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Malot_Sans_famille

Published by tunghut49, 2016-09-08 12:24:06

Description: Malot_Sans_famille

Keywords: sans famille

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VII J’apprends à lire C’étaient assurément des comédiens du plusgrand talent, que ceux qui composaient la troupedu signor Vitalis – je parle des chiens et du singe–, mais ce talent n’était pas très varié. Lorsqu’ils avaient donné trois ou quatrereprésentations, on connaissait tout leurrépertoire ; ils ne pouvaient plus que se répéter. De là résultait la nécessité de ne pas resterlongtemps dans une même ville. Trois jours après notre arrivée à Ussel, il fallutdonc se remettre en route. Où allions-nous ? Je m’étais assez enhardiavec mon maître pour me permettre cettequestion. « Tu connais le pays ? me répondit-il en me 101

regardant. – Non. – Alors pourquoi me demandes-tu où nousallons ? – Pour savoir. – Savoir quoi ? » Je restai interloqué, regardant, sans trouver unmot, la route blanche qui s’allongeait devant nousau fond d’un vallon boisé. « Si je te dis, continua-t-il, que nous allons àAurillac pour nous diriger ensuite sur Bordeauxet de Bordeaux sur les Pyrénées, qu’est-ce quecela t’apprendra ? – Mais vous, vous connaissez donc le pays ? – Je n’y suis jamais venu. – Et pourtant vous savez où nous allons ? » Il me regarda encore longuement comme s’ilcherchait quelque chose en moi. « Tu ne sais pas lire, n’est-ce pas ? me dit-il. – Non. 102

– Sais-tu ce que c’est qu’un livre ? Dans unlivre que je vais te montrer quand nous nousreposerons, nous trouverons les noms et l’histoiredes pays que nous traversons. Des hommes quiont habité ou parcouru ces pays ont mis dans monlivre ce qu’ils avaient vu ou appris ; si bien que jen’ai qu’à ouvrir ce livre et à le lire pour connaîtreces pays ; je les vois comme si je les regardaisavec mes propres yeux ; j’apprends leur histoirecomme si on me la racontait. – C’est difficile de lire ? demandai-je à Vitalisaprès avoir marché assez longtemps enréfléchissant. – C’est difficile pour ceux qui ont la tête dure,et plus difficile encore pour ceux qui ontmauvaise volonté. As-tu la tête dure ? – Je ne sais pas, mais il me semble que, sivous vouliez m’apprendre à lire, je n’aurais pasmauvaise volonté. – Eh bien, nous verrons ; nous avons du tempsdevant nous. » Le lendemain, comme nous cheminions, je vis 103

mon maître se baisser et ramasser sur la route unbout de planche à moitié recouvert par lapoussière. « Voilà le livre dans lequel tu vas apprendre àlire », me dit-il. Un livre, cette planche ! Je le regardai pourvoir s’il ne se moquait pas de moi. Puis, commeje le trouvai sérieux, je regardai attentivement satrouvaille. Comment lire sur cette planche, et quoi lire ? « Ton esprit travaille, me dit Vitalis en riant. – Vous voulez vous moquer de moi ? – Jamais, mon garçon ; la moquerie peut avoirdu bon pour réformer un caractère vicieux, maislorsqu’elle s’adresse à l’ignorance, elle est unemarque de sottise chez celui qui l’emploie.Attends que nous soyons arrivés à ce bouquetd’arbres qui est là-bas ; nous nous y reposerons,et tu verras comment je peux t’enseigner lalecture avec ce morceau de bois. » Nous arrivâmes rapidement à ce bouquetd’arbres et, nos sacs mis à terre, nous nous 104

assîmes sur le gazon qui commençait à reverdir etdans lequel des pâquerettes se montraient çà et là. Alors Vitalis, tirant son couteau de sa poche,essaya de détacher de la planche une petite lamede bois aussi mince que possible. Ayant réussi, ilpolit cette lame sur ses deux faces, dans toute salongueur, puis, cela fait, il la coupa en petitscarrés, de sorte qu’elle lui donna une douzaine depetits morceaux plats d’égale grandeur. « Sur chacun de ces petits morceaux de bois,me dit-il, je creuserai demain, avec la pointe demon couteau, une lettre de l’alphabet. Tuapprendras ainsi la forme des lettres, et, quand tules sauras bien sans te tromper, de manière à lesreconnaître rapidement à première vue, tu lesréuniras les unes au bout des autres de manière àformer des mots. Quand tu pourras ainsi formerles mots que je te dirai, tu seras en état de liredans un livre. » Bientôt j’eus mes poches pleines d’unecollection de petits morceaux de bois, et je netardai pas à connaître les lettres de l’alphabet ;mais, pour savoir lire, ce fut une autre affaire, les 105

choses n’allèrent pas si vite, et il arriva même unmoment où je regrettai d’avoir voulu apprendre àlire. Je dois dire cependant, pour être juste enversmoi-même, que ce ne fut pas la paresse quim’inspira ce regret, ce fut l’amour-propre. En m’apprenant les lettres de l’alphabet,Vitalis avait pensé qu’il pourrait les apprendre enmême temps à Capi ; puisque le chien avait biensu se mettre les chiffres des heures dans la tête,pourquoi ne s’y mettrait-il pas les lettres ? Et nous avions pris nos leçons en commun ;j’étais devenu le camarade de classe de Capi, oule chien était devenu le mien, comme on voudra.Bien entendu Capi ne devait pas appeler leslettres qu’il voyait, puisqu’il n’avait pas laparole ; mais, lorsque nos morceaux de boisétaient étalés sur l’herbe, il devait avec sa pattetirer les lettres que notre maître nommait. Tout d’abord j’avais fait des progrès plusrapides que lui, mais, si j’avais l’intelligence plusprompte, il avait par contre la mémoire plus sûre :une chose bien apprise était pour lui une chose 106

sue pour toujours ; il ne l’oubliait plus, et, commeil n’avait pas de distractions, il n’hésitait ou ne setrompait jamais. Alors, quand je me trouvais en faute, notremaître ne manquait jamais de dire : « Capi saura lire avant Rémi. » Et le chien, comprenant sans doute, remuait laqueue d’un air de triomphe. « Plus bête qu’une bête, c’est bon dans lacomédie, disait encore Vitalis, mais dans laréalité c’est honteux. » Cela me piqua si bien, que je m’appliquai detout cour, et, tandis que le pauvre chien en restaità écrire son nom, en triant les quatre lettres qui lecomposent parmi toutes les lettres de l’alphabet,j’arrivai enfin à lire dans un livre. « Maintenant que tu sais lire l’écriture, me ditVitalis, veux-tu apprendre à lire la musique ? – Est-ce que, quand je saurai la musique, jepourrai chanter comme vous ? » Vitalis chantait quelquefois, et sans qu’il s’endoutât c’était une fête pour moi de l’écouter. 107

« Tu voudrais donc chanter comme moi ? – Oh ! pas comme vous, je sais bien que celan’est pas possible, mais enfin chanter. – Tu as du plaisir à m’entendre chanter ? – Le plus grand plaisir qu’on puisse éprouver ;le rossignol chante bien, mais il me semble quevous chantez bien mieux encore. Et puis ce n’estpas du tout la même chose ; quand vous chantez,vous faites de moi ce que vous voulez, j’ai enviede pleurer ou bien j’ai envie de rire, et puis jevais vous dire une chose qui va peut-être vousparaître bête : quand vous chantez un air doux outriste, cela me ramène auprès de mère Barberin,c’est à elle que je pense, c’est elle que je voisdans notre maison ; et pourtant je ne comprendspas les paroles que vous prononcez, puisqu’ellessont italiennes. » Je lui parlais en le regardant, il me sembla voirses yeux se mouiller ; alors je m’arrêtai et luidemandai si je le peinais de parler ainsi. « Non, mon enfant, me dit-il d’une voix émue,tu ne me peines pas, bien au contraire, tu me 108

rappelles ma jeunesse, mon beau temps ; soistranquille, je t’apprendrai à chanter, et, comme tuas du cœur, toi aussi tu feras pleurer et tu serasapplaudi, tu verras... » Il s’arrêta tout à coup, et je crus comprendrequ’il ne voulait point se laisser aller sur ce sujet.Mais les raisons qui le retenaient, je ne lesdevinai point. Ce fut plus tard seulement que jeles ai connues, beaucoup plus tard, et dans descirconstances douloureuses, terribles pour moi,que je raconterai lorsqu’elles se présenteront aucours de mon récit. Dès le lendemain, mon maître fit pour lamusique ce qu’il avait déjà fait pour la lecture,c’est-à-dire qu’il recommença à tailler des petitscarrés de bois, qu’il grava avec la pointe de soncouteau. Mais cette fois son travail fut plusconsidérable, car les divers signes nécessaires à lanotation de la musique offrent des combinaisonsplus compliquées que l’alphabet. Afin d’alléger mes poches, il utilisa les deuxfaces de ses carrés de bois, et, après les avoir 109

rayées toutes deux de cinq lignes quireprésentaient la portée, il inscrivit sur une face laclef de sol et sur l’autre la clef de fa. Puis, quandil eut tout préparé, les leçons commencèrent, etj’avoue qu’elles ne furent pas moins dures que nel’avaient été celles de lecture. Plus d’une foisVitalis, si patient avec ses chiens, s’exaspéracontre moi. « Avec une bête, s’écriait-il, on se contientparce qu’on sait que c’est une bête, mais toi tume feras mourir ! » Et alors, levant les mains au ciel dans unmouvement théâtral, il les laissait tomber tout àcoup sur ses cuisses où elles claquaientfortement. Joli-Cœur, qui prenait plaisir à répétertout ce qu’il trouvait drôle, avait copié ce geste,et, comme il assistait presque toujours à mesleçons, j’avais le dépit, lorsque j’hésitais, de levoir lever les bras au ciel et laisser tomber sesmains sur ses cuisses en les faisant claquer. « Joli-Cœur lui-même se moque de toi ! »s’écriait Vitalis. Enfin les premiers pas furent franchis avec 110

plus ou moins de peine, et j’eus la satisfaction desolfier un air écrit par Vitalis sur une feuille depapier. Ce jour-là il ne fit pas claquer ses mains, maisil me donna deux bonnes petites tapes amicalessur chaque joue, en déclarant que, si je continuaisainsi, je deviendrais certainement un grandchanteur. Bien entendu, ces études ne se firent pas en unjour, et, pendant des semaines, pendant des mois,mes poches furent constamment remplies de mespetits morceaux de bois. D’ailleurs, mon travail n’était pas réguliercomme celui d’un enfant qui suit les classesd’une école, et c’était seulement à ses momentsperdus que mon maître pouvait me donner mesleçons. Il fallait chaque jour accomplir notre parcours,qui était plus ou moins long, selon que lesvillages étaient plus ou moins éloignés les unsdes autres ; il fallait donner nos représentationspartout où nous avions chance de ramasser unerecette ; il fallait faire répéter les rôles aux chiens 111

et à M. Joli-Cœur ; il fallait préparer nous-mêmesnotre déjeuner ou notre dîner, et c’était seulementaprès tout cela qu’il était question de lecture oude musique, le plus souvent dans une halte, aupied d’un arbre, ou bien sur un tas de cailloux, legazon ou la route servant de table pour étaler mesmorceaux de bois. Cette éducation ne ressemblait guère à celleque reçoivent tant d’enfants, qui n’ont qu’àtravailler, et qui se plaignent pourtant de n’avoirpas le temps de faire les devoirs qu’on leurdonne. Mais il faut bien dire qu’il y a quelquechose de plus important encore que le tempsqu’on emploie au travail, c’est l’applicationqu’on y apporte ; ce n’est pas l’heure que nouspassons sur notre leçon qui met cette leçon dansnotre mémoire, c’est la volonté d’apprendre. Enfin j’appris quelque chose, et en mêmetemps j’appris aussi à faire de longues marchesqui ne furent pas moins utiles que les leçons deVitalis. J’étais un enfant assez chétif quand jevivais avec mère Barberin, et la façon dont onavait parlé de moi le prouve bien ; « un enfant de 112

la ville », avait dit Barberin, « avec des jambes etdes bras trop minces », avait dit Vitalis ; auprèsde mon maître et vivant de sa vie en plein air, à ladure, mes jambes et mes bras se fortifièrent, mespoumons se développèrent, ma peau se cuirassa,et je devins capable de supporter, sans en souffrir,le froid comme le chaud, le soleil comme lapluie, la peine, les privations, les fatigues. Et ce me fût un grand bonheur que cetapprentissage ; il me mit à même de résister auxcoups qui plus d’une fois devaient s’abattre surmoi, durs et écrasants, pendant ma jeunesse. 113

VIII Par monts et par vaux Nous avions parcouru une partie du Midi de laFrance : l’Auvergne, le Velay, le Vivarais, leQuercy, le Rouergue, les Cévennes, leLanguedoc. Notre façon de voyager était des plussimples : nous allions droit devant nous, auhasard, et, quand nous trouvions un village qui deloin ne nous paraissait pas trop misérable, nousnous préparions pour faire une entrée triomphale.Je faisais la toilette des chiens, coiffant Dolce,habillant Zerbino, mettant un emplâtre sur l’œilde Capi pour qu’il pût jouer le rôle d’un vieuxgrognard ; enfin je forçais Joli-Cœur à endosserson habit de général. Mais c’était là la partie laplus difficile de ma tâche, car le singe, qui savaittrès bien que cette toilette était le prélude d’untravail pour lui, se défendait tant qu’il pouvait, et 114

inventait les tours les plus drôles pourm’empêcher de l’habiller. Alors j’appelais Capi àmon aide, et par sa vigilance, par son instinct etsa finesse, il arrivait presque toujours à déjouerles malices du singe. La troupe en grande tenue, Vitalis prenait sonfifre, et, nous mettant en bel ordre, nous défilionspar le village. Si le nombre des curieux que nous entraînionsderrière nous était suffisant, nous donnions unereprésentation ; si, au contraire, il était trop faiblepour faire espérer une recette, nous continuionsnotre marche. Dans les villes seulement nousrestions plusieurs jours, et alors, le matin, j’avaisla liberté d’aller me promener où je voulais. Jeprenais Capi avec moi –, Capi, simple chien, bienentendu, sans son costume de théâtre, et nousflânions par les rues. Vitalis, qui d’ordinaire me tenait étroitementprès de lui, pour cela me mettait volontiers labride sur le cou. « Puisque le hasard, me disait-il, te faitparcourir la France à un âge où les enfants sont 115

généralement à l’école ou au collège, ouvre lesyeux, regarde et apprends. Quand tu serasembarrassé, quand tu verras quelque chose que tune comprendras pas, si tu as des questions à mefaire, adresse-les-moi sans peur. Peut-être nepourrai-je pas toujours te répondre, car je n’ai pasla prétention de tout connaître, mais peut-êtreaussi me sera-t-il possible de satisfaire parfois tacuriosité. Je n’ai pas toujours été directeur d’unetroupe d’animaux savants, et j’ai appris autrechose que ce qui m’est en ce moment utile pour« présenter Capi ou M. Joli-Cœur devantl’honorable société ». – Quoi donc ? – Nous causerons de cela plus tard. Pour lemoment sache seulement qu’un montreur dechiens peut avoir occupé une certaine positiondans le monde. En même temps, comprends aussique, si en ce moment tu es sur la marche la plusbasse de l’escalier de la vie, tu peux, si tu le veux,arriver peu à peu à une plus haute. Cela dépenddes circonstances pour un peu, et pour beaucoupde toi. Écoute mes leçons, écoute mes conseils, 116

enfant, et plus tard, quand tu seras grand, tupenseras, je l’espère, avec émotion, avecreconnaissance, au pauvre musicien qui t’a fait sigrande peur quand il t’a enlevé à ta mèrenourrice ; j’ai dans l’idée que notre rencontre tesera heureuse. » Après avoir quitté les montagnes del’Auvergne, nous étions arrivés dans les caussesdu Quercy. On appelle ainsi de grandes plainesinégalement ondulées, où l’on ne rencontre guèreque des terrains incultes et de maigres taillis.Aucun pays n’est plus triste, plus pauvre. Au milieu de cette plaine, brûlée par lasécheresse au moment où nous la traversâmes, setrouve un gros village qui a nom la Bastide-Murat ; nous y passâmes la nuit dans la granged’une auberge. « C’est ici, me dit Vitalis en causant le soiravant de nous coucher, c’est ici, dans ce pays, etprobablement dans cette auberge, qu’est né unhomme qui a fait tuer des milliers de soldats etqui, ayant commencé la vie par être garçond’écurie, est devenu prince et roi : il s’appelait 117

Murat ; on en a fait un héros et l’on a donné sonnom à ce village. Je l’ai connu, et bien souvent jeme suis entretenu avec lui. » Malgré moi une interruption m’échappa. « Quand il était garçon d’écurie ? – Non, répondit Vitalis en riant, quand il étaitroi. C’est la première fois que je viens à laBastide, et c’est à Naples que je l’ai connu, aumilieu de sa cour. – Vous avez connu un roi ! » Il est à croire que le ton de mon exclamationfut fort drôle, car le rire de mon maître éclata denouveau et se prolongea longtemps. « Veux-tu dormir ? me demanda Vitalis, oubien veux-tu que je te conte l’histoire du roiMurat ? – Oh ! l’histoire du roi, je vous en prie. » Alors il me raconta tout au long cette histoire,et, pendant plusieurs heures, nous restâmes surnotre banc ; lui, parlant, moi, les yeux attachéssur son visage, que la lune éclairait de sa pâlelumière. Eh quoi, tout cela était possible ; non 118

seulement possible, mais encore vrai ! Mon maître avait vu tant de choses ! Qu’était donc mon maître, au temps de sajeunesse ? Et comment était-il devenu ce que je levoyais au temps de sa vieillesse ? Il y avait là, on en conviendra, de quoi fairetravailler une imagination enfantine, éveillée,alerte et curieuse de merveilleux. 119

IX Je rencontre un géant chaussé de bottes de sept lieues En quittant le sol desséché des causses et desgarrigues, je me trouve, par le souvenir, dans unevallée toujours fraîche et verte, celle de laDordogne, que nous descendons à petitesjournées, car la richesse du pays fait celle deshabitants, et nos représentations sontnombreuses ; les sous tombent assez facilementdans la sébile de Capi. Un pont aérien, léger, comme s’il était soutenudans le brouillard par des fils de la Vierge,s’élève au-dessus d’une large rivière qui rouledoucement ses eaux paresseuses ; – c’est le pontde Cubzac, et la rivière est la Dordogne. Une ville en ruine avec des fossés, des grottes,des tours, et, au milieu des murailles croulantes 120

d’un cloître, des cigales qui chantent dans lesarbustes accrochés çà et là –, c’est Saint-Émilion. Longtemps nous avions marché sur une routepoudreuse, lorsque tout à coup nos regards,jusque-là enfermés dans un chemin que bordaientdes vignes, s’étendirent librement sur un espaceimmense, comme si un rideau, touché par unebaguette magique, s’était subitement abaissédevant nous. Une large rivière s’arrondissait doucementautour de la colline sur laquelle nous venionsd’arriver ; et, au-delà de cette rivière, les toits etles clochers d’une grande ville s’éparpillaientjusqu’à la courbe indécise de l’horizon. Que demaisons ! que de cheminées ! Sur la rivière, aumilieu de son cours et le long d’une ligne dequais, se tassaient de nombreux navires qui,comme les arbres d’une forêt emmêlaient les unsdans les autres leurs mâtures, leurs cordages,leurs voiles, leurs drapeaux multicolores quiflottaient au vent. « C’est Bordeaux », me dit Vitalis. Pour un enfant élevé comme moi, qui n’avait 121

vu jusque-là que les pauvres villages de laCreuse, ou les quelques petites villes que lehasard de la route nous avait fait rencontrer,c’était féerique. « C’est l’heure de la marée, me dit Vitalis,répondant, sans que je l’eusse interrogé, à monétonnement ; il y a des navires qui arrivent de lapleine mer, après de longs voyages : ce sont ceuxdont la peinture est salie et qui sont commerouillés ; il y en a d’autres qui quittent le port ;ceux que tu vois, au milieu de la rivière, tournersur eux-mêmes, évitent sur leurs ancres demanière à présenter leur proue au flot montant.Ceux qui courent enveloppés dans des nuages defumée sont des remorqueurs. » Que de mots étranges pour moi ! que d’idéesnouvelles ! Lorsque nous arrivâmes au pont qui faitcommuniquer la Bastide avec Bordeaux, Vitalisn’avait pas eu le temps de répondre à la centièmepartie des questions que je voulais lui adresser. De Bordeaux, nous devions aller à Pau. Notreitinéraire nous fit traverser ce grand désert qui, 122

des portes de Bordeaux, s’étend jusqu’auxPyrénées et qu’on appelle les Landes. Nous avons quitté Bordeaux et, après avoirtout d’abord suivi les bords de la Garonne, nousavons abandonné la rivière à Langon et nousavons pris la route de Mont-de-Marsan, quis’enfonce à travers les terres. Plus de vignes, plusde prairies, plus de vergers, mais des bois de pinset des bruyères. « Nous voici dans les Landes, dit Vitalis ;nous avons vingt ou vingt-cinq lieues à faire aumilieu de ce désert. Mets ton courage dans tesjambes. » C’était non seulement dans les jambes qu’ilfallait le mettre, mais dans la tête et le cœur, car,à marcher sur cette route qui semblait ne devoirfinir jamais, on se sentait envahi par uneinsurmontable tristesse. L’espérance d’arriver bientôt nous avait faithâter le pas, et mon maître lui-même, malgré sonhabitude des longues marches, se sentait fatigué.Il voulut s’arrêter et se reposer un moment sur lebord de la route. 123

Mais, au lieu de m’asseoir près de lui, jevoulus gravir un petit monticule planté de genêtsqui se trouvait à une courte distance du chemin,pour voir si de là je n’apercevrais pas quelquelumière dans la plaine. J’appelai Capi pour qu’il vînt avec moi ; maisCapi, lui aussi, était fatigué, et il avait fait lasourde oreille, ce qui était sa tactique habituelleavec moi lorsqu’il ne lui plaisait pas de m’obéir. « As-tu peur ? » demanda Vitalis. Ce mot me décida à ne pas insister, et je partisseul pour mon exploration ; je voulais d’autantmoins m’exposer aux plaisanteries de mon maîtreque je ne me sentais pas la moindre frayeur. Cependant la nuit était venue, sans lune, maisavec des étoiles scintillantes qui éclairaient le cielet versaient leur lumière dans l’air chargé delégères vapeurs que le regard traversait. Tout en marchant et en jetant les yeux à droiteet à gauche, je remarquai que ce crépusculevaporeux donnait aux choses des formesétranges. Il fallait faire un raisonnement pour 124

reconnaître les buissons, les bouquets de genêts etsurtout les quelques petits arbres qui çà et làdressaient leurs troncs tordus et leurs branchescontournées ; de loin ces buissons, ces genêts etces arbres ressemblaient à des êtres vivantsappartenant à un monde fantastique. Cependant je ne tardai pas à atteindre lesommet de ce petit tertre. Mais j’eus beau ouvrirles yeux, je n’aperçus pas la moindre lumière. Après être resté un moment l’oreille tendue,ne respirant pas pour mieux entendre, un frissonme fit tressaillir, le silence de la lande m’avaiteffaré ; j’avais peur. De quoi ? Je n’en savaisrien. Du silence sans doute, de la solitude et de lanuit. En tout cas, je me sentais comme sous lecoup d’un danger. À ce moment même, regardant autour de moiavec angoisse, j’aperçus au loin une grandeombre se mouvoir rapidement au-dessus desgenêts, et en même temps j’entendis comme unbruissement de branches qu’on frôlait. Quelqu’un ? Mais non, ce ne pouvait pas êtreun homme, ce grand corps noir qui venait sur 125

moi ; un animal que je ne connaissais pas plutôt,un oiseau de nuit gigantesque, ou bien uneimmense araignée à quatre pattes dont lesmembres grêles se découpaient au-dessus desbuissons et des fougères sur la pâleur du ciel. Ce qu’il y avait de certain, c’est que cette bête,montée sur des jambes d’une longueurdémesurée, s’avançait de mon côté par des bondsprécipités. Assurément elle m’avait vu, et c’était sur moiqu’elle accourait. Cette pensée me fit retrouver mes jambes, et,tournant sur moi-même, je me précipitai dans ladescente pour rejoindre Vitalis. Mais, si vite que j’allasse, la bête allait encoreplus vite que moi ; je n’avais plus besoin de meretourner, je la sentais sur mon dos. Je ne respirais plus, étouffé que j’étais parl’angoisse et par ma course folle ; je fiscependant un dernier effort et vins tomber auxpieds de mon maître, tandis que les trois chiens,qui s’étaient brusquement levés, aboyaient à 126

pleine voix. Je ne pus dire que deux mots que je répétaimachinalement : « La bête, la bête ! – La bête, c’est toujours toi, disait-il en riant ;regarde donc un peu, si tu l’oses. » Son rire, plus encore que ses paroles, m’avaitrappelé à la raison ; j’osai ouvrir les yeux etsuivre la direction de sa main. L’apparition qui m’avait affolé s’était arrêtée,elle se tenait immobile sur la route. Je m’enhardis et je fixai sur elle des yeux plusfermes. Était-ce une bête ? Était-ce un homme ? De l’homme, elle avait le corps, la tête et lesbras. De la bête, une peau velue qui la couvraitentièrement, et deux longues pattes maigres decinq ou six pieds de haut sur lesquelles elle restaitposée. Je serais probablement resté longtemps indécisà tourner et retourner ma question, si mon maître 127

n’avait adressé la parole à mon apparition. « Pourriez-vous me dire si nous sommeséloignés d’un village ? » demanda-t-il. C’était donc un homme, puisqu’on lui parlait ? Mais pour toute réponse je n’entendis qu’unrire sec semblable au cri d’un oiseau. C’était donc un animal ? Quel ne fut pas mon étonnement lorsque cetanimal dit qu’il n’y avait pas de maisons auxenvirons, mais seulement une bergerie, où il nousproposa de nous conduire ! Puisqu’il parlait, comment avait-il des pattes ? « Vois-tu maintenant ce qui t’a fait si grandepeur ? me demanda Vitalis en marchant. – Oui, mais je ne sais pas ce que c’est : il y adonc des géants dans ce pays-ci ? – Oui, quand ils sont montés sur deséchasses. » Et il m’expliqua comment les Landais, pourtraverser leurs terres sablonneuses oumarécageuses et ne pas enfoncer dedans 128

jusqu’aux hanches, se servaient de deux longsbâtons garnis d’un étrier, auxquels ils attachaientleurs pieds. « Et voilà comment ils deviennent des géantsavec des bottes de sept lieues pour les enfantspeureux. » 129

X Devant la justice De Pau il m’est resté un souvenir agréable ;dans cette ville, le vent ne souffle presque jamais.Et, comme nous y restâmes pendant l’hiver,passant nos journées dans les rues, sur les placespubliques et sur les promenades, on comprendque je dus être sensible à un avantage de cegenre. Ce ne fut pourtant pas cette raison qui,contrairement à nos habitudes, détermina ce longséjour en un même endroit, mais une autre trèslégitimement toute-puissante auprès de monmaître, – je veux dire l’abondance de nosrecettes. En effet, pendant tout l’hiver, nous eûmes unpublic d’enfants qui ne se fatigua point de notrerépertoire et ne nous cria jamais : « C’est donc 130

toujours la même chose ! » C’étaient, pour le plus grand nombre, desenfants anglais : de gros garçons avec des chairsroses et de jolies petites filles avec des grandsyeux doux, presque aussi beaux que ceux deDolce. Quand le printemps s’annonça par de chaudesjournées, notre public commença à devenir moinsnombreux, et, après la représentation, plus d’unefois des enfants vinrent donner des poignées demain à Joli-Cœur et à Capi. C’étaient leursadieux qu’ils faisaient ; le lendemain nous nedevions plus les revoir. Nous reprîmes notre vie errante, à l’aventure,par les grands chemins. Pendant longtemps, je ne sais combien dejours, combien de semaines, nous allâmes devantnous, suivant des vallées, escaladant des collines,laissant toujours à notre droite les cimes bleuâtresdes Pyrénées, semblables à des entassements denuages. Puis, un soir, nous arrivâmes dans une grande 131

ville, située au bord d’une rivière, au milieud’une plaine fertile. Les maisons, fort laides pourla plupart, étaient construites en briques rouges ;les rues étaient pavées de petits cailloux pointus,durs aux pieds des voyageurs qui avaient fait unedizaine de lieues dans leur journée. Mon maître me dit que nous étions à Toulouseet que nous y resterions longtemps. Comme à l’ordinaire, notre premier soin, lelendemain, fut de chercher des endroits propicesà nos représentations. Nous en trouvâmes un grand nombre, car lespromenades ne manquent pas à Toulouse, surtoutdans la partie de la ville qui avoisine le jardin desplantes ; il y a là une belle pelouse ombragée degrands arbres, sur laquelle viennent déboucherplusieurs boulevards qu’on appelle des allées. Cefut dans une de ces allées que nous nousinstallâmes, et dès nos premières représentationsnous eûmes un public nombreux. Par malheur, l’homme de police qui avait lagarde de cette allée vit cette installation avecdéplaisir, et, soit qu’il n’aimât pas les chiens, soit 132

que nous fussions une cause de dérangement dansson service, soit toute autre raison, il voulut nousfaire abandonner notre place. Peut-être, dans notre position, eût-il été sagede céder à cette tracasserie, car la lutte entre depauvres saltimbanques tels que nous et des gensde police n’était pas à armes égales ; mais, parsuite d’une disposition d’esprit qui n’était pasordinaire à mon maître, presque toujours trèspatient, il n’en jugea pas ainsi. Bien qu’il ne fût qu’un montreur de chienssavants pauvre et vieux – au moins présentement–, il avait de la fierté ; de plus, il avait ce qu’ilappelait le sentiment de son droit, c’est-à-dire,ainsi qu’il me l’expliqua, la conviction qu’ildevait être protégé tant qu’il ne ferait rien decontraire aux lois ou règlements de police. Il refusa donc d’obéir à l’agent lorsque celui-civoulut nous expulser de notre allée. L’agent répondit qu’il n’y avait pas à discuter,mais à obéir. « Il faut museler vos chiens, dit-il durement à 133

Vitalis. – Museler mes chiens ! – Oui, muselez vos chiens, et plus vite que ça. – Museler Capi, Zerbino, Dolce ! s’écriaVitalis s’adressant bien plus au public qu’àl’agent, mais votre seigneurie n’y pense pas !Comment le savant médecin Capi, connu del’univers entier, pourra-t-il administrer sesmédicaments à son malade, si celui-ci porte aubout de son nez une muselière ? C’est par labouche, signor, permettez-moi de vous le faireremarquer, que la médecine doit être prise pouropérer son effet. Le docteur Capi ne se seraitjamais permis de lui indiquer une autre directiondevant ce public distingué. » Sur ce mot, il y eut une explosion de fousrires. « Si demain vos chiens ne sont pas muselés,s’écria l’agent en nous menaçant du poing, jevous fais un procès ; je ne vous dis que cela. – À demain, signor, dit Vitalis, à demain. » Je croyais que mon maître allait acheter des 134

muselières pour nos chiens, mais il n’en fit rien,et la soirée s’écoula même sans qu’il parlât de saquerelle avec l’homme de police. Alors je m’enhardis à lui en parler moi-même. « Si vous voulez que Capi ne brise pas demainsa muselière pendant la représentation, lui dis-je,il me semble qu’il serait bon de la lui mettre unpeu à l’avance. En le surveillant, on pourraitpeut-être l’y habituer. – Tu crois donc que je vais leur mettre unecarcasse de fer ? – Dame ! il me semble que l’agent est disposéà vous tourmenter. – Sois tranquille, je m’arrangerai demain pourque l’agent ne puisse pas me faire un procès, eten même temps pour que mes élèves ne soientpas trop malheureux. D’un autre côté, il est bonaussi que le public s’amuse un peu. Cet agentnous procurera plus d’une bonne recette ; iljouera, sans s’en douter, un rôle comique dans lapièce que je lui prépare ; cela donnera de lavariété à notre répertoire et n’ira pas plus loin 135

qu’il ne faut. Pour cela, tu te rendras tout seuldemain à notre place avec Joli-Cœur ; tu tendrasles cordes, tu joueras quelques morceaux deharpe, et, quand tu auras autour de toi un publicsuffisant et que l’agent sera arrivé, je ferai monentrée avec les chiens. C’est alors que la comédiecommencera. » Je n’avais pas bonne idée de tout cela. Le lendemain je m’en allai à notre placeordinaire, et je tendis mes cordes. J’avais à peinejoué quelques mesures, qu’on accourut de touscôtés, et qu’on s’entassa dans l’enceinte que jevenais de tracer. En me voyant seul avec Joli-Cœur, plus d’unspectateur inquiet m’interrompait pour medemander si « l’Italien » ne viendrait pas. « Il va arriver bientôt. » Ce ne fut pas mon maître qui arriva, ce futl’agent de police. Joli-Cœur l’aperçut le premier,et aussitôt, se campant la main sur la hanche etrejetant sa tête en arrière, il se mit à se promenerautour de moi en long et en large, raide, cambré, 136

avec une prestance ridicule. Le public partit d’un éclat de rire et applaudità plusieurs reprises. La figure de l’agent n’était pas faite pour medonner bonne espérance ; il était vraimentfurieux, exaspéré par la colère. Joli-Cœur, qui ne comprenait pas la gravité dela situation, s’amusait de l’attitude de l’agent. Ilse promenait, lui aussi, le long de ma corde, maisen dedans, tandis que l’agent se promenait endehors, et en passant devant moi il me regardait àson tour par-dessus son épaule avec une mine sidrôle, que les rires du public redoublaient. Je ne sais comment cela se fit, mais l’agent,que la colère aveuglait sans doute, s’imagina quej’excitais le singe, et vivement il enjamba lacorde. En deux enjambées il fut sur moi, et je mesentis à moitié renversé par un soufflet. Quand je me remis sur mes jambes et rouvrisles yeux, Vitalis, survenu, je ne sais comment,était placé entre moi et l’agent qu’il tenait par le 137

poignet. « Je vous défends de frapper cet enfant, dit-il ;ce que vous avez fait est une lâcheté. » L’agent voulut dégager sa main, mais Vitalisserra la sienne. Et, pendant quelques secondes, les deuxhommes se regardèrent en face, les yeux dans lesyeux. L’agent était fou de colère. Mon maître était magnifique de noblesse ; iltenait haute sa belle tête encadrée de cheveuxblancs et son visage exprimait l’indignation et lecommandement. Il me sembla que, devant cette attitude, l’agentallait rentrer sous terre, mais il n’en fut rien :d’un mouvement vigoureux, il dégagea sa main,empoigna mon maître par le collet et le poussadevant lui avec brutalité. Vitalis, indigné, se redressa, et, levant son brasdroit, il en frappa fortement le poignet de l’agentpour se dégager. « Que voulez-vous donc de nous ? demanda 138

Vitalis. – Je veux vous arrêter ; suivez-moi au poste. – Pour arriver à vos fins, il n’était pasnécessaire de frapper cet enfant, répondit Vitalis. – Pas de paroles, suivez-moi ! » Vitalis avait retrouvé tout son sang-froid ; il nerépliqua pas, mais, se tournant vers moi : « Rentre à l’auberge, me dit-il, restes-y avecles chiens, je te ferai parvenir des nouvelles. » Il n’en put pas dire davantage, l’agentl’entraîna. Je rentrai à l’auberge fort affligé et trèsinquiet. Je n’étais plus au temps où Vitalis m’inspiraitde l’effroi. À vrai dire, ce temps n’avait duré quequelques heures. Assez rapidement, je m’étaisattaché à lui d’une affection sincère, et cetteaffection avait été en grandissant chaque jour.Nous vivions de la même vie, toujours ensembledu matin au soir, et souvent du soir au matin,quand, pour notre coucher, nous partagions lamême botte de paille. Un père n’a pas plus de 139

soins pour son enfant qu’il en avait pour moi. Ilm’avait appris à lire, à chanter, à écrire, àcompter. Dans nos longues marches, il avaittoujours employé le temps à me donner desleçons tantôt sur une chose, tantôt sur une autre,selon que les circonstances ou le hasard luisuggéraient ces leçons. Dans les journées degrand froid, il avait partagé avec moi sescouvertures ; par les fortes chaleurs, il m’avaittoujours aidé à porter la part de bagages etd’objets dont j’étais chargé. À table, ou plusjustement, dans nos repas, car nous ne mangionspas souvent à table, il ne me laissait jamais lemauvais morceau, se réservant le meilleur ; aucontraire, il nous partageait également le bon et lemauvais. Quelquefois, il est vrai qu’il me tiraitles oreilles et m’allongeait une taloche ; mais iln’y avait pas, dans ces petites corrections, de quoime faire oublier ses soins, ses bonnes paroles ettous les témoignages de tendresse qu’il m’avaitdonnés depuis que nous étions ensemble. Ilm’aimait et je l’aimais. Je passai ainsi deux journées dans l’angoisse,n’osant pas sortir de la cour de l’auberge, 140

m’occupant de Joli-Cœur et des chiens, qui, tous,se montraient inquiets et chagrins. Enfin, le troisième jour, un homme m’apportaune lettre de Vitalis. Par cette lettre, mon maître me disait qu’on legardait en prison pour le faire passer en policecorrectionnelle le samedi suivant, sous laprévention de résistance à un agent de l’autorité,et de voies de fait sur la personne de celui-ci. « En me laissant emporter par la colère,ajoutait-il, j’ai fait une lourde faute qui pourra mecoûter cher. Viens à l’audience ; tu y trouverasune leçon. » Ayant pris des renseignements, on me dit quel’audience de la police correctionnellecommençait à dix heures. À neuf heures, lesamedi, j’allai m’adosser contre la porte et, lepremier, je pénétrai dans la salle. Peu à peu, lasalle s’emplit, je reconnus plusieurs personnesqui avaient assisté à la scène avec l’agent depolice. Je ne savais pas ce que c’était que les 141

tribunaux et la justice, mais d’instinct j’en avaisune peur horrible ; il me semblait que, bien qu’ils’agit de mon maître et non de moi, j’étais endanger. J’allai me blottir derrière un gros poêleet, m’enfonçant contre la muraille, je me fis aussipetit que possible. Ce qui se dit tout d’abord, ce qu’on luidemanda, ce qu’il répondit, je n’en sais rien ;j’étais trop ému pour entendre, ou tout au moinspour comprendre. D’ailleurs, je ne pensais pas àécouter, je regardais. Je regardais mon maître quise tenait debout, ses grands cheveux blancsrejetés en arrière, dans l’attitude d’un hommehonteux et peiné ; je regardais le juge quil’interrogeait. « Ainsi, dit celui-ci, vous reconnaissez avoirporté des coups à l’agent qui vous arrêtait ? – Non des coups, monsieur le président, maisun coup, et pour me dégager de son étreinte ;lorsque j’arrivai sur la place où devait avoir lieunotre représentation, je vis l’agent donner unsoufflet à l’enfant qui m’accompagnait. – Cet enfant n’est pas à vous ? 142

– Non, monsieur le président, mais je l’aimecomme s’il était mon fils. Lorsque je le visfrapper, je me laissai entraîner par la colère, jesaisis vivement la main de l’agent et l’empêchaide frapper de nouveau. – Nous allons entendre l’agent. » Celui-ci raconta les faits tels qu’ils s’étaientpassés, mais en insistant plus sur la façon dont ons’était moqué de sa personne, de sa voix, de sesgestes, que sur le coup qu’il avait reçu. Pendant cette déposition, Vitalis, au lieud’écouter avec attention, regardait de tous côtésdans la salle. Je compris qu’il me cherchait.Alors, je me décidai à quitter mon abri, et, mefaufilant au milieu des curieux, j’arrivai aupremier rang. Il m’aperçut, et sa figure attristée s’éclaira ; jesentis qu’il était heureux de me voir, et, malgrémoi, mes yeux s’emplirent de larmes. « C’est tout ce que vous avez à dire pour votredéfense ? demanda enfin le président. – Pour moi, je n’aurais rien à ajouter, mais, 143

pour l’enfant que j’aime tendrement et qui varester seul, pour lui, je réclame l’indulgence dutribunal, et le prie de nous tenir séparés le moinslongtemps possible. » Je croyais qu’on allait mettre mon maître enliberté. Mais il n’en fut rien. Un autre magistrat parla pendant quelquesminutes ; puis le président, d’une voix grave, ditque le nommé Vitalis, convaincu d’injures et devoies de fait envers un agent de la force publique,était condamné à deux mois de prison et à centfrancs d’amende. Deux mois de prison ! À travers mes larmes, je vis la porte parlaquelle Vitalis était entré se rouvrir ; celui-cisuivit un gendarme, puis la porte se referma. Deux mois de séparation ! Où aller ? 144

XI En bateau Quand je rentrai à l’auberge, le cœur gros, lesyeux rouges, je trouvai sous la porte de la courl’aubergiste qui me regarda longuement. J’allais passer pour rejoindre les chiens, quandil m’arrêta. « Eh bien, me dit-il, ton maître ? – Il est condamné. – À combien ? – À deux mois de prison. – Et à combien d’amende ? – Cent francs. – Deux mois, cent francs, répéta-t-il à trois ouquatre reprises. Je ne peux pas te faire créditpendant deux mois sans savoir si au bout du 145

compte je serai payé ; il faut t’en aller d’ici. – M’en aller ! mais où voulez-vous que j’aille,monsieur ? – Ça, ce n’est pas mon affaire : je ne suis paston père, je ne suis pas non plus ton maître.Pourquoi veux-tu que je te garde ? – Mais, monsieur, où voulez-vous que monmaître me trouve en sortant de prison ? C’est iciqu’il viendra me chercher. – Tu n’auras qu’à revenir ce jour-là ; d’ici là,va faire une promenade de deux mois dans lesenvirons, dans les villes d’eaux. À Bagnères, àCauterets, à Luz, il y a de l’argent à gagner. » J’entrai à l’écurie, et, après avoir détaché leschiens et Joli-Cœur, après avoir bouclé mon sacet passé sur mon épaule la bretelle de ma harpe,je sortis de l’auberge. Tout en marchant rapidement, les chienslevaient la tête vers moi et me regardaient d’unair qui n’avait pas besoin de paroles pour êtrecompris : ils avaient faim. Joli-Cœur, que je portais juché sur mon sac, 146

me tirait de temps en temps l’oreille pourm’obliger à tourner la tête vers lui ; alors il sebrossait le ventre par un geste qui n’était pasmoins expressif que le regard des chiens. Je crois bien que nous marchâmes près dedeux heures sans que j’osasse m’arrêter, etcependant les chiens me faisaient des yeux deplus en plus suppliants, tandis que Joli-Cœur metirait l’oreille et se brossait le ventre de plus enplus fort. Enfin je me crus assez loin de Toulouse pourn’avoir rien à craindre, ou tout au moins pour direque je musèlerais mes chiens le lendemain, si onme demandait de le faire, et j’entrai dans lapremière boutique de boulanger que je trouvai. Je demandai qu’on me servît une livre etdemie de pain. « Vous prendrez bien un pain de deux livres,me dit la boulangère ; avec votre ménagerie cen’est pas trop ; il faut bien les nourrir, cespauvres bêtes ! » Le pain était alors à cinq sous la livre, et, si 147

j’en prenais deux livres, elles me coûteraient dixsous, de sorte que sur mes onze sous il ne m’enresterait qu’un seul. J’eus vite fait ce calcul et je dis à laboulangère, d’un air que je tâchai de rendreassuré, que j’avais bien assez d’une livre et demiede pain et que je la priais de ne pas m’en couperdavantage. « C’est bon, c’est bon », répondit-elle. Et, autour d’un beau pain de six livres quenous aurions bien certainement mangé tout entier,elle me coupa la quantité que je demandais et lamit dans la balance, à laquelle elle donna un petitcoup. « C’est un peu fort, dit-elle, cela sera pour lesdeux centimes. » Et elle fit tomber mes huit sous dans son tiroir. J’ai vu des gens repousser les centimes qu’onleur rendait, disant qu’ils n’en sauraient quefaire ; moi, je n’aurais pas repoussé ceux quim’étaient dus ; cependant je n’osai pas lesréclamer et sortis sans rien dire, avec mon pain 148

étroitement serré sous mon bras. C’était une affaire délicate que le découpagede ma miche ; j’en fis cinq parts aussi égales quepossible, et, pour qu’il n’y eût pas de paingaspillé, je les distribuai en petites tranches ;chacun avait son morceau à son tour, comme sinous avions mangé à la gamelle. Bien que ce festin n’eût rien de ceux quiprovoquent aux discours, le moment me parutvenu d’adresser quelques paroles à mescamarades. Je me considérais naturellementcomme leur chef, mais je ne me croyais pas assezau-dessus d’eux pour être dispensé de leur fairepart des circonstances graves dans lesquellesnous nous trouvions. Capi avait sans doute deviné mon intention,car il tenait collés sur les miens ses grands yeuxintelligents et affectueux. « Oui, mon ami Capi, dis-je, oui, mes amisDolce, Zerbino et Joli-Cœur, oui, mes cherscamarades, j’ai une mauvaise nouvelle à vousannoncer : notre maître est éloigné de nous pourdeux mois. 149

– Ouah ! cria Capi. – Cela est bien triste pour lui d’abord, et aussipour nous. C’était lui qui nous faisait vivre, et enson absence nous allons nous trouver dans uneterrible situation. Nous n’avons pas d’argent. » Sur ce mot, qu’il connaissait parfaitement,Capi se dressa sur ses pattes de derrière et se mità marcher en rond comme s’il faisait la quêtedans les « rangs de l’honorable société ». « Tu veux que nous donnions desreprésentations, continuai-je, c’est assurément unbon conseil, mais ferons-nous recette ? Tout estlà. Si nous ne réussissons pas, je vous préviensque nous n’avons que trois sous pour toutefortune. Il faudra donc se serrer le ventre. Leschoses étant ainsi, j’ose espérer que vouscomprendrez la gravité des circonstances, etqu’au lieu de me jouer de mauvais tours vousmettrez votre intelligence au service de la société.Je vous demande de l’obéissance, de la sobriétéet du courage. Serrons nos rangs, et comptez surmoi comme je compte sur vous-mêmes. » Je n’ose pas affirmer que mes camarades 150


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