Important Announcement
PubHTML5 Scheduled Server Maintenance on (GMT) Sunday, June 26th, 2:00 am - 8:00 am.
PubHTML5 site will be inoperative during the times indicated!

Home Explore swfijhbvfd

swfijhbvfd

Published by contact, 2015-10-18 17:32:36

Description: drbiojbdbvonsgmoskn

Search

Read the Text Version

vie. Si mon père avait été capable d’expliquer clairement lesraisons objectives qui l’ont amené à devenir cet hommenouveau littéralement né de ses cendres, je m’abstiendrais peut-être de le faire pour lui dans ce récit. Mais je souhaite parl’écriture (si j’exclus la satisfaction impérative de ce besoinconsistant à purger de mon cœur par les mots les remontéesnauséabondes d’une faute ancienne) faire la lumière sur ce pointfondamental pour moi, démarche que justifie mon immenseaffection pour lui. Quoi qu’il en soit, je dois bien reconnaîtreque demeure une part de mystère dans cette transformationprofonde de sa personne. J’y vois le signe d’une inépuisablevitalité, mais aussi bien sûr la preuve que tout être humainpossède la faculté de ne pas rester définitivement prisonnier dece qu’il croit être, que notre personnalité peut évoluer, grandirau fil de notre cheminement dans l’existence, et virer de bord àtout moment ; que les principes, les convictions et les valeursqui nous animent et sont le socle fragile de notre nature, peuventêtre échangées contre d’autres qui sont leur exact contraire àtout instant, et qu’il ne nous appartient peut-être pas, mais surce point nulle certitude, en notre âme et conscience d’endécider. L’attachement excessif (et quasi obsessionnel) de monpère à la discipline et à l’obéissance ne fut donc bientôt plus 195

qu’un lointain et pour nous douloureux souvenir. Il n’était plusquestion de nous terroriser, de nous imposer des règles strictespar la force ou tout autre moyen. Furent levés tous les interdits,autorisées toutes les licences : un nouveau régime de libertétotale instauré. Le rituel de l’inspection des mains avant le dînerne fut pas réintroduit : personne ne le regretta ; l’interdiction deparler à table ou de se lever en plein repas définitivementabrogée, l’obligation de se déchausser lorsque nous rentrions del’extérieur maintenue uniquement par concession aux effortsdomestiques de ma mère, mais respectée beaucoup moinsscrupuleusement que par le passé. Le temps de passage dans lasalle de bains fut rallongé pour tous, la longueur des cheveuxlaissée à l’appréciation de chacun, et tout ce qui était prohibé,comme de se servir à manger soi-même dans le réfrigérateur endehors des heures de repas ou de commenter telle ou telleinitiative paternelle peu à peu tolérée avant de devenir tout à faitpermis. Les menaces qui auparavant pesaient sans cesse sur nosesprits et nos corps maigrelets disparurent. Comme ils cessèrent de craindre notre père que pluspersonne n’entendait se mettre en colère ou simplement hausserla voix, mes frères, qui ne se sentirent plus ni contrôlés nisurveillés d’aucune façon, n’en firent plus qu’à leur tête etprésentèrent en l’espace de quelques semaines dans leur 196

comportement tous les symptômes de l’insolence, insolence quemon père ne semblait plus du tout avoir envie de contrer par desmesures répressives adaptées et dont il ne tarda pas à faire lesfrais lui-même en devenant la cible privilégiée de leurseffronteries. Aussi Hugues et Raphaël, arborant une arrogancede jeunes roquets, remplis de ce sentiment qui dut leur paraîtreexquis de pouvoir enfin faire sans aucune restriction ce que bonleur semblait, et afin de sonder les limites du nouveau territoireque la philosophie laxiste de mon père ouvrait soudain dans leurvie d’adolescents, commencèrent, lorsqu’il se hasardait àémettre un avis négatif sur telle ou telle de leur réaction, à lui« répondre » sur un ton acerbe qui aurait largement justifié, dutemps de notre ancienne vie, une correction cinglanteimmédiatement suivie d’une série d’interdictions pour unelongue période. Pendant quelques jours mes frères, avec leursmanières de petites frappes qui viennent de découvrir unnouveau divertissement, menèrent, avec une rigueursystématique et imparable, leurs odieux assauts contre celuiqu’ils avaient craint avec autant de passion que l’on craint leCréateur lui-même et qu’ils insultaient presque à présent deleurs petites bouches infâmes gonflées de suffisance en prenantun air méprisant. Plus d’une fois, je faillis m’insurger contre tantd’irrespect et d’ingratitude. Mon père lui ne céda pas à la facilitéde les réprimander et resta si neutre, si indifférent à leurs 197

attaques, qu’ils finirent par arrêter. Le jeu de massacre avaitperdu tout son attrait. Ils ne trouvèrent en face d’eux ni l’ennemini le rival ni même la victime consentante dont ils s’étaient misà rêver. Peut-être mon père estimait-il que nous en avions apprisassez pour parfaire par nous-mêmes notre éducation ? Que si,après des années d’un régime intransigeant de répression, nousn’avions pas retenu la leçon selon laquelle on ne parvient aubonheur que si l’on sait se soumettre, cela était regrettable pournous, mais qu’il ne pouvait plus rien faire sinon nousabandonner à notre triste sort ? Oserais-je dire que sur ce pointil se trompait ? Oui, sans aucun doute, il se trompait, si j’en juged’après l’attitude méchamment provocatrice de mes frères, leurgrossièreté éhontée qui aurait mérité une reprise en mainsvigoureuse ; et leur plaisir sadique à se montrer supérieurs àcelui qui les nourrissait alors qu’ils n’étaient en réalité que degros benêts boutonneux et bornés, mais d’un autre côté, et toutà fait égoïstement, je tentai d’apparaître de plus en plus auxyeux de mon père, à mesure que mes frères devenaient dessortes de petits délinquants minables et sans envergure, commele seul des trois fils s’acheminant vers la perfection absolue et àqui on ne pourrait jamais rien reprocher, ni dans ses paroles nidans ses actes toujours longuement mûris. Cette miennetentative pour me distinguer et faire figure d’exemple, demodèle vertueux dans la fratrie tourmentée, était dans la logique 198

de ce que j’avais entrepris précédemment pour lui plaire et medésolidariser des deux autres. J’avais parfois le sentiment (etcela était pour moi une nouvelle source d’angoisse) que monpère se sentait tout à fait détaché de ses responsabilités de guidechargé de notre édification morale et que j’étais un soldat sanschef, contraint à s’inventer seul un code de conduite, undictionnaire de règles personnel, un bréviaire du savoir-vivre etdu savoir-penser. Mais cela allait à l’encontre de mon désirardent de mettre désormais mon esprit d’enfant et ma jeuneexistence entre ses mains. J’avais peur qu’il se désintéresse toutà fait de ma personne et de mon avenir. Je redoublai doncd’efforts pour lui témoigner mon attachement, ma dévotion, leprofond respect que je lui devais, mon admiration aussi quiallait croissante ; et j’essayai par tous les moyens de me rendreutile, voire indispensable afin qu’il ne soit jamais tenté de sedétourner de moi. Ma mère qui s’était réjouie au début de voir que sonmari devenait plus souple et moins autoritaire commença à ensouffrir ; et c’est à elle qu’incomba la fonction que mon père nevoulait ou ne pouvait plus assumer parce qu’elle déviait de sanouvelle direction. Pour ainsi dire, ils échangèrent les rôles :c’est elle qui se mit à punir et lui épisodiquement à consoler. 199

Cette nouvelle répartition des responsabilités rétablit unéquilibre et en quelques semaines on peut dire que la situationse normalisa et que les tensions décrurent. Mais ma mère restait,malgré ses bonnes intentions et ses haussements de ton à chaquefois qu’intervenait un débordement ou qu’elle entendait un motdéplacé dans la bouche de mes frères ou encore les surprenaiten train de taquiner leur père, une femme débonnaire faite pourobéir et non donner des ordres à sa couvée. Elle assuma sonemploi à contrecœur et n’obtint pas toujours les résultats qu’elleescomptait, en partie parce que mes frères, qui avaient grandi,forci et pris plus d’assurance, apprirent à dissimuler sous desdehors irréprochables, et une expression de candeur inoffensivequi désamorçait toute défiance, leurs méfaits et leurs coupablesdélits, perpétrés la plupart du temps à l’extérieur del’appartement avec la complicité d’une bande d’adolescentscrapuleux de notre quartier. Je précise que nous n’habitions pasencore dans un périmètre chic et que traînaient dans les hallsdes immeubles construits à la hâte pour une populationmodeste, sous les porches et dans les couloirs des caves, aprèsla classe, des garçons qui selon leur humeur oscillaient entre ledésœuvrement et l’ennui, la rage de vivre dans un monde quiles ignorait et la tentation d’en bousculer les règles et d’endémontrer ainsi peut-être la fragilité en commettant, là oùabondait l’argent, sur les boulevards du centre-ville, dans les 200

magasins où se fournissait une clientèle huppée, de petits larcinsou de plus systématiques et plus vastes razzias qui seterminaient parfois par une dispersion improvisée et chaotiquede la troupe repérée par un agent de sécurité qui avait donnél’alarme. La participation d’abord hésitante puis active de mesfrères à ces vols (et à toutes sortes d’actes délictueux comme decrever les pneus des Mercedes, de souiller d’excréments lespaillassons des appartements luxueux ou de se soulager sur lesportes palières) fut longtemps ignorée de mes parents. Lesobjets dérobés (vélos, mobylettes, porte-clés, disques vinyle,kits d’outillage, matériel de bureau -stylos, agrafeuses et autrestubes de colle-, piles longue durée, autoradios etc.), entraientdans le circuit de la revente ou du recyclage, entiers ou selon lesbesoins des « clients » en pièces détachées. 201

Ce marché parallèle était sous le contrôle de quelquesfortes personnalités dont un certain Rémy Bateau que Hugueset Raphaël vénéraient et pour qui ils auraient vendu leur âmedéjà partiellement corrompue et souillée par ce commerceillicite lié aux rapines et à toute autre forme d’usurpation debiens, mais aussi par la consommation immodérée d’alcool etde cigarettes. Ce mentor à peine plus âgé qu’eux eut vite fait deles convertir à sa religion du vice et de la dépravation morale,plantant aussi en eux le goût définitif de l’oppositionsystématique à l’autorité parentale, comme l’addiction àl’inactivité, le refus obstiné de travailler à l’école dans laperspective de contribuer un jour utilement à leur propreréussite. Toutes les valeurs inculquées par mon père furentbroyées en quelques semaines et remplacées par une purée peuappétissante d’idées contestataires qui servaient d’alibi à leurnouvelle philosophie négative prônant l’inanité de touteinitiative non subversive, de tout acte qui ne fût pas contraire àl’intérêt général et nuisible à quelques-uns, en particulier auxriches, plus coupables que les autres, démons triomphateursd’un ordre injuste, prurit d’une société inégalitaire qu’il fallaitabolir. Jamais mes frères ne furent capables d’expliquer quelleorganisation sociale nouvelle pourrait, dans le cas d’unrenversement de l’ancien monde, prendre le relais, et de mêmeils se gardèrent bien d’exposer à nos parents les raisons de leur 202

révolte ; peut-être parce qu’ils durent supposer qu’ils ne lescomprendraient pas. De tous ces bouleversements, mes parentsne perçurent que les vagues et lointains relents. Ma mère ayant découvert que ses fils fumaient encachette imposa chaque soir au retour de l’école une inspectionscrupuleuse de leurs mains qu’elle posait à plat sur son visageet humait quelques instants profondément. L’odeur du tabac estpénétrante : elle s’incruste dans la peau, résiste au savon, à labrosse, au parfum. Mes frères prirent l’habitude d’enfiler unedouble paire de gants en caoutchouc roses pour fumer sousl’escalier qui menait aux caves de notre immeuble. Ils réussirentà faire passer cette précaution pour une coquetterie de voyou etcréèrent une mode dans la cité HLM. Curieusement, plus detrente ans après, encore aujourd’hui parait-il, c’est ganté queHugues fume la blonde, sûrement davantage par nostalgie quepar aversion à l’odeur du tabac sur ses mains, mais il a remplacépar le simili cuir l’inélégant caoutchouc ; quant à Raphaël,fragile et influençable, il s’est laissé entraîner dans l’entonnoirpérilleux d’autres ivresses, et à cinquante-cinq ans usé,exsangue, il en parait dit-on facilement quinze de plus. 203

Pour eux deux commença à cette époque une dérive quiles mit progressivement en marge du monde avec un bagagemoral minimal, le cœur lesté d’une haine indéracinable pourtout idéal autre que celui de ne rien faire et de critiquer ceux quiagissent, quels qu’ils soient. Mon père qui avait repris sonactivité artistique, devint leur bête noire, l’envers risible de leurcredo, le repoussoir du parasite social vers qui convergeaientdéjà toutes leurs sympathies conscientes et inconscientes,adepte d’une vie improductive et vaporeuse, du whisky et dushit, de la révolution et de l’abolition d’un système sans lequelil sombrerait un jour dans la misère s’il refusait de se former àquelque profession respectable. 204

Je regrette que mes frères soudain livrés à eux-mêmesn’aient pas eu la force de rester dans le rang, si tant est qu’ilsaient jamais eu véritablement conscience de sombrer. Je voyaisdans leur vocabulaire obscène l’attestation d’une chute, le signedistinctif d’une disgrâce qui les aspirait vers le fond. Ils senoyaient, mais en lieu et place d’appels au secours sortaient deleurs bouches un ignoble dégueuli verbal. Certes, grand fut leurdésarroi, et je pense pouvoir dire qu’ils furent aussi déçus deconstater qu’ils étaient à présent seuls au monde, lâchés parcelui qui ne nous avait jamais perdus de vue et avait, usantimmodérément de sa force physique, redressé nos torts, endurcinos caractères. Peut-être vécurent-ils cet abandon comme unemarque de désamour ? La fin d’un rapport distant, mais solide,fondé sur une domination ombrée d’affection discrète, lecroyions-nous ; mais inépuisable, dans quelque secret recoind’un cœur si dur en apparence ? La main qui corrige, quin’espère pas qu’un jour elle caressera, montrera le chemin,congratulera ? De ce père défaillant à ses devoirs, qui trahissaitses engagements et désertait son piédestal sans désigner desuccesseur, il fallait, pensèrent-ils, s’éloigner. La destruction totale de sa collection dans l’incendiel’avait complètement changé, et forcé à prendre du recul, maisdevait-il pour autant oublier qui il était pour nous, ce que nous 205

attendions de lui dans cette épreuve ? Nous avions perdu notrepoint d’ancrage ; il avait démissionné de ses fonctionsancestrales. En lui, un homme nouveau voyait le jour, et cethomme n’était plus chef de famille, ni tuteur à nos âmes encorevacillantes, ni architecte de notre vie future, ni dissipateur denos doutes légitimes. Il vivait selon sa propre loi et ne cherchaitplus à ressembler aux autres pères, à tous les pères du monde :cela lui était devenu égal, il avait éliminé tous les principes quiavaient dicté sa conduite d’éducateur scrupuleux. Preuve étaitfaite qu’il n’était attaché à ces règles qu’au nom d’unconformisme de surface qui était maintenant dépassé. Fondusles préceptes en plaqué or glanés dans une éducation imparfaiteet transmis avec une obsession rageuse qui avaient fait de nousde fidèles petits hommes de troupe au garde-à-vous et de notrepère un général inflexible. En fait, il s’était attribué un rôle quin’était pas le sien. Je compris qu’il avait dû beaucoup souffrirde devoir être pendant des années ce qu’il n’était pas : un pèreautoritaire. Je pensai à cette légende du tailleur (une histoire quej’avais lue dans quelque livre d’enfant) qui, la nuit venue,pénètre dans la chambre des mortels et coud sur leur peau,tandis qu’ils sont profondément endormis, une chemiseinvisible dont ils ne peuvent plus jamais se débarrasser, mais 206

qui provoque des troubles, des maladies ou des accès de folie lereste du temps. Fort heureusement, je me dis que si mon pèreavait été visité autrefois par ce tailleur immortel, le furet luiavait réussi à grignoter de ses minuscules dents acérées cettechemise invisible cousue à même la peau avec les fils de sondestin ; et l’incendie de notre maison en avait arraché lesderniers lambeaux avec la langue multiple de ses flammespurificatrices. Mon père dans cet effort que fait chaque hommepour se connaître et suivre une voie qu’il croit la bonne, s’étaitjuste imaginé qu’il était parfait comme chef de familleomnipotent et despotique, mais il se trompait sur lui-même. Saviolence excessive venait de ce que, pour être crédible commeéducateur à ses propres yeux, il avait dû se sentir obligé deporter des coups, ce qui est au fond un signe de faiblesse, lapreuve d’un manque réel de poigne. Pourtant il avait été plutôtassez convaincant dans ce registre-là, et même très efficace, carnous passions pour des enfants bien élevés, et nos instituteurs,admiratifs de notre grande sagesse, ne tarissaient pas d’éloges ànotre endroit. Nous avions pris des coups, mais au fond de nous-mêmes nous pensions qu’il avait agi dans notre intérêt, et nousaimions qu’on encense notre sang-froid exemplaire. Néanmoins, en secret, je dois avouer que je meréjouissais de le voir, par ses écarts avec l’attitude stéréotypée 207

des pères ordinaires, glisser subrepticement dans un au-delà dela vie commune, et rejoindre la confrérie des marginaux àlaquelle je me sentais moi aussi par ma grande, excessivesensibilité, avec une sorte de certitude parfois désespérante,appartenir. Si le père d’avant n’existait plus, cela signifiait peut-être, pensai-je, qu’il n’avait jamais existé, ou qu’il avait péridans les flammes et qu’un deuil insurmontable me dictaitd’imaginer une suite plausible à une histoire qui n’en avait pas.Ainsi notre passé absorbé par le miroir de Bertrand n’avait-il étéqu’un demi-sommeil hanté par des ombres parmi lesquellesscintillait le regard bleu d’un père qui s’était fabriqué uneidentité factice ? Où était-il à présent, ce fantôme onirique? Plusrien ne demeurait de cet autre que son souvenir dans des toilesvendues à des particuliers, toutes nos photographies ayant étébrûlées. Si une seule de ces œuvres de la période « bleue » avaitété visible dans un musée, je crois bien que je serais allé la voir.Non que cette période m’inspirât de vifs regrets. J’aurais justevoulu toucher du regard une attestation matérielle de sonexistence, dans l’intention de me rassurer. Car si mon pèred’avant n’était plus qu’une créature chimérique, alors tout avaitdisparu : c’est-à-dire que je pouvais considérer que ma vied’avant, faite de rien, avait été aussi peu consistante que lepassage d’un nuage devant le masque blanc de la lune. 208

Ainsi toutes mes années, les plus significatives,demeuraient-elles figées et bientôt réduites à l’état de cendresdans la nécropole brumeuse où comatait une enfance dominéepar la crainte du croque-mitaine. Pourtant à titre personnel, j’étais fier et soulagéqu’enfin un autre homme voie le jour, ce père que j’avais appeléde mes vœux ardents depuis si longtemps et qui m’apparaissaittel que je l’avais toujours vu dans mes rêves. Parfois je me disaismême que j’étais celui qui, nanti de pouvoirs surhumains, par laseule force de sa volonté ou par un formidable tour de magie,lui avait donné corps et vie ; qu’il était né de mon imagination ;qu’il était mon œuvre, mon enfant! Que nous vivions après lecauchemar des premières années une période idyllique dans unesorte de monde blanc, pur et léger, et sans frontières. Celasupposait donc que mon père se libère tout à fait de ses chaîneset renonce définitivement à jouer le rôle contraignantd’instigateur d’ordre dans la cellule familiale entièrementsoumise à ses lois. J’avais contribué à défaire les liens quientravaient ce Prométhée encaparaçonné dans les brasétouffants d’une camisole de force, l’empêchaient d’agir selonson goût et son inspiration, les penchants de sa nature, envers etcontre tout. Papa-Gulliver, ces fils qui maintenaient ton corpsempêtré dans une immobilité asphyxiante étaient rompus. 209

À présent il était libre. Il était donc dans la nature deschoses que tout en lui nous émerveille, nous surprenne, nousdésarme. Jusqu’à sa voix qui n’était plus la même, commelissée, épurée, et bienveillante. Sa conversation était drôle, onne se fatiguait plus de l’entendre. Fin discoureur, il semaitdésormais sur le gazon des conversations aléatoiresd’éblouissantes formules fleuries qu’on aurait pu qualifier depoétiques. Quelques artistes aux cheveux longs pour la plupartet portant des vêtements bariolés, à l’apparence un peuexcentrique, se mirent à fréquenter régulièrement mon père quiafficha un goût quasi immodéré pour la compagnie amicale dejeunes hommes. Ils le lui rendaient bien d’ailleurs. Ils prêtaientl’oreille à la musique de ses paroles enivrantes, ils étaientcomme grisés, envoûtés ; sous le charme de cette voix apaiséeet enchanteresse. Les discussions, foisonnantes d’idées neuves,duraient parfois jusqu’à trois heures du matin. Ces artistesformaient une sorte de cour ; et mon père, rayonnant et plustalentueux que tous les autres, en était le centre, le point focalde toutes les attentions. Ces jeunes hommes fascinés, il lesencourageait et les complimentait abondamment, et quand ilsprenaient congé, après avoir mangé, fumé et bu plus que deraison, les embrassades et les étreintes duraient encore delongues minutes. Ma mère était déjà couchée. Mon père avaittoujours aimé les idées, il y a en lui un penseur caché ; mais 210

jamais encore il ne les avait exprimées avec autant de modestie,aussi peu d’emphase, dérogeant tout à fait à cette tendance àpontifier dès que le sujet devenait vraiment sérieux. De mêmeil ne travaillait plus à heure fixe : il pouvait se lever à minuit etpeindre sans discontinuer jusqu’à dix heures en grignotant et enbuvant de la bière (il avait perdu l’habitude de se goinfrer),simplement vêtu d’un tricot de peau, d’un pantalon de toileclaire, d’une paire de bretelles sable qui faisait paraître plusmusculeuses encore ses épaules bombées, et portant aux piedsdes savates de cuir à semelles antidérapantes. Il recevait desvisites pendant ses séances de travail, parfois s’interrompaitquelques minutes pour discuter puis reprenait son ouvrage touten poursuivant sa palabre. On peut dire qu’il devint rapidementla coqueluche du cercle des jeunes artistes en vogue, lagénération montante des peintres, et des plasticiens les plusdoués ; Maurice, un souffleur de verre myope comme une taupe,Paul qui en trois coups de crayon croquait votre visage et faisaitde votre personnalité ressortir les troublantes contradictions (etaussi les côtés risibles), Max le sculpteur sur bois le plusprometteur. Et tant d’autres dont j’ai oublié le nom et le visage,qui avaient le charme des êtres en formation et possédaient untalent rare. Chacun pensait déjà que mon père était un grandmaître en herbe, unanimement adoubé par ce noyau extensibled’admirateurs, une personnalité incontournable, un guide doté 211

d’une rare capacité d’invention, un esprit multiple etinépuisable. Physiquement il avait changé : parce qu’amaigri ilparaissait aussi plus jeune, plus frêle (les stigmates de sadépression passagère avaient disparu). S’était installée sur sonvisage, autour des yeux, de la bouche, dans l’adorablealignement de ses longs cils qui jetaient au fond de son regardune vibrante poussière azurée, une expression de joie ; joieingénue, un peu espiègle ; et comme une sorte d’indolencejuvénile. Dans ce regard-là, dans cette explosion de clarté, cettevague bleue aux ailes diaphanes, je me laissai emporter commeun radeau sur la houle d’un fleuve mythique à la sourceinconnue. Amour de père, ébahissement face aux yeuxprofonds, je te suivis dans cette errance nouvelle où, je lesentais, tu n’allais plus cesser de me surprendre, non pas àtravers le charme désinvolte du séducteur aux pouvoirsérotiques, mais par celui involontaire et chaud qui se dégage detoute personne heureuse. Le plus troublant reste l’effetd’effacement que cette métamorphose eut à cette époque-là surson physique. Sur le front plissé par les soucis, les sillonshorizontaux, le réseau complexe des fines ridules qui faitressembler l’épiderme à une bande de cuir veiné par la pluie,s’étaient remplis ; mais quel suc nourricier s’y était coulé, quelle 212

sève les avait bouchés ? Ou bien était-ce sous l’influence de lagrande chaleur de l’incendie que la peau à cet endroit dilatéeavait regonflé, faisant disparaître les rides ? Son visage ainsicomplètement refondu avait repris l’arrondi que l’enfermement,les tracas et l’amertume, la demi-obscurité du grenier, ce quedisait ma mère, avait limé et réduit à de pauvres lignes flasquesterminées par des angles aigus. Le trentenaire épaississant quifaisait presque son âge avait été promu jeune homme ; il reculaitde plusieurs cases sur le parcours sinueux et ascensionnel du jeude l’oie, tandis que son génie enfin peu à peu se révélait. Lebonheur attire, séduit. Mon père naturellement beau à regarder,avec des formes adoucies, attendries, avait perdu cette rigiditéqui lui si seyait mal et qui convient mieux en général auxvisages émaciés ou aux vieux aigris dont la face est décharnée.Il n’offrait plus l’apparence un peu désarmante d’une naturefluctuante, comme j’avais pu souvent l’observer par le passélorsque soudain derrière le masque l’autre se trahissait, commequelqu’un qui n’est pas selon l’expression consacrée bien danssa peau, et a mis les habits d’un étranger ; et je peux non sansgloire me targuer d’avoir été le seul à jamais repérer chez luices déchirements, d’avoir été le seul, supérieur en cela à mamère, a avoir senti, très jeune, qu’il n’était pas fait d’un seulbloc, qu’un jour l’écorce terrestre sous l’effet d’une secousse 213

cataclysmique me livrerait cet homme neuf, fragile et sensible,empathique et bon, comme je le suis moi-même. Curieusement, il perdit son côté hirsute. Certes, mais cen’était pas pour me déplaire, ce style nouveau atténuait un peuce qu’il avait de sauvage et d’indompté (et qui côtoyait l’hommeimbibé de rigueur et de bon sens), le faisait paraître plus amène,moins sûr de lui. Toutefois par moments, réaction stupide de mapart, je regrettai un peu au fond de moi qu’il cessât dereprésenter le prototype absolu de la virilité brute. Deshésitations, souvent touchantes parce qu’elles portaient sur despoints qui pour tout autre homme ne souffraient pas le moindredoute, faisaient partie intégrante de son nouveau personnage. Ildemandait par exemple à brûle-pourpoint: est-ce que ces nuagesqu’on voit s’amonceler là-bas, à l’ouest, vont assombrir notrebout de ciel ? L’azur est-il vraiment noir ou est-ce une illusiond’optique ? A-t-on jamais jusqu’à présent créé une seule œuvred’art digne de ce nom, toutes périodes confondues de l’histoirehumaine ? Et comme était touchante la naïveté ou la profondeurde ces questions enfantines, et l’expression de ses yeux qu’onaurait voulu couvrir de baisers ! J’aimais son nouveau visageplus que tout ; car je n’avais plus à redouter à présent qu’il sedurcisse, s’assombrisse et se fige, ou essaye de paraître plus fortqu’il n’était. 214

Une seule peur subsistait, et elle me réveillait parfois lanuit : qu’il nous quitte tous les quatre du jour au lendemain. Illui arrivait en effet souvent de s’enfuir. Lui qui avait vécupendant des années enfermé dans un étroit grenier sombre ne selassait plus de marcher dans les vastes et claires rues de la villequi ne dormait jamais. Je ne pouvais pas toujoursl’accompagner, car j’allais à l’école, mais quand je le savaisdehors, j’étais toujours un peu inquiet. Je me disais qu’il risquaitde se perdre, que la ville était un labyrinthe, un monstre à centtêtes dont une d’entre elles finirait par le dévorer ; qu’étantdevenu plus vulnérable, il courait toujours le risque de faire demauvaises rencontres, d’échanger contre un autre plus léger ouplus lourd le manteau neuf que les vicissitudes du destin avaitposé sur ses épaules, se convertir à quelque passion révélée auhasard des rencontres qui l’éloignerait de la peinture, de sondomicile, et surtout de moi. Si mon père était parti, je crois bienque je serais mort de chagrin. Son départ aurait creusé un trouen moi ; et plus rien n’aurait pu le combler. Ce vide-là aurait étécomme une vaste pièce dont la lumière serait à tout jamaiséteinte, un cercueil rentré de force dans mon ventre. Maispeindre était toujours vital pour lui. Le peintre a besoin d’unevie stable, d’un lieu fixe pour travailler : il ne peut se permettrele luxe d’une existence errante, trop lourd est son chevalet, tropencombrante sa boîte à couleurs, trop lourde sa tête traversée 215

d’images fulgurantes qu’il faut fixer sur la toile avant qu’ellesne s’envolent. Je n’aurais peut-être pas le pouvoir, par la seuleforce de mon amour, de le retenir ; quelle importance, cepouvoir l’art le possédait. À présent qu’il s’était libéré de toutes ses obligations etresponsabilités morales de superpatriarche et qu’il ne cherchaitplus à circonscrire notre libre arbitre, il ne m’importait plus,personnellement, de continuer, contrairement à mes crétins defrères, d’affirmer à tout instant que je comptais bien faire,arborant une insolence décomplexée, un usage illimité de toutesles permissions nouvelles qu’il nous concédait avec générosité.Longtemps j’avais souffert de sentir sur moi peser ce regardinquisiteur qui, le croyais-je, m’empêchait d’exister vraiment,comme la menace d’une arme qu’on sent pointée sur la tempeet chargée de balles tueuses. Je m’imaginais que devenir libreprocure une joie perpétuelle ; mais désormais, rien nem’importait davantage que de m’enchaîner à ce père libéral etpresque outrageusement permissif, et d’obéir non plus à sesordres, mais à ses désirs, ses caprices, qui étaient pour moil’entonnoir où l’eau tourbillonne et s’engouffre, suivant en celasa nature qui est docile et malléable. J’étais un mendiantfamélique réclamant par ses supplications qu’on lui jette un os 216

ou quelques pièces, sauf que l’objet de ma mendicité imploranten’était autre que l’attention affective de mon père. Je constatai aussi à cette époque que nos rôless’échangeaient sans que cela fût dit, avec une discrétion qui meravissait : il redevenait un adolescent romantique, légèrementdéjanté ; et moi, gravissant tous les échelons de la maturitéjuvénile, avant l’heure un adulte conscient et hyperlucide. Maison peut replonger dans les racines de ses premières années sansperdre complètement son sérieux. En effet, mon père resta dansl’ensemble un homme responsable ; personne n’aurait eu l’idée,à le voir ainsi laisser s’exprimer avec autant de bonheur sa verveet sa fantaisie, de le prendre pour un écervelé. Ainsi il avaitdiscrètement tendu les bras à la folie ; et moi je rentrais dans lemonde sérieux des grandes personnes tout en continuant à jouerle petit dernier à qui on donne de temps en temps quelquesaffectueuses tapes sur la tête. Demeurait toutefois en moi unesourde inquiétude : quelle chance avais-je désormais de puiserassez de solidité et de fermeté chez ce modèle qui en paraissaitsoudain tout à fait dépourvu et avait jeté aux oubliettes le soclede vertus et de règles sur lequel, par son aide, j’avais essayépendant des années, flanqué de mes deux frères, de me hisser ;et qui à présent se dérobait sous mes pieds? Qui allait m’aider àm’endurcir ? Est-ce que je ne courais pas moi aussi le risque de 217

m’amollir ? Mon père était là, devant moi, souriant et pacifique,transformé par la morsure du furet ; artiste dilettante, parmiracle défait de son rôle de protecteur-éducateur, libéré par unformidable effort d’élévation de cette glaise de principesdésuets que mes frères qualifiaient trop vite de scories petites-bourgeoises parfaitement inutilisables. Après cet envol, ils seretrouvaient orphelins, abandonnés bien malgré eux au momentfatidique de la vie où, pour échapper à la dérive des valeurs, àla tentation de l’irresponsabilité, de la paresse et dudésengagement, on a besoin d’un maître, d’un capitaine devaisseau, d’une main ferme qui vous tient la face plongée dansle purin nihiliste que nos hormones en ébullition sécrètent,parce qu’on se fait toujours, lorsque point dans nos esprits levirus de la révolte, un devoir d’éventrer le fauteuil sur lequelpendant des années on nous a forcés à nous asseoir. Jepressentais déjà qu’ils ne s’en remettraient jamais. Et moi, jedécidai d’enterrer toute tentation de lui résister, d’éteindre enmoi toute velléité de rébellion, tout désir qui n’eût un rapportdirect avec lui. 218

C’est au début de ce nouveau départ dans l’existenceque ma mère devint cette femme hiératique et solitaire et quiévoque encore aujourd’hui, pour la transparence de la peau, lafroideur du regard, certaines créatures féminines des peintrespréraphaélites. Je mesure à quel point dans mes sentiments jel’ai négligée. Par sa grande dévotion à mon père, elle lui a donnéla possibilité de s’épanouir au milieu de gens qu’elle a reçus,logés parfois et même soutenus en périodes de grands doutes,personnages adorables, mais bruyants et baroques quienfumaient l’appartement, se vautraient sur le sol quand leursmembres inférieurs amoindris par l’anis ou la bièredémissionnaient de leur fonction de support, et se sustentaientau minima ou dévoraient la nourriture présentée avec unegloutonnerie de miséreux affamés. Il aurait pu lui venir à elle aussi, au contact de cesexcentriques, des coquetteries de citadine, comme de se vernirles ongles des pieds en mauve ou d’opter pour des verres delunettes fumés ; de se faire couper les cheveux selon la moded’alors (indéfectiblement terminés en leur pointe par unevirgule qui ponctuait la ligne blanche de son cou), ou encore detroquer ses éternelles blouses domestiques contre une robeaffriolante qui aurait mis à l’honneur sa féminité, mais non : ellen’épousa pas la pente du changement, estimant peut-être dans 219

son immense sagesse que mon père devait garder seul leprivilège de nous surprendre et qu’elle devait, elle, par fidélitéà son caractère, ses habitudes et ses principes, se porter garanted’une certaine continuité domestique. Si elle se réjouit de voirenfin son mari heureux et épanoui, elle sentit que le relâchementqu’impliquait son envol était par certains côtés nocifs àl’harmonie familiale et qu’elle finirait par se dissoudre, faute debras vigoureux pour en maintenir soudés tous ses membres.Pourtant le bonheur qu’elle ressentait à le voir ainsi devenir lui-même se manifestait de la façon la plus discrète. 220

Dans son regard nageait soudain une légère ivressetoute irisée de joie claire, comme une pigmentation rosée quiselon l’intensité du jour illuminait ses yeux sombres. Il fallaitavoir un don pour repérer ce changement subtil qui faisait passerses yeux de l’ombre à la lumière, son cœur de l’ennui aubonheur, son esprit de l’inquiétude à la satisfaction: je lepossédais. Hormis le passage intermittent de cette étincelle,nulle transformation notable (si l’on fait abstraction de ce rôleprovisoire de père fouettard qu’elle dût endosser pour contenirles écarts de mes frères), son statut de femme au foyer se vitpérenniser par tacite reconduction, rien que ses efforts invisiblespour soutenir le peintre, créer les conditions de travailoptimales, tout encaisser, se soumettre et se taire. Chaque toilede mon père devrait porter cette annotation en bas, à droite :rendu possible par la patience, la grande bonté et la grandediscrétion de son épouse Laure. Le jour où elle disparaîtra jesais que je serai inconsolable, car au chagrin de l’absences’ajoutera le regret de ne pas l’avoir assez aimée. Il ne me resteplus à espérer qu’aimée, elle le fut par mon père en quantitésuffisante. Cela je l’ignore aujourd’hui, comme je l’ignoraisnaguère. Rien ne transparaissait jamais de leur complicitéérotique. Je lui envie un peu, à elle, le privilège de le connaîtredans ces brefs moments d’absence pendant lesquels un autre 221

que nous, plus animal, moins rationnel, prend provisoirement laplace du personnage social convenable et nous réduit auxdimensions d’un corps transi de désirs. Était-il à l’époque dansces moments de jouissance capable de s’abandonner ; était-il siaimant et si tendre que plus rien de son ancienne dureté netransparaissait ni dans ses gestes ni dans sa bouche toute dédiéeau baiser ? Quelle part, dans sa soif d’étreinte, prenaitl’exigence physique ? Mon père comme amant était-il brutal etégoïste ou câlin et sensuel ? Je ne le saurai jamais, car je croisque je mourrais de honte de le demander. Quant à ma mère,puisait-elle son plaisir dans l’acte lui-même ou seulement dansla satisfaction d’avoir permis son assouvissement, ques’exercent le devoir et le besoin légitime de son époux ? Était-il possible que sous les draps il se renie encore, qu’un autrehomme inconnu de moi, qui n’était ni le père ni l’artiste, montreun visage que ma mère était seule à voir ? Alors si tel était lecas, je peux dire que je suis jaloux, car elle possédera toujourssur moi, elle, une longueur d’avance. Or par lui engendré, il m’échaud d’essayer de lecomprendre mieux que quiconque ne pourra jamais le faire etmême de me fondre dans le sillon lumineux de sa naturecomplexe. Aussi est-il naturel que je remonte par les conduitset venelles obscurs qui sont, du cœur aux extrémités ultimes de 222

son être, le prolongement de lui-même, au centre même de lavie, l’origine et la raison de toute chose. Mon père contient enlui à une échelle réduite le monde entier et tous les hommes. Jevoudrais pénétrer dans ce domaine secret. C’est pourquoi toutema personne, toutes mes émotions, toute mon affectionadmirative et passionnée lui sont dédiées avec une obsessionexclusive et sans bornes. À l’endroit de cette affection, leslimites que l’on met à toute chose s’estompent, jusqu’àdisparaître complètement. Mais je suis voué à me mouvoir dansun tourbillon d’incertitudes en cherchant la bonne porte, cellequi me mènera vers lui. 223

Peut-être que ses toiles m’y aident, cela n’est pascertain. En attendant je ballotte comme un fœtus en suspensionsur le fil d’une eau trouble, mu par la béatifique expectativequ’un jour il se révèlera à moi tout entier, dans la somme de sesmystères, de ses contradictions, tenant dans sa main la clé parquoi j’accèderai à toutes ses profondeurs. Il incarne lemouvement éternel, l’aspiration irrévocable du temps. Maman,elle, m’a porté, mais c’est à mon père que revient le mérite dem’avoir fait comprendre la complexité de l’existence, et notredifficulté à cerner, et a fortiori figer dans un état définitif, toutce qui est vivant. Lui qui ne fut pas toute sa vie le même, quinous échappa, et depuis peu m’échappe à nouveau, et peut-êtrecette fois-ci de façon irrémédiable, et alla jusqu’à se dérober àcelui qu’il croyait être, ou se lança éperdument dans la quête deson être multiple, m’a enseigné qu’on ne détient aucune véritésur quiconque, qu’on ne connaît jamais personne, que tout êtrepeut, à tout moment, se retourner comme un gant ; que la naturehumaine est hésitante, prompte à accueillir tous les revirements,tous les revers que sème le hasard sur la route de notre destin ;que nous ne détenons, sur rien, aucune certitude. Ainsi j’aiappris par son exemple que si je voulais acquérir quelque savoirutile sur l’inconstance du cœur, les irrégularités du caractèrehumain, sur la folie et les soubresauts de l’âme encline àchanger de couleur et de musique selon le cours instable des 224

événements, c’était à cette source paternelle qu’il faudrait lepuiser. La présence dans les environs immédiats de galeristesde renom (notre quartier jouxtait la Cité des Arts), malgré lesbouleversements qui marquaient la peinture de mon père depuisnotre installation à M. et bien qu'il fût beaucoup plus détendu,plus avenant, ne changèrent rien à la crainte qu'ils luiinspiraient ; peut-être du fait qu'il pressentait que cet art que l'oncommençait à admirer, s'il ne réussissait pas maintenant àconvaincre les principaux faiseurs de gloire, n'y parviendraitjamais. En un sens, j’étais presque heureux de constater que toutchez le père et l’artiste d’avant n’avait pas complètementdisparu. Il y avait cette peur qui s’accrochait à lui, une angoisseun peu invalidante qui le retenait de montrer trop vite son travailaux véritables décideurs dont la sévérité à son égard continuaitde le hanter, comme leur ostracisme étroit qui plusgénéralement discriminait quelques peintres talentueuxauxquels ils fermaient les portes de leurs galeries. Lorsque sesnouveaux amis le pressèrent de présenter ses œuvres à ces gens-là, il parut mal à l’aise, presque embarrassé ; et je crus mêmeapercevoir sur son visage le froncement de la mauvaise humeuret comme une sorte d’abattement et de désarroi, ce qui medéplut beaucoup et me fit craindre qu’il ne redevienne irascible 225

et taciturne. Il essaya de différer son premier rendez-vous ; maiscela s’avéra impossible, tellement on insistait autour de lui pourqu’il présente son travail à un de ces hommes influents et quiavait, en matière d’art pictural, pignon sur rue. Alors il fitsemblant de ne pas paraître effrayé, pourtant en lui-même, j’ensuis sûr, il devait trembler comme le jonc sous la gifle du ventet craindre que ne s’écroulent en un seul entretien toutes sesillusions. À la surprise de tous, un soir, quelques artistes prochesde mon père avaient dîné à la maison et nous étions une tabléed’une quinzaine de personnes, il déclara qu’il avait contacté uncertain Ambroise Godard (je n’oublierai jamais ce nom !) etqu’il le rencontrerait dans sa galerie d’ici quelques jours. Ilannonça aussi tout à fait officiellement son intention de ne pass’y rendre seul ; mais avec son plus jeune fils qui pouvaitprendre deux ou trois miniatures sous le bras, invitation àlaquelle je répondis d’un sourire discret derrière lequel je tentaide dissimuler ma jubilation et mon énorme surprise. Je n’étaispas seulement flatté de participer à cette démarche, d’en être letémoin privilégié, d’être autorisé à assister à la premièrerencontre de mon père avec ce fameux Ambroise dont on faisaitsi grand cas ; j’étais aussi heureux, par l’idée que je me faisaisd’une possible influence, de ne pas rester cantonné dans la 226

posture neutre de l’observateur, même si j’étais tout à faitcertain qu’à aucun moment il ne me serait permis de prendre laparole. Que pouvait dire un enfant de mon âge en pareillecirconstance? Et quand bien même je pourrais, si l’on admettaitque je fusse capable d’exprimer une opinion dans un domaineoù il est indispensable d’avoir du goût et un peu de culture,émettre du bout des lèvres quelque avis sur telle toile paternelleou telle autre, ne serait-il pas considéré alors comme le décalqued’éloges entendus dans la bouche d’admirateurs proches demon père? Mais ce qui m’importait, pensai-je, n’était pas tantce que je pourrais dire du haut de ma petite taille d’enfant -ouentendre- que toute l’énergie positive que je répandrais autourde moi, l’influx magique, invisible et puissant, qui, traversantl’air, s’infiltrerait jusque dans l’esprit de cet Ambroise Godardet en modifierait favorablement la disposition, de sorte qu’il luiserait, une fois éparpillée dans sa tête cette onde stimulante, biendifficile de ne pas se rallier à l’opinion des plus ferventsadorateurs. Cette conviction peut paraître naïve : elle l’étaitsûrement. Mais j’avais la certitude à cette époque que mon ami lefuret, qui filait des jours heureux parmi la nombreuse ménageriedu père Lebeau, continuait de tracer notre route et de façonnernotre destin selon son désir, qui était de mener mon père à la 227

reconnaissance et au succès. Je ne pouvais admettre que notrecher animal soit tout à fait sorti de notre vie ; et j’avais besoinde me raccrocher à l’espoir, peut-être semblable à la foi en unsaint qu’on vénère parce qu’on est certain qu’il vous a aidé à unmoment important, qu’il était toujours présent, non sous laforme adorable d’une touffe safran pelotonnée contre mapoitrine, mais comme une ombre, un fantôme d’ombre, unepoussière d’atomes dotés de pouvoirs supranaturels capables des’immiscer dans le cerveau de n’importe qui, y compris des plusrécalcitrants. Il n’avait pas été dévoré par le miroir qui avaithappé et noyé dans son infini océanique une partie de notre vieet mes premières années ; je pouvais compter sur son aide et laforce de son rayonnement. Il m’arrivait souvent de penser à lui,mais cela ne me rendait pas triste, bien au contraire. Jeressentais le concernant une sorte de certitude, certitude de sonbonheur absolu au milieu de ses semblables. Parfois, il arrivaitaussi que je requière son avis sur des questions précises portantpresque exclusivement sur la façon d’agir envers mon père aveclequel j’avais tendance à prendre trop de libertés, encouragé encela par son mépris nouveau pour toute forme d’autorité, etconfiant que j’étais dans l’affection maintenant permanentedont il m’entourait spontanément et que tout un chacun pouvaitconstater ; y compris bien sûr mes frères qui prirent l’habitudede tourner en dérision ces moments de tendresse improvisée 228

entre le père et son plus jeune fils, au point que les autres jeunesdu quartier, suivant l’exemple des moqueries à répétition deHugues et Raphaël, se mirent à singer nos gestes de connivenceet notre amour empreint de délicatesse et un peu tropdémonstratif à leur goût. Je revois encore le visage de monsieur Ambroise, rondet plutôt jovial, et sa drôle de silhouette bedonnante queterminait une paire de courtes jambes arquées et gauches à semouvoir qui semblaient avoir été dessinées au fusain à la hâtepar un caricaturiste pressé. À notre arrivée, il donnal’impression ne pas vouloir paraître trop accueillant, mais je mesouviens qu’à l’issue de la longue conversation qu’il eut avecmon père dans son bureau -j’en ai oublié la teneur exacte- ilnous serra chaleureusement la main et nous souhaita un bonretour assorti d’un au revoir très appuyé. Mon père prit sousson bras les trois œuvres qu’il avait choisi de présenter augaleriste ; et moi les petits formats légers comme des feuilles depapier qui avait fait forte impression sur le connaisseur dont lesdeux sourcils noirs en s’étirant d’admiration avaient soulevé surla courbe lisse de son front dégarni trois ou quatre bosselures dechair. Nous nous retournâmes ; et nous vîmes AmbroiseGodard, devant la porte de sa galerie, le tronc posé sur deuxparenthèses de velours, nous adresser d’un signe de tête un 229

ultime bonsoir. Il avait moins l’air d’un personnage brossé entoute vitesse sur un coin de table ; il semblait plus réel, et plusincarné. Je sentis, dès que nous commençâmes à marcher côte àcôte sur la grande avenue, dans la lumière éclatante de cesamedi automnal, la large et ferme main de mon père serefermer sur la mienne ; non plus désormais de la façon un peuinstinctive qu’on a de tenir la menotte d’un enfant par crainteque son pas ne soit pas assez rapide ou qu’il décide soudain detraverser la chaussée, mais avec une véritable intention demanifester, par le contact permanent de nos épidermes, uneprofonde satisfaction que j’interprétai de deux manières :comme une preuve du plaisir que le frottement de nos doigts luiprocurait, mais aussi comme le symptôme d’une joieirrépressible, immense, celle de l’écrivain qu’un éditeur accepteenfin de publier, celle du jeune chirurgien devant son premieropéré ; celle enfin de l’amoureux qu’une belle, après des moisd’une cour assidue, promet de rejoindre dans un lieu secret. Dois-je préciser que j’étais doublement satisfait ? Monpère pour une fois n’essuyait pas un refus catégorique de la partd’une personnalité incontournable et influente dans le cercletrès fermé de l’art ; et ensuite, rien ne m’interdisait de supposer 230

qu’il avait bel et bien eu l’intuition que ma présence à ses côtésavait joué un rôle non négligeable dans le déroulement et l’issuefavorable de cet entretien. S’ouvrait donc une ère nouvelle dansses rapports avec les grandes figures de la diffusion des tableaux« remarquables » dans la ville de M. et au-delà, avec ceshommes respectueux et craints qui depuis toujours font la pluieet le beau temps, décident de ce qui a de la valeur et n’en a pas,fixent le prix des œuvres, tracent une ligne infranchissable entreles productions qui comptent et celles qui n’auront aucunechance de figurer jamais sur la liste sélective des toiles demaître. Je pressentis que cette période serait faste, fructueuse, àl’image de toutes les transformations qui s’étaient produites enquelques mois ; et que je prendrais une part plus importante quej’aurais pu l’imaginer à ce cheminement lumineux vers saréussite. La réalité conforta mes espérances ; des mois de travailintensif succédèrent à cette rencontre prometteuse qui remplitmon père d’une énergie créatrice comparable à celle qu’ildéployait quand il peignait seul, loin du monde, dans notremaison perdue au milieu des champs. Néanmoins, fidèle en celaà sa nouvelle manière, il resta disponible et d’une humeur aussiradieuse que possible malgré les efforts de concentration et lenécessaire repli sur soi qu’impose à tout artiste l’immersion 231

quotidienne dans son univers de formes et de couleurs, ce quicontinua de ne pas nous faire regretter ces années d’isolementet de despotisme dont nous étions, par l’excès qui dictait à monpère de tout sacrifier à son art, les permanentes victimes. Maiscomment ne pas lâcher prise avec la terre ferme ? Mon pèrepeignait parmi nous, sentait les émanations aigres, agressives,que semaient dans l’appartement les turpitudes de mes frères,leur joie caustique à s’émanciper enfin de son pouvoir, mais ilne nous voyait et ne nous entendait que par intermittence,installé avec son chevalet au point de convergence de toutes lesmanifestations visibles et audibles de la maisonnée ; car ilpossédait la faculté de s’abstraire de ce chaos ambiant, étant là,mais ailleurs, plongé dans les eaux fécondes et tumultueuses del’inspiration. Comme il avait tout à fait cessé de se complaire àdemeurer en marge du monde et à trouver ennuyeuse lacompagnie des hommes, il demanda encore à ma mère lapermission d’inviter ses nouveaux amis à dîner, permissionqu’elle lui accorda derechef, faisant fi du cassement de tête quereprésentait la préparation d’un repas que mon père voulaitcopieux et pour lequel ma mère, en maîtresse de maisonprévoyante, s’interdisait de dépenser trop d’argent ensuperfluités et autres denrées luxueuses. Elle opta donc à cette 232

époque pour les plats en sauce et les gâteaux maison qu’elleestimait plus avantageux. Nous étions presque venuscomplètement à bout de la formidable manne que la vente de laFord Ltd et l’indemnisation de notre assureur suite à la perte detoutes nos affaires personnelles, vêtements, meubles et biensdivers, avait versée sur le compte en banque parental qui, mis ànouveau au régime, menaçait faute de nouveaux moyens deredevenir bientôt la carcasse étique et suppliante qu’il avait étépar le passé sans que jamais aucune nourriture copieuse ne lesustentât. Ma mère qui tenait sa comptabilité domestique à jourvoyait s’approcher le moment où nous serions dans la difficulté.Elle fut contrainte d’en informer mon père qui, outre lesquestions d’éducation et d’intendance, se déchargeait à présentsur elle de tout ce qui touchait aux affaires pécuniaires duménage, conformément aux nouvelles dispositions de soncaractère qui lui faisait fuir et abhorrer tout ce qui contrariaitson désir de se sentir allégé, l’éloignait des tracasseriesmatérielles et, comme il se plaisait souvent à le dire, le laissaitau cœur de l’essentiel ; il lui promit néanmoins de faire de sonmieux pour nous sortir tous de ce mauvais pas. Je précise qu’ayant décidé de ne plus écrire d’articlesde fond pour les revues d’art, mon père ne percevait plus uncentime de revenu. Il refusa même l’offre d’un institut d’arts 233

plastiques qui cherchait un professeur de dessin expérimenté,estimant qu’il était préférable de rester concentré sur sa tâche etqu’à vouloir trop embrasser on étreint imparfaitement, ce qui nele dispensait pas de sortir à certains moments de la journée justeprendre l’air une heure ou deux dans les rues de la ville (noussentions bien qu’il y prenait un plaisir immense, car il étaitpatent qu’il aimait cette ville, qu’il était heureux de l’avoirretrouvée), habitude qu’il justifiait en expliquant que pendantces longues promenades au cours desquelles chacun devaits’imaginer qu’il ne faisait rien, il travaillait et élaboraitmentalement le schéma général du futur tableau et choisissaitdéjà les couleurs principales comme la façon de les répartir surl’ensemble de la toile. Mais moi, je dois dire que je n’étais qu’àmoitié satisfait de voir qu’il disparaissait de temps de temps àmon insu ou d’apprendre de sa bouche qu’il était sorti dans lajournée pendant que j’étais à l’école. Mon attachementgrandissant me rendait jaloux de tout ce qu’il entreprenait endehors de moi, et de mon consentement. J’estimais avoir prisune part assez considérable dans sa vie pour être tenu au courantde ses déplacements : voilà à quels excès me faisait tendre monnouveau statut. J’avais hâte que s’achève cette période decréation intensive, bien que fascinante par le foisonnement desidées sur quoi s’appuyaient les directions nouvelles de son artet la pléthore d’arguments qui en assuraient le bien-fondé, qui 234

devait déboucher, selon la promesse de Monsieur Godard, surune exposition d’une durée d’un mois dans l’une des galeriesles plus en vue. Mais mon père n’avançait pas aussi vite queprévu et il manquait encore une demi-douzaine de toiles ; jecraignais que les dernières œuvres produites ne fussent pasd’une qualité identique aux toutes premières, qu’on eûtl’impression d’un travail bâclé, d’une présentation disparate, etqu’on jugeât inégale l’inspiration du maître. Je suppliai le soirdans mon lit le furet d’accélérer le cours du temps et de réduire,s’il le pouvait, les jours qui me séparaient encore du momenttant attendu à un nombre si dérisoire que je ne les verraispresque plus passer, ou alors avec cette fulgurance stellaire deshistoires rêvées dont notre esprit fait tenir toutes les péripétiessur une pellicule d’une fraction de seconde. Ce que mon pèreignorait, c’est que ce cher monsieur Godard était un hommed’affaires intraitable et qu’il exigeait plus de la moitié du prixdes toiles vendues en guise d’honoraires, ce qui expliquait quebeaucoup d’artistes connus, rebutés par sa gourmandise, leboudaient. Il voulait aussi que les exposants sollicitent un de sesamis traiteurs, un dénommé Sermaise, pour le buffet duvernissage ; mais ce traiteur basque d’origine et de bonneréputation pour la qualité de ses produits était également un desplus chers. Ma mère vendit la chaîne en or qu’elle portaittoujours autour du cou ainsi que la grosse émeraude ciselée 235

montée en pendentif qu’elle tenait de sa grand-mère.Lorsqu’elle rentra à la maison, elle nous confia qu’après avoirtout perdu une fois dans sa vie, on se sent détaché des objets lesplus précieux, comme libéré de la dictature des choses (au pointqu’on se fait alors le reproche de leur avoir donné une tropgrande importance), et ensuite que sa grand-mère, une femmepragmatique et généreuse, ne la désapprouverait sûrement pas ;qu’enfin elle n’avait jamais eu besoin de ce bijou pour sesouvenir d’elle et de tous les bons moments qu’elle avait passé,enfant, dans sa grande maison de C. La galerie de monsieur Godard se composait, ouvrantsur la très passante avenue Mozart, de trois larges vitrines parlesquelles le regard plongeait dans un espace blanc et profond,parqueté de bois clair, et découvrait sur les murs inondés delumière les toiles exposées. Ce jour-là, il n’y en avait pas moinsde trente qu’on voyait aisément du dehors, comme la longuetable dressée, à gauche, recouverte, sur le tissu brillant d’unenappe aux reflets vermillon, de toasts de forme et d’aspectdifférents, et d’un vaste assortiment de fines tartines alléchantescoiffées de petits monticules crémeux qu’on aurait dit assortisaux teintes vives des tableaux, et de bouteilles de vin blanc sec.Au plafond, les lustres ronds brillaient de tout l’éclat de leursinnombrables ampoules, et cela donnait à l’endroit l’apparence 236

d’un hall de théâtre ou d’une salle de réception dans un grandhôtel où l’on se prépare à la venue d’une diva. Mes frères,estimant qu’ils avaient beaucoup mieux à faire, préféraienttraîner dans les caves et refusaient de toute façon d’enfiler desvêtements habillés, pantalon et chaussures noires, chemise etcravate impeccablement nouée autour du cou propret, quitrahissaient sûrement à leurs yeux toutes les belles idéescontestataires que leur esprit avait glanées dans la bouche dequelques voyous fanatisés au fil des derniers mois et érigées envérités absolues. Seules furent autorisées à goûter à cettealléchante pâture les quel que quatre-vingts personnes invitéesdont la moitié faisait partie de ce qu’on pourrait appeler lesérail, c’est-à-dire les critiques d’art, les journalistesresponsables des pages culturelles des grands quotidiens, lesprincipaux galeristes et une poignée d’universitaires écheveléset grandiloquents. Les autres étaient des artistes plus ou moinsjeunes, et plus ou moins célèbres, qui étaient devenus des amisproches de mon père au cours des derniers mois et qui n’étaientpas tous peintres. Par discrétion, mon père se garda de faire undiscours et de se donner un air trop « officiel », ce qui, selon lui,aurait pu choquer la sensibilité de quelques-uns. Il fallait,n’était-ce pas plus astucieux, mettre les toiles en évidence, par-devers soi, rester pour ainsi dire comme artiste en retrait, dansune distance empreinte d’humilité, et laisser parler l’art plutôt 237

que d’essayer de présenter soi-même les intentions du peintre,entreprise toujours un peu périlleuse quand elle ne frôle pas leridicule par le risque qu’elle encourt de paraître artificielle,faussement modeste et surtout naïve. Cela, mon père seréservait le privilège de le faire en particulier, entre quatre yeux,dans ce rapport personnel et direct de la conversation, et c’esteffectivement ce qu’il fit : il parla beaucoup et à un très grandnombre de personnes, à commencer par celles qui avaient unecertaine influence. Je le surveillais du coin de l’œil : c’était monactivité favorite, la seule, si je mets de côté l’apprentissage demes leçons que j’adorais, qui m’inondait de bonheur et dont jene me lassais jamais. Une heure après le début du vernissage, vers dix-neufheures donc, alors que je me tenais moi-même debout dans uncoin sombre et un peu à l’écart, un fait étrange se produisit qui,je le déplore malheureusement, gâcha un peu l’événement etdont les conséquences pour mon père auraient pu être, commenous allons le voir, tout à fait dramatiques. Peu après dix-huitheures un critique fort en gueule, mal rasé et affublé d’unevieille veste aux coudes et au col élimés, d’une cravate grise,avait fait son apparition dans la galerie et commencé, avantmême de regarder les toiles, par se faire servir deux verres devin blanc. À plusieurs reprises on avait entendu sa voix sonore 238

dont l’amplitude couvrait à elle seule dix autres voix normaleset qui semblait, après avoir heurté le plafond de ses vibrations,revenir par ricochet se déverser dans les oreilles de tout lemonde pour y faire rentrer de force comme un marteau-piqueurdans un trottoir de bitume l’écho assourdissant. C’était le genred’individu qu’on remarquait toujours et qu’on détestait dès lapremière rencontre en se demandant toutefois s’il était judicieuxde manifester trop visiblement son aversion spontanée. 239

Cela dépendait à l’époque (il avait du poids l’animal)de ce que l’on pouvait attendre ou craindre de lui. Or ce soir-là,il semble bien que les toiles de mon père ne furent pas tout à faità son goût, à moins qu’il décidât, par coquetterie et pouramplifier l’effet d’originalité de son point de vue, face au belunisson des avis convergents, estimant qu’on entendait trop delouanges et qu’on taisait de cette trop magnifique exposition lesfaiblesses, ce qui aurait certainement justifié de la part del’artiste, s’il avait vu arriver la chose, quelques précautions ouquelques égards que mon père, distrait, occupé, emberlificotédans des discussions interminables, trop bruyantes peut-être,n’eut pas à son endroit, négligeant donc le critique, le faisanttrop longtemps patienter et froissant malgré lui par sonindifférence une sensibilité rendue friable par la frustration etl’amertume d’être du côté de ceux qui jugent et non du côté deceux qui créent, d’étaler sa science. Il s’appelait, et beaucoup sesouviennent encore de son nom, car je crois savoir qu’ilcontinue à sévir, Yves Lacoste. On commença à entendre danssa bouche, diffusées par la voix ample, frôlant les toiles et serépercutant dans les écoutilles dilatées des invités, deux ou troisremarques désagréables, mais personne ne sembla vouloir yprêter attention : on les laissa se diluer dans l’air comme unemauvaise odeur humaine. Mais Ambroise Godard -celui-là danssa galerie avait toujours une oreille qui traînait-, élevant le 240

niveau sonore de son organe naturellement faible, répondit ences termes au pic malveillant que le critique décidément biendisposé à rendre public son désaveu venait de lancer (« Jetrouve que ses toiles ont certes gagné en couleurs, mais jetrouve aussi -et c’est paradoxal (il adorait le paradoxe) qu’ellesse sont curieusement aussi beaucoup affadies ! ») : Vous n’avezpas la moindre idée Monsieur, et pour cela il faudrait peut-êtreregarder les œuvres d’un peu plus près, de tout ce que ces toilesnous apprennent sur le monde d’aujourd’hui, mais pas de lafaçon un peu austère qui était jusqu’alors le propre de ce grandpeintre, mais dans un langage pictural revisité, dominé par unegrande force vitale, beaucoup de fraîcheur ! » Mais l’autre,stimulé par la brillante réponse, rétorqua si fort que même unsourd l’aurait entendu, et l’échange verbal s’arrêta là : « C’estbien ce que je suis en train de vous expliquer, cher MonsieurGodard : il a gagné en fraîcheur ce qu’il a perdu enprofondeur ! Quelle peinture disait mieux notre monde que sesœuvres précédentes, certes compliquées et rébarbatives ; maisquel miroir édifiant pour nous autres ! » Je regardai mon père.N’était-il pas nécessaire qu’il intervienne à cet instant et disehaut et fort à ce nigaud à l’organe surpuissant, à la languepompeuse, au style ampoulé (il ne paraissait avoir raison,comme cela est du reste souvent le cas, qu’à cause du volumesonore qui donnait à ses avis amplifiés un plus grand caractère 241

de vérité), que personne n’en avait voulu, vraiment personne,de cette peinture profonde qui racontait selon Lacoste si biennotre monde moderne ? Alors quoi, il fallait laisser passer qu’onavait réservé autrefois un accueil froid à une œuvre jugéeincompréhensible, parce que prétendument trop élaborée, unpur produit de l’esprit, la synthèse picturale d’idées abstruses,et qu’aujourd’hui on se scandalisait ouvertement de ce qu’ellene possédait plus les défauts, les faiblesses et le même effortd’abstraction qui jadis avaient dérouté le public! Comme lesgens étaient étranges ! Il fallait que mon père réagisse à ce quivenait d’être dit. Pourquoi ne bougeait-il pas ? Pourquoi était-illà, au milieu des invités, comme un arbre affaibli sur une terreasséchée, et malmené par une bourrasque ? Où était-elle donc,cette force que j’avais admirée et crainte ? Cette forcedébordante, excessive et sauvage, pourquoi mon père muet etimmobile n’en extirpait-il pas de son ventre mou, de ses brasamorphes, de son cerveau ralenti les puissants ressorts deviolence ; et pourquoi tolérait-il si passivement qu’on touche enpublic à cette part de lui-même, qu’il était bien en droit derevendiquer comme authentique et dont il nous livrait làquelques secrets? N’avait-il pas derrière lui une fouleconquise ? Alors ? Non, rien qu’un silence effaré ! Que latorpeur d’une respiration retenue ! D’une attente suffoquée,d’une voix suspendue ! Avait-il peur de sa propre colère ? 242

Où était ce père agressif qui se faisait respecter avec tantde vigueur ? Devais-je, face à une telle inertie, tirer laconclusion que ce père-là était bel et bien mort ? Que le miroiravaleur de vie ne nous le rendrait jamais, même dans lessituations d’urgence ? Devrais-je lutter contre la défiance quem’inspirerait, si elle s’avérait ineffaçable, son apathie ? Mais unarbre n’est pas moins admirable si ses branches amorphespenchent piteusement vers un sol aride que le ciel refuse derassasier en pluie. J’implorai le furet de voler, bravant desétendues de plaines, des kilomètres de routes, jusqu’à nous,jusqu’à lui, mon père adoré, que je voyais en détresse. Il offraitla triste apparence d’un homme qu’on vient de gifler et qui tendl’autre joue. Mais pourquoi ne débouclait-il pas sa ceinture ?Qu’attendait-il pour bondir sur l’imposteur ? J’avais envie decourir jusqu’à lui, de tirer sur sa chemise, de crier de toute laverdeur crue de mon jeune âge : papa, papa, ne laisse pas cegros homme te salir ! Il ne cherche qu’à attirer sur lui notreattention ! Et faire le malin ! Casse-lui la figure ou fais-luifermer son clapet ! Ne laisse pas traîner tes yeux sur le solcomme une serpillière! Et plein d’autres exhortations que j’aioubliées… Mais était-ce à moi de le défendre ? Devais-je commencer à m’y préparer en prévision detoutes les attaques dont il serait victime dans l’avenir, de la pluie 243

de coups qui se déverserait en trombes imparables sur sa têtefragile ? Où trouver à présent les étais, comment consolider manature encore hésitante ; renforcer ce corps chétif que portaitune frêle paire de jambes, élargir ce torse étroit, donner à cettevoix fluette la puissance nécessaire pour incendier cette cliquenéfaste et parasite des critiques d’art ; et raffermir moncaractère ? Effacer cette propension à tout craindre, y comprisces dangers que je n’apercevais que de loin, qui ne metouchaient pas et ne faisaient qu’effleurer mon horizon ? Jen’étais pas préparé à la responsabilité que je voyais soudainm’incomber de m’interposer entre les méchants, les idiots, lesjaloux, et ce père dont je découvrais tardivement la tendresseprotectrice et l’amollissement. Mais je devais pourtant memettre à l’évidence de cette dure réalité qui me heurtait en pleinvisage : il n’était plus en capacité de se défendre seul contreceux qui voudraient, aujourd’hui et demain, lui nuire. Lesrésistances à l’intérieur avaient lâché. Quelque chose demalléable, comme la crème onctueuse dont on avait, ce soir-làsur le buffet copieux, garni les choux, avait rempli le vide laissépar toutes les démissions qui avaient succédé à l’incendie, etune pâte sucrée tapissait comme un sédiment instable le fondspongieux de son être. Qu’il ait cessé de vouloir faire front, ouqu’il soit tout simplement privé de la possibilité physique etmorale de le faire, n’y changeait rien. 244


Like this book? You can publish your book online for free in a few minutes!
Create your own flipbook