était-elle un indice de son amour ou de sa haine desgens ? Je pensais en effet à cette époque que tout artisten’exprime rien d’autre dans ses œuvres que son degréd’empathie à l’égard de ses semblables, degré plus ou moinsélevé, et je sais aujourd’hui que c’était une manière bienréductrice de considérer l’art. J’étais encore si jeune, siinexpérimenté ! Abstraite ou figurative, mon père avait d’abordle goût de la peinture, des formes, des couleurs, et même s’ils’attachait à reproduire ce qu’il voyait, c’était toujours à traversle prisme de sa sensibilité et de son imagination. Pour moi,l’amour que j’éprouvais pour lui (il continuait de croître,s’arrêterait-il un jour ?) faisait écran à toute compréhensionprofonde de son œuvre. J’avais trop envie d’être aimé ; et jevoulais lire partout une multiplication de signes, comme unesorte de langage codé, qui m’auraient ramené à la réalité de cetamour. Je guettais sur chaque dessin, en chaque tableau, la 262

possibilité de voir prolongée indéfiniment l’harmonie de noscaractères (cette harmonie est illusoire, car nous sommesmalheureusement très différents, malgré les efforts que jefournis pour lui ressembler !), comme s’ils n’eussent étédestinés qu’à illustrer avec bonheur (justesse et perfection?) laconnivence de nos deux âmes. Mon père devait mettre son artau service de notre union symbiotique. Mais comme tout artistemon père brouillait les pistes. Il n’allait pas au bout de l’idée,quelle idée du reste ? C’était peut-être cela qui expliquait sonsuccès soudain : ses toiles ne renvoyaient à rien d’autre qu’àelles-mêmes. Elles étaient à la fois concrètes, simples, et dansleur structure intrinsèque terriblement compliquées. Car laréalité de ses tableaux (qu’on nomma « supraréalité ») en tantque telle était plus imposante, plus colorée, plus dense que laréalité de la vie. On vit dans cette conception de l’œuvre picturale privéede toute dimension symbolique la marque d’une nouvelletendance. Pourtant certains critiques le traitaient d’imposteur.Cet art, moi je le maudissais, il restait en deçà de mesespérances. J’en étais arrivé à penser, tellement je doutaisparfois de la sincérité de mon père, qu’on n’est jamais aussi vraien tant que peintre qu’on l’est comme danseur sur un plateau nuavec son corps juste vêtu d’un collant blanc pour seul mode 263

d’expression artistique. Le danseur, lui, transmet par ses sautset ses contorsions une vérité essentielle et un besoin physiquede s’exprimer d’une manière immédiate dont chacun peuttrouver le sens selon l’inspiration de l’instant. Je voulais, moi,toucher du doigt l’âme du créateur, sentir qu’il utilisait cevénérable support visuel dans le but de me révéler d’autresvérités que celles que je pouvais voir de mes propres yeux enmarchant dans la rue, des vérités qui le concernaient lui, et endiraient bien davantage sur son être profond que ne le ferait uneconfidence ou un aveu murmuré le soir autour d’un verre. Il mefascinait et je trouvais insupportable de ne pas en savoirdavantage sur lui. Je pensais que ses œuvres ne devaient êtrequ’une confidence à peine voilée qui ne s’adressait qu’à moi,qui me serait toute entière destinée, et que je serai seul àcomprendre. Comme je tenais mon père pour un hommesupérieur, je ne pouvais me satisfaire de ne pas sentir partout àl’œuvre dans ses nouvelles toiles sa fantaisie inépuisable, sontalent, mais surtout de ne pas voir affleurer sous un masque ouun travestissement quelconque ses multiples visages par moiseul reconnaissables. Sur le plan purement artistique, aussilongtemps que je ne serais pas capable par une connaissanceapprofondie des règles de l’art, une érudition complète, un goûtassuré, d’apprécier son travail à sa juste valeur et pour sesqualités intrinsèques, je serais tenu de le juger en moi-même 264

comme insuffisant, indigne de celui que j’admirais, à moins quecette science que je me proposais d’acquérir ne me livre elleaussi a posteriori le message que ma première impression nem’avait pas trompé, et que j’étais enfin sûr d’avoir en face demoi une œuvre bien inférieure à celle qu’il aurait dû produire ;et ainsi, apprendre par cette méthode d’analyse à déceler moi-même les défauts et les failles de cet art camouflés sous desartifices empruntés à d’autres peintres plus talentueux peut-être.Mais dans l’ensemble l’impatience que j’avais à comprendreses œuvres, fût-ce par le fait de mon intelligence ou par le biaisde ma sensibilité, ne servait que mon désir d’y lire enfinclairement le langage de son génie. Enfin au milieu de tous mestourments je me posai une question d’une simplicité biblique :étais-je,-moi, ému par ces toiles ? Capable d’oublier qui lesavait réalisées et prendre le temps de les regarder, de laisser surmoi agir leur pouvoir magique, m’enivrer leur mélange délicat,l’opposition parfois violente de leurs contrastes, l’effetsaisissant du vide humain qui les caractérisait ? Non, je nel’étais pas. Plus préoccupé par le jugement des autres que parles vibrations de mon cœur devant la beauté, ou l’inconnu, je nedécelais dans ses œuvres vierges de toute présence humainequ’une indifférence aux autres (et à son fils) pourtant biencontraire à la vie nouvelle de mon père, vie mondaine etfoisonnante aux antipodes de l’éréthisme parfois un peu forcé 265

de certains artistes. Est-ce que ces représentations d’une villehaute en couleurs mais morte faisaient de lui un misanthrope ?Si tel était le cas, alors je parviendrais peut-être à demeurer pourlui, une fois évaporée la tornade d’admirateurs qui l’entouraitprovisoirement, un être particulier, une exception, le seul refugedans un monde de givre où l’art ne saurait même plus remplirson devoir de consolation. En vérité, je ne voulais pas que l’on cesse de l’aimer. Jevoulais que l’on continue à admirer son œuvre, mais surtout quecette œuvre parle de nous deux, qu’elle illustre mes efforts à merapprocher de lui, et ses efforts à se rapprocher de moi, qu’ellesoit l’attestation artistique d’une complicité productive, de notreindéfectible dévotion réciproque, sans qu’autour de nous ons’en aperçoive vraiment. Je rêvais d’une œuvre impossible,d’une œuvre qui n’existait pas, qu’aucun artiste n’a jamaispeinte ou réalisée, à l’exception de cet Indien passionné qui fitconstruire pour son amour perdu le plus beau mausolée dumonde. Dans l’aveuglement de ma passion, je voulais une chose(la gloire de mon père) et son contraire (que ses toiles rendentcompte de mon attachement à ce père adulé, sans qu’on en sacherien). Je voulais qu’il parle de nous au monde entier dans une 266

langue que personne ne serait jamais capable de comprendre.Car je ne voulais pas, au nom d’une pudeur que je ne tienssûrement pas de lui, étaler notre amour au grand jour. Dans les années qui suivirent, et elles furent au nombrede dix depuis le jour glorieux où nous arrivâmes à M. jusqu’àcelui, douloureux, mais nécessaire, où je pris en jeune bachelierle chemin de l’école des Beaux Arts de la rue des Partisans(filière analyse et diffusion), celle-là même qu’avait fréquentéequelques critiques aux crocs acérés dont je devrais apprendre àcontrer les assauts, je vécus entre bonheur et angoisse : bonheurde voir mon père pleinement satisfait, reconnu pour son talentet épanoui, bien que toujours un peu malmené ici et là par leclan des sceptiques, et crainte permanente que cette paix relativeet si difficilement conquise fût ternie par l’inquiétude de ne pasarriver à déchiffrer un jour cette langue qui lui était si naturelle,celle des formes et des couleurs, et à laquelle malgré tous mesefforts et mon insatiable curiosité je restais toujours un peuétranger. J’attendais beaucoup de la formation de mes maîtres.Non que je le trouvasse incompréhensible, ce langage : j’avaisacquis tout de même de son art une compréhension plusqu’honorable, et déjà remarquée par quelques admirateursattentifs à mes rares et pertinents commentaires, mais il memanquait cette intelligence qu’on a des domaines tout à fait 267

maîtrisés et qui est l’apanage des spécialistes. Cette maîtrise nes’obtient qu’au prix d’un long travail qui se mesure en annéesd’études approfondies et de fréquentation assidue d’œuvres entout genre. Mes difficultés s’expliquaient sûrement par monjeune âge, mon inexpérience, ma grande naïveté. Pressé decommencer mon cursus universitaire, j’avais sauté deux classeset décroché mon baccalauréat à seize ans. Tout le mondem’admirait. J’étais, récompense suprême, la fierté paternelle. Etma dévotion croissante me faisait gravir plus vite que tout autreenfant méritant, mais moins amoureux, en vertu de l’effetstimulant qu’exercent les sentiments sur l’intelligence, lespaliers de la réussite. Pourtant, pour exprimer une vérité peuflatteuse à mon endroit : n’ayant moi-même aucun don véritablepour l’art, ce que je regrettais pour l’écart que creusaitnécessairement mon inaptitude avec celui vers qui tendait toutmon être sensible et aimant, je désespérais d’éprouver un jource qu’il ressentait lui, mon père, lors de ses longues séances detravail ou pendant ses balades paresseuses à travers la ville. Ainsi je me consolais de mon manque total dedisposition naturelle à toute forme de créativité en commençantdes études d’art, pour compenser d’abord au moins par uneconnaissance livresque et théorique ce que jamais il ne me seraitdonné de connaître de l’intérieur. N’était-ce pas le seul moyen 268

de ne pas me séparer de mon père qui continuait de me fascineret de m’inspirer une affection sans limite, et de me soustraire àtoutes les sollicitations qui s’abattent sur un jeune homme quin’est ni laid ni sot et que l’éclat de ses presque dix-huit ans renddéjà désirable ? Comme l’amour des filles (avec leur joli visagede gourdes incultes) me semblait fade, j’estimais qu’être parelles convoitées ou pis encore m’intéresser à elles n’était guèrevalorisant. Je n’éprouvais pas de désirs charnels et trouvaishumiliant cette dépendance où tombaient avec la maturitésexuelle la plupart des êtres humains. Mon énergie physique,déviée vers le travail et mon acharnement à pénétrer le sensprofond des œuvres paternelles, me laissait en paix. Mes frèresqui étaient devenus d’insatiables fornicateurs avaient quitté lamaison en toute discrétion, ce dont je leur serai jusqu’à la fin dema vie reconnaissant, découragés dans leur désir de révolte parla distance qu’avait mis entre eux et leur géniteur le méprisqu’ils avaient longtemps nourri à son égard, et qui avait fini parl’atteindre, pour lui signifier sûrement que son désengagementles avait beaucoup plus touchés et démoralisés qu’ils étaientprêts, dans l’inflexible raideur de leur âge et de leursconvictions, à le concéder. Ils s’éclipsèrent l’un deux mois aprèsl’autre en nous jetant à la face en plein repas (qu’ils n’avaientpas pris avec nous comme toujours) un « salut » minimal quidut nous tenir lieu d’adieu. Raphaël disparut encore plus vite, 269

mais comme il n’avait pas, dans sa hâte à quitter le logis,refermé correctement la porte-derrière lui, mon père me priagentiment de me lever, non pour lui courir après et tenter aumoins de le retenir ou d’obtenir une explication, mais pour larefermer à clé. Certains jours en effet mon père fatigué aspiraitau calme ; et verrouiller la porte à double tour faisait partie deces gestes par lesquels il exprimait son désir de tranquillité. Mamère se leva et courut dans la cuisine, vraisemblablement pourpleurer. Elle détestait se donner en spectacle, et montrer sessentiments lui était très pénible, comme de se plaindre oud’exiger un peu d’attention, c’est pourquoi elle préféraittoujours se soustraire à nos regards lorsqu’une émotion lasubmergeait et lui tirait les larmes. Elle avait d’ailleurs déjà commencé à s’adonner à ce quiest devenu depuis sa passion, et jusqu’à aujourd’hui : la lecture.La découverte de la littérature par ma mère est un desévénements les plus insolites qui se produisit au cours de cettepériode très féconde de notre vie. Je ne sais quelle part y prit chez elle le plaisir, et quellepart l’envie de s’évader. Peu importe, nous ne le saurons jamais.Je sais juste qu’elle s’enthousiasma pour les plus grandesromancières du siècle, prise soudain d’une sorte de ferveurirraisonnée qui lui ressemblait bien peu ; et passa dès lors 270

plusieurs heures par jours absorbée dans une œuvre de fictionavec, lorsqu’à contrecœur elle quittait son ouvrage, cetteexpression particulière sur le visage des lectrices passionnéesqui ne rêvent en vous parlant, en mettant la table, en faisant lavaisselle, enfin en s’adonnant à ces tâches quotidiennes quisemblent alors entre leurs mains déconcentrées d’un ennuiaffligeant, que de rejoindre les héros de la saga du moment. Cet intérêt aussi inattendu que persistant obligea monpère à solliciter les services d’une femme de ménage (Éva) pourprendre en charge tout ce que ma mère devenue un peumélancolique et paresseuse, et qui passait des heures seules lenez dans ses bouquins, ne voulait plus faire. Je dirais qu’à forcede vivre aux côtés d’un artiste, et après avoir consacré presquela moitié de sa vie (mes parents avaient alors déjà entamé leurquatrième décennie) à tenir son rôle de femme au foyer avecune exemplarité qui forçait l’admiration, il lui était devenuindispensable de respirer, de s’évader ; et que la peinture nesuffisait plus à son envie d’ailleurs, à sa lassitude du prosaïsmede la sphère domestique, de son asphyxie. Mon père ne critiquajamais cette tocade tardive et trouva de bon augure que mamère, qui continuait de l’accompagner dans les dînersmondains, pût se targuer de posséder une culture littéraire qu’onne se priva bientôt plus d’admirer à haute voix. Elle devint pour 271

la multitude la femme d’un artiste célèbre aussi discrètequ’érudite. Cela convenait parfaitement à mon père. Il n’auraitpeut-être pas été si enthousiaste si elle avait annoncé un jourqu’elle souhaitait se mettre à écrire. Quelque chose pourtant medit qu’elle y a pensé ; ou juste simplement qu’elle en a rêvé,comme cela arrive toujours à ceux qui dévorent les histoires desautres. Un reste de condescendance masculine, nourrie au laitde la certitude que certaines tâches, et les plus nobles surtout,n’incombent qu’au sexe fort, par delà les sentiments et lerespect dû à l’épouse, aurait empêché mon père d’encouragerma mère à se lancer dans cette aventure. Ce que je nesoupçonnais pas encore et qui m’émerveille aujourd’hui, c’estque ma mère, ivre de ces histoires que de temps à autre elle meracontait avec un art de conteuse qui était bluffant, m’a transmiselle ce goût des mots. Mon père m’a donné infiniment plus dansl’ensemble, si je mets bout à bout tous ses précieuxenseignements, et mes sentiments plus forts pour lui qu’ils ne lesont pour elle, je dois le dire, augmentent naturellement sur moison influence ; mais je dois aussi au moins reconnaître cemérite, sûrement involontaire, à ma mère, de m’avoir sensibiliséà la littérature, et surtout permis par son enthousiasmeimmodéré pour les lettres que le mot écrit peut beaucoup, etpourquoi pas, lorsqu’un mal terrible nous étreint et nous dévore,nous sauver de la mort. 272

Par son repli dans le monde des livres ma mère laissaune place vacante que j’occupai. Les sorties qu’elle ne voulutplus faire avec lui, mon père les fit avec moi. Nous primes ainsil’habitude d’aller régulièrement dîner en ville ensemble, authéâtre ensemble, au cinéma au moins une fois par semaine, aumusée, à la patinoire, une fois par an au zoo ; à la piscine, dansles quartiers animés la nuit, ensemble, plus jamais l’un sansl’autre, côte à côte, inséparables. Je pensais souvent en moi-même : comme deux amoureux. Étudiant je disposais debeaucoup de temps libre. J’étais aux anges. Nous nousdécouvrîmes un goût commun pour les petits bistrots fréquentéspar une clientèle d’indécrottables et joyeux clients qui nousrégalaient par leurs commentaires parfois cocasses surl’actualité du moment. Nous demeurions des heures à lesécouter. J’étais heureux de voir que mon père s’intéressait à desinconnus, à monsieur tout le monde ; se penchait avec empathiesur le sort de son prochain. Son goût des autres réactivait lesouvenir de ce temps déjà lointain où le furet nous avait donné,par des signes permanents de tendresse, une belle leçond’humanité. Je m’imaginais qu’un jour il peuplerait ses toilesd’hommes et de femmes croqués au vif dans l’immédiat d’unacte anodin. Je n’étais pas satisfait de voir son univers urbaindéserté par ceux-là mêmes pour qui (et par qui) il avait été crééde toutes pièces, malgré la faible distance qui existait désormais 273

entre mon père et le reste du monde. Mon père devait évoluerencore ; je m’assignai la mission de m’y atteler. Je trouvais pourreprendre l’expression d’un imbécile tout à fait « paradoxal »qu’il s’obstine à ne pas tout restituer de cette somme chaotiqueet vibrante qui nous sautait aux yeux et parfois nous grisait. Lestatisme de ses œuvres me gênait profondément, car ce qui nebouge pas n’est pas vivant, et vivant je voulais que mon père lefût, comment aurais-je pu l’être moi-même dont les battementsdu cœur étaient par d’invisibles fils reliés au sien ? Je préparais dans ma tête des arguments en faveur d’unart où l’homme aurait enfin sa place, même si au fond de moij’attendais avec une impatience dévorante qu’il nous représented’abord l’un et l’autre dans ce rapport d’amour si particulier quiétait le nôtre, mais sous quelle forme le père et le filsapparaîtraient-ils alors aux yeux du monde, comme une entitéindivise, ou plus concrètement sous les traits de deuxpersonnages sillonnant la ville, physiquement identiques et dontla ressemblance frappante ne serait que la partie visible d’unecommunion plus profonde de leurs âmes ? J’estimais toujoursqu’il était injuste, et même tout à fait inexplicable, que rien dece que nous vivions dans notre vie quotidienne ne trouve échodans son travail artistique. Je confondais la vie et l’art : je neparvenais pas à accepter que ses toiles ne puissent avoir aucune 274

espèce de relation avec nous, avec ce que nous vivions au jourle jour. Le vaste monde dans sa diversité retenait son attention,l’absorbait tout entier ; mais n’étions-nous pas, lui et moi, lecentre de ce monde, au-dessus de la mêlée, digne de figurer aupanthéon permanent des œuvres paternelles ? Mes maîtres mereprochaient cette conception étriquée et fumeuse de la peintureen quoi ils voyaient le signe d’un aveuglement, d’une carencedans mon esprit pourtant par ailleurs si mature. J’étais critiqué,moqué. Mais je gardais espoir, mon père ne nous avait-il pasprouvé à multiples reprises qu’il évoluait sans cesse ? Alors quela plupart des hommes à force de se vautrer dans leursmauvaises habitudes ne sont plus au bout d’un moment que larisible caricature d’eux-mêmes, mon père lui continuait dechanger. Parfois, lui jusqu’alors si réservé en matière desentiments, comme nous mangions en tête à tête dans quelquebon restaurant du centre-ville, se laissait aller, effet du vin sursa langue ou véritable envie de s’épancher, à me confier quelquedemi-secret. C’est ainsi qu’il me livra deux ou trois indiscrétions surses relations avec ma mère dont j’appris alors qu’elles s’étaientau fil du temps un peu délitées au bénéfice d’une connivence 275

plus proche de la camaraderie désincarnée que de l’érotique etamoureuse concorde des amants. Il est vrai que je subodoraisdepuis longtemps que mes parents ne s’aimaient plus tout à faitcomme au premier jour ; mais je dois avouer que cela m’incitaà espérer, non qu’ils finiraient par se retrouver enfin, et repartirdu bon pied, mais bien au contraire à glisser presque dans la joiesur la pente savonneuse du désintérêt mutuel avec un refus assezpatent de résister de part et d’autre à l’indifférence qu’une telleprise de distance implique. Les choses prenaient un tour qui meconvenait. Moins il l’aimait elle, plus j’aurais moi d’importanceà ses yeux ; et plus grandissait l’espoir de voir dans ses toilesquelque discrète trace de cet amour. Et pourtant n’était-ce pasaudacieux de prétendre que par mes habiles questions jeparviendrais à sonder l’âme de ce grand artiste ? À toucher lefond de son cœur ? À diminuer jusqu’à le faire disparaître cefossé naturel qui existe entre deux personnes, fussent-ellesproches par le sang et de même sexe ? Quelle chance avais-jede pouvoir être si familier de son moi intime que je pourraisprévoir la moindre de ses réactions, connaître le plus infime deses sentiments, la plus secrète de ses pensées ? Il me faudraitplusieurs vies pour cela. Un si grand artiste est un puitsinsondable. Je parle des vrais artistes, non de ceux quideviennent les épigones de leurs propres idées et qui vivent surleurs acquis. La fascination qu’il m’inspire ne se tarira jamais ; 276

alors que je si, comme le font la plupart des gens en vertu de cetimpératif qu’ils se sentent obligés d’appliquer à eux-mêmesselon lequel dans notre monde occidental rationnel etindividualiste rien ne vaut que de se connaître par cœur, et defait ne font que se sonder tout au long de leur existence, j’étaisresté centré sur ma propre petite et insignifiante personne, je meserais lassé depuis longtemps. Mes frères qui s’étaient plus oumoins réalisés et pouvaient se targuer eux de bien se connaître,étaient devenus des moins que rien ; et à quoi cela leur servait-il de le savoir ? Ils me reprochaient souvent mon manque depersonnalité, et me disaient avec cette férocité que je trouvaisdétestable, que je vivais dans l’ombre de mon père, que jen’existais non pour moi, mais pour lui seul. Ils s’arrangeaientpour me voir quand je n’étais pas avec lui, ce qui arrivaitrarement. Les rencontres faussement hasardeuses avec mesfrères me faisaient l’effet d’un amoncellement de gros nuagesd’orage dans le ciel clément d’une belle journée de printemps.Ils vomissaient et hoquetaient sur mon père des reproches sansfondement. Moi, ils me traitaient de carpette. Je n’avais plusrien en commun avec eux, et s’ils espéraient encore pouvoirabuser de ma naïveté, ils se trompaient, car je voyais clair dansleur jeu et leur sordide stratégie d’intimidation. Ils ne mecomprenaient pas et pensaient que je n’étais qu’un minablelèche-bottes, une abjecte sangsue. Avaient-ils oublié ce temps 277

où je les manipulais selon ma méthode douce et discrète, sihabile en tout cas qu’ils ne remarquaient pas qu’ils n’étaient quedes marionnettes entre mes petites mains narquoises aux ordresd’un esprit tortueux? Ils me haïssaient ouvertement, dispersantavec une joie acidulée aux visages satisfaits de leur auditoireleurs lampées de grossièretés empuanties, se vantaient à tout lemonde de me détester. Ils venaient rôder le soir en bas del’immeuble. Une fois, Raphaël me frappa dans le dos et devantses amis qui nous regardaient me cracha au visage. Je ne disrien, cette insulte me grandissait. Peut-être que ces humiliations publiques m’aidèrent àme détacher d’eux. Parfois éprouvantes, parce qu’ellesm’exposaient aux faces hilares d’autres gars, elles mepoussaient à chercher du réconfort auprès de mon père, et encela elles s’inscrivaient dans mon dessein de demeurer dans unemanière de dépendance affective imperméable à cetémoussement qui fait s’atténuer un peu l’attachement del’enfant qui grandit, s’affranchit des liens qui le soudent auxêtres chers de son foyer. Eux cessaient progressivement, au filde leurs sévices, malgré leurs visites nocturnes, et leuracharnement à nous observer, d’en faire partie. Je sentais bienqu’ils m’en voulaient tous les deux de ce don total que je faisaisde ma personne à celui que j’adulais ; et de ce que j’avais profité 278

de leur déroute morale pour rehausser encore davantage monprestige personnel et me parer de toutes les perfections. Ilsraillaient du reste abondamment ce prestige gagné au contact demon héros. Mais en quoi est-ce un crime d’élever l’admiration etl’amour de son père jusqu’à ce point où l’on ne respire plus quepour lui ? Ne vois plus que par son regard ? Ne juge plus queselon sa loi ? Faute d’être son égal, comment si peu doué jepourrais le devenir, être un corpuscule issu de ce père et quiaspire à retourner d’où il vient, ou ne pas être du tout, tel étaitmon dilemme. Existe-t-il une quelconque prescription moralequi interdirait à un fils de vouer un culte à celui qui l’aengendré ? De le pousser jusqu’aux limites ultimes d’uneabnégation sacrificielle ? On a aujourd’hui pour des objets sansvaleurs et des idoles creuses tant d’admiration ! On mepardonnera donc de m’être attaché à un être qui lui en valait lapeine, dussé-je paraître par l’excès de mon admiration étrangeet même anormalement altruiste. Je songeais avec unformidable élan compassionnel aux enfants d’Ugolin de Pisecondamnés au jeûne perpétuel et qui s’offrent en suppliantcomme nourriture à leur père affamé. Et si je considère encoreaujourd’hui que je retire bien plus, moi, de cette dévotion, quede toute autre, et qu’elle m’apporte une joie plus dense que si 279

elle se portait sur une personne étrangère et cependant chère àmon cœur, mais qui restera justement, toujours lointaine, carjamais on ne se sent, à mon avis, moins seul qu’auprès de celuiqui est à l’origine même de votre vie et recèle en soi une parténorme de vous-même. La seule distance que je me devais degarder vis-à-vis de mon révéré géniteur était dictée par mondevoir de le protéger et de le guider vers une gloire plus brillanteencore, afin de ne pas étouffer son génie sous la chape de messentiments. Sa notoriété était en effet à cette époque encoreconfinée au territoire national. Beaucoup de villes avaientaccueilli ses œuvres, organisé des expositions et mis son travailen lumière ; mais cela me paraissait insuffisant. Il fallait allerplus loin, franchir les frontières, traverser les océans, découvriret conquérir d’autres continents. En effet, pensais-je alors, unartiste de renommée mondiale ne peut pas tomber du jour aulendemain dans l’oubli si ses tableaux soudain se démodent.Trop d’admirateurs les aiment ; et trop de spéculateurs enpossèdent dans des coffres ou dans une de leurs somptueusesvillas quelques exemplaires en quantité enviable. L’intérêt detous est de continuer à promouvoir une œuvre dont quelquesspécialistes ont décidé qu’elle sortait du lot. De cela, j’étaisconvaincu. Mais je commençais aussi à mieux peser, parce que 280

mieux instruit par mes maîtres, la valeur de cette peinture dontje cernais aussi les faiblesses et la fragilité. Il fallait donc êtredoublement actif : en faisant connaître ses tableaux à l’étrangeret en essayant d’user de toute mon influence pour lui permettrecomme artiste d’évoluer. Telle qu’elle était à cette époque,quelles garanties mon père avait-il qu’elle ne finirait pas à lalongue par lasser ? Comme il commençait à me consulter assezrégulièrement, au cours de son élaboration, sur certains aspectsde son travail, par exemple sur le choix de telle ou telle couleur,la taille d’une toile, et surtout sur son harmonie chromatiqueavec le motif, ou même encore sur la pertinence de traiterpicturalement tel ou tel sujet d’une manière que d’aucunsauraient pu juger, pour des raisons d’ordre esthétique,inappropriée, j’en profitai pour lui glisser à l’oreille quelquesuggestion dont je notai avec satisfaction qu’il prenait acte enl’approuvant même d’un hochement de tête significatif, assezappuyé pour que je conclue à une adhésion totale. Pourl’essentiel, il s’agissait de lui faire entendre que ses tableauxgagneraient en épaisseur, en beauté et en force, et susciteraientplus de curiosité encore, et d’envie, si l’on y voyait représentésde temps à autre, ici et là, un ou deux personnages ( !), àcondition bien sûr de leur trouver un rôle en conformité avec le 281

sujet traité et une attitude correspondant à l’intention du peintre,à la nécessité de son projet. Il fallait que cette idée s’inscrivîtdans un désir plus général de peupler ses œuvres, de leshumaniser, de montrer autre chose du monde que de l’acier, del’asphalte et du béton, fussent-ils rehaussés de couleurs vives.Je lui fis entendre que cela était impératif s’il voulait toucherdurablement le cœur de ses nombreux admirateurs. Il comprit lesens de mes intentions et se mit pour la première fois de sa vieà peindre des gens dans le décor urbain qui était devenu depuisnotre installation son paysage de prédilection, d’abord avec unecertaine réticence, puis en y trouvant de plus de plus de plaisiret d’habileté. C’était un premier pas vers cette peinture idéaledont je rêvais et dont nous serions peut-être lui et moi un jour lemotif central indéfiniment multiplié. Il n’eut pas de peine àjustifier leur présence dans les longues avenues que bordaientles façades des hautes tours modernes qui déchiraient le cielcomme des fusées surdimensionnées prêtes à chaque instant àse soulever et à propulser leur fuselage dans l’infini de notregalaxie, et se contenta de dire à ceux qui s’étonnaient que rienn’était plus naturel au fond que de flâner sur des trottoirs parmiune architecture qui évoquait l’aspiration ancestrale des êtreshumains à s’élever au-dessus du monde ; et que si le peintre sefaisait témoin de son temps, et d’un rêve ancien, on ne pourraitjamais lui tenir grief de rendre compte aussi de la vie ordinaire 282

des anonymes, et de l’activité la plus évidente qu’on pratiqueencore aujourd’hui dans les villes, la marche à pied. Cela devintson nouveau dada ; et bientôt il ne commença plus une seuletoile sans se demander -ou me demander personnellement-quels individus il devait représenter, à quel moment de lajournée et quelle serait l’expression de leur visage. Mais c’est de cette époque aussi que datent sespremières douleurs. Mon père était en excellente santé, et leprincipal ennemi de son corps avait longtemps été sonhypocondrie dont il avait réussi finalement à se guérir.Cependant la station debout avait fini par fatiguer sa colonnevertébrale : notre médecin traitant lui prescrivit quelquesséances de massage, mais il fut très mécontent dukinésithérapeute qu’il vit trois fois avant de décider qu’il nemettrait plus les pieds dans son cabinet. Alors que nous dînionsensemble dans un restaurant très chic des beaux quartiers (nousfréquentions assidûment les quartiers huppés et je pressentaisque mon père ne tarderait pas à nous annoncer qu’il souhaitaitdéménager, s’installer dans un secteur plus chic, plus calme etmieux protégé), il m’annonça qu’il voulait que je devienne, carj’en possédais assurément les qualités, exposa-t-il dans unémouvant panégyrique qu’enroba sous son parfum le chocolatonctueux de ses profiteroles, son masseur personnel jusqu’à 283

l’accalmie complète de son mal. D’où lui venait cette idée ?Comment pouvait-il savoir que je possédais le don d’apaiser lescontractures, et par mes caresses de ramollir les muscles, alorsqu’il me semblait, moi, que je n’avais justement aucun donparticulier, si ce n’est peut-être celui d’aider mon père à sehisser au sommet de la gloire ; que je ne savais rien faire de mesmains, petites et gauches, que je trouvais moins belles et moinslarges que les siennes, affermies par le pinceau ? Ainsi il n’avaitpas oublié cette époque pourtant lointaine où enfant encore, jelui frottais le dos dans la baignoire pleine de mousse pendant aumoins un quart d’heure ? Comme j’étais heureux qu’il s’ensouvienne ! Je ne pus cacher ma joie ; et face à un enthousiasmesi spontané, il ne put douter de son côté que j’étais prêt à renoueravec ce plaisir ancien dès qu’il le souhaitait. Le lendemain, après le dîner, ses amis nous avaientquittés après l’heure du goûter (mon père avait instauré enremplacement des interminables dîners jugés trop bruyants parnos voisins du dessous, un couple de fonctionnaires des impôts,ce rituel amusant de la collation d’artistes), il me demanda dele suivre dans sa chambre, ce que je fis sans réticence. Ma mèreavait déjà disparu, happée par la fatigue d’une longue journée,enveloppée dans une ample chemise de nuit bleue. Elle avaitfait couper ses cheveux et les portait à présent très courts, ce qui 284

la privait d’un certain capital de grâce. Mes parents avaientcessé de faire chambre commune depuis plusieurs mois, car laplupart du temps mon père se couchait au beau milieu de la nuit,et ma mère préférait quant à elle se mettre au lit de bonne heureet reprendre sa lecture dès le réveil, c’est-à-dire vers cinq heuresdu matin. Elle ne vivait plus que dans la hâte permanente definir l’histoire commencée. Elle avait donc pris ses quartiersdans la chambre d’amis et y avait aussi transporté toutes sesaffaires, et ses innombrables livres bien sûr, alignés dans dehauts rayonnages en bois clair. Les deux autres chambres étaientcelles que mes frères avaient occupées et qui étaient restéestelles qu’ils les avaient laissées le jour de leur départ. Ma mèrecroyait toujours à leur retour ; et elle s’obstinait à ne rienchanger qui pourrait leur faire supposer qu’on avait voulu lesoublier, gommer les témoignages épars de leur présence, cequ’ils avaient abandonné là, vêtements devenus trop petits,affaires scolaires ; ou encore moins jeter au rebu ces objetsinutiles plus ou moins anciens qui leur avaient appartenu. Monpère ne voyait plus aucun inconvénient à autoriser ses deuxautres fils à revenir au bercail, mais il doutait fort que celaarriverait, et je crois qu’au fond de lui-même, il ne le souhaitaitpas vraiment. Il manifestait à présent à mon égard unepréférence marquée dont il ne faisait plus secret à personne, ets’il s’interdisait de dire du mal de Hugues et de Raphaël devant 285

ses amis, il ne ratait jamais une occasion au contraire de clamerouvertement tout le bien qu’il pensait de son dernier -etmeilleur- garçon, moi, paré dans sa bouche de toutes les vertus,de mille et une qualités et aptitudes dont la longue énumérationme faisait rougir des pieds jusqu’aux oreilles, ce que les amisde mon père remarquaient parfois et qui doublait ma gêne. Et cefameux soir où pour la toute première fois mon père medemanda d’exercer sur son dos moulu mes talents de masseur,sûrement aussi pour me donner la confiance en moi qui, il lesavait, me fait naturellement défaut, il fut d’une intarissableprolixité au chapitre de ma prétendue perfection. Toutefois, jedois avouer que rien ne me prépara ce jour-là à ce quim’attendait, ni même l’annonça, et me heurta pour ainsi dire enpleine face, juste au-dessus du lit où mon père, après avoir ôtésa chemise et son pantalon et sans prendre aucunementconscience de mon désarroi, s’allongea entièrement nu de toutson long (ainsi il renouait avec son ancienne habitude d’exhibersa nudité qui ne me parut plus repoussante, mais plutôt belle àcontempler), tandis que moi, cloué net de surprise, je tentai decomprendre comment je devais interpréter ce qui s’offraitsoudain à mes yeux dans la pièce faiblement éclairée, àl’intérieur d’un cadre doré d’un mètre sur un mètre, à égaledistance du montant du lit et du plafond. Cette toile que jen’avais jamais vue, quand mon père l’avait-il peinte ? 286

Ma mère la connaissait, c’était certain ; et j’aurais bien aimésavoir ce qu’elle en pensait, mais rares étaient ses commentairessur les œuvres de mon père dont elle s’était détachée, commeelle s’était détachée de mon père et de son rôle d’épouse, pourfuir dans d’autres vies imaginaires. Me restait à me forger parmoi-même une opinion sur cette toile pour le moins singulière,voire déroutante ; et cependant positivement étonnante par lessecrets qu’elle révélait et l’humour qui se dégageait du curieuxpersonnage que seuls une imagination folle, ou un espritperturbé, semblaient avoir créée. Voici enfin ce que je découvris, alors que déjà je m’arc-boutais sur le dos de mon père pour soulager, à croupetons, parmes caresses vigoureuses, ses élancements de douleur :occupant presque tout le tableau, un portrait de mon père(facilement identifiable bien que présentant quelques écartsavec le bel original) transformé en monstre hybride avec unetête et un torse d’homme d’un blanc cru ; puis, plus bas, lebassin et les membres inférieurs d’un furet. Mon père s’étaitreprésenté debout sous les traits bizarres d’une sorte de centaured’un nouveau genre avec un torse glabre (disparue sa toisonpectorale friselée que je trouvais enfant si effrayante) et despetites pattes délicates et frêles qui reproduisaient avec unefidélité qui forçait l’admiration celles de notre animal de 287

compagnie. Le poil, d’un jaune vif, clairsemé et plus terne dansla zone du nombril, devenait au-dessous de la taille si dense etsi brillant que les parties génitales disparaissaient tout à fait danscette dense broussaille d’ajoncs. Quant au visage de mon père,je fus frappé à la fois par le nombre important de dents qu’ilarborait, deux rangées d’incisives émail, très visibles et d’unéclat de diamant pur, alors qu’il ne paraissait même pas sourire ;et par l’abondante chevelure sombre attachée derrière la tête etdont la longue crinière lissée descendait jusque dans le bas dela nuque et même au-delà caresser l’entonnoir des omoplates.Ses yeux albiniques resplendissaient de joie ; s’y mêlait unsoupçon d’ironie. Je n’avais encore jamais rien vu d’aussiétrange ; et déjà mille questions m’assaillaient. Et, tout enexécutant sur le dos de mon père mon tonifiant pétrissage dontje sentais déjà qu’il produisait un effet immédiat de bien-êtrequ’attestaient les longs ronronnements rauques qui évoquaientces bruits involontaires du sommeil profond, je me demandaicomment il avait pu imaginer qu’il possédait, lui, et c’est bien àcela que ce tableau faisait songer, une part animale qui occupaitla moitié de son corps ; animal qui n’avait jamais rencontré chezlui ni l’intérêt ni l’affection qu’il nous avait semblé mériterdepuis le jour où mon père l’avait trouvé dans un carton etramené à la maison. Il était troublant de constater que le furetavait pris possession de lui, et qu’il était présent à égalité avec 288

l’homme que nous connaissions dans son apparence physique,ce qui laissait supposer qu’il devait exercer une influence nonnégligeable sur sa personnalité tout entière, et peut-être mêmedéterminante ; mais également, qu’il avait joué un rôle essentieldans la vie de mon père qui exprimait à travers ce tableau sareconnaissance et sa bienveillance à l’égard de celui à qui ildevait tout, ou presque tout. 289

C’est du moins ce que je croyais à cette époque. Le furetn’avait-il pas orienté la destinée de mon père dans une directionnouvelle ? N’était-il pas à l’origine de cet incendie qui nousavait contraints tous les cinq à quitter notre maison isolée dansla campagne, et à nous installer dans une métropole où enfinmon père, après le choc que lui avait coûté la perte de sacollection, s’était de sa propre initiative et avec une volontépuissante de se renouveler et d’explorer une autre manière depeindre, engagé dans une voie artistique qui l’avait conduit ausuccès ? N’était-ce pas notre cher ami le principal ordonnateurde tous ces changements. Quel étrange phénomène qu’une sipetite créature soit capable de transformer le caractère d’unhomme, de chambouler la vie d’une famille en s’obstinant à nepas la quitter, en s’accrochant à elle de toutes les forces de soncorps si fragile ! C’est d’abord à cette obstination digne d’uneforte personnalité que nous devions les évolutions dont j’aiparlé, et qui se trouvaient dans la toile exagérées, portées à unniveau de risible caricature, d’hypertrophie grotesque, et larendait désopilante. Oui, ce regard posé sur notre passé était pleind’humour ; et la métamorphose de mon père, si elle surprenaitd’abord, m’amusa beaucoup, de sorte que, une fois passé l’effetde surprise, tandis que patiemment je labourais de mes mains 290

raffermies les muscles décrispés de mon père sous lafoisonnante forêt pileuse, absorbant dans mes bras les tensionsaccumulées dans ses épaules et son dos au fil des ans jusqu’àles faire disparaître complètement, je me mis à rire, d’un discret,mais intense rire intérieur, ascensionnel, inarrêtable (comme siun démon jobard aux aguets dans ma carcasse m’avaitchatouillé les organes) ; et dont mon patient endormi ne put rienentendre. Je m’avisai plus tard que ce tableau n’était pas vraimentsérieux et qu’on ne pouvait qu’en rire comme la fantaisie légèred’un artiste qui veut davantage divertir qu’inviter à réfléchir. Lemassage devint ainsi à partir de ce jour un rituel quotidien. Pournotre plus grand plaisir, nous nous isolions ensemble une heuredans sa chambre, dans notre maison ou à l’hôtel lorsque nousétions en voyage, en fin de journée la plupart du temps, afin queje le soulage. Mon père ne m’a jamais expliqué ce qu’il avaitvoulu montrer dans ce curieux tableau. Je sais depuis longtempsqu’il ne me livrera jamais tous ses secrets, et qu’aucun hommene le peut ; et même qu’il doit toujours se l’interdire. J’imaginequ’il a dû faire confiance à ma perspicacité et à mon intuition.Ne m’a-t-il pas lancé un jour que moi je comprenais tout, yincluant le sens caché des choses ? En tout cas j’étais heureuxqu’il ait pris l’exacte mesure de tout ce qu’il doit à notre cher 291

furet qui est mort à l’heure où j’écris ces lignes et qui nous atant donné. Deux jours après cette première séance, mon père meprésenta la toile où il nous avait peints tous les deux. Il avaittravaillé deux nuits complètes et semblait épuisé. Il posa letableau sur une chaise, face à la lumière blafarde de cettematinée d’avril. Je crus apercevoir qu’il tremblait un peu,d’émotion ? Je regardai le tableau : entre deux rangéesd’immeubles gris aux fenêtres opaques, d’une architecturesimple et austère que je pourrais qualifier d’impersonnelle, nousétions dans la rue en train de marcher, vêtus d’un long par-dessus jaune et chaussés d’une paire de mocassins rouge vif queje n’ai jamais vus aux pieds de quiconque ; non de dos, mais deface et, autre détail curieux qui ne put m’échapper, de tailleidentique. Il n’y avait, dans cette longue avenue peinte selon lestyle naturaliste caractéristique de cette période, personned’autre que nous. Pas d’automobiles non plus, pas le moindrecharivari urbain. La chaussée était propre, lisse et brillante,semblable à un long miroir, elle se confondait par sa textureavec le revêtement du trottoir gris clair aux reflets argentés. Ilétait impossible de dire à quel moment de la journée se passaitla scène qui semblait hors du temps. Nous étions physiquementd’une ressemblance si parfaite tous les deux, même regard flou, 292

d’un bleu atlantique, à l’expression lointaine, rêveuse ; mêmevisage arrondi, qu’on aurait dit que le peintre avait voulu sereprésenter à deux âges de sa vie, et en même tempss’immortaliser en mouvement dans un environnement abstraitet vaguement onirique où plus rien ne pouvait l’atteindre,comme un fantôme et son double en villégiature dans un décorde cinéma. Mon père vit dans mes yeux éblouis briller uneflambée d’étoiles ; et lui qui se maîtrisait toujours à nouveau eutcomme un léger frisson qui partit du cœur et remonta jusqu’àses lèvres, sous cette secousse involontairement ouverte : cetableau ne concrétisait-il pas mon désir secret de lui ressemblerà un point tel que quiconque nous voyant pour la première foisaurait pu nous confondre ; à un point tel que je pourrais mêmedisparaître en lui, mes pensées pénétrer son être et se dissoudredans ses propres pensées, ma voix épouser son souffle, moncœur battre au rythme de son cœur, jusqu’à ce qu’il ne reste riende moi qui ne fût lui, qui ne fût une partie vibrante de lui ? Pourla première fois enfin une toile parlait de nous, et allait bien au-delà des apparences. Ou plutôt : suggérait sans dire vraiment,laissant notre imagination s’évader, notre esprit voguer, notredésir s’embraser. Sous une apparence presque banale, ilsynthétisait un double rêve: celui d’entrer vivant dansl’éternité ; et aux côtés de l’homme que je vénérais. 293

Dans les jours qui suivirent mon père me demanda dechanger de coiffure et de calquer ma démarche sur la sienne, parjeu, dit-il. Cette folie passagère dura plusieurs semaines et nousamusa beaucoup l’un et l’autre. Comme mon père ne faisait passon âge et que de mon côté, par lui encouragé à pratiquerrégulièrement le tennis et la musculation, j’avais forci et m’étaisétoffé, arborant dans la fleur de mes vingt ans un corpsd’athlète, il n’était pas rare que les gens nous prissent pour deuxfrères. Lors des vernissages où je me rendais désormais avec luidepuis que ma mère préférait rester à la maison à dévorer sesromans et qu’elle succombait à une crainte croissante du mondeextérieur qui la clouait nuit et jour entre les quatre murs del’appartement, ses admirateurs avaient parfois du mal à croireque j’étais son fils, ce qui était très flatteur pour lui. Je n’étaispas du tout fâché de jouer ainsi ce rôle de faire-valoir, car toutce qui pouvait me rapprocher de lui était de toute façonnourriture bénie. C’est avec un bonheur céleste que j’enfilaisses godillots, nouait autour de mon cou les foulards colorés qu’ilavait portés lui-même et qui étaient encore imbibés de sonodeur, mélange de parfum poivré et de sécrétion musquée,mettais ses chapeaux et ses moufles, et même plusieurs fois sansqu’il le sache ses tricots de peau dont j’adorais le parfum acidede sueur d’un jour qui s’imprégnait pour y demeurer quelquetemps dans mes narines avides. J’enfilais aussi ses caleçons, 294


Like this book? You can publish your book online for free in a few minutes!
Create your own flipbook