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Christophe VieuLe furetTake Your Chance

© Take Your Chance – Pau 2015 – ISBN 978-2-37351-036-2Toute représentation, traduction, adaptation ou reproduction, même partielle, par tousprocédés en tous pays, faite sans autorisation préalable est illicite et exposerait lecontrevenant à des poursuites judiciaires. Réf. : loi du 11 mars 1957, alinéas 2 et 3 del’article 41.Une représentation ou reproduction sans autorisation de l’éditeur ou duCentre français d’exploitation du droit de copie (20 rue des Grands-Augustins, 75006Paris) constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants duCode pénal

Liste des ouvrages édités : - L'Ivoire ressuscité (théâtre) éditions du Papillon épinglé - Sucré, salé (nouvelle) éditions Un-Etat-d'Esprit - La Belle âme (roman) éditions Chemins de Tr@verse - Journal de l'Impossible (roman) éditions Chemins de Tr@verse - Les Leçons d'amour (nouvelles) éditions Chemins de Tr@verse - Conséquences fâcheuses d'une nuit sans sommeil (théâtre) éditions Chemins de Tr@verse - En Mal de Père, roman, Amazone-crossing

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Un dimanche matin, mon père levé comme à son habitude detrès bonne heure aperçut, depuis la fenêtre de la cuisine où ilbuvait son café debout, ce qu’il précisa plus tard lorsqu’il entradans les détails de cette découverte insolite, une boîte en cartonrectangulaire qu’une main étrangère avait déposée juste devantles marches du perron de notre maison. S’il supposa qu’onl’avait intentionnellement exposée à cet endroit, une autrehypothèse lui traversa l’esprit : le vent avait peut-être poussépendant la nuit dans l’enclos du pavillon cet emballage que desgens peu scrupuleux avaient dû jeter sur la route et qui avait finisa course contre la première marche du petit escalier de pierre.Nous demeurions à cette époque à environ deux kilomètres despremières habitations regroupées autour d’un bourg minusculeaccessible par une étroite voie routière au tracé rectiligne quifendait les champs cultivés et les prairies ondoyantes, peufréquentée l’hiver et même assez souvent déserte, mais priséeaux beaux jours par des estivants qui l’empruntaient pourrejoindre la côte et ses villas, de sorte qu’il nous arrivaitplusieurs fois par jour, l’été, de voir filer à vive allure et vitresbaissées ou totalement découvertes pour les cabriolets, desautomobiles ronflantes dont les occupants pressés neregardaient jamais en direction de notre logis. Il était tout à faitplausible de penser qu’un conducteur indélicat -ou uncamionneur- croyant la campagne inhabitée, subodorant qu’il 1

ne se trouvait personne ici pour s’en étonner ou s’en plaindre,s’était débarrassé d’un carton inutile et encombrant sansimaginer qu’un souffle d’air l’emporterait jusque devant cheznous, expliqua-t-il. Mon père sortit en bras de chemise -il était d’une rareinsensibilité au froid et pouvait, l’hiver, s’exposer au souffleglacial dans des vêtements légers sans frissonner-, mais àl’instant où il s’apprêtait à donner dans le carton un coup de piedd’une violence suffisante pour lui faire franchir à nouveau, dansle sens inverse, la limite de notre petit morceau de jardinmatérialisé par la rainure droite et profonde que la grilleautrefois toujours fermée la nuit par le précédent locataire, avaitdéfinitivement creusée dans la terre, et l’expédier hors de notreterritoire, il lui sembla, comme il l’expliqua, que quelque chosebougeait, grattait et frétillait à l’intérieur avec une nervositéimpatiente. Aussi se retint-il de commettre ce geste peut-êtreimprudent impulsé par une décision instinctive ; et il voulutvérifier avant d’agir qu’aucun être vivant ne s’y trouvaitabandonné. Lorsque environ une heure plus tard nous descendîmesà notre tour, mes frères et moi, mes parents -mon père pasencore rasé et hirsute, ma mère simplement vêtue d’une longue 2

chemise de nuit rose et les cheveux libres sur les épaules- setrouvaient au salon et discutaient d’une façon qui nous semblatrès inhabituelle et presque extravagante. Mon père silencieuxd’ordinaire et peu enclin aux longues discussions, surtout lematin qui était pour lui un des pires moments de la journée,parlait fort et abondamment tout en marchant à grands pas entrele canapé et la fenêtre ; ma mère, calme et décidée, répondait àchacun de ses arguments, à chacune de ses suggestions, avec unaplomb inaccoutumé. Il se dégageait de cet échange vif etpassionné l’impression qu’aucun des deux ne parviendraitvraiment, dût-il se prolonger pendant des heures, à prendrel’avantage ; et qu’un accord serait impossible à trouver tant lespositions de chacun paraissaient définitives, car mon pèredemeurait inflexible et ma mère de son côté, confortablementassise dans son fauteuil -ce qui lui arrivait rarement-, oubliantsa docilité naturelle ne voulait rien entendre. Nous ne tardâmes pas à comprendre que l’objet de cettedispute était la découverte que mon père avait faite un peu plustôt dans la matinée et qui semblait exercer une influencedéterminante sur leur humeur. Mon père s’indignait contre lamalveillance de cet inconnu qui nous avait joué ce tour de trèsmauvais goût. Et ma mère, certaine qu’il n’y avait de la part decette personne, quelle qu’elle fût, pas la moindre intention de 3

nous nuire, défendait au contraire le point de vue que si on avaitdéposé ce petit animal devant notre maison, c’était bien lapreuve qu’on nous estimait tout à fait aptes à en prendre soin etqu’il était entre les meilleures mains du monde. Il étaitparfaitement évident pour mon père qu’on essayait de cettemanière de nous monter les uns contre les autres et que seul unpervers et un désaxé -ce furent les mots qu’il employa- pouvaitavoir eu une idée aussi farfelue ; mais pouvait-il nommer uneseule de nos connaissances relevant de cette catégorie parmi lesrares personnes que nous côtoyions plus ou moinsrégulièrement à cette époque, rétorqua ma mère ? Mon pèrepassait la plupart du temps à travailler et avait peud’accointances intellectuelles avec les villageois qu’il jugeaitpassablement ennuyeux et qu’il évitait, sans compter qu’il étaità ses yeux inenvisageable de s’engager avec l’un d’entre euxdans la moindre discussion artistique d’un bon niveau.Néanmoins, surtout grâce à la gentillesse et à la persévérance dema mère qui souffrait de notre semi-réclusion en rasecampagne, donc à l’écart du monde, nous avions réussi à nouerdes liens solides avec un couple, Maryse et Bertrand, que nousinvitions de temps à autre à déjeuner ou à dîner, et qui possédaitune ferme immense où il élevait toutes sortes d’animaux, àl’entrée du bourg. Quand nous lui rendions visite, plusieurs foispar an, nous étions, mes frères et moi, fous de joie et comme 4

fascinés à chaque fois par son amusante ménagerie ; et nouspassions toujours beaucoup de temps à regarder les porcs, lesveaux, les nombreux volatiles de la basse-cour et les lapins quiglissaient entre nos mains joueuses ; mais aussi le bardeau ausombre pelage râpé, les magnifiques paons en liberté dans levaste verger où vieillissait dignement un percheron moucheté,et les élégants cygnes noirs sur l’étang, sans oublier le malinoisRex et les trois chats dont un était aveugle. Mon père quant à luine nous accompagnait jamais et restait à discuter avec Bertrandde ses affaires, car il détestait les animaux. Ma mère comprit en nous voyant apparaître tous lestrois dans l’encadrement de la porte quel profit elle pourraitretirer de notre présence et nous demanda immédiatement notreavis, enfreignant la règle alors en vigueur dans notre maisonselon laquelle les enfants n’avaient par principe pas d’opinionet surtout aucun droit à l’exprimer. Ne devait-on pas garder auchaud ce malheureux visiteur qui tremblotait au fond de soncarton? N’était-il pas inconscient de le relâcher en pleine naturepar cinq centimètres de neige sans aucune chance qu’il trouvequelque nourriture dans les champs gelés? Sans parler dudanger auquel toute créature fragile livrée à la voracité desprédateurs était nécessairement exposée lorsqu’elle se trouvaitcontrainte d’errer seule à la recherche d’un endroit où se cacher. 5

Il était certain qu’elle ne survivrait pas plus de deux heures àl’extérieur et que la remettre en liberté, c’était la condamner àune mort certaine et sans doute violente. Nous fûmes instantanément convaincus de la justessede ces arguments et nous le fîmes aussitôt savoir d’une voixunanime à notre père qui nous ordonna de nous taire et de lelaisser parler à son tour. N’est-il pas le chef de famille ? Au nomde quoi devrait-il subir les désagréments d’une présenceanimale étrangère dans sa maison? Cet engouement soudain -qu’il trouvait démesuré- n’était-il pas de notre part le signe d’unégoïsme infantile et d’un emballement qui ne durerait du restepas plus de quelques jours ? Et à qui reviendrait la responsabilitéde trouver une solution définitive lorsque l’enthousiasme passétout le monde se détournerait de l’intrus et vaquerait à sesoccupations habituelles en se souciant comme d’une guigne deson bien-être et de son avenir ? Qu’adviendrait-il si d’aventureil tombait malade et qu’il soit nécessaire de faire intervenir unvétérinaire ? Il lui paraissait irresponsable de s’exposer ainsi àdes frais inutiles ; et il invoqua les difficultés financières duménage, difficultés qui étaient à cette époque bien réelles, il fautle reconnaître. Il fit appel à notre bon sens, cherchant par tousles moyens à nous convaincre de l’inanité de ce projet, dressantla liste des inconvénients que la cohabitation avec un animal 6

sauvage impliquerait dans le déroulement de notre viequotidienne qui se trouverait modifiée et même complètementbouleversée à son avis. Il estima que si nous le gardions avecnous, plus rien désormais ne serait comme avant ; et qu’ilfaudrait sans cesse prendre en compte l’existence de cet êtrecapricieux et indépendant qui n’avait aucun point commun avecl’homme et n’était sûrement d’aucune manière prêt à sesoumettre à ses ordres, à sa loi, et à adopter ses habitudes.L’idée qu’il ne puisse exercer sur lui aucun contrôle déplaisaità mon père. Il nous traita d’écervelés et nous rappela qu’iln’avait jamais cédé, lui, au contraire de ma mère qui étaitparfois trop faible, au moindre de nos caprices. Alors, face à safermeté, à ces haussements de ton qui ne présageaient jamaisd’issues favorables, il nous parut plus prudent de ne pasl’interrompre ; et nous l’écoutâmes d’un air penaud sans plusoser dire un seul mot. Il avait à cette époque, lorsqu’il s’énervait, et celaarrivait de temps en temps et pour des raisons diverses, quelquechose d’effrayant sur le visage, une dureté presque inhumainequi partant du regard se communiquait à tout le corps et le faisaittressauter, comme une violence électrique irradiante dontl’explosion soudaine, si pour quelque motif elle venait à selibérer, nous faisait peur plus que toute autre chose terrifiante 7

que sont les fantômes ou les éclairs dans le ciel. Nous redoutionsque cette affaire ne le fâche tout à fait. Tout espoir dans cettehypothèse serait perdu. Nous le poussions rarement dans sesultimes retranchements ; et options presque toujours pour uneplate obéissance, bien qu’il nous coûtât souvent de devoir fairetaire cette réaction naturelle de clamer haut et fort une véritéjuste, si juste qu’elle ne méritait même pas de justification etdevait gagner l’adhésion de tous, pensions-nous, dès lorsqu’elle était proférée. Et cette fois-ci encore nous ressentîmesau fond de nous ce désir de nous opposer à lui, accru par lafaiblesse des arguments que mon père avançait en les présentantd’une manière sérieuse et ampoulée, et dont tout autre que nousaurait peut-être osé rire ouvertement tant ils étaient aberrants. Il n’était pas rare, lorsqu’il exposait un point de vue,qu’il tente de donner à son discours, par des gestes amples ou larépétition d’un mouvement régulier de la main droite quimartelait l’air en obéissant à une impulsion mécanique, la forceimparable de la loi, la profondeur du jugement divin ou plussimplement l’évidence du bon sens universel. Et en guise deconclusion il lui arrivait souvent de se retrancher derrière unede ces généralités un peu faciles selon laquelle tout père dignede ce nom ferait la même chose ou bien encore n’importe quelpère de famille responsable se rallierait sans hésitation à cette 8

opinion. C’est exactement ce qu’il fit ce jour-là. Nousconnaissions par cœur cette rhétorique et nous restâmessilencieux, par tactique ; nous comprîmes qu’il en faisait encoreusage dans le but de démontrer qu’il avait raison commetoujours et qu’il voulait régler ce problème au plus vite, car ilétait toujours pressé d’éliminer de son esprit toute tracasserieinutile. Mais quel homme responsable en ce dimanche matin oùs’était remise à tomber une abondante pluie de flocons auraitplaidé en faveur d’un abandon de cet hôte inoffensif etfrissonnant sans ressentir au plus profond de lui-même toutel’injuste cruauté de son geste? Heureusement la discussion s’interrompit lorsquel’animal, peut-être inquiété par la bruyante harangue etl’agitation de mon père, décida tout à coup sous nos yeuxmédusés de se hisser sur ses pattes de derrière et de soulever undes deux abattants du carton posé sur le sol du salon, montrantun adorable museau rose qui pointait au milieu d’une tête à lafois malicieuse et ingénue, tout en nous adressant des regardsinterrogateurs qui nous firent nous pâmer d’admiration. Il tentaà trois reprises par de vigoureuses poussées du bassin de sehisser à l’extérieur, et ces efforts firent tanguer dangereusementle carton qui finalement bascula ; ce qui lui permit de s’enextraire tout à fait avec une aisance désarmante. Il promena à 9

nouveau un instant ses regards sur chacun d’entre nous, commepour juger de l’effet sur nos visages de ce tour deprestidigitateur dont il semblait retirer une fierté pimentéed’ironie. Cette liberté reconquise l’engaillardit. C’est alors qu’ilavança en sautillant sur ses courtes pattes ; et le pelageuniformément blond de son corps prolongé par une queuepresque aussi longue que celle d’un chat se balançait comme unpaquet de mousse sur la moquette vert cresson de notre salon.Mes deux frères qui n’avaient pas cessé de se demander à quoipouvait bien ressembler ce visiteur invisible, furent soulagés etsatisfaits au-delà de leurs attentes : dans leurs yeux amusés etravis brillait cette lueur que fait naître une grande joie, d’autantplus complète qu’elle est inattendue, et qui se présentait à euxce matin sous l’apparence d’un furet au manteau d’or, aux yeuxétranges semblables à deux bulles de sang écarlate et à lasomptueuse silhouette élongée. Passé l’effet de surprise, nousnous concentrâmes sur sa démarche à la fois sûre et rapide. Eten le voyant ainsi avancer d’un pas aussi décidé vers mon pèrequi avait passé au moins une heure à jouer avec un déploiementd’ardeur presque ridicule son rôle de patriarche (bien que cettefois-ci, il faut l’admettre, ma mère n’avait pas lâché prise), nouscomprîmes malgré les limites de notre intelligence que nousavions affaire à un animal hors du commun, doué d’intuition etdoté d’une personnalité habile et charmeuse, mais aussi 10

volontaire et peut-être rétive selon les circonstances. Du reste,son sens de l’improvisation et sa sagacité nous bluffèrentlorsqu’étant parvenu juste devant mon père (qui la tête penchéeen bas et presque à angle droit avec le torse suivait interloquésa curieuse gesticulation), il se mit à lécher l’extrémité de sesCharentaises dans l’intention de signifier qu’il ne méritait pasla défiance dont il faisait l’objet depuis le début de la matinée ;et qu’il vouait une sympathie immodérée au chef de famille sansle moins du monde lui tenir rigueur de son emportement. Monpère releva la tête et nous vîmes passer dans ses yeuxl’incertitude du désarroi, signe précurseur trop éloquent d’unedéfaillance pour que nous n’ayons pas alors la tentation d’enretirer un discret triomphe. Il fut décidé que le furet serait autorisé à rester cheznous aussi longtemps que la campagne demeurerait prisonnièredu grand froid et de la neige. Cette résolution fit suite à laconversation téléphonique que mon père eut ce jour-là avecBertrand -le jeune fermier- qui lui parut la seule personnecapable d’apporter une solution au « problème » qui venaitselon mon père de surgir dans notre vie. Mais Bertrandexpliqua, et mon père ne douta pas un seul instant de la justessede sa démonstration, bien qu’il fût le premier d’ordinaire àmettre en doute la pertinence des jugements de son prochain, 11

que certains animaux de son exploitation agricole, libres dansleur enclos, deviendraient, si du jour ou lendemain un furetintégrait la ménagerie, les proies de ce redoutable prédateur quiétait capable de creuser en quelques heures une galeriesouterraine. Bertrand ne comptait pas de chasseurs parmi sesconnaissances, et il suggéra à mon père de se rapprocher de lafédération locale qui pourrait peut-être lui porter secours. Ilexistait sûrement un moyen d’éviter de rendre la pauvre bête àun mode de vie sauvage pour lequel il n’était pas fait de toutefaçon, ajouta Bertrand que les arguments de mon père en faveurd’un retour dans son milieu naturel n’avaient pas convaincu, luiqui connaissait parfaitement les mœurs des animaux pour lescôtoyer depuis son enfance. Cette déconvenue contraria un peumon père dont le visage se renfrogna. Mais comme il devaitpenser que cette histoire de furet l’avait suffisamment occupé etqu’il ne fallait sûrement pas lui accorder une importancedémesurée, il se leva de table d’un bond rapide, et, après avoirordonné sèchement à ma mère de remettre le furet dans le cartonet de l’y laisser jusqu’à nouvel ordre, il disparut dans la caged’escalier. Mon père travaillait comme un forcené et avait atteintallégrement sa trente-cinquième année en conservant toute lafraîcheur de la jeunesse servie par un physique agréable. 12

Il savait que le véritable talent, ce qu’on appelle mêmecommunément le génie, est toujours précoce ; et il souffrait del’indifférence qu’affichaient à son égard les critiques les plus envue et les connaisseurs patentés du cénacle. Pour mon père, lareconnaissance était encore cet astre à l’éclat mirobolant quiattire, mais jamais ne parait à portée de main, et qui s’éloignemême lorsqu’on tente -presque par désespoir- de s’enapprocher. Son art s’était engagé dans une direction qui allait àl’encontre des principaux courants picturaux de l’époque et lemarginalisait. Alors qu’on faisait grand cas dans les galeriescélèbres de la peinture « néofigurative », formé à la techniquede l’art abstrait (mais aussi, de façon approfondie à celui, moinsattrayant pour lui, de l’art figuratif et mimétique) et persuadéqu’il n’était pas de salut sans une recherche poussée d’unlangage nouveau qui ne voulait pas rivaliser avec le monde,mais devait tendre plutôt à en révéler le mystère caché, il étaitentré contre son gré en dissidence et se trouvait contraint, dansles articles qu’il écrivait parfois pour des revues spécialisées, dedéfendre sa position originale, mais minoritaire, pendant qued’autres artistes, infiniment moins talentueux selon lui,s’autocongratulaient et s’extasiaient sur la beauté réaliste deleurs œuvres. Il avait réussi -en partie grâce à la vivacité de saplume- à ne pas se couper totalement du milieu très hermétiquedes spécialistes, mais il savait qu’on ne tolérait ses contributions 13

inspirées que parce qu’y affleurait une férocité discrète qui nemanquait pas d’élégance, une exaspération amarescente danslaquelle on voyait exprimée toute l’incompréhension del’artiste, toute sa révolte face à l’injustice du goût, aux capricesde la mode, et ceux qui s’en émouvaient en riaient aussi quandils se savaient par le miracle des engouements à l’abri de ladisgrâce. Ainsi mon père n’avait-il d’autre possibilité qued’attendre des jours meilleurs tout en laissant de temps en tempsexploser sa colère sous une forme caustique. Il consacrait tout son temps à la peinture. Il se levait tôtet ne descendait que pour prendre ses repas, le midi avec mamère, et le soir avec ses trois fils, la famille au grand complet.Il s’accordait parfois une courte sieste après le déjeuner, maissouvent il se le reprochait, et remontait contrarié d’avoir perdude précieuses minutes à ne rien faire. L’hiver, il ne sortaitqu’une fois par semaine, le samedi, jour des courses qu’il faisaitavec ma mère dans la petite ville commerçante de G.. Tous lesdeux jours ma mère qui aimait la marche à pied et le pain fraisse rendait chez le boulanger du village. Mon père ne voulait pasqu’elle travaille à l’extérieur. Il estimait qu’une femme peut êtreheureuse en restant au logis, et qu’il y avait de toute façonbeaucoup à faire dans une maison de deux étages entre leménage et la préparation des repas pour cinq personnes. 14

Il n’avait jamais envisagé un autre mode d’organisationdomestique et n’aurait sûrement pas accepté de se retrouverentièrement seul toute la journée. Il disait que ma mère était uneprésence apaisante, nécessaire à temps complet aux côtés d’unenature impulsive comme la sienne, sujette aux emportements,ombrageuse. Progressiste en art et résolument fermé à tout cequi était ancien, déjà vu, démodé, il se montrait souventconservateur lorsqu’il s’agissait des relations entre les sexes etconsidérait qu’il incombe à l’homme, par essence plusvisionnaire et meilleur organisateur, de prendre les décisionsimportantes et de donner au couple la direction de soncheminement dans l’existence, malgré les protestationschroniques de la femme qui n’est jamais satisfaite de son sort etveut toujours changer dans l’espoir d’une destinée plusbrillante. Il reprenait telles quelles les théories rétrogrades queson propre père lui avait transmises, estimant peut-être qu’iln’avait pas à prouver qu’il était un homme de son temps, etmême en avance d’une bonne décennie, qu’il le montrait assezbien dans ses toiles pour qu’on ne soit pas tenté de lesoupçonner de passéisme moral. Ajoutons qu’il ne se lançaitjamais devant le monde à exposer ces principes-là et l’effet deleur application concrète, qu’il qualifiait du reste lui-même depetite salade domestique peu ragoûtante. Imagine-t-on Dali seconduisant en mari tyrannique dans son refuge de Figueras ? 15

Mon père s’estimait d’autant moins obligé de se justifier sur cesquestions que personne ne lui en demandait compte. La seulequi aurait pu le faire était ma mère qui avait depuis longtempsaccepté que son avis n’était jamais prioritaire. Après une enfance et une adolescence citadines, calmepour elle dans un quartier résidentiel, tumultueuse pour lui dansun quartier populaire, alors qu’ils avaient passé ensemble dansleur ville d’origine après leur mariage quatre mois fantastiques,dont ils gardaient, ce qu’ils disaient parfois, un souvenirémerveillé, comme la peinture occupait une place grandissanteet que la perspective de s’y consacrer pleinement lui paraissaitmalgré tout incompatible avec le bruit, l’agitation propres aumonde urbain, les visites surprise de leurs jeunes amis, les repasimprovisés dans leur minuscule logement, il avait décidé seul,et mis ma mère devant le fait accompli de cette nécessité,qu’une installation à la campagne était impérative, qu’elle étaitmême la condition absolue de son épanouissement commeartiste peintre, et ils avaient pris en location cette maison vide àl’époque ; et elle l’avait suivi à contrecœur dans ce refuge isoléau milieu des prairies et des terres cultivées qui lui garantissaitla quiétude indispensable à toute activité créatrice. Il avait toutde suite établi son atelier dans le grenier malgré la faible lumièrequi se répandait avec parcimonie à travers l’unique velux, 16

certain que c’était l’endroit idéal pour puiser l’inspiration, etmalgré le froid qui tombait du ciel dans ces combles impossiblesà chauffer. À cette époque déjà mon père ne détestait rien tantque la lumière du jour, car selon lui elle prenait le peintre enotage et le forçait sans cesse à composer avec toutes sesnuances, usurpant en quelque sorte sa part personnelled’invention et le forçant à se soumettre à ses caprices, à sesperpétuels changements, à son humeur inégale. Il ne tenait pasen grande estime cette génération de peintres français qui avaitplanté leur chevalet en plein champ ou au milieu de la forêt etqui avaient laissé agir sur eux les variations subtiles del’éclairage naturel. Mon père était de cette trempe d’avant-gardistes qui comptaient pousser la peinture jusqu’à cette limiteoù on ne la comprend plus, où elle devient autre chose que cequ’elle est. Il était fasciné par ceux qui avaient réussi avant luià inventer un nouveau langage pictural, une sorte d’écritureunique en son genre, à la limite de l’indécodable, del’impénétrable. Il ne parviendrait à créer un univers qui luiappartiendrait en propre, ce qu’il pensait, qu’en s’isolant tout àfait de la réalité, des hommes et de leurs préoccupationsprosaïques ; mais aussi de leurs idées sur la peinture qui étaientfausses, dépassées, d’un autre temps. Il ne s’occupait pas del’extérieur de la maison, et malgré sa peur quasi obsessionnelledes intrusions, sur laquelle il ne s’appesantissait jamais, il 17

omettait presque chaque soir de fermer la barrière et secontentait de verrouiller à double tour la lourde porte d’entréeet celle moins solide du grenier. C’est pourquoi mon père imposait silence à sonentourage à toute heure du jour et exigeait de ceux qui pouvaientmenacer de le rompre provisoirement, ses trois fils, de proscriretous les jeux ou activités dont le niveau sonore dépassait sonseuil de tolérance. Il disait que le bruit nuit à l’inspiration dupeintre, comme toute pollution visuelle nuit à celle du musicien.Quand il nous arrivait de déroger à cette prescriptionimpérieuse, de crier ou de chahuter bruyamment, c’est avec sesmains, l’outil le plus approprié à la répression de nos excès, quemon père rétablissait le calme, en dépit des protestations de mamère qui était hostile à toute forme de violence et qui estimaitque nous étions, par notre isolement, comme assignés àrésidence à longueur d’année, privés de nos camarades de jeuqui eux se retrouvaient le jeudi après-midi et le dimanche dansla rue principale du village ; et à moitié pardonnés dès lors quenous ne possédions d’autre endroit que nos chambres ou laminuscule courette de notre maison pour nous ébattre et nousfaire la voix, le rez-de-chaussée nous étant strictement interditpour d’autres fonctions que celle de prendre nos repas ou bienencore de lire au salon, car nous ne possédions pas de poste detélévision à cette époque, invention jugée trop envahissante. 18

Ce régime strict nous forçait à exercer sur nous-mêmes,sur nos humeurs et nos désirs, une surveillance permanente ; oubien, si d’aventure, las de refréner notre besoin naturel de nousexprimer, nous commettions tous les trois la folie de ne plus lerespecter, d’en rejeter chacun, lorsque le brouhaha heurtait lesoreilles de mon père et justifiait une intervention musclée, laresponsabilité sur les deux autres. En général ce stratagème étaitinefficace et les coups portés sans discernement totalementaveugles. Quelle crédibilité pouvait-il accorder à cetteinnocence individuelle née du chaos ; et la vertu factice danslaquelle, affolés par la perspective d’être rossés, nous nousdrapions à la hâte, n’était-elle pas la preuve d’une culpabilitécertaine, aggravée par un défaut de courage ? Celui qui voulaitse faire passer avec le plus d’insistance pour le seul véritableagneau du trio, et qui implorait grâce à genoux, le visageruisselant des larmes que font sortir des yeux les causesinjustement punies, dérouillait même plus que ses frères, et monpère devait subir alors pendant plusieurs minutes les hurlementsaigus de sa gorge impubère tandis que le supplicié se roulait àterre pour conjurer sa hargne et son acharnement. Les réserves de brutalité de mon père étaient immenses,quasiment abyssales. Une fois qu’il était lancé, rien ne semblaitpouvoir l’arrêter, même nos supplications s’avéraient souvent 19

impuissantes. Il n’était pas rare que ma mère -pour qui nousétions toujours de petits êtres fragiles- dût s’interposer entre luiet nous pendant ces séances de correction qui devenaient tout àfait spectaculaires (et douloureuses) à partir de l’instant où monpère, sûrement pour épargner ses précieuses mains d’artiste,retirait la ceinture de son pantalon et nous fouettait avec unefougue furieuse, la face rubiconde de jubilation. Nous savionsque l’intervention de ma mère contenait toujours une promesse :celle de réduire de manière non négligeable le terriblechâtiment. Mais parfois ma mère, occupée dehors ou à la cave,n’entendait pas nos plaintes et nos pleurs, et quand elle rentraitenfin dans la maison, il était trop tard, nous gisions toutdéconfits et piteux sur nos lits en gémissant et regardions lesmarques rouges que le cuir et les doigts du peintre courroucéavaient dessinées sur nos cuisses frêles, nous étonnant mêmeque la douleur ne fût pas à la hauteur de ces sanguines stigmates. Il est facile d’imaginer que le caractère de mon père, etsurtout son irascibilité permanente qui était notre pire ennemi,nous obligeait à faire preuve d’une prudence redoublée et d’unediscrétion extrême depuis l’arrivée chez nous du furet qui auraitété le premier à pâtir de nos erreurs si nous avions commis lafaiblesse de nous laisser aller. Il nous parut approprié d’êtreexemplaires, de contenir notre envie de nous battre et de 20

ressortir nos petits soldats du placard, notre collection devoitures miniatures ainsi que nos jeux de société. Le furet remità l’honneur sans le savoir le Monopoly mutique et le pouilleuxmassacreur dans sa version silencieuse, exutoire à notreinvincible cruauté. Nous nous dispensâmes de poser desquestions inutiles, questions qui, selon les critères paternels, soitcontenaient déjà en elles-mêmes leur réponse, soit dont Dieu enpersonne, ou tout autre plénipotentiaire de puissanceéquivalente, connaissait la réponse, comme crois-tu papa qu’ilva faire beau demain ou penses-tu papa que le froid va tenirencore longtemps ? Et pourtant, c’est précisément ce genre dequestions là qui assaillaient nos cerveaux inquiets et qu’il nousfallait mâcher et remâcher inlassablement dans nos petitesbouches impatientes depuis que le furet cantonné dans sa boîteen carton attendait le dégel et la disparition du manteau neigeux,et nous dûmes pendant une semaine entière faire des effortsherculéens pour ne pas les poser, ces obsédantes questions, cequi, nous fûmes fort heureusement assez malins pour lecomprendre, eût attiré l’attention de notre père surl’engagement solennel qu’il avait pris de se débarrasser dupauvre animal dès qu’un redoux le permettrait. Cetteperspective nous terrorisait ; et notre métamorphose en angesvertueux fut si spectaculaire que nos deux parents s’enétonnèrent, louant de concert cette raison soudaine et notre belle 21

sagesse régulière comme la ligne d’horizon, mais qui était enréalité une ruse destinée à maintenir en place ce climat declémence qui s’était installé parmi nous et qui devait d’abordprofiter à notre hôte. La présence du joli furet dans notre maison était unmotif de joie et d’émerveillement quasiment inépuisable. Nousavions été les témoins ébahis de sa grande intelligence et de sondon d’improvisation. Nous ne pouvions pas oublier qu’il avaitréussi à attendrir mon père quelques instants, ce qui était uneprouesse vraiment surhumaine. Et nous ne doutions pas qu’ilpossédait mille autres qualités cachées qui justifiaient notrecuriosité avide et notre admiration, mais notre droit de visiteétant limité par ordre express du chef de famille, il nous étaitdifficile d’en explorer le mystère et de créer entre l’animalencore un peu sur ses gardes et chacun d’entre nous lesconditions de confiance réciproque suffisantes pour qu’il ose semontrer sous son véritable jour et déployer la vaste panoplie deses talents et de ses qualités. S’ajouta une difficultésupplémentaire à laquelle nous pensâmes aussitôt tous les troisen serrant les poings dès que fut proclamée l’injonction de nepas venir voir le furet plus d’une fois par jour et à raison d’unseul à chaque fois : qui d’entre nous trois possédait un degré delégitimité supérieur aux deux autres pour jouir de ce privilège ? 22

Fallait-il opter pour une solution démocratique, avec le risquede voir chacun voter pour soi-même ; plus habilement tirer à lacourte paille, ou inventer une compétition qui désignerait unvainqueur au mérite ? En tout cas il était bien trop risqué pournotre hôte de se disputer cette prérogative selon le modehabituel de la lutte, à cause du bruit que nous allionsnécessairement générer en nous frappant et en nous tirant lescheveux, et il fallut se creuser la tête longtemps pour que laforce, la taille ou pis encore l’âge ne fussent pas les critèresdéterminants. Au bout du compte, après de longs et discretspourparlers, je finis par convaincre mes frères qu’étant tous lestrois différents, nous pouvions par nos qualités respectives,chacun à sa façon et à tour de rôle, attendrir et divertir l’animalqui ne s’ennuierait jamais avec nous ; que cela était bien plusdrôle, bien plus intéressant que d’exposer tous les jours au-dessus du carton la même face dont il finirait sûrement à lalongue par se lasser. Cette proposition emporta l’adhésion deHugues et de Raphaël qui comprirent que dans cette affaire celuiqui tirerait à soi la couverture et sèmerait la discorde subirait dela part des deux autres de lourdes représailles et se verrait traitéavec toute la dureté dont nous étions capables quand l’und’entre nous, se sentant soudain autorisé à faire cavalier seul,contrevenait aux règles du trio ; et que, conséquence infinimentplus grave, cela anéantirait toutes nos chances de voir demeurer 23

parmi nous notre nouveau compagnon, car toute opérationpunitive, avec son lot de cris et de coups, se soldait toujours parune intervention de mon père, et n’était-ce pas justement cequ’il fallait à tout prix éviter, qu’il s’énerve et qu’il lui vienne àson tour l’idée de nous punir en se vengeant sur notre ami? Nousavions donc intérêt à nous entendre du matin ou soir. Notre sage décision fut mise en pratique, et c’est ainsiqu’à tour de rôle nous rendîmes visite au furet le soir, limitantle temps passé à une demi-heure maximum avec le souci denous faire le plus discret possible, et seulement après avoirdûment appris nos leçons. Comme il était hors de question del’autoriser à circuler librement dans le salon, au prétexte que,selon mon père, ces créatures peuvent se glisser sous lesmeubles et sont alors impossibles à récupérer, nous devionsnous contenter de le regarder, de le caresser et de lui parler danssa boîte en carton ridiculement étroite où il devait se morfondred’ennui, et nous ne manquions pas alors de lui témoigner à notrefaçon notre solidarité et notre vibrante compassion, certains quenous étions qu’il y était sensible et remplis de l’espoir qu’il enretirait assez de force pour affronter ce calvaire passager. Nouslui étions très reconnaissants de faire face avec autant destoïcisme aux duretés de la captivité, mais nous pressentionsque s’il ne se laissait pas gagner par la morosité et l’angoisse, 24

c’est qu’il tenait à rester parmi nous à tout prix et qu’il préféraitencore vivre dans un carton minuscule et en sécurité plutôt quede devoir lutter dehors seul dans le froid contre toutes sortes dedangers et sans aucune manifestation de tendresse. Ainsi il noussoutenait dans nos efforts discrets pour le garder auprès de nous,s’interdisant tout écart de conduite susceptible d’attirerl’attention de mon père, considérant sa nouvelle existencecomme beaucoup plus enviable en fin de compte à toute autre ;et cela nous procurait un sentiment de joie. Nous voyions dansson courage la marque d’une affection plus touchante que si ellefût née dans un cœur humain pour lequel l’amour est unsentiment si naturel. Nous aurait rassurés toutefois au-delà detout, nous aurait permis d’envisager l’avenir avec davantage desérénité, et même un confortable capital de confiance, toutemanifestation paternelle d’intérêt, de sympathie envers notrepensionnaire, ou -nous pouvions en rêver- d’amitié ; mais aussilongtemps que mon père ne prêtait pas le moindre regard ni nese penchait à son tour sur l’étroit carton pour s’adresser au furetet lui parler comme on parle à une vraie personne (et de tombersous son charme), il n’y avait pas la moindre chance qu’ilrevienne sur sa décision de le remettre en liberté dès quepossible. Cette perspective sinistre assombrissait notre humeuret pour ma part, ma jeune et fragile sensibilité étant atteinte, jesouffrais et me cachais parfois pour pleurer, dans les toilettes ou 25

le soir sous les draps quand je me retrouvais seul dans mon liten songeant au drame affreux que représenterait bientôt ledépart de notre furet. Et c’est peu dire que nous fûmes anéantis lorsque ledimanche suivant mon père annonça juste avant le déjeuner (ilsemblait avoir oublié tout ce que lui avait dit Bertrand), tandisque debout à ses côtés silencieuse devant la table ma mèrepartageait le pain, que le moment était venu de remettre le furetlà d’où il venait, puisqu’aussi bien la douceur de la températurenous y invitait et que la neige avait fondu ; oui, sans plusattendre de le rendre à la vie sauvage : cela fut pour nous tout àcoup la décision la plus effroyable, la punition la plus affreusequ’on pût infliger à cette créature si proche de l’homme par sonesprit et les ressources affectives de son cœur (n’avait-elle pasdonné en quelques jours des preuves suffisantes de ses affinitésavec l’espèce humaine et de son désir de cohabiter avec troisjeunes garçons dociles et aimants?), et qui à l’évidence serait,avec son pelage aux reflets bronze sur le fond noir de la terredécouverte si visible, nue et vulnérable dans l’universimpitoyable de la nature. Jamais repas ne sembla plus sinistre,bien que mon père imperturbable engloutît, conformément à sonhabitude inexorable, les deux pattes charnues du pouletdominical (laissant à nos estomacs la chair plus tendre des 26

flancs) et bien qu’il ne semblât pas se préoccuper de la terreurqui se lisait sur nos visages déconfits comme se lit dans les yeuxdu condamné l’imploration de la clémence. Mon père en effetavait un appétit immense ; et une fois qu’il avait vidé sonassiette (il aimait les volailles, raffolait plus généralement detous les plats de viande), il commençait en se tenant l’estomacà se reprocher d’avoir trop mangé. Il regrettait souvent ce qu’ilfaisait, et pourtant il commettait sempiternellement les mêmeserreurs avec une insouciance ou une légèreté qu’on pourraitqualifier d’infantile. Il était cousu de contradictions ; aussirigoureux dans ses raisonnements qu’imprévisible etinconséquent dans sa manière d’agir. Nous pensions tous lestrois -qui aurait eu le courage de lui en faire l’aveu- que sonappétit énorme avait parfois quelque chose d’ogresque et de toutà fait choquant, autant par la quantité des aliments absorbés quepar la rapidité avec laquelle ils disparaissaient dans sonestomac, happés par sa bouche charnue et ses dents voraces, etqu’il ne se rendait pas compte de ce qu’il faisait, car il avait latête ailleurs lorsqu’il se sustentait. Il tenait pour des mal élevésles gens qui se goinfrent, mais que faisait-il d’autre lui-même àchaque repas ? Et je me souviens que ce fut ce jour-là à nouveauà une de ces scènes presque caricaturales (et assez répugnantes)de pure dévoration qu’il nous convia, alors que nous voyionss’approcher en silence avec horreur le moment où enfilant son 27

manteau il sortirait le carton entre les mains et s’éloignerait dansla campagne pour accomplir son forfait en toute impunité. Fortheureusement ma mère qui n’était pas restée indifférente à notretristesse et n’avait pas changé d’avis entre-temps sur les chancesde survie du furet au milieu des champs en plein hiver (etprofitant peut-être de ce qu’une apathie insidieuse liée à ladigestion amoindrissait sa réactivité naturelle), lança à lacantonade la proposition qu’on devrait tous accompagner monpère pour dire au revoir à notre joli visiteur et lui souhaiterbonne chance ; que c’était là le moindre témoignage dereconnaissance que nous lui devions après un séjour d’unesemaine où il s’était montré irréprochable et très affectueux.Mon père accepta sans réfléchir : au nom de quoi aurait-il dûnous refuser cette faveur ? Ma mère avait de la suite dans lesidées ; mais qu’attendait-elle de cette initiative, sinond’augmenter encore notre chagrin ou de l’exposer àl’insensibilité de notre père dont la grande détermination unefois de plus nous privait de toute espérance ? Comme tous lesenfants, nous ne comprenions pas toujours le sens des actions etdes décisions de nos parents qui nous paraissaient rarementrépondre à nos espérances, et même la plupart du temps lescontrecarrer par des réactions incohérentes insufflées à leurhumeur par des motivations obscures. 28

Quand la cuisine fut enfin rangée (ma mère s’acquittaitseule de toutes ces tâches auxquelles il disait ne riencomprendre, comme si faire la vaisselle pouvait être considérécomme un travail cérébral accessible aux seuls initiés), noussortîmes tous ensemble et de mon père emboîtâmes le pas rapideet décidé à travers le champ d’en face. Le labour sous nos yeuxs’étendait à perte de vue, nu et paisible comme une âme qui aconfessé tous ses péchés et qui peut s’endormir d’un justesommeil. Malgré la présence persistante de quelquesempâtements de glace qui parsemaient la surface noire (quenous n’avions même pas envie de crever tant nous étions tristeset démoralisés), la terre, qui s’était réchauffée et ramollie,s’écrasait facilement sous nos pieds et nous entrainait par lefond, comme fléchissent les pétales sous le chatouillis humidede la rosée. Mon père chaussé de grosses bottes en caoutchouc,alourdi par le repas copieux, s’enfonçait plus que nous, portéspar nos jambes légères. En le voyant ainsi peiner et s’extrairede la boue qui lui collait aux pieds, tenant dans la main droite lepanier contre les parois duquel notre pauvre furet secoué de touscôtés devait se cogner s’il ne gisait pas déjà assommé et sansconnaissance, j’aurais aimé qu’il fût engloutit tout à fait etdisparaisse pour toujours : je me serais alors précipité poursauver le condamné afin qu’il ne sombre pas dans les bras deson bourreau. Mais ce miracle ne se produisit pas, et mon père 29

ayant atteint la moitié du champ posa sans précaution le panierà terre. Quand il ne peignait pas, ses gestes étaient secs etbrusques comme ceux d’un bûcheron ou d’un ouvrier rustre etmal dégrossi. On vit en sortir alors aussitôt le malheureux furetqui posant ses petites pattes délicates sur le sol noir se mit àrenifler l’air frais qui frôlait ses narines sans se retourner dansnotre direction, avec même une manière d’indifférence que jepris pour un signe supplémentaire de pudique retenue à notreégard. N’aurions-nous pas fondu en larmes ou pour le moinspâli d’affliction, le cœur déchiré, si nous avions croisé en cetinstant son regard attristé ? Nous espérions et redoutions enmême temps d’être exposés au spectacle de sa détresse que noussupposions immense dans la situation où il se trouvait, parceque notre âme était devenue en quelques instants un fragileinstrument à cordes qu’un souffle suffisait à faire gémir ; et nousfûmes tout à la fois déçus et soulagés lorsque nous vîmes glissersa silhouette effilée qui avait l’air d’un long flocon de neigemouvant ballotté par le vent au-dessus du sol, puis se fondrebientôt complètement dans la brume hivernale de ce débutd’après-midi. Nous fîmes un geste de la main dans sa directionet lâchâmes tous ensemble un fluet « au revoir » qui s’étrangladans nos gorges nouées et resta suspendu à la lisière del’immense étendue. Mon père reprit la marche en sens inverse, 30

son pied tombant lourdement sur la terre m’évoquait une pellecreusant une tombe. C’était terminé. Cet épisode de notre vie venait deprendre fin d’une façon abrupte et définitive. Cet être d’unetaille si petite et qui avait pris une importance si considérable enl’espace de quelques jours était retourné selon mon père là d’oùil venait sans cérémonie, sans cris et sans protestation de notrepart, et surtout sans que ma mère y trouvât rien à redire. Il s’étaitdissout dans le paysage, comme avalé par le vent, la terre et lebrouillard, livré aux dangers d’une pérégrination permanente, àl’aléatoire d’une vie de luttes et de hasards dans un domaineinfini où régnaient d’autres lois que celles des hommes,redevenant prédateur et proie, guetteur observé par de plusgrands et de plus forts affamés qui n’auraient cure de sa beautéet de sa délicatesse, souilleraient avec une voracité débridée lablondeur vénitienne de son pelage en quoi nous voyions nousbien plus qu’un simple vêtement naturel, une robe taillée surmesure pour un être royal. Il descendrait dans les étagesinférieurs qui selon l’ordre de valeur des créatures, à côté desquadrupèdes de tout poil et des insectes, en feraient une banalesubstance alimentaire. Cette dégringolade que nousassimilâmes à une humiliation, à un injuste déclassement, nousfit horreur. N’était-ce pas triste à mourir ? N’était-ce pas surtout 31

un aveu d’impuissance, la preuve d’une soumission totale ànotre père qui avait gagné la partie et ne manquerait pas de s’enenorgueillir, lui qui était si prompt à signaler ses victoires ? Àmontrer qu’il était le maître, à bomber le torse devant nous quin’étions pas les derniers à l’admirer quand il nous paraissaitadmirable ? Or cette fois-ci admirable il ne l’était pas. Quellegloire à se frotter à des ombres, et quel piteux succès que celuiacquis au prix de deux ou trois ordres même pas criés, juste ditsdans un salon, entre une fenêtre et un canapé devant un auditoireterrorisé ? Certes ma mère avait osé le contrer, mais qui n’osepas assez ne fait qu’avouer sa faiblesse et sa crainte, et quin’obtient pas tout n’obtient rien. Nous lui en voulions d’avoirlevé dans la clarté morne de nos jours un azur de lumière etd’espérance, mais cette flamme éclairante venait de s’éteindresubitement. Demeurait en nous l’impression nauséabonde d’uninsupportable gâchis. On venait de nous priver d’une fête, etnous devions nous extraire de cette joie qui avait commencé àchanger notre vie dans un sens qui nous plaisait, nous exaltait.On nous arrachait des mains cette grosse bulle d’air et de libertéque représentait pour nous ce curieux animal à la fois proche etdifférent de nous, peut-être la seule chance qui nous seraitjamais offerte de tenir tête -non frontalement, c’étaitimpossible, mais de manière indirecte- à notre père. Car malgrél’indigence de nos moyens intellectuels, par lesquels des êtres 32

sensés évaluent le profit qu’ils pourront retirer d’une situation,nous avions bien compris que notre compagnon ne satisfaisaitpas seulement notre désir d’amour et de tendresse : il aurait ététout autant qu’un bon partenaire de jeu un allié solide dans cecombat sournois que nous étions obligés de livrer à notre pèrechaque jour pour tenter de gagner un peu de liberté etd’indépendance ; et d’imposer du bout des lèvres et selon uneprogression qui ne se mesurait pas en centimètres, mais enmillimètres, tant était rude et presque vaine face à sesconvictions et à ses habitudes la tâche d’avancer, nos propreslois dans cette maison régie par sa gouverne exclusive et qu’ilavait peaufinée au fil d’une vie familiale dont il était l’uniquerégent, faisant de nous des relais de sa propre volonté et de mamère une sorte de porte-voix soumis à ses ordres. La disparitiondu furet nous faisait reculer, glisser dans une geôle de privationset de silence, et du statut d’esclaves obéissants nous restituaitplus douloureusement parce que pour un temps nous avions cruespérer nous en affranchir, le contraignant lot d’entraves. Quenous restait-il d’autre sinon que de cultiver le souvenir de cetépisode lumineux qui avait fait s’ouvrir devant nous desperspectives de résistance et d’émancipation? Nous rentrâmesdépités à la maison. Jamais marcher dans la terre friable ne mefut aussi pénible. J’avais l’impression que mes pieds écrasaientle furet qui déjà avait creusé un tunnel pour se cacher -ou pour 33

mourir- : ce fut horrible. Il est singulier de constater que laplupart des gens oublient à l’âge adulte combien ils ont souffertpendant leur enfance et ne veulent se souvenir que des momentsde bonheur avec cette nostalgie parfois ridicule qui transformetoutes les douleurs en émerveillement à jamais disparu, seplaignant même que le passage des années fasse briller lalumière chérie des jours d’autrefois d’un éclat amoindri. Moi,je n’ai pas pu effacer de ma mémoire certains événements oucertaines frustrations comme celles que générait l’autoritéexcessive de mon père qui justifiait sa dureté à notre égard (elles’est peut-être aggravée avec le recul des ans) par la nécessitépour le chef de famille de s’affirmer en permanence face à sesprogénitures qui étaient comme une pâte informe, dans le but deleur inculquer un sens moral et des valeurs qui feraient d’euxplus tard des êtres forts, droits, dignes et à même d’affronterl’existence qui nous éprouve tellement. On pourrait dansl’absolu estimer que ce point de vue est juste ; et qu’on nedevient fort que parce qu’on a été élevé à cette école âpre del’intransigeance, qu’il est ainsi dans notre intérêt -et bien au-delà dans l’intérêt même de toute l’espèce humaine- del’accepter comme un mal nécessaire à sa survie. Pour ma part,ce fut, me semble-t-il, exactement le contraire qui se produisit :je ne vis dans cette manière brutale d’être traité qu’unrabaissement de ma valeur personnelle et une raison de me 34

sentir inférieur, laid et stupide, sans compter que ce prétenduaffermissement ne s’est jamais produit en moi, bien aucontraire : en dépit des apparences, qui le croirait aujourd’hui jeme suis toujours senti aussi mou et aussi inconsistant que cetteterre foulée ce jour-là par mes petits pieds tout tremblotantsencore du chagrin infligé par le départ de notre furet. Mais il nefallait surtout pas se plaindre, mon père ne l’aurait pas toléré,lui qui avait eu une enfance difficile, sous l’autorité d’un pèrequi n’était violent que pour assouvir un vil besoin de frapper,alors que mon père lui se targuait de redresser nos torts par sescoups, justifiés par de louables efforts d’éducation, des coupsutiles donc, portés à bon escient, formateurs, édifiants,salutaires ! J’ai appris beaucoup plus tard que dans toutes lesdictatures la violence est toujours fondée et qu’il y a même deslivres savants qui l’expliquent aux insoumis. À cette époquemon père exerçait son devoir consciencieusement, nel’effleurait jamais qu’il en faisait trop ; qu’une autre méthodeétait possible, et qui se serait avisé de lui souffler l’idée qu’onpeut éduquer sans punir se serait fait remettre à sa place. Maiscela n’arrivait pas, car chacun comprenait instantanément en levoyant que toutes ses certitudes étaient inébranlables, il leportait sur lui pour ainsi dire. Il n’éprouvait que du mépris pourles manifestations ridicules et gênantes de cette formeexacerbée de sensibilité toujours menacée de tomber dans la 35

caricature d’elle-même, et qui porte le nom d’hypersensibilité.Et c’est ce penchant que mon père voulait gommer chez nous,tuer dans l’œuf, bien avant qu’il sente poindre ses premiersgermes en arrosant le fond de notre cœur d’un acide puissant,capable d’agir bien des années après qu’on l’a versé et qu’onnomme froideur. Ce traitement contre les débordements est unemédecine qui agit chez les individus dans les circonstances oùla sensibilité peut se réveiller, parce que ce qu’elle voit, ce àquoi elle assiste est insupportable ; au point que les femmes parexemple, incapables de se contrôler dans les situationsextrêmes, hurlent et pleurent et réclament immédiatement qu’onles console ou qu’on les protège. L’homme plus endurci peutagir parce que son esprit est préservé des égarementsconsécutifs aux grands émois. Mon père était d’avis que lemeilleur moyen de survivre, et d’obtenir des succès significatifsdans ses entreprises, quelles qu’elles fussent, était de supprimeren soi toutes ces petites antennes capteuses qui nous font nousécrouler à la moindre catastrophe par excès d’émotion etdiminuent aux yeux des autres notre valeur. Mais n’était-ce paslà une théorie aberrante de la part d’un homme qui avaitjustement besoin de s’appuyer sur ses émotions, sur lesintuitions de sa nature sensible, de leur donner forme et couleurdans des œuvres esthétiquement ambitieuses? Il prônait uneplacidité à toute épreuve parce qu’il sentait des orages secrets 36

en lui -ou des désirs qu’il jugeait peut-être honteux- qui luifaisaient peur. Il se savait dévoré par la crainte de demeurerinconnu, de rester dans l’ombre, et il nous forçait à devenir cequ’il n’était pas, ce qu’il aurait bien voulu être : un hommevolontaire, inébranlable et sans failles. Il était si convaincu dela pertinence de ses idées que son art en était contaminé au pointde lui ressembler, de devenir cette peinture froide que la plupartdes critiques haïssaient. Il estimait à l’époque qu’il étaitnécessaire d’avoir une conception de la peinture, une théoriesolide et bien étayée, pour être un bon peintre. Seule ma mèrepouvait se hasarder du bout des lèvres à émettre sur ses toilesun jugement négatif, ce qu’elle ne manquait pas de faire enprenant d’infinies précautions, les qualifiant parfois dedéroutantes, ce qui ne voulait pas dire grand-chose. Pourtantcette fois-ci elle avait lâchement démissionné. Je me hâtai de rejoindre ma chambre et passai le restede la journée le nez collé au carreau, le corps raidi, les nerfscrispés sur les chairs comme une main que l’effroi faits’accrocher à la corde au-dessus du vide. La nuit tomba vite cejour-là, bien plus vite que d’ordinaire. J’avais senti au fond demoi le lent et douloureux passage des heures, et chaque minutes’ajouter au ralenti à la précédente, lorsque soudain je fusarraché à la torpeur où j’avais plongé par les deux sifflements 37

habituels que mon père nous adressait quand le moment dusouper était arrivé et qu’il fallait vite descendre. Il contrôlaitalors debout à l’entrée de la cuisine que nos mains étaientpropres. Il avait la phobie des mains sales. Lui-même passaitdes heures à se brosser les doigts et les ongles tachés depeinture, ressentant comme une souillure telle goutte de bleu deMalte séché évoquant une plaie ; ou telle autre blanchemouchetée ou striée de noir aussi vilaine qu’une tachineécrasée. Il détestait l’intrusion de ces petites traces d’art dansdes lieux et des activités sans rapport direct avec la création. Ilne se présentait jamais dans ses vêtements de peintre et sansavoir débarrassé sa peau des preuves matérielles de son travailartistique. Nous nous précipitâmes tous les trois dans l’escalieret en quelques secondes fûmes présents au poste d’inspectionqui s’effectua selon le rituel ordinaire consistant non à un simplecontrôle visuel, mais à une profonde expertise olfactive. Jeprécise que ce moment était pour moi en général très agréable,car mon père, qui ne nous touchait que pour nous frapper,saisissait nos menottes et les portait à son nez pour humerl’odeur de savon de Marseille, preuve de notre passage dans lasalle de bains, et j’avais à chaque fois l’impression que c’étaitune part de moi-même, le parfum intime de mon corps transitantpar mon épiderme que mon père inhalait, et qui contenaitl’essence vaporeuse de tout mon être, l’exhalaison subtile de sa 38

vérité distillée. Il me semblait possible, j’avais la naïveté de lecroire, qu’il comprenne de cette manière, rien qu’en le respirant,en laissant sa subtile fragrance effleurer ses narines, le désirfarouche où je me trouvais d’être compris par lui, et que jen’avais nullement besoin moi d’être corrigé selon les mêmesmodalités que mes frères avec cette sévérité inappropriée dontil usait sans ménagement aussi à mon égard dès qu’il le jugeaitutile, par souci d’équité. Une fois passés tous les trois et assis àla table, mon père s’approcha de la fenêtre pour fermer lespersiennes en bois. Nous reçûmes en plein visage l’haleinerefroidie de la nuit tombante. Et à l’instant même où il sepenchait à l’extérieur pour attraper le battant du volet et lereplier devant lui, il fut surpris par une chose étrange (et son couse tendit brusquement, je me souviens, sous l’effet de lasurprise) qui lui fit pousser une exclamation bruyante ;étonnement spontané impossible à dissimuler qui nous mitaussitôt dans un état d’alerte tel que nous nous levâmes d’unbond tous les trois de concert pour nous précipiter à la fenêtreet voir ce qui se produisait dehors de si surprenant. Dans la vastenappe de lumière que jetait en contrebas la fenêtre ouverte, surla plaque de bitume irrégulière qui entourait notre maison, enappui sur son postérieur et les deux pattes avant posées sur lapremière marche du perron, regardait nos figures éberluées avecdans les yeux une lueur de malice et de certitude notre petit furet 39

flamboyant qui attendait patiemment et sans la moindreexpression de reproche qu’on vînt lui ouvrir la porte. Je nel’avais pas vu s’approcher depuis la fenêtre de ma chambre.Personne -même mes frères qui avaient passé une grande partiede l’après-midi à jouer dehors dans d’épais manteaux- ne l’avaitaperçu aux abords de la maison. Et voilà que tout à coup il étaitlà, comme venu de nulle part, dans cette position presquehumaine ; et ne semblait même pas s’étonner qu’on n’ait pasencore pris la décision de le faire rentrer, car il espérait bienqu’on le ferait, et le plus rapidement possible, toute personneassise devant une maison en plein hiver à sept heures du soirn’ayant d’autre intention que d’être accueillie tôt ou tard et depasser la nuit au chaud. Le froid montait déjà des vastesétendues de terre porté par une bise rasante qui annonçait unenuit polaire. C’en était fini du redoux. Mais il avait certainementcompris que cela ne dépendait pas de la volonté des troisgarçons qui lui souriaient en silence et qui se retenaient depousser des hourras. Jamais il ne nous fut donné de savoir quels secretssubterfuges ma mère utilisa, par quels ensorcellements elleréussit ce tour de magie ou ce tour de force, ou quelle recherchecompliquée d’arguments elle dut extraire de sa bouche plushabituée aux acquiescements qu’aux protestations pour obtenir 40

de la part d’un homme aussi obtus que mon père une tellefaveur, susciter un déni aussi éclatant de son engagement à nejamais revenir, en vertu de ces principes qui forgent les fortespersonnalités, sur une résolution prise devant témoins, surtoutlorsque ces témoins étaient justement ceux auxquels il voulaittoujours montrer avec le plus d’aplomb qu’on ne doit jamais sedédire. Mais au fond cela ne nous importait peu que ce fût de lafaçon tendre qui est plus familière aux femmes ; ou de cetteautre où il faut user avec ruse d’arguments persuasifs. À titrepersonnel, je pencherais plutôt pour la première hypothèse, mamère ayant déjà épuisé précédemment toutes les raisons quipouvaient pousser une famille à héberger un animal tel qu’unfuret autrement que de manière provisoire, toute autrepossibilité étant de l’avis de mon père nulle et non avenue. Maispeut-être pour ne pas perdre complètement la face dans cetteaffaire qui aurait pu amoindrir son pouvoir mon père nousexpliqua-t-il le lundi matin, dès que nous fîmes encore à demiensommeillés notre apparition dans la cuisine pour le petitdéjeuner, que ma mère s’était solennellement engagée àdénicher sous deux semaines un nouveau maître pour le petitanimal ; à se démener corps et âme (promesse qu’il accompagnade gestes d’une vaste amplitude destinés à renforcer ladétermination de son engagement) pour trouver enfin unesolution définitive, ce qui fut pour nous un énorme soulagement, 41

et se traduisit chez moi après une nuit agitée dominée parl’incertitude, par des bâillements à répétition et destremblements incontrôlés de tous mes membres, étant donnéqu’il apparaissait désormais clairement qu’il avait de toutefaçon renoncé de fait à l’idée de le relâcher en pleine nature,initiative jugée inutile, au prétexte que le furet retrouverait àchaque fois le chemin de la maison et rentrerait le jour même aubercail. Nous n’étions pas revenus au point de départ, ce quiétait une énorme victoire. L’incompatibilité avérée entre lesaspirations du furet et la vie sauvage mettait définitivement àl’abri notre pensionnaire d’un retour dans le domaineinhospitalier d’où mon père l’avait cru sorti à tort. C’était là undésaveu assez cinglant pour lui que de devoir admettre contretous ses préjugés que le territoire naturel de cet animal n’étaitpas les jardins en friches, les labours bosselés et leur terregrasse, ou encore l’humus fétide et piquant des forêts où abondeune population de rongeurs, mais bien davantage les tapisdouillets, la douceur des moquettes en laine, et les coussins deplumes d’oie que les humains utilisent pour s’appuyerconfortablement le soir après une journée de travail en buvantun verre de Gin. Nous n’attendions pas que mon père (un peublessé dans son amour propre ?) tire de ce constat toutes lesconséquences langagières qui s’imposaient, et qu’il parle entoute logique à propos du furet désormais comme d’un animal 42

domestique, mais il était indubitable -et plus personne nepouvait raisonnablement remettre en question cette évidence-que c’était bel et bien à cette noble catégorie que le furetappartenait, et qu’il soit venu de son propre chef réclamer uneplace au chaud dans notre logis attestait que tout en lui tendaitau rapprochement avec les hommes dont il recherchaitl’agréable et rassurante compagnie. Pour autant ce changementde statut, ce glissement d’un monde dans un autre, était loin designer son salut. Tout dépendait au fond de la perspicacité, del’acharnement de ma mère dont la mission était de trouver unmaître capable de bien traiter le furet, de lui garantir uneexistence heureuse dans un environnement confortable ; del’adopter avec cet enthousiasme qui peut pousser toute personneà adopter un chien ou un chat, non pas par désœuvrement oupour combler un vide, mais avec le désir passionné de l’aimeret de le chérir à chaque instant avec une affection bien dosée,sans excès ni démesure. C’est d’ailleurs en vertu du postulatqu’un chasseur est un maître souvent rustre, bien peuscrupuleux et uniquement préoccupé du bénéfice qu’il pourraretirer de l’instinct de prédateur d’un furet que ma mère éliminad’office de sa liste les paysans des alentours qui, comme elle lesoutint avec beaucoup de conviction, s’adonnaient tous sansexception à cette activité macabre et dégradante pour lesanimaux chargés d’en débusquer d’autres ou de jouer les 43

rabatteurs pour leur bon plaisir et de passer le reste du tempsdans une cage, une niche ou un sinistre clapier. Mon père avaitadmis que ma mère ne souhaitait rien tant que le bonheur dufuret ; et il la croyait tout à fait capable de réaliser son desseindans le délai prévu. Il est vrai que ma mère ne ménagea pas sa peine etmultiplia au cours de ces deux semaines coups de téléphone etdémarches en tout genre, portée par une confiance quasimystique dans la bonté humaine, ses élans compassionnels, laconduite raisonnable de ses intuitions. Elle en parla auxpersonnes qu’elle croisait tous les jours chez le boulanger ; maisà chaque fois les gens la regardaient d’un air circonspect etdodelinaient de la tête en signe de refus, signifiant clairement -mais sans l’exprimer avec le recours des mots, comme si laquestion ne fût pas assez noble pour qu’on prît la peine d’yrépondre d’une phrase- qu’il était inutile d’insister. Elleressentit à plusieurs reprises l’effet d’étrangeté et la très légèrerépugnance que provoquait sa requête concernant un animal enqui on ne voulait voir qu’une bête fourbe et inapprivoisable, unproche parent du rat ou un cousin du ragondin en un peu moinsrépugnant. Devant tant d’incompréhension elle se demanda cequ’on allait penser d’elle, car rien n’était plus étranger à sapersonnalité que l’extravagance ou le désir de se démarquer par 44


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