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Published by contact, 2015-10-18 17:32:36

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des idées ou des attitudes qu’on aurait jugées volontierssingulières venant d’une citadine reconvertie, mais qui tout demême vivait à l’écart, dans une maison isolée, en plein champ,aux côtés d’un mari peintre, aussi rare en hiver qu’unehirondelle (et à propos duquel on ignorait sûrement dans levillage qu’il avait, lui, contrairement à ma mère, ce que nousautres savions, une multitude d’habitudes et de manies quiauraient vite passé pour insolites si elles avaient été répanduesà tout vent et connues de monsieur Tout-le-Monde, comme parexemple -pour ne nommer que quelques-unes d’entre elles etpas les plus étranges- de glisser l’été des bouchons en liège entreses doigts de pied dans le but de les écarter et de faciliter ainsila marche, ce qui était stupide puisqu’il ne se promenait jamaisou très peu ; ou celle, exaspérante, consistant à nous interdire deparler la bouche pleine à table, alors que sa palabre n’étaitjamais aussi abondante que lorsqu’il mâchait lui-même lesénormes morceaux de viande qu’il venait de pousser dans sabouche ; ou celle enfin, plus farfelue encore et qui réapparaissaitpar intermittence, de contrôler les battements de son pouls à toutpropos et dans différentes positions, allongé sur la moquette dusalon, assis sur une chaise dans la cuisine, ou plus inélégammentdans la posture dite du «poirier», les deux jambes en l’air et lamoitié du crâne appuyé sur le sol tandis que l’un d’entre noustrois -en général celui qui avait fait montre au cours des derniers 45

jours d’un sérieux plus qu’acceptable- comptait à voix basse lespulsations de son cœur et au bout d’une minute communiquaità mon père dont le visage gonflé de sang s’était transformé enune gigantesque tomate turgescente le chiffre fatidique qui allaitle rasséréner ou lui gâcher les trois prochaines heures de sonexistence). C’est pourquoi elle calma bientôt son ardeur àinterpeller tous ceux qu’elle rencontrait, dans le souci de ne pasdéplaire. Je crois qu’elle aurait été sincèrement fâchée que saréputation de mère de famille discrète fût égratignée ; et elle dutimaginer qu’elle parviendrait à ses fins par d’autres moyensmoins compromettants. Elle prit contact avec la directrice d’unzoo, rendit visite au père Leborgne qui aimait tant les animauxqu’il ne s’autorisait même pas à tuer une araignée dans sa cave,et rencontra un capitaine des pompiers philanthrope et influent: ce fut sans succès. Au bout de dix jours, elle commençasérieusement à désespérer. De notre côté deux semaines nous paraissaient une silongue durée que nous eûmes unanimement tendance à laconfondre avec un petit morceau d’éternité. Je fus celui des troisqui le premier se mit à s’inquiéter, ce qui aujourd’hui ne meparait pas surprenant, car la présence parmi nous du furet avaitprovoqué aussi dans mon cœur un déferlement d’angoisse quela vue du pauvre animal intensifiait à chacune de mes visites, et 46

qui s’apaisait heureusement comme le cours moins nourri d’unfleuve dès que je restais une ou deux journées sans le voir. Maisl’inquiétude était là ; déposée sa poudre nocive ; à l’œuvre dansmon esprit son infatigable titillement. Il faut dire quel’insouciance qui donne à l’enfant l’impression que rien neviendra jamais troubler la tranquillité de ses jours (tranquillitéque venait tout de même parfois interrompre les éclats de voixet les roustes paternelles) n’était plus qu’un souvenir lointain ;et que s’établissait sous l’influence de cette inquiétude nouvelleun réseau de craquelures sous lesquelles perçaient déjà leséruptions volcaniques de la grande douleur ; celle desadolescents ou des adultes, celle qui tire les larmes, pousse à desrésolutions violentes et désespérées, mais j’acceptai que lefuret, et la question irrésolue de son devenir immédiat, mecoûtassent de me jeter ainsi précocement dans les bras de lavraie souffrance, parce que cela me garantissait aussi de mieuxapprécier la joie ; pas seulement la joie que j’éprouvais à sescôtés, non, toutes les autres, petites et grandes, de la vie aussi,et parmi ces dernières celles merveilleuses et dorées que jepouvais légitiment espérer connaître dans un plus ou moinsproche futur et qui semblaient d’autant plus attrayantes qu’ellesétaient encore hors de ma portée et brillaient de cet éclat pur deschimères. Je savais que si le furet pouvait par son influence fairechanger mon père, et idéalement mettre un terme à son pouvoir 47

écrasant, il fallait bien en payer le prix, et que les trois filsseraient obligés de faire quelques efforts et quelques sacrifices. Le premier effort auquel nous consentions était detolérer que le furet continue de vivre dans un espace aussi étroit.C’était un spectacle affreux, pourtant nous avions le courage del’affronter dignement, et de cela mon père devait être fier en saqualité de grand donneur de leçons d’héroïsme. Mais peut-êtreparce que cela dépassait le supportable et mettait tous les joursdeux d’entre nous à la torture, je suggérai du bout des lèvres (jecommençais timidement à prendre un peu d’assurance) à mesfrères d’enfreindre le règlement paternel qui stipulait toujoursqu’un seul enfant à la fois avait le droit de rendre visite le soiraprès l’apprentissage des leçons à notre pensionnaire, et pasdeux ou encore moins les trois ensemble. Cet ordre absurden’était-il pas l’illustration sordide du diviser pour mieux régnerque tous les tyrans soucieux de se maintenir en place imposentdans le territoire sibérique où s’exerce leur domination? À cemoment de la journée, mon père n’était-il pas occupé dans sonatelier et ma mère dans la cuisine à préparer le dîner, tandis quenous, libérés de toute obligation, nous avions ce que nousnommions entre nous quartier libre? Il était donc facile dedescendre sans faire de bruit tous les trois et de passer une demi-heure avec notre cher compagnon en parlant silencieusement. 48

Et je veux pour preuve que c’était une chose facile, car nous lefîmes ; et nous le fîmes si parfaitement que ni mon père ni mamère ne remarquèrent la tromperie, ni ne prirent même en deuxsemaines la précaution de vérifier que nous respectionsstrictement cette règle établie. La liberté que nous prenions avecune injonction paternelle n’était pas notre premier écart deconduite, certes. Mais notre fronde discrète, indécelable,invisible, intervenait dans un contexte particulier et pouvait, sielle éclatait au grand jour, coûter cher à notre hôte et à sesauteurs qui encouraient plusieurs semaines de privations et unedérouillée fracassante. Nous étions fiers de jouer ainsi avec lefeu : nous estimions que la vie de notre furet nous était assezprécieuse pour qu’on prît des risques aussi considérables. Biensûr, nous ne le faisions pas seulement pour nous, nous étionsconvaincus qu’il se réjouissait lui aussi de notre présencequotidienne à ses côtés dans cette phase difficile de sa vie où ildevait se sentir bien seul. Nous avions estimé que son cartonn’aurait pas pu contenir plus de trois furets de taille équivalenteà condition qu’ils cessent de bouger et qu’ils se tiennentallongés et serrés les uns contre les autres, comme les cigaresde mon père dans leur boîte en bois exotique sur la table dusalon, du matin au soir et du soir au matin. Ils n’auraient passurvécu à cette épreuve. C’était proprement inhumain. Et nouspassions en général les premières minutes de notre secrète et 49

illicite messe basse dans le salon déjà gagné par les ombresvespérales à réconforter notre ami au pelage si moelleux ; et àle couvrir de mots tendres et de nos moins tendres caresses, bienqu’il restât toujours pour nous d’une humeur joviale. Nous nousextasions devant sa force morale, l’excellence sportive de saforme, les rictus mouillés de son inépuisable gaieté qui secommuniquait du bout de son museau frétillant à nos lèvres età nos visages, rendant presque aussitôt incongrue notre gravitéde circonstance. Il ne se pouvait pas néanmoins que cette joieaffichée ne fût pas feinte, comme un malade qui s’efforce deparaître en parfaite santé alors qu’il souffre le martyre dans seschairs et son cœur. À moins qu’il ait été une de ces naturesrésolument optimistes qui espèrent toujours qu’au derniermoment surviendra quelque miraculeuse intervention du hasardqui, nanti soudain d’une puissance titanesque, fera dévier lecours des choses et lui épargnera de devoir se jeter dans legouffre que le destin semblait avoir creusé pour elle ? Maispeut-être est-ce là une caractéristique de l’espèce animale degarder contre vents et marées, comme une deuxième peau, unebéatitude à toute épreuve que la race humaine elle, hantée parl’idée de sa fin inéluctable, de sa mort auréolée d’inconnu, aperdu depuis le jour funeste où à l’insouciance du bonheur s’estsubstituée la conscience qu’il n’est aussi désirable que parcequ’il est provisoire ? C’était une différence fondamentale entre 50

le furet et nous autres : il nous surpassait tous par ce talent innéà croire coûte que coûte en sa bonne étoile. Nous qui étions centfois plus gros et plus grands que lui, nous nous sentions centfois plus fragiles. Alors nous étreignait un sentiment de hontedevant notre propre faiblesse. Pour ma part, je comptais un peusur lui pour me guérir de cette propension dont je percevais déjàles effets dévastateurs au découragement, à l’abandon, commesi j’avais pressenti que l’homme, désigné par ses multiplesaptitudes et son attirance pour les projets grandioses à semouvoir vers des altitudes séraphiques, devait toujours presquemalgré lui finir par succomber à un défaitisme infirmant qui lemaintient cloué au sol. S’il partait, s’il nous quittait, je nepourrais plus rien attendre de lui ? L’espoir qu’il semait dansmon âme d’être plus heureux, mieux aguerri contre lesvicissitudes de l’existence et les bouleversements permanents etsouvent imprévisibles de mon humeur, et de voir s’assouplir lerèglement domestique instauré par mon père et qui fixait dansun état d’oppression constant nos esprits et nos aspirations àl’exercice d’une liberté sans limites, dans les tenailles serréesd’un joug implacable, s’évanouirait. On avait beau nous répétersur tous les tons, et lorsqu’il avait l’air de le regretter lamauvaise foi de mon père atteignait des sommets d’hypocrisie,que ce régime de bonne conduite, d’obéissance et de silencegarantissait à l’artiste des conditions de travail sans lesquelles il 51

lui aurait été impossible de peindre, nous ne pouvions pas -etcela était plus vrai encore pour moi je pense que pour mesfrères- nous satisfaire de demeurer les otages d’impératifs aussifumeux imposés par la réalisation d’une œuvre qui peinaitlamentablement à se faire reconnaître. Cependant il était encoretrop tôt à ce moment-là pour imaginer obtenir quelque victoiresignificative sur le protocole disciplinaire en vigueur dans notremaison. Et tout ce que le furet nous apportait, mais n’était-cepas colossal, inespéré, était contenu dans ses manièresimpertinentes et la grande liberté de son corps à se mouvoir, àglisser de mains en mains, à se lover quelques instants contrenotre poitrine palpitante, à nous lécher la joue, le bout desdoigts, et à sauter sans crier gare de nos bras sur le sol afin dese dégourdir un peu les jambes, tout cela sans aucuneprécipitation et de l’air le plus naturel qui soit, et ne semblaitrien vouloir nous transmettre d’autre que la vague, mais réelleespérance que nous pourrions peut-être nous aussi jouir un jourd’une liberté identique. Certes, nous pouvions bouger, laquestion n’était pas là ; mais ce que le furet faisait lui était bienplus osé, bien plus impertinent en quelque sorte, car iln’obéissait qu’à lui-même à tout instant et chacun de ses pas,chacune de ses petites décisions anodines, comme celle de sediriger dans telle ou telle direction, émanait de lui seul, suivantl’impulsion spontanée de son caprice ou le mouvement 52

arbitraire de son humeur : nous ne pouvions en aucun cas endire autant, nous qui étions sans cesse obligés de penser auxconséquences de nos actions les plus simples (comme de selever de table ou de descendre l’escalier) qui ne devaient pastroubler ce sacro-saint silence nécessaire à l’état d’euphoriecréatrice de mon père. Il était donc tout à fait fascinant que lefuret traité comme un prisonnier et enfermé nuit et jour dans soncarton conservât cette faculté d’agir, dès qu’il avait quitté sacellule, sans contrainte, et d’oublier sa condition de détenuprovisoire ; qu’il offrît à peine posé sur la moquette où il semettait aussitôt à gambader sur ses quatre petits membresalertes l’aspect d’un être parfaitement autonome et qui ne sesentait redevable à personne de la moindre explication. Il nouseffleura aussi qu’une si grande insouciance ne pouvait écloreque dans un esprit incapable d’évaluer les risques quecomportait aux yeux de mon père toute tentative pour contrer saloi, et que ce que nous prenions pour du courage et de la vertun’était qu’une forme d’ignorance ou d’aveuglement ; et il nousvint à l’esprit que mon père, plutôt que d’admettre enfin (et àcontrecœur !) qu’on lui résistait invoquerait malicieusement laprétendue stupidité animale pour justifier une telle dosed’impertinence. Comme notre furet demeurerait de toute façonirrémédiablement muet, n’étions-nous pas condamnés àânonner de pauvres supputations concernant les manifestations 53

de son libre arbitre ; et à interpréter selon notre raison chacunde ses faits et gestes pour qu’ils étayent telle ou telle de nostentatives personnelles d’émancipation ? D’un autre côté, s’il neparlait pas, il ne pouvait pas non plus être contaminé par nosmots, et ses sentiments, ses élans d’affection, ses initiatives,n’en étaient que plus vraies. Mais cela ne le plaçait pas en deçàde nous, bien au contraire, il me semblait que le furet, privé dela parole, n’avait plus cet acharnement à dire qui nous rend noushumains si souvent approximatifs et diserts : il pouvait seconcentrer sur l’action et sur ce qu’il était important de vivre,puisque l’exprimer était impossible. Le délai imparti à ma mère arrivait à son terme : il nerestait même plus vingt-quatre heures avant que mon pèreannonce sa décision finale qui devait être définitive etirréversible. Il faut dire que durant les deux semaines écouléesil s’était montré irréprochable et n’avait manifesté à l’égard dufuret aucun signe visible d’agacement, ni aucune hâte de voir serapprocher le moment où en patriarche tout-puissant ilprésiderait sans états d’âme sur la destinée du pauvre animal.Nous en tremblions d’avance à l’intérieur de nous-mêmes. Maiscomment afficher notre désarroi sans froisser ma mère quis’était donné tant de mal pour un résultat nul et fuyait presque ànotre approche de peur de croiser nos regards angoissés ? 54

Dans nos têtes tourmentées passaient et repassaienttoutes sortes de scénarios tous les plus affreux les uns que lesautres : le furet était déposé en pleine nuit par la main ferme etinsensible de mon père devant le cabinet d’un vétérinaire quidésemparé l’euthanasiait ; ou abandonné sur le bord d’une routerurale attaché à un arbre par la même main en attendant qu’unautomobiliste compatissant -et particulièrement observateur-arrête son véhicule et daigne accorder au malheureux furet uneattention suffisante pour qu’elle le décide à l’apprivoiser, ce qui,pensions-nous, relevait purement du miracle ou du roman ; etenfin réduit à l’état de pelisse nouée au cou de notre père ravide rapporter ce trophée à la maison. Cependant malgré l’état detension nerveuse extrême dans lequel nous maintenait l’attentedu verdict paternel et qui s’aggravait au fil des heures à mesureque notre imagination versait dans nos esprits ses décoctionsfantaisistes empreintes d’horreur et de cruauté, nous parvînmesà garder notre sang-froid ; et à paraître au bout d’un certaintemps si détendus, si maîtres de nous-mêmes et de nos émotionsque nous réussîmes à faire passer notre morgue soudaine pourun signe de désintérêt, de sorte que ma mère, qui avait d’abordété bouleversée de nous voir si affectés, se félicita bientôt de ceque nous avions retrouvé notre jovialité habituelle. 55

Le silence qui ce samedi-là plana entre les murs de notremaison était aussi pesant que la torpeur qu’installe dans un foyerla disparition tragique d’un des membres de la famille : c’étaitun de ces silences funèbres, glacials, chargés de toutes lesdouleurs muettes tapies au fond de la poitrine des endeuillés etqui se répandent dans l’air à l’insu de ceux qui les éprouvent,comme si elles s’extirpaient d’elles-mêmes de ce carcan étroitpour que les cœurs puissent à nouveau respirer et la vieorganique reprendre son rythme et sa circulation. Je mesouviens que nous ne fîmes que jouer aux cartes dans notrechambre, sans conviction, mais avec un entrain suffisant pourque de notre appréhension rien ne transparaisse. Mais au fondde moi-même j’éprouvai un profond malaise ; et comme uneterreur sourde d’une force d’envoûtement indescriptible dont jepressentais bien qu’elle finirait par me dominer, par prendrepossession de tout mon être, si notre père nous annonçaitquelque terrible nouvelle (je savais que le furet nous seraitenlevé, mais nous ignorions encore quel sort mon père luiréservait), m’entraînant alors malgré moi dans ces zonesdangereuses où la volonté terrassée démissionne, submergéepar des sentiments diluviens. 56

Mais ce fameux samedi qui marqua, et cela ne fut pasde nature à nous rassurer, le retour du froid, fit d’abord de nousles témoins impuissants d’une indélicatesse paternellesupplémentaire commise en toute fin d’après-midi, peu detemps avant le début de ce qu’il appela l’heure de la dernièrevisite, celle que nous aurions le droit de manière tout à faitexceptionnelle d’effectuer tous les trois ensemble ; puis, dansun second temps, les témoins ébahis d’un événement singulierqui changea radicalement le cours des choses. Pour fêter avecune satisfaction déjà visible et qu’on pourrait qualifier au regarddes circonstances de cynique, mon père décida soudain, alorsque las de jouer aux cartes nous nous étions rassemblés tous lestrois dans la cuisine en attendant le moment tant espéré, d’allerchercher à la cave une bouteille de ce vin si spécial qu’il adoraitet qui faisait sûrement supposer -à juste titre- à tout de mondequ’il n’avait aucun talent à repérer, en matière de breuvagealcoolisé, l’ordinaire de l’excellence, quoique personne ne sefût encore autorisé à le lui faire remarquer. Ce fut pour nous unchoc terrible, la preuve éclatante de son mépris pour notrechagrin que nous avions pourtant la pudeur de dissimuler, unétalage éhonté de sa cruauté, le coup de couteau fatal dans lecœur de l’agonisant. Il resta longtemps en bas. Il fallait sortir dela maison pour se rendre au sous-sol, ce n’était pas très pratique,notre maison avait mille défauts. Mais lorsqu’il remonta au bout 57

de plusieurs minutes son vin du pays de l’Aude afin de luipermettre dans la cuisine d’atteindre, en une nuit, la températuresouhaitée en attendant de faire l’objet d’une lente dégustationsuscitée par le grand événement dominical (la disparition dufuret), il ne présenta pas comme nous pouvions le craindre à nosmines contrites un visage détendu et rayonnant, bien aucontraire : nous vîmes qu’il venait de ressentir une grossefrayeur, une de ces peurs qui vous retournent les sangs, qui vousglacent et vous immobilisent ; et cela évidemment nousintrigua. Mais si je veux être tout à fait rigoureux, et si je veuxrestituer la réalité dans toute son exacte vérité, je dois préciseren cet instant que ce ne fut pas une frayeur apparente qui nousinterpella et nous fit sursauter, car nulle trace de peur n’étaitvisible sur son visage ; mais plutôt les efforts surhumainsmalgré lui perceptibles auxquels ses nerfs soudain touchés à vifse livraient derrière l’aisance feinte de ce masque. Mon pèreaurait trouvé humiliant de se présenter à nous blême ettremblant, quand bien même il eût croisé le diable en personne.Il prit donc son air le plus posé pour nous expliquer quelleétrange rencontre il venait de faire ; or il ne put empêcher quenous décelâmes à son corps défendant pour ainsi dire que toutesa robuste personne venait d’être ébranlée ; et personnellementj’en ressentis un profond et rare plaisir, me vengeant par lasatisfaction de voir se fissurer cette belle solidité masculine de 58

tout ce que nous avions enduré au cours des trois dernièressemaines par sa faute. Il faut être assez fin observateur pourrepérer les signes discrets de l’inquiétude (coloration de la peau,vive agitation du regard instable, moiteur des mains) que laissechez un individu une forte crainte qu’il veut absolument cacher: et ce fut dans les gestes désordonnés, ce léger et inhabituelbalancement du corps, dans cette parole soudain embarrassée etabondante qu’il fallait les chercher, que dis-je les débusquer, ceque je fis avec un bonheur infini ce soir-là, jouissant autant duplaisir de les avoir repérés que de celui que me procura aprèscoup la réalité de leur existence. Ma mère qui savait que monpère détestait qu’on puisse ouvertement mettre en doute soncourage face au danger, et d’une manière plus générale sacapacité à réfléchir posément dans les situations d’urgence danslesquelles, malgré l’ébranlement subi, le calme et laclairvoyance indiquent à la raison la voie à suivre, se retint defaire le moindre commentaire. Du reste, peu importait que monpère se montrât pour une fois moins téméraire qu’il prétendaitl’être vraiment, et moins imperméable à l’effroi qu’on aurait pule supposer de la part d’un homme aussi fort et aussi peudémonstratif. Le plus important, est-ce que ce n’était pas cettedécision étonnante qui jaillit dans son esprit encore tout affoléà la fois par ce qu’il venait de voir et par la conviction qu’un 59

aussi désagréable face à face pourrait se reproduire à nouveau àtout moment? Mais voilà ce qui arriva, je tarde à l’expliquer : alorsqu’il s’apprêtait à sortir de la cave mon père vit à trois mètresde lui et qui s’approchait de ses pieds en trottinant avec uneassurance phénoménale et sans l’ombre d’une crainte un raténorme, aussi gros qu’un chat dira-t-il, d’une taille inhabituelle,monstrueuse, de la couleur peu ragoûtante d’un vieux manteaugris qui a pris la poussière sous des combles obscurs. Il annonçadonc qu’il tenait pour indispensable, suite à cette rencontre, etétant donné que nous avions affaire selon lui à la plus nuisibledes créatures, et à la plus impressionnante, autant par sa laideurque par son agressivité (il n’est pas avéré cependant que le ratmenaça directement mon père), qu’on installe dans la cave dèsmaintenant et jusqu’à nouvel ordre, au nom du principe deprécaution, le furet, pour qu’il nous débarrasse de cettevermine. Le drame tant redouté ne se produirait pas : les adieuxannoncés pour le lendemain n’étaient plus qu’un cauchemardont on se réveille soudain en pleine nuit et en transe avec lacertitude philosophique qu’on vient d’y échapper. Notre amiétait sauvé. 60

Dans les jours, les semaines qui suivirent, notre vieapaisée fut comme aplanie, et tous les mouvements tumultueuxde notre cœur connurent cet adoucissement qui succède dans lanature aux ouragans, aux canicules ou aux pluies torrentielles.Nous étions redevenus -mais pour combien de temps ?- desenfants ordinaires aux préoccupations innocentes. Nousretrouvions dans nos jeux cette adhésion totale de nous-mêmeset cette concentration exclusive sur ce que nous faisions, commeseuls les enfants en sont capables lorsqu’ils sont absorbés parune activité qui les envahit et les captive tout entiers. Autour denous les labours se couvraient d’une herbe fine et galopantedont les moires bleues répandaient dans le ciel de larges traînéesd’ombre. L’impression d’écrasement que nous avions connueen hiver se dissipait ; semblait cesser enfin la menace d’undéluge céleste. Le ciel désencombré s’enluminait d’espérance,de matins tièdes et de soirs azurés ; et la nuit réchauffée semblaitelle aussi s’étendre bien au-delà de ses frontières visibles,apportant la promesse d’un sommeil continu. Parfois, à la fin dujour, la clarté tremblait doucement, et l’air se chargeait desenteurs rafraîchissantes et piquetées de poivre que la terrerevigorée exhalait par vagues, se glissant en nous par nos yeuxouverts, nos narines disponibles ; et nous sentions alors cetterespiration nouvelle et requinquante s’immiscer en nous etagrandir nos poitrines en leur procurant une indicible sensation 61

de liberté et de santé retrouvée. Le printemps s’annonçait, lesprimevères tendaient au vent leurs pétales de soie mauve oujaune ; et les oiseaux ragaillardis entonnaient aux aurores desconcerts trillants qui se croisaient et faisaient autour de notremaison une valse ininterrompue de sons aigus qui nousétourdissaient. Tout cela était bon, nouveau, si bon et si nouveauque l’on ne pouvait plus croire alors qu’un autre hiver viendrait,et que la magie de ce réveil ne serait plus, un jour lointain, qu’unmerveilleux souvenir déchu. Mon père était devenu plus loquace, il nous abreuvaitde mots et de phrases pendant les repas, était littéralementintarissable. Mais l’arrivée des beaux jours n’y prenait sûrementqu’une faible part, les phénomènes extérieurs, quels qu’ilssoient, n’avaient pas d’influence particulière sur son humeur ;et il ne permettait pas à cette époque qu’un changement desaison pût exercer sur lui un pouvoir capable de modifier lestendances de son caractère, la disposition de son esprit ou bienencore les convictions qu’il avait acquises au cours de sa courteexistence. Il n’aurait pas toléré qu’une variation de latempérature ou toute modification visible du paysage, ou de lalumière, suffise à les ébranler. Il en va ainsi souvent des naturesarc-boutées sur des certitudes fermement établies ou enceintesd’une protection qui les rend imperceptibles aux vibrations du 62

monde, à l’image de ce pont solide que les crues d’un fleuve neparviendront jamais, parce qu’il est fait d’un matériauindestructible, à faire trembler en sa base. On pouvait doncconsidérer le concernant que tout ce qui déviait de ses habitudesou dénotait provisoirement dans cet ensemble de qualités ou dedéfauts bien connus de nous et qu’on appelle communément la« personnalité » puisait sa véritable raison en lui-même et nondans des contingences externes. Plus sûrement il est probableque, le moment où il allait enfin terminer sa nouvelle collectionde toiles approchant, il éprouvait le besoin de se rassurer et denous livrer des explications édifiantes sur ses intentions,exactement comme il l’aurait fait devant un auditoire despécialistes, et d’exposer la théorie fondamentale qui sous-tendait son travail artistique pour être certain qu’il disposaitd’arguments assez persuasifs pour convaincre le cas échéanttoute personne qui en douterait qu’il s’agissait là de quelquechose de nouveau et d’original à la fois sur le fond, mais aussisur la forme. La trentaine de toiles (qu’il nous interdisaitformellement de regarder et qui se trouvaient toutes dans legrenier où elles avaient été conçues) qu’il voulait présenter étaitl’aboutissement d’une conception très personnelle de lapeinture qu’elles étaient censées illustrer de manière à révélerau public (c’est le mot qu’il employa à plusieurs reprises) sapertinence. Nous savions qu’une fois encore mon père n’avait 63

pas pris comme point de départ la réalité (celle de sonenvironnement immédiat ou toute autre moins proche) ou qu’ilne s’était appuyé sur aucun support ou motif concret ; qu’il avaitfondé sa démarche sur une idée abstraite pour créer des œuvrespar lesquelles il entendait ouvrir dans l’univers de l’art picturalde nouvelles brèches, ce qui faisait de lui un artiste résolumentnovateur, ce qu’il disait, l’inventeur d’un genre inédit qu’ilvivifiait en traçant des perspectives qui devraient amener lemonde à se détacher d’une vision moribonde, ajoutait-il d’unton péremptoire, de la peinture. Bien évidemment mon père quise donnait un air sûr de lui, mais qui au fond, ce qu’aucund’entre nous n’aurait osé dire à haute voix, ne l’était peut-êtrepas autant qu’il voulait nous le faire accroire, ne prenait jamaisla peine de nous demander notre avis sur toutes ces questionscomplexes, ce qui nous paraissait assez normal, étant donné quenous n’avions pas le droit de juger du résultat par nous-mêmes ;et que la porte du grenier demeurait toujours fermée sur leterritoire interdit de l’artiste, sans compter que le niveau desconsidérations qu’il dévidait à longueur de repas était si élevéqu’il était impensable qu’on puisse les critiquer ou en appréciermême l’originalité à leur juste mesure. Sans l’avouer, ce quiaurait été aussi humiliant que de confesser une faiblesse, ilsavait au fond de lui-même, et il ne supposait pas que je sentaisconfusément en lui la présence rongeuse de ce doute, que toute 64

cette énergie investie au fil des mois dans la réalisation de cevaste projet n’apporterait peut-être pas la reconnaissance et lesuccès escomptés ; et qu’il n’était pas exclu une fois encorequ’on attache à ces œuvres trop peu d’importance, et pourquoipas aucune importance du tout, ou même qu’aucun galeriste derenom ne voudrait prendre le risque de les exposer et de les faireconnaître des amateurs d’art. Nous avions compris que monpère n’avait pas abandonné l’espoir d’impulser de profondschangements dans la manière d’appréhender la peinture ; maisil savait qu’il fallait d’abord convaincre une personne influente,que d’autres se convertiraient ensuite (peut-être ?) à ses idées etfiniraient par les trouver sinon géniales tout du moins dignesd’intérêt, et que cela passait par une exposition dans un lieu trèsfréquenté de la capitale. Mais comment les peintres les plus envue réagiraient-ils lorsqu’on vanterait les mérites d’uneconception qui tranchait si radicalement avec leurs propresidées et avec la représentation que chacun se faisait à cetteépoque de l’avant-garde ; et surtout comment un artiste vivantreclus en province et qu’on ne voyait jamais dans lesvernissages et les soirées mondaines s’y prendrait-il pouremporter l’adhésion d’un public citadin qui n’était certainementpas prêt à troquer sa religion du jour au lendemain contre uneautre aussi différente ? N’allait-on pas fustiger le galeristeaudacieux qui oserait faire l’éloge d’un art difficile à 65

comprendre, voire abscons, et auquel il était nécessaire d’êtreinitié si l’on voulait apprécier l’inventivité du peintre et prendrela mesure de ce que ses toiles apportaient de révolutionnaire, etdu reste au nom de quoi les galeristes, gens oisifs et vénaux,feraient-ils l’effort de lancer une nouvelle mode alors qu’il étaitbien moins fatigant et plus lucratif de continuer à prôner lesvertus d’un style qui semblait être fait pour tous et ne rebutaitpersonne, une sorte de prêt-à-porter artistique qui convenait àtout le monde dans ses formes et ses caractéristiqueschromatiques? Mon père estimait que l’achèvement de la collectionallait requérir encore plusieurs semaines de travail et qu’ilpourrait envisager de se rendre à M. en été, au mois d’août.Cette phase de démarchage (les galeristes moins sollicitésavaient alors un peu plus de temps à lui consacrer, mais certainsd’entre eux, en cette période creuse de l’année, fermaient deuxou trois semaines et mon père se contentait de glisser sous laporte une lettre de deux pages dans laquelle il présentait sacollection) avait toujours lieu pendant les grandes vacances, cequi explique que nous ne partions pas à la mer comme la plupartdes enfants du village. Nous passions une partie de nos journéesdehors, assis sur le perron, à regarder passer les voitureschargées de bagages bariolés et dans lesquelles des passagers en 66

débardeur rouge ou blanc laissaient leurs cheveux flotter au ventqui s’engouffrait par les vitres ouvertes. S’insinuait en nous,paresseusement affalés sur les marches, en plein soleil, lachaleur asphyxiante de la canicule ; notre volonté d’agir, si tantest que nous n’ayons jamais rien voulu, fondait sous les rayonspuissants. Et là venait nous titiller, remontant le long de nos brasamorphes, l’ennui, principal compagnon de nos journées atones(nous n’avions même pas la force de jouer aux cartes), et quiouvrait de minuscules portes-jaunes ou-argent par où notreimagination vagabonde nous faisait entrevoir le bleu mouvantdu proche océan, ou le dos bosselé des dunes d’or ; et nos petitscorps intrépides jouant la fille de l’air les franchissait, alors nouscourions, éperdus, jusque dans le tourbillon mousseux desvagues, nous abandonnant en songe avec volupté à leur étreinteévanescente et salée. Le matin, ma mère nous enduisait la peaud’un ambre gras et odorant ; et quand parfois malgré la couched’huile le soleil nous brûlait et nous faisait ressembler àd’énormes écrevisses pêchées dans un court-bouillonfrémissant, nous étions obligés l’après-midi de nous mettre àl’ombre dans nos chambres où l’air rare nous faisait suffoquer.Comme nous n’avions rien à faire, nous parlions du départ denotre père, moment solennel que nous attendions et que nousredoutions en même temps chaque année. Nous en portionslongtemps le souvenir douloureux et émerveillé, et moi plus 67

sûrement que mes deux frères. Son départ était toujours trèsémouvant qui mettait ma sensibilité à rude épreuve, car mêmesi je souffrais de l’emprise autoritaire qu’il exerçait sur nospetites vies que l’engobe de ses principes, de ses règles et de sadureté permanente étouffait, rien n’était plus terrible pour moique d’être séparé de lui longtemps. Et d’un autre côté il auraitété préjudiciable à mon image de petit garçon solide que jem’astreignais à forger pour lui être agréable de ne pas contenirmon émotion, de me laisser submerger par les larmes, lessanglots, d’exposer au grand jour la fragilité de ma nature, laprofondeur de ma sensibilité, ce qu’il tenait pour une choserépréhensible de la part de ses fils qu’il voulait habituer à resterdignes en toute circonstance, impassibles et introvertis commeil l’était lui-même. Du reste, lorsqu’il nous quittait, le cœurdébordant de l’espoir que son talent serait enfin bientôt révéléau reste du monde, il se montrait toujours jovial, et il n’auraitpas compris que l’un d’entre nous ne le fût pas autant que lui.Même ma mère se devait d’afficher ce jour-là une certainegaieté, cependant il était visible à chaque fois qu’elle la jouaitplus qu’elle ne l’éprouvait vraiment, et il me semble qu’elle seserait fait vertement rabrouer si elle avait pris le risque demontrer combien il lui déplaisait de se retrouver seule pendantdeux ou trois semaines à la maison, sans aide, abandonnée, avecla charge d’assumer provisoirement la difficile fonction de père. 68

L’autre raison inavouée qui le rendait si allègre était qu’il allaitpasser plusieurs jours dans une grande ville où s’offraient tantde possibles au volant de sa voiture à propos de laquelle il estindispensable de dire quelques mots pour mettre en lumière unedes principales contradictions de sa personnalité. Mon père avait en effet une voiture incroyable et tout àfait extraordinaire dans notre pays où la démesure restel’exception. Sa Ford Ltd break, acheminée quelques annéesauparavant par bateau depuis les États-Unis, était un bijou, unerareté, le seul bien que nous possédions en propre hormisquelques meubles bon marché. Il l’avait achetée à uneconnaissance fortunée qui en avait hérité elle-même de son pèreet qui s’était finalement suicidée après que sa fiancée l’avaitquittée. Il en était le troisième propriétaire. Il était déjà absurdeà l’époque de considérer la voiture comme un signe extérieur derichesse ; et pourtant, même si nous étions désargentés, nousavions le privilège de rouler dans une grosse Américaine et celafaisait de nous des nantis, qui sait de mon père un ancienbaroudeur reconverti, adepte des autoroutes interminables duNouveau Monde qu’il avait peut-être sillonnées dans un de cesvéhicules mythiques bradé à regret contre ce modèle familialaprès son mariage, jouet rutilant et surdimensionné dont lemoteur V 8 produisait un ronronnement (que les amateurs de 69

grosses cylindrées américaines connaissent) qui fondait sapuissance et son prestige, à côté des phares escamotables, desrevêtements latéraux en faux bois, des pare-chocs chromés, desdeux banquettes de trois places (pareille en cela à l’ancestraleChambord de chez Simca) et du coffre immense. Certains dansle village attendaient le samedi (jour des courses) le passage denotre voiture, comme s’il se fût agi de quelque événementimportant, la visite d’un président ou d’un empereur, l’hiverderrière les fenêtres, aux beaux jours sur le bord de la route, leregard illuminé. Mais pour un homme comme mon pèreconsidérant l’attachement aux biens matériels comme une tare,un vice, le symptôme dégradant d’une grande pauvreté del’âme, et à qui l’art pictural était ce que la musique est à Euterpeou la poésie à Calliope, cette passion presque dévote pour ce quin’était qu’une automobile (qu’il bichonnait, astiquait,entretenait et protégeait dans le garage sous une bâche grise),s’il est vrai cependant qu’elle contrastait favorablement avectoutes les autres, m’est toujours apparue comme une énigmeinsoluble, bien qu’il l’admirait moins pour sa valeur desymbole, comme marqueur de prospérité, qu’en tantqu’illustration de son goût pour les idées fantasques et tout cequi sortait de l’ordinaire. Aussi n’y avait-il pour lui aucun malà se montrer au volant de sa vieille country squire qui nousfaisait grimper allégrement de quelques marches 70

supplémentaires sur l’échelle sociale et nous classait dans lacatégorie avantageuse des gens aisés qui ne font pas demanières, mais tiennent tout de même à montrer qui ils sont.Ceux qui colportaient cette rumeur ne se doutaient pas que laraison pour laquelle nous n’utilisions notre belle Américainequ’une fois par semaine et pour laquelle ma mère se rendait àpied au village (elle disait à tout le monde qu’elle adorait lamarche) était que l’essence était déjà assez chère à l’époque etnotre Ford Ltd un gouffre financier. Qui aurait mis son nez dansnos comptes aurait certainement conclu que cette voiture étaitau-dessus de nos moyens et nous aurait conseillé de nous endébarrasser au plus vite, d’autant qu’un riche agriculteur enavait offert à mon père un très bon prix et que régulièrement onlui demandait s’il voulait la vendre. Et quand ma mère qui tiraitle diable par la queue, excédée par les soucis d’argent, les finsde mois difficiles, se risquait à lancer que cette bagnole était unluxe inutile, mon père lui objectait alors avec sa mauvaise foihabituelle qu’il n’existait pas d’autre break au monde mieuxadapté aux besoins d’un peintre qui pouvait y loger l’ensemblede sa collection annuelle sans que les toiles se trouvassentcomprimées. Voulait-on que ses œuvres soient abîmées pendantle voyage ? Qu’il les récupère écornées, rayées, trouées, et perdeainsi toute chance de les vendre ou d’y intéresser quelquesommité influente ? Mais que n’importe quelle fourgonnette 71

ordinaire sortie de nos usines nationales présentât les mêmesavantages pour un coût d’entretien et d’utilisation de moitiéinférieur ne l’a jamais effleuré. Pendant des années mon pères’est littéralement foutu de nous. Je n’ai jamais compris qu’on puisse s’enticher d’unevoiture. Je le comprenais d’autant moins de la part de mon pèrequ’il était à l’époque le contraire d’un sentimental ou de ce quel’on appelle communément en langage psychologique un« affectif », mais en un sens, après m’être longtemps demandés’il ne fallait pas y voir la preuve d’une douce démence, d’unepure fantaisie de l’esprit comme elle se rencontre parfois chezles artistes, je me suis amusé de ce caprice, et j’ai supposé qu’ilserait plus judicieux, et plus instructif, de le considérer commele symptôme d’une faiblesse cachée, une de ces failles du cœurqui n’était peut-être pas ce muscle ferme, lisse et imperméable ;mais qui portait ici ou là, en sa surface inégale, quelquesinvisibles interstices par lesquels pouvaient s’échapper uneémotion, pourvu qu’un objet, un être, une situation touchât unefibre de ce cœur et l’émût ou provoquât sa vibration affective.Malheureusement le furet ne faisait pas partie de ces « élus »,comme la voiture ou la peinture, ma mère ou d’autres femmesrencontrées l’été au cours de son laborieux démarchage, et iln’avait droit qu’au mépris et à un traitement dénué de toute 72

pitié. Son installation à la cave le conforta d’ailleurs dans sonstatut d’animal répugnant et purement utilitaire. Le soir, ma mère descendait au sous-sol lui porter àmanger et un bol d’eau fraîche. Elle passait un quart d’heureavec lui, puis éteignait la lumière et remontait. Elle ne disait passi elle l’avait autorisé à se dégourdir un peu les pattes ; ni dureste si elle ne se rendait pas à la mi-journée discrètement à lacave pour lui donner un petit en-cas. Comme mon père deuxfois par semaine le laissait courir en liberté pour qu’il tue lesrats, abondants selon lui et qui, si nous ne faisions rien, seraientcapables de monter bientôt au premier manger nos réserves, etcomme il partait du principe qu’il devait en dévorer au moinsun à chaque fois, il estimait qu’il n’était pas nécessaire de luidonner de grosses platées de nourriture et que quelquesépluchures suffisaient comme simple complément alimentaire.Il n’avait pas la moindre idée de ce que mange un furet, dansquelles quantités ni à quelle fréquence, et ma mère ne prêtait pasbeaucoup d’attention à ses recommandations amphigouriques etcontradictoires en matière de nourrissage qui révélaient saparfaite ignorance. La seule qui à la maison pouvait se prévaloirde posséder quelque science à ce sujet, c’était ma mère, qui, sielle n’était pas érudite, avait l’immense qualité d’être curieuse.C’est ainsi qu’elle avait réussi à savoir en posant la question auvétérinaire lui-même que les furets n’étant pas des rongeurs, il 73

fallait les nourrir comme des chats ou des chiens, ce qu’elle fitde façon discrète, mais avec une régularité et un sérieux qu’onpeut qualifier d’exemplaires. Nous savions qu’elle était de notrecôté depuis le début et qu’on pouvait compter sur elle pourprendre grand soin de notre compagnon. Il nous était si pénibled’imaginer à quoi pouvait désormais ressembler sa vie dans cetrou noir et humide que nous osions parfois à peine y songer ;et lorsque nos pensées irrésistiblement nous entraînaient vers lemarécage fangeux de ce désastre, alors nos cœurs et nos espritsétaient à la torture et nous sombrions dans une déprimeirrévocable. Il nous paraissait que dans l’obscurité le tempsfrappé de cécité devait l’être aussi de lenteur, et que l’ennuis’agrandissait du fait du rétrécissement de l’espace, commes’étendait la langueur dans l’infini temporel de la nuit, car cequi se développe à l’abri de la lumière, morosité, tristesse,angoisse, s’accroît non pas selon une ligne verticale, objectiveet mesurable, pensions-nous, mais abstraitement, et de ce faitprend plus de place à l’intérieur des êtres dont l’âme se trouvebientôt entièrement assombrie et distendue. Pour autant, rien nedevait être plus mouvementé que cette incarcération forcée auroyaume des rongeurs qu’une grande intelligence et une nonmoins grande perversité poussait sûrement à venir narguer notrefuret enfermé dans son carton afin de troubler son sommeil etde compromettre ses chances de débusquer rapidement ses 74

ennemis une fois venu le moment de la chasse. Tout semblaitfait pour qu’il dépérisse et qu’une fois sa tâche achevée il n’aitplus assez de forces pour reprendre une existence normale enpleine lumière. Je m’inquiétai beaucoup des conséquences àlong terme d’un tel exil dans les ténèbres d’un sous-sol peupléde créatures voraces, et avant qu’il ne soit trop tard, je décidaid’agir pour venir au secours de notre furet. Agir n’était pas chose aisée ; j’étais le plus jeune.Hugues et Raphaël souffraient de cette situation qu’ils jugeaientodieuse et en rendaient mon père entièrement responsable. Noussavions que ma mère, qui connaissait bien mon père, n’ignoraitpas dans quel état de tension et d’inquiétude il se trouvait, et ellepréférait ne pas l’irriter davantage en laissant provisoirementcette histoire de côté. Comme mes frères le craignaient et qu’ilsavaient, eux, fait plus souvent que moi les frais de sonirascibilité, ils étaient peu disposés à prendre des initiatives etpréféraient se lamenter dans leur coin plutôt que de passer auxactes. Je consacrai de nombreuses heures à réfléchir au moyend’atténuer un peu les souffrances du furet, seul dans machambre ou sur le chemin de l’école. Je fréquentais à cetteépoque encore le cours préparatoire et je me rendais à pied àl’école tous les jours, tandis que mes frères allaient déjà aucollège à B. en empruntant le car de ramassage qui s’arrêtait 75

juste devant notre maison. Pour moi, c’était un grand privilègede pouvoir m’accorder ainsi deux longues promenades à traversla campagne, et je profitai tous les jours, et en toute saison, decette liberté pour m’arrêter dans la ferme de Marcel Lebeau, ouplus exactement dans l’un des bâtiments de cette ferme qui setrouvait déjà dans un état de délabrement très avancé depuis queMarcel était veuf et avait sombré dans l’alcoolisme. Autrefois riche et entreprenant, il avait perdu le goût dela vie et s’était renfrogné. Et il continuait de nourrir quelquesbêtes, non dans le but de pourvoir à sa propre subsistance, maisparce qu’il n’avait même plus envie de les abattre et qu’ellesétaient tout ce qui lui restait de l’époque regrettée de sa chèreépouse. Parfois, quand je rentrai par la grande porte en bois quigrinçait sur ses gonds oxydés et n’était jamais fermée à clé, jele voyais assis parmi les vaches à fumer et à boire : je ne ledérangeais pas. Mais quand j’étais sûr qu’il n’était pas là, parceque je dois avouer qu’il me faisait un peu peur avec sa longuebarbe broussailleuse et sa canne qu’il posait toujours entre sesjambes, je rentrais dans cette grange chaude et palpitante de vieanimale et j’allais parler aux lapins, aux poules, aux cailles etcaresser les vaches et le vieux cheval de trait ou embrasser lapetite chèvre grise Minette qui me connaissait bien. J’aimaisl’odeur qu’on y respirait, c’était une odeur pénétrante commeune fumée liquide qui se collait à moi et qui m’étourdissait en 76

se mêlant aux bouffées d’urine qui montaient du parterre depaille humide. C’était un endroit qu’on ne pouvait pas quittersans emmener avec soi au-dehors son essence lourde etcaractéristique que seul le frottement d’un gant ensavonnépouvait estomper. Mais j’étais toujours heureux que continue deflotter sur ma peau nettoyée un reste par moi seul perceptible dece fumet si particulier, comme je gardais toujours avec bonheurau fond de moi en rentrant le souvenir du quart d’heure passéau milieu de cette ménagerie bruyante et inoffensive que mavenue ne laissait pas indifférente. Il m’était même agréable deconstater (ou était-ce là un souhait si cher à mon cœur que jefinissais par en percevoir la manifestation concrète dans leregard brillant de mes hôtes ?) que toute cette joyeuse confrériese réjouissait quand j’apparaissais dans l’encadrement de laporte ; et que d’un bond de sauterelle je me retrouvais au beaumilieu de la grange, les deux pieds enfoncés dans la litière,entouré de plumes et de poils tournant ou fuyant et d’unjacassement tonitruant et hétéroclite en guise de bienvenue.C’était le meilleur moment de la journée. Dans cet univers àpart, en dehors du monde, régnaient d’autres lois, ou plusexactement -ce qui était sans doute de ma part une fauted’appréciation ou la conséquence d’une grande ignorance desrègles sociales qui régulent les rapports entre les bêtes-, uneabsence totale de lois, de contraintes, d’entraves à la liberté de 77

chacun des membres de la communauté, et cela me ravissaitlittéralement, moi qui pâtissais de toujours devoir obéir àquelque ordre donné, et de me voir en permanence privé de lapossibilité d’exprimer mon sentiment, surtout lorsqu’ilmenaçait de se manifester d’une manière excessive et sans lesadoucissements ou le sang-froid que le bon sens met dans lescœurs nubiles prompts à s’emporter ou à se répandre. Ici aumoins on ne me jugeait pas ni n’exigeait de moi que je deviennenon ce que j’étais, mais ce que l’on voulait que je fusse à forced’éducation, de formatage et de redressement pour qu’enfin jemette ma personne imparfaite en conformité avec la sociétécivile dont on m’expliquait qu’elle était faite d’individus qui nepeuvent vivre en paix que parce qu’ils ont appris à devenirinterchangeables. Je trouvais étrange que mon père, qui sesingularisait par l’orientation si particulière de son art ou leslubies qui de temps en temps l’apparentaient à une sorte d’extra-terrestre ou d’être surhumain exécutant devant nos minesmédusées un numéro indéchiffrable, voulait à toute force fairede ses fils des personnes normales, à croire que l’idée mêmequ’ils pussent posséder eux aussi suivant son exemple quelquetalent pour le métier d’artiste ou quelque disposition naturelle àl’excentricité le rebutait, et l’effrayait. Du reste à cette époque,tous les adultes que je côtoyais, que ce fût mon instituteur oud’autres femmes et hommes du village voisin, me paraissaient 78

tous identiques, et surtout également froids et réservés, commesi pour eux le seul fait d’être original avait pu nuire à la bonnemarche du monde ou à l’équilibre des rapports humains. Or yavait-il meilleur exemple d’une plus grande diversité que danscette étable où des espèces très différentes semblaient évoluer,se reproduire et cohabiter dans une harmonie exemplaire etimperturbable ? C’est ainsi que je décidai, bien que je fusse le maillonfaible de la fratrie, de tenter de porter secours à notre furet (ceque je considérai comme mon devoir moral et une nécessitéurgente eu égard à ses conditions de vie déplorables), non enpassant moi-même à l’action, quelle chance avais-je de voirtriompher une initiative individuelle, mais selon une autreméthode plus subtile consistant à suggérer à mes deux frèresque telle ou telle action visant à nous rapprocher de lui nousmettrait, si nous étions capables de la conduire avec toute laprudence requise, dans cet état euphorique que nous avionsconnu précédemment, lorsque bravant l’autorité paternelle nousavions osé lui rendre visite tous les trois ensemble dans le salon,profiter de sa tendresse si prodigue, et déjouer à chaque foispendant au moins une demi-heure la surveillance de nos deuxparents qui devenaient de moins en moins méfiants. N’avions-nous pas fait l’expérience grisante qu’un plaisir est démultiplié 79

lorsqu’il est interdit ? Je m’efforçai de démontrer que notrecomportement exemplaire des dernières semaines nous plaçaitdans une posture idéale pour nous lancer dans une frondesouterraine et libératrice ; que notre compagnon au fond de sacave où il se morfondait et usait sa santé dans des tunnelsnauséabonds à courser des rats belliqueux et prêts à tout poursauver leur misérable existence, devait attendre de notre part unsigne de vie ; qu’à chaque fois que la porte s’ouvrait et qu’unjaillissement de lumière déchirait soudain l’obscurité quil’enveloppait en permanence, son cœur devait se souleverd’espérance ; et qu’enfin privé de nos caresses, du contact denos lèvres et de nos étreintes, il se trouvait dans l’impossibilitéde nous témoigner en retour son affection et que cela étaitsûrement pour lui la plus cruelle des punitions. Aux affres dubannissement auquel mon père le vouait s’ajoutait la déceptionque suscitait notre grande indifférence. Quelle ingratitude, quelégoïsme ! Avions-nous tenu dans nos bras un jouet qui nousavait divertis ou serré contre notre cœur un petit être vibrantd’amour ? Abandonné le cheval meurt s’il reste trop longtempsseul dans son écurie aussi sûrement que lorsqu’il s’est cassé unepatte sur un champ de courses ; et aucune poule d’eau nesurvivra longtemps loin de son étang à l’écart des siens. La viede chaque animal est tributaire d’une présence ou de l’endroitoù il a grandi ; celle de notre furet, précieuse à nos yeux, ne 80

dépendait-elle pas de notre souci d’en prendre soin, de la hissersur un piédestal de tendresses physiques, à présent qu’il nepouvait plus attendre de son nouvel environnement qu’il luiprocure le sentiment d’indépendance et de bien-être qui nousavait chez lui émerveillés et qui était fait de ténèbres etd’humidité, comparable à un vaste cercueil où il finirait parsuccomber au désespoir (s’il survivait à l’attaque d’un renardattiré par son odeur !)? Quel était le degré de sincérité de tousces sentiments prodigués lors de nos visites, que valaient cesmots affectueux qui nous venaient si facilement à la bouche :étaient-ils l’aveu d’une affection débordante ou de simplesformules entendues et répétées mais dont la portée réelle nousavait échappé ? Mes frères furent touchés d’entendre desraisonnements si profonds et si sincères ; et peut-être est-ce celaplus que toute autre chose qui les incita à m’écouter avecattention. En peu de temps j’avais mûri, je m’étais hissé à leurniveau, j’avais pris par la succession d’états où j’avais étéimmergé, de l’épaisseur, acquit un certain talent à convaincre,une aptitude nouvelle à exprimer mon désespoir. Mais jem’attachai toujours à leur montrer au fil de mes paroles, pouratténuer un peu l’effet de ces reproches virulents quicontrastaient avec mon statut de benjamin, combien le furet,j’en étais certain, nous serait reconnaissant le jour où enfin nousserions capables d’ouvrir la porte toujours verrouillée et de 81

l’arracher pour quelques minutes peut-être à cet enfer. Ilsuffisait de se procurer la clé : c’est cette évidence que mes deuxfrères émus lâchèrent presque de concert quand je me demandaià haute voix avec une naïveté feinte comment nous allions nousy prendre pour rejoindre incognito le pauvre animal. Presque aussitôt dite la chose fut sinon faite, du moinssérieusement -et concrètement- envisagée, même si demeura untemps obscure, comme en suspens, l’attribution des rôles, c’est-à-dire la répartition des responsabilités, qui deviendraient, sil’opération tournait mal et que nous étions surpris, des fautes etdes écarts répréhensibles. Mes frères eurent l’impression qu’ilsétaient les excellents auteurs de cette brillante initiative : celan’était exact qu’en apparence, et aussi longtemps que l’on veutocculter par quels habiles détours je promenai leur espritcrédule pour l’amener au point où je voulais parvenir. Maisétaient-ils assez futés pour comprendre que je les avais par laruse conduits à prendre cette décision ? J’avais en tout casremporté une double victoire : celle consistant à leur faireimaginer qu’ils étaient plus intelligents que moi sans pour celapasser pour un sot ; et celle infiniment plus estimable que nousallions enfin nous lancer ensemble dans une nouvelle aventurevisant à retrouver notre furet relégué dans un cul-de-basse-fosseet en proie à une solitude robinsonienne. 82

À partir de ce jour, dès lors qu’avait été établi que nouspouvions nous procurer la clé (j’étais seul à savoir où elle setrouvait, mais je n’en fis pas secret longtemps et permis ainsirapidement à mes deux frères d’aller la subtiliser eux-mêmesdans la cuisine, derrière la porte du placard à balai accrochée àune pointe rouillée), avec cette prudence et cette retenue quiservirent de masque à mes agissements, je m’ingéniai àorganiser les premières visites à la cave. Hugues et Raphaëlétaient merveilleux dans l’art de s’imaginer plus forts que toutle monde, plus rapides et plus fins ; alors que j’étais bel et bienla seule tête pensante et l’organisateur exclusif de cescommandos menés en toute discrétion à des moments précis dela journée où le risque -qui n’était jamais nul- était de mon pointde vue assez faible. Comme j’avais remarqué que mon père nese rendait à la cave que deux ou trois fois par semaine quand engénéral nous n’étions pas là et que ma mère descendait porter àmanger au furet vers huit heures du soir (mon père tenait à cequ’il dîne après nous), il était judicieux, pensais-je, de sehasarder dans le petit escalier qui menait au sous-sol entre sixet sept heures et demie du soir, période pendant laquelle lesdevoirs étant faits nous attendions tranquillement que mon pèreaffamé siffle le rappel. Or les jours rallongeaient déjà et lestempératures étaient si clémentes que nous n’eûmes aucunepeine à obtenir l’autorisation de jouer dehors. C’était du reste 83

l’usage : aux beaux jours, proclamait mon père, les enfantsjouent dehors, l’extérieur est pour eux le seul espace possible.Il se déchargeait ainsi un peu, pendant plusieurs mois même, deson devoir de surveillant : c’était à ma mère que revenaitprovisoirement cette tâche. La difficulté majeure de notreaudacieuse entreprise venait de ce que l’escalier qui conduisaiten bas était visible depuis la fenêtre du salon, et donc que mamère occupée dans la cuisine (mais qui pour aller chercher unplat ou un torchon propre se rendait dans la pièce attenante, lesalon) pouvait à tout moment nous apercevoir. Aussi fallait-iluser de malice : un d’entre nous devait se planter juste devant lacuisine pour vérifier que ma mère s’y trouvait tandis qu’un autres’engouffrait en vitesse dans l’escalier aux marchesvermoulues, ouvrait la porte et rentrait dans la cave où nousattendait le cher animal. Il fallait agir avec méthode etdétermination ; rien ne nous aurait nui davantage que ladésorganisation ou le manque de coordination. Il fallait laissersupposer à nos deux parents que nous étions en train de jouerdans la courette. Nous rendions visite au pauvre furet à tour derôle. Le troisième planton devait quant à lui toujours garder unœil sur la porte d’entrée d’où pouvait surgir mon père (dontnous craignions à tout moment les coups d’éclat) sans prévenir,les cheveux ébouriffés, l’air hagard, et sans la moindre raisonapparente dans l’intention de prendre l’air quelques instants ou 84

pour se mettre à courir autour de la maison jusqu’à s’étourdir enpoussant d’indescriptibles râles de coureur de fond en pleineffort qui faisaient penser au son plaintif et sec d’un instrumentà vent complètement déglingué. Quand ma mère lui demandaitangoissée en le voyant rentrer en sueur et haletant, la bouchedégoulinant de bave filandreuse, ce qu’il avait fait dehors, et cequi justifiait qu’il fût dans un tel état, il se contentait souvent dedire qu’il s’était juste oxygéné et qu’il avait refait le pleind’énergie, que l’effort physique intense régénère l’imaginationavant de remonter en toute hâte dans son atelier. Il prétendaitque parfois l’artiste a besoin de ce contact furtif avec l’extérieurpour trouver l’inspiration. Mais ces sorties exténuantes et tout àfait imprévisibles avaient aussi de fâcheux effets dans la mesureoù elles réveillaient une des principales phobies de mon père :l’arrêt cardiaque. Alors tout le monde devrait se précipiterautour de lui et s’inquiéter comme il s’inquiétait lui-même (sansde départir jamais toutefois de cette belle assurance qui lui étaitsi familière) de l’emballement de son palpitant qui allait à coupsûr exploser, il le savait. C’est donc cela qu’il fallait redouterpar-dessus tout : qu’il surgisse soudain parmi nous, ce qui, nousle savions, allait instantanément d’une façon ou d’une autrecréer un terrible mouvement de panique qui nous trahirait. Faceau danger d’une hystérie collective déclenchée par une séancede sport improvisée qui tournerait au drame nous étions 85

impuissants : nous savions que dans cette hypothèse nousn’aurions sûrement pas la force de dissimuler plus longtempsnotre forfait, que nous le tiendrions même pour l’unique causede son malaise ou son infarctus. Mon père avait le don de nousasséner que quoi que nous fassions nous serions toujours tenuspour responsables de tout. Ce récit serait incomplet si je n’y consignais pasmaintenant que ma mère, qui est fine et perspicace, avaitcompris je pense, assez vite ce qui se tramait tous les jours à lacave, car le zèle que nous mettions à ne pas faire de bruit et ànous tenir bien tranquilles dans le jardinet en évitant de crier etde courir avait dû rapidement éveiller sa curiosité. Elle trouvaitnaturel que nous aimions le furet, elle l’aimait elle aussi, et dureste elle le nourrissait ; mais elle préférait feindre l’ignorance,car aussi longtemps que nous n’avions pas commis lamaladresse de nous trahir en laissant des preuves plus ou moinsaccablantes de nos intrusions, elle pourrait toujours prétendrequ’elle n’avait rien vu, rien entendu, rien remarqué de suspect.Nous aurait-elle découverts par le fait de notre négligencequ’elle se serait rendue séance tenante au grenier pour informermon père de notre délit, s’y sentant pour ainsi dire obligée depar son statut d’épouse. Elle ne pouvait pas s’empêcher de luidire la vérité, contrevenir à cette loi relevait pour elle de la 86

trahison conjugale, du déni de réalité, du plus élémentairemanquement à ses devoirs. Elle savait quel genre d’homme etde mari il était, ce qu’il exigeait d’elle ; mais cela ne ladispensait pas de temps en temps tout de même de lui tenir tête.Nous pouvions considérer notre mère comme une alliée, jusqu’àun certain point seulement. Elle demeurait une femme soumise,d’un niveau inférieur, et d’un caractère trop faible pour luirésister durablement. Ses rébellions épisodiques et somme toutemodérées contre son autorité, sa violence et ses méthodes tropexpéditives lui inspiraient une profonde méfiance, et je croisqu’elle les acceptait surtout par crainte d’en devenir elle-mêmeun jour ou l’autre la victime. Mais je me lassai au bout de quelques semaines de cesvisites en catimini dans cet endroit qui me paraissait abject. Dureste, le furet lui-même ne finirait-il pas par se fatiguer aussi denous voir toujours si pressés, le visage chiffonné par la crainted’être surpris, les lèvres tremblantes et les mains moitesd’inquiétude ? Je trouvai dégradant de ne rien entreprendre deplus audacieux qui nous eût hissés au rang de véritables amisdotés d’un courage plus héroïque et prêts à fournir à l’être aimédes témoignages de leur attachement. Notre dessein n’avait-ilpas été dès le début d’arracher notre furet à son triste sort, nefût-ce que de manière provisoire ? N’était-il pas injuste qu’il 87

pâtisse lui plus que nous de la sévérité aveugle de notre père,lors qu’il tenait la liberté pour un bien plus indispensable quenous autres et qu’il devait d’autant moins comprendre qu’onl’en privât qu’il en avait fait un usage illimité depuis sanaissance et qu’elle lui était aussi naturelle que l’air qu’ilrespirait ? Après m’avoir entendu à trois reprises comparernotre démarche à celle de parents proches qui se rendaient auparloir d’une maison d’arrêt pour y retrouver un membre de lafamille injustement condamné à une lourde peine, lequel nousregardait, à l’issue de la visite, partir tristement en pensant qu’ilpasserait une énième nuit dans sa geôle, Hugues s’avisa quenous devions franchir une étape supplémentaire et, rebondissantsur ma suggestion implicite, permettre à notre cher animal des’échapper de temps en temps de son trou. Et je le félicitaichaleureusement pour cette merveilleuse idée que j’avais eue lepremier et qui était cette princesse endormie attendant le baisermiraculeux de son prince. Nous étions si heureux tous les troisque nous décidâmes de mettre au plus vite notre projet àexécution pour lequel il fallut définir au préalable quel endroitétait le plus approprié. Et il ressortit de notre discussion que noschambres, bien que situées dans une dangereuse proximité avecl’atelier de notre père où il passait l’essentiel de son temps, etloin de la cave, ce qui nous forcerait à redoubler d’inventivité etde vigilance, se prêtaient idéalement à l’exercice de la liberté 88

surveillée, davantage par exemple que le salon ou même le carréd’herbe qui entourait notre maison trop exposé aux regards etpeut-être un peu trop vaste ; sans oublier qu’une immersiontemporaire dans la nature risquait de raviver le souvenircertainement douloureux de ce jour où mon père, en plein hiver,avait forcé notre malheureux furet à marcher sur la terre encorefroide des récentes gelées et à rejoindre ses semblables dans cequ’il croyait être, lui, son milieu d’origine. Mais il fut établiaussi suivant l’avis général que l’on changerait tous les soirs dechambre, qu’étant toutes les trois d’une superficie identiqueaucune ne devait être privilégiée ni aucun d’entre nous favorisé,ce qui présentait l’avantage d’être moins ennuyeux pour notreami et, pour chacun d’entre nous, de lui montrer ainsi à tour derôle nos soldats de plomb, nos voitures miniatures en métal(dont une Mustang noire à l’habitacle et aux fauteuils recouvertsde simili cuir d’un rouge orangé), mais aussi, en ce qui meconcernait, les deux peluches défraîchies que j’avais conservéesdans mon placard et surtout les adorables animaux de ma fermelilliputienne que j’avais réussi à sauver d’une rafle paternellesurvenue trois moins plus tôt. C’est ainsi que Hugues, parcequ’il était le plus grand de taille, continua de s’occuper de laclé ; Raphaël se porta volontaire pour ouvrir la porte de la caveet aller chercher le furet dans les profondeurs obscures du sous-sol ; et c’est à moi que revint la tâche la plus noble et la plus 89

périlleuse : glisser le petit animal sous ma chemise, en refermersoigneusement chaque bouton, et monter tout naturellement etsans hâte ostensible l’escalier jusqu’à l’une des chambresdésignées. Cette discrète opération de transfert, quand j’eusenfin réussi à surmonter la peur que m’inspirait la porte del’atelier (qui se trouvait dans le prolongement direct del’escalier et à laquelle fatalement se heurtaient mes regards), meprocura bientôt plus de volupté que d’angoisse et demeure dansma mémoire aujourd’hui encore comme l’un des momentsparticulièrement délicieux de mon enfance. Mes frères merejoignaient dans les minutes suivantes sans faire de bruit. Nousapprîmes à réprimer nos élans de joie, l’ivresse jubilatoire etsonore qui nous inondait, gonflait nos cœurs impatients.Vraiment notre père aurait pu trouver dans les glissementsimperceptibles de nos jeunes corps qui effleuraient le sol, lesmurs, contournait habilement les meubles, matière à méditer surl’influence chez de jeunes créatures de son éducation répressivequi fournissait là un assez brillant exemple de réussite précocedans l’art de se maîtriser. Mais n’aurait-il pas été plutôt un peueffrayé s’il avait compris alors que ceux qu’il réussissait si bienà façonner selon sa volonté et ses principes retournaient contrelui les armes qu’il avait mises entre leurs mains ? Dans lespremiers temps, nous fûmes même si discrets que nos parentsne remarquèrent même pas que nous n’étions plus dehors. 90

Au bout d’une semaine, il fallut bien leur expliquer quenous avions à nouveau envie de jouer aux cartes en haut, à quoimon père rétorqua qu’il était tout aussi possible, mêmepréférable, et selon ses propres termes impératif de rester àl’extérieur, dans le jardin, pour nous adonner à cette activité ;mais ma mère de son côté s’y opposa avec une telle véhémence,arguant de ce que nous risquions, à cause de la fraîcheur subitede l’air (une vague de froid avait déferlé sur la campagnefrémissante en plein cœur de ce printemps méridional), de nousenrhumer, que mon père sur le moment n’insista pas. Notreprospérité était le souci permanent de notre mère ; et tout ce quid’une manière ou d’une autre pouvait l’altérer ou la mettre endanger, elle le repoussait comme une poule éloigne de sa couvéetout prédateur qui tente de s’en approcher. Nous redoutionsquand même que mon père -il l’avait déjà fait- nous confisquenos jeux de cartes et nous oblige à passer toutes nos soirées ànous amuser dehors malgré le regain de fraîcheur et l’ordrematernel, car sans oser l’avouer ouvertement notre présence aupremier étage, aussi calmes que nous fussions pourtant devenus,le dérangeait, mais heureusement cette idée ne lui traversa pasl’esprit, ou peut-être était-il tellement occupé par son travail, etintellectuellement si peu disponible, qu’il nous abandonnapurement et simplement à notre sort. 91

Ou plus exactement il se contenta de reprendre une deses fidèles habitudes qui consistait, quand il faisait froid et qu’ilétait inenvisageable de sortir, à laisser, afin d’entendre à toutmoment ce que nous faisions dans la maison, dans quelquepièce qu’il se trouvât, la porte grande ouverte. Cette manieexaspérait ma mère, toutefois elle avait depuis longtempsrenoncé, face à l’obstination de son mari, à tenter de l’abolir oumême de l’atténuer. Mon père ne consentait à ne laisser qu’àmoitié ouverte la porte qui menait à son atelier (sauf quand iltravaillait, au nom d’une pudeur réservée à l’exercice de son artdont il protégeait farouchement les productions, comme s’il sefût agi d’objets précieux que notre seul regard -sans parler denotre jugement- eût certainement salis s’il s’était, mêmesubrepticement, porté sur eux), qu’afin selon lui la peinture enson absence respire. La surveillance de nos faits et gestesjustifiait que toutes les autres portes restassent ouvertes à toutmoment, y compris lorsqu’il s’agissait de ces actes intimes quel’on commet en principe toujours seul et qui risquent mêmed’incommoder les autres. Cela n’avait pour lui aucuneimportance. Ses séjours aux cabinets redevinrent tout à faitpublics, et comme la porte des toilettes se trouvait au fond dulong et large couloir du premier étage, celui qui permettaitl’accès aux chambres, lorsque mon père les utilisait, et celadurait parfois jusqu’à quinze minutes, nous cessions de bouger 92

(et si possible de respirer, sauf moi qui refusais de me boucherle nez ) et cachions sous un oreiller moelleux le furet qui,comprenant alors qu’il était devenu risqué de se faire remarquer,se tenait bien sagement pelotonné en boule sous son ventre deplumes en attendant que notre père ait terminé de faire sesbesoins et soit remonté dans son atelier. Ces séances étaienttoujours très éprouvantes (rien n’aurait paru plus étrange et plussuspect- qu’un silence total, ce qui nous obligeait alors àéchanger quelques paroles improvisées et à simuler une partiede cartes sur la moquette, le lit n’étant pas selon mon père unechaise où poser son cul), bien que le risque d’être surpris fût enfin de compte limité, car mon père ne pénétrait dans noschambres que si une agitation sourde, des bruits de chocs, uneconversation un peu trop vive et qui risquait de dégénérer, l’yinvitait, et jamais sans raison « valable » ou avec d’autresintentions en tout cas que de mettre un terme à une situationdevenue soudain anormale ou potentiellement dangereuse pourl’ordre domestique. Il estimait que toute intervention ledéconcentrait, que toute réprimande était une distractionnuisible, et c’est pourquoi il fallait toujours qu’elles fussentrares et d’une efficacité redoutablement dissuasive. Il nepoussait jamais la porte de l’une de nos chambres pour nous direquelques mots gentils, savoir si nous étions contents, nousquestionner sur le déroulement de notre journée, ou même jouer 93

avec nous quelques minutes. Comme nous aurions été heureux !Quel plaisir nous aurions pris à le voir s’associer à nos jeux, etquelle n’aurait pas été notre jubilation que de répondre à sesquestions concernant notre vie pourtant bien ordinaired’écoliers! Mais cela ne l’intéressait pas : seul comptait pour luison art. Il appliquait cette règle ridicule de la porte ouverteégalement pendant ses ablutions qui se déroulaient parfois avantl’heure du repas, quand il n’avait pas eu le temps de se laveravant et qu’il avait selon lui sué sang et eau toute la journéedans son atelier, ce qui justifiait un décrassage en profondeurdont nous étions les témoins oculaires directs malgré nous. Eneffet, depuis chacune de nos chambres qui se trouvaient dans lemême alignement, on voyait très bien juste en face la salle debains, profonde et blanche comme une chambre d’hôpital. Ilétait donc impossible, où que l’on fût, de ne pas apercevoir monpère lorsqu’il se déshabillait et, une fois entièrement nu, serasait devant le miroir qui surplombait le lavabo avant de seglisser dix minutes plus tard dans la baignoire déjà rempliepresque à ras bord d’eau chaude et de mousse. Il s’agissait d’unelongue baignoire, ce qui je crois était assez rare à l’époque, etqui lui permettait d’étendre complètement ses jambes. C’estainsi que nous avions découvert très jeunes l’anatomie un peueffrayante pour notre sensibilité d’enfants de ce pèreextrêmement velu, à la chevelure sombre et dense, à la barbe 94


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