rester derrière des bœufs, à marcher tous les joursdans le même champ, du matin au soir, tandisque, s’il n’est pas intelligent, il pleurera, il criera,et, comme le signor Vitalis n’aime pas les enfantsméchants, il ne l’emmènera pas avec lui. Alorsl’enfant méchant ira à l’hospice où il fauttravailler dur et manger peu. » J’étais assez intelligent pour comprendre cesparoles ; mais de la compréhension à l’exécution,il y avait une terrible distance à franchir. Assurément les élèves du signor Vitalis étaientbien drôles, bien amusants, et ce devait être bienamusant aussi de se promener toujours ; mais,pour les suivre et se promener avec eux, il fallaitquitter mère Barberin. Il est vrai que, si je refusais, je ne resteraispeut-être pas avec mère Barberin ; on m’enverraità l’hospice. Comme je demeurais troublé, les larmes dansles yeux, Vitalis me frappa doucement du bout dudoigt sur la joue. « Allons, dit-il, l’enfant comprend, puisqu’il 51
ne crie pas ; la raison entrera dans cette petitetête, et demain... – Oh ! monsieur, m’écriai-je, laissez-moi àmaman Barberin, je vous en prie ! » Mais avant d’en avoir dit davantage je fusinterrompu par un formidable aboiement de Capi. En même temps le chien s’élança vers la tablesur laquelle Joli-Cœur était resté assis. Celui-ci, profitant d’un moment où tout lemonde était tourné vers moi, avait doucementpris le verre de son maître, qui était plein de vin,et il était en train de le vider. Mais Capi, quifaisait bonne garde, avait vu cette friponnerie dusinge, et, en fidèle serviteur qu’il était, il avaitvoulu l’empêcher. « Monsieur Joli-Cœur, dit Vitalis d’une voixsévère, vous êtes un gourmand et un fripon ; allezvous mettre là-bas, dans le coin, le nez tournécontre la muraille, et vous, Zerbino, montez lagarde devant lui ; s’il bouge, donnez-lui unebonne claque. Quant à vous, monsieur Capi, vousêtes un bon chien ; tendez-moi la patte, que je 52
vous la serre. » Tandis que le singe obéissait en poussant despetits cris étouffés, le chien, heureux, fier, tendaitla patte à son maître. « Maintenant, continua Vitalis, revenons à nosaffaires. Je vous donne donc trente francs. – Non, quarante. » Une discussion s’engagea, mais bientôt Vitalisl’interrompit : « Cet enfant doit s’ennuyer ici, dit-il ; qu’ilaille donc se promener dans la cour de l’aubergeet s’amuser. » En même temps il fit un signe à Barberin. « Oui, c’est cela, dit celui-ci, va dans la cour,mais n’en bouge pas avant que je t’appelle, ousinon je me fâche. » Je n’avais qu’à obéir, ce que je fis. J’allai donc dans la cour, mais je n’avais pas lecœur à m’amuser. Je m’assis sur une pierre etrestai à réfléchir. C’était mon sort qui se décidait en ce moment 53
même. Quel allait-il être ? Le froid et l’angoisseme faisaient grelotter. La discussion entre Vitalis et Barberin duralongtemps, car il s’écoula plus d’une heure avantque celui-ci vînt dans la cour. Enfin je le vis paraître ; il était seul. Venait-ilme chercher pour me remettre aux mains deVitalis ? « Allons, me dit-il, en route pour la maison. » La maison ! Je ne quitterais donc pas mèreBarberin ? J’aurais voulu l’interroger, mais je n’osai pas,car il paraissait de fort mauvaise humeur. La route se fit silencieusement. Mais, environ dix minutes avant d’arriver,Barberin, qui marchait devant, s’arrêta : « Tu sais, me dit-il en me prenant rudementpar l’oreille, que, si tu racontes un seul mot de ceque tu as entendu aujourd’hui, tu le payeras cher ;ainsi, attention ! » 54
IV La maison maternelle « Eh bien, demanda mère Barberin quand nousrentrâmes, qu’a dit le maire ? – Nous ne l’avons pas vu. – Comment ! vous ne l’avez pas vu ? – Non, j’ai rencontré des amis au café Notre-Dame et, quand nous sommes sortis, il était troptard ; nous y retournerons demain. » Ainsi Barberin avait bien décidément renoncéà son marché avec l’homme aux chiens. En route je m’étais plus d’une fois demandés’il n’y avait pas une ruse dans ce retour à lamaison ; mais ces derniers mots chassèrent lesdoutes qui s’agitaient confusément dans monesprit troublé. Puisque nous devions retourner lelendemain au village pour voir le maire, il était 55
certain que Barberin n’avait pas accepté lespropositions de Vitalis. Cependant, malgré ses menaces, j’aurais parléde mes doutes à mère Barberin, si j’avais pu metrouver seul un instant avec elle ; mais de toute lasoirée Barberin ne quitta pas la maison, et je mecouchai sans avoir pu trouver l’occasion quej’attendais. Je m’endormis en me disant que ce serait pourle lendemain. Mais, le lendemain, quand je me levai, jen’aperçus point mère Barberin. « Maman ? – Elle est au village, elle ne reviendra qu’aprèsmidi. » Sans savoir pourquoi, cette absencem’inquiéta. Elle n’avait pas dit la veille qu’elleirait au village. Comment n’avait-elle pas attendupour nous accompagner, puisque nous devions yaller après midi ? Serait-elle revenue quand nouspartirions ? Une crainte vague me serra le cœur ; sans me 56
rendre compte du danger qui me menaçait, j’euscependant le pressentiment d’un danger. Barberin me regardait d’un air étrange, peufait pour me rassurer. Voulant échapper à ce regard, je m’en allaidans le jardin. Ce jardin, qui n’était pas grand, avait pournous une valeur considérable, car c’était lui quinous nourrissait, nous fournissant, à l’exceptiondu blé, à peu près tout ce que nous mangions :pommes de terre, fèves, choux, carottes, navets.Aussi n’y trouvait-on pas de terrain perdu.Cependant mère Barberin m’en avait donné unpetit coin dans lequel j’avais réuni une infinité deplantes, d’herbes, de mousses arrachées le matinà la lisière des bois ou le long des haies pendantque je gardais notre vache, et replantées l’après-midi dans mon jardin, pêle-mêle, au hasard, lesunes à côté des autres. Assurément ce n’était point un beau jardinavec des allées bien sablées et des plates-bandesdivisées au cordeau, pleines de fleurs rares ; ceuxqui passaient dans le chemin ne s’arrêtaient point 57
pour le regarder par-dessus la haie d’épine tondueau ciseau, mais tel qu’il était il avait ce mérite etce charme de m’appartenir. Il était ma chose,mon bien, mon ouvrage ; je l’arrangeais commeje voulais, selon ma fantaisie de l’heure présente,et, quand j’en parlais, ce qui m’arrivait vingt foispar jour, je disais « mon jardin ». J’étais à deux genoux sur la terre, appuyé surmes mains, le nez baissé dans mes topinambours,quand j’entendis crier mon nom d’une voiximpatiente. C’était Barberin qui m’appelait. Que me voulait-il ? Je me hâtai de rentrer à la maison. Quelle ne fut pas ma surprise d’apercevoirdevant la cheminée Vitalis et ses chiens ! Instantanément je compris ce que Barberinvoulait de moi. Vitalis venait me chercher, et c’était pour quemère Barberin ne pût pas me défendre que, lematin, Barberin l’avait envoyée au village. Sentant bien que je n’avais ni secours ni pitiéà attendre de Barberin, je courus à Vitalis : 58
« Oh ! monsieur, m’écriai-je, je vous en prie,ne m’emmenez pas. » Et j’éclatai en sanglots. « Allons, mon garçon, me dit-il assezdoucement, tu ne seras pas malheureux avecmoi ; je ne bats point les enfants, et puis tu aurasla compagnie de mes élèves qui sont trèsamusants. Qu’as-tu à regretter ? – Mère Barberin ! mère Barberin ! – En tout cas, tu ne resteras pas ici, ditBarberin en me prenant rudement par l’oreille ;Monsieur ou l’hospice, choisis ! – Non ! mère Barberin ! – Ah ! tu m’ennuies à la fin, s’écria Barberin,qui se mit dans une terrible colère ; s’il faut techasser d’ici à coups de bâton, c’est ce que jevais faire. – Cet enfant regrette sa mère Barberin, ditVitalis ; il ne faut pas le battre pour cela ; il a ducœur, c’est bon signe. – Si vous le plaignez, il va hurler plus fort. 59
– Maintenant, aux affaires. » Disant cela, Vitalis étala sur la table huitpièces de cinq francs, que Barberin, en un tour demain, fit disparaître dans sa poche. « Où est le paquet ? demanda Vitalis. – Le voilà », répondit Barberin en montrant unmouchoir en cotonnade bleue noué par les quatrecoins. Vitalis défit ces nœuds et regarda ce querenfermait le mouchoir ; il s’y trouvait deux demes chemises et un pantalon de toile. « Ce n’est pas de cela que nous étionsconvenus, dit Vitalis ; vous deviez me donner sesaffaires et je ne trouve là que des guenilles. – Il n’en a pas d’autres. – Si j’interrogeais l’enfant, je suis sûr qu’ildirait que ce n’est pas vrai. Mais je ne veux pasdisputer là-dessus. Je n’ai pas le temps. Il faut semettre en route. Allons, mon petit. Comment senomme-t-il ? – Rémi. 60
– Allons, Rémi, prends ton paquet, et passedevant Capi ; en avant, marche ! » Je tendis les mains vers lui, puis versBarberin ; mais tous deux détournèrent la tête, etje sentis que Vitalis me prenait par le poignet. Il fallut marcher. Ah ! la pauvre maison, il me sembla, quandj’en franchis le seuil, que j’y laissais un morceaude ma peau. Vivement je regardai autour de moi, mes yeuxobscurcis par les larmes ne virent personne à quidemander secours : personne sur la route,personne dans les prés d’alentour. Je me mis à appeler : « Maman ! mère Barberin ! » Mais personne ne répondit à ma voix, quis’éteignit dans un sanglot. Il fallut suivre Vitalis, qui ne m’avait pas lâchéle poignet. « Bon voyage ! » cria Barberin. Et il rentra dans la maison. 61
Hélas ! c’était fini. « Allons, Rémi, marchons, mon enfant », ditVitalis. Et sa main tira mon bras. Alors je me mis àmarcher près de lui. Heureusement il ne pressapoint son pas, et même je crois bien qu’il le réglasur le mien. Le chemin que nous suivions s’élevait enlacets le long de la montagne, et, à chaque détour,j’apercevais la maison de mère Barberin quidiminuait, diminuait. Bien souvent j’avaisparcouru ce chemin et je savais que, quand nousserions à son dernier détour, j’apercevrais lamaison encore une fois, puis qu’aussitôt que nousaurions fait quelques pas sur le plateau, ce seraitfini ; plus rien ; devant moi l’inconnu ; derrièremoi la maison où j’avais vécu jusqu’à ce jour siheureux, et que sans doute je ne reverrais jamais. Heureusement la montée était longue ;cependant, à force de marcher, nous arrivâmes auhaut. Vitalis ne m’avait pas lâché le poignet. 62
« Voulez-vous me laisser reposer un peu ? luidis-je. – Volontiers, mon garçon. » Et, pour la première fois, il desserra la main. Mais, en même temps, je vis son regard sediriger vers Capi, et faire un signe que celui-cicomprit. Aussitôt, comme un chien de berger,Capi abandonna la tête de la troupe et vint seplacer derrière moi. Cette manœuvre acheva de me fairecomprendre ce que le signe m’avait déjà indiqué :Capi était mon gardien ; si je faisais unmouvement pour me sauver, il devait me sauteraux jambes. J’allai m’asseoir sur le parapet gazonné, etCapi me suivit de près. Assis sur le parapet, je cherchai de mes yeuxobscurcis par les larmes la maison de mèreBarberin. Au-dessous de nous descendait le vallon quenous venions de remonter, coupé de prés et debois, puis tout au bas se dressait isolée la maison 63
maternelle, celle où j’avais été élevé. Elle était d’autant plus facile à trouver aumilieu des arbres, qu’en ce moment même unepetite colonne de fumée jaune sortait de sacheminée, et, montant droit dans l’air tranquille,s’élevait jusqu’à nous. Soit illusion du souvenir, soit réalité, cettefumée m’apportait l’odeur des feuilles de chênequi avaient séché autour des branches desbourrées avec lesquelles nous avions fait du feupendant tout l’hiver ; il me sembla que j’étaisencore au coin du foyer, sur mon petit banc, lespieds dans les cendres, quand le vents’engouffrant dans la cheminée nous rabattait lafumée au visage. Malgré la distance et la hauteur à laquellenous nous trouvions, les choses avaient conservéleurs formes nettes, distinctes, diminuées,rapetissées seulement. Encore un pas sur la route, et à jamais toutcela disparaissait. Tout à coup, dans le chemin qui du village 64
monte à la maison, j’aperçus au loin une coiffeblanche. Elle disparut derrière un grouped’arbres ; puis elle reparut bientôt. La distance était telle que je ne distinguais quela blancheur de la coiffe, qui, comme un papillonprintanier aux couleurs pâles, voltigeait entre lesbranches. Mais il y a des moments où le cœur voit mieuxet plus loin que les yeux les plus perçants : jereconnus mère Barberin ; c’était elle ; j’en étaiscertain ; je sentais que c’était elle. « Eh bien ? demanda Vitalis, nous mettons-nous en route ? – Oh ! monsieur, je vous en prie... – C’est donc faux ce qu’on disait, tu n’as pasde jambes ; pour si peu, déjà fatigué ; cela nenous promet pas de bonnes journées. » Mais je ne répondis pas, je regardais. C’était mère Barberin ; c’était sa coiffe, c’étaitson jupon bleu, c’était elle. Elle marchait à grands pas, comme si elle avaithâte de rentrer à la maison. 65
Arrivée devant notre barrière, elle la poussa etentra dans la cour qu’elle traversa rapidement. Aussitôt je me levai debout sur le parapet,sans penser à Capi qui sauta près de moi. Mère Barberin ne resta pas longtemps dans lamaison. Elle ressortit et se mit à courir deçà etdelà, dans la cour, les bras étendus. Elle me cherchait. Je me penchai en avant, et de toutes mesforces je me mis à crier : « Maman ! maman ! » Mais ma voix ne pouvait ni descendre, nidominer le murmure du ruisseau, elle se perditdans l’air. « Qu’as-tu donc ? demanda Vitalis, deviens-tufou ? » Sans répondre, je restai les yeux attachés surmère Barberin ; mais elle ne me savait pas si prèsd’elle et elle ne pensa pas à lever la tête. Elle avait traversé la cour et, revenue sur lechemin, elle regardait de tous côtés. 66
Je criai plus fort, mais, comme la premièrefois, inutilement. Alors Vitalis, soupçonnant la vérité, montaaussi sur le parapet. Il ne lui fallut pas longtemps pour apercevoirla coiffe blanche. « Pauvre petit ! dit-il à mi-voix. – Oh ! je vous en prie, m’écriai-je encouragépar ces mots de compassion, laissez-moiretourner. » Mais il me prit par le poignet et me fitdescendre sur la route. « Puisque tu es reposé, dit-il, en marche, mongarçon. » Je voulus me dégager, mais il me tenaitsolidement. « Capi, dit-il, Zerbino ! » Et les deux chiens m’entourèrent : Capiderrière, Zerbino devant. Il fallut suivre Vitalis. Au bout de quelques pas, je tournai la tête. 67
Nous avions dépassé la crête de la montagne,et je ne vis plus ni notre vallée, ni notre maison.Tout au loin seulement des collines bleuâtressemblaient remonter jusqu’au ciel ; mes yeux seperdirent dans des espaces sans bornes. 68
V En route Pour acheter les enfants quarante francs, iln’en résulte pas nécessairement qu’on soit unogre et qu’on fasse provision de chair fraîche afinde la manger. Vitalis ne voulait pas me manger, et, par uneexception rare chez les acheteurs d’enfants, cen’était pas un méchant homme. J’en eus bientôt la preuve. C’était sur la crête même de la montagne quisépare le bassin de la Loire et celui de laDordogne qu’il m’avait repris le poignet, et,presque aussitôt, nous avions commencé àdescendre sur le versant exposé au midi. Après avoir marché environ un quart d’heure,il m’abandonna le bras. 69
« Maintenant, dit-il, chemine doucement prèsde moi ; mais n’oublie pas que, si tu voulais tesauver, Capi et Zerbino t’auraient bien viterejoint ; ils ont les dents pointues. » Me sauver, je sentais que c’était maintenantimpossible et que par suite il était inutile de letenter. Je poussai un soupir. « Tu as le cœur gros, continua Vitalis, jecomprends cela et ne t’en veux pas. Tu peuxpleurer librement, si tu en as envie. Seulementtâche de sentir que ce n’est pas pour ton malheurque je t’emmène. Que serais-tu devenu ? Tuaurais été très probablement à l’hospice. Les gensqui t’ont élevé ne sont pas tes père et mère. Tamaman, comme tu dis, a été bonne pour toi et tul’aimes, tu es désolé de la quitter, tout cela c’estbien ; mais fais réflexion qu’elle n’aurait pas pute garder malgré son mari. Ce mari, de son côté,n’est peut-être pas aussi dur que tu le crois. Il n’apas de quoi vivre, il est estropié, il ne peut plustravailler, et il calcule qu’il ne peut pas se laissermourir de faim pour te nourrir. Comprends 70
aujourd’hui, mon garçon, que la vie est tropsouvent une bataille dans laquelle on ne fait pasce qu’on veut. » Sans doute c’étaient là des paroles de sagesse,ou tout au moins d’expérience. Mais il y avait unfait qui, en ce moment, criait plus fort que toutesles paroles, – la séparation. Je ne verrais plus celle qui m’avait élevé, quim’avait caressé, celle que j’aimais, – ma mère. Et cette pensée me serrait à la gorge,m’étouffait. Cependant je marchais près deVitalis, cherchant à me répéter ce qu’il venait deme dire. Sans doute, tout cela était vrai ; Barberinn’était pas mon père, il n’y avait pas de raisonsqui l’obligeassent à souffrir la misère pour moi. Ilavait bien voulu me recueillir et m’élever ; simaintenant il me renvoyait, c’était parce qu’il nepouvait plus me garder. Ce n’était pas de laprésente journée que je devais me souvenir enpensant à lui, mais des années passées dans samaison. 71
« Réfléchis à ce que je t’ai dit, petit, répétaitde temps en temps Vitalis, tu ne seras pas tropmalheureux avec moi. » Après avoir descendu une pente assez rapide,nous étions arrivés sur une vaste lande quis’étendait plate et monotone à perte de vue. Pasde maisons, pas d’arbres. Un plateau couvert debruyères rousses, avec çà et là de grandes nappesde genêts rabougris qui ondoyaient sous lesouffle du vent. « Tu vois, me dit Vitalis étendant la main surla lande, qu’il serait inutile de chercher à tesauver, tu serais tout de suite repris par Capi etZerbino. » Me sauver ! Je n’y pensais plus. Où allerd’ailleurs ? Chez qui ? Après tout, ce grand et beau vieillard à barbeblanche n’était peut-être pas aussi terrible que jel’avais cru d’abord ; et s’il était mon maître, peut-être ne serait-il pas un maître impitoyable. Longtemps nous cheminâmes au milieu detristes solitudes, ne quittant les landes que pour 72
trouver des champs de brandes, et n’apercevanttout autour de nous, aussi loin que le regards’étendait, que quelques collines arrondies auxsommets stériles. Je m’étais fait une tout autre idée des voyages,et quand parfois, dans mes rêveries enfantines,j’avais quitté mon village, ç’avait été pour debelles contrées qui ne ressemblaient en rien àcelle que la réalité me montrait. C’était la première fois que je faisais unepareille marche d’une seule traite et sans mereposer. Je traînais les jambes et j’avais la plus grandepeine à suivre mon maître. Cependant je n’osaispas demander à m’arrêter. « Ce sont tes sabots qui te fatiguent, me dit-il ;à Ussel je t’achèterai des souliers. – Ussel, c’est encore loin ? – Voilà un cri du cœur, dit Vitalis en riant ; tuas donc bien envie d’avoir des souliers, mongarçon ? Eh bien, je t’en promets avec des clousdessous. Et je te promets aussi une culotte de 73
velours, une veste et un chapeau. Cela va séchertes larmes, j’espère, et te donner des jambes pourfaire les six lieues qui nous restent. » Des souliers, des souliers à clous ! une culottede velours ! une veste ! un chapeau ! Ah ! si mère Barberin me voyait, comme elleserait contente, comme elle serait fière de moi ! Quel malheur qu’Ussel fût encore si loin !Malgré les souliers et la culotte de velours quiétaient au bout des six lieues qui nous restaient àfaire, il me sembla que je ne pourrais pas marchersi loin. Heureusement le temps vint à mon aide. Le ciel, qui avait été bleu depuis notre départ,s’emplit peu à peu de nuages gris, et bientôt il semit à tomber une pluie fine qui ne cessa plus. Avec sa peau de mouton, Vitalis était assezbien protégé, et il pouvait abriter Joli-Cœur qui, àla première goutte de pluie, était promptementrentré dans sa cachette. Mais les chiens et moi,qui n’avions rien pour nous couvrir, nousn’avions pas tardé à être mouillés jusqu’à la 74
peau ; encore les chiens pouvaient-ils de temps entemps se secouer, tandis que, ce moyen natureln’étant pas fait pour moi, je devais marcher sousun poids qui m’écrasait et me glaçait. « T’enrhumes-tu facilement ? me demandamon maître. – Je ne sais pas ; je ne me rappelle pas avoirété jamais enrhumé. – Bien cela, bien ; décidément il y a du bon entoi. Mais je ne veux pas t’exposer inutilement,nous n’irons pas plus loin aujourd’hui. Voilà unvillage là-bas, nous y coucherons. » Mais il n’y avait pas d’auberge dans cevillage, et personne ne voulut recevoir une sortede mendiant qui traînait avec lui un enfant et troischiens aussi crottés les uns que les autres. Enfin un paysan plus charitable que sesvoisins voulut bien nous ouvrir la porte d’unegrange. Nous avions un toit pour nous abriter et lapluie ne nous tombait plus sur le corps. Vitalis était un homme de précaution qui ne se 75
mettait pas en route sans provisions. Dans le sacde soldat qu’il portait sur ses épaules se trouvaitune grosse miche de pain qu’il partagea en quatremorceaux. Alors je vis pour la première fois comment ilmaintenait l’obéissance et la discipline dans satroupe. Pendant que nous errions de porte en porte,cherchant notre gîte, Zerbino était entré dans unemaison, et il en était ressorti aussitôt rapidement,portant une croûte dans sa gueule. Vitalis n’avaitdit qu’un mot : « À ce soir, Zerbino. » Je ne pensais plus à ce vol, quand je vis, aumoment où notre maître coupait la miche,Zerbino prendre une mine basse. Nous étions assis sur deux bottes de fougère,Vitalis et moi, à côté l’un de l’autre, Joli-Cœurentre nous deux ; les trois chiens étaient alignésdevant nous, Capi et Dolce les yeux attachés surceux de leur maître, Zerbino le nez incliné enavant, les oreilles rasées. 76
« Que le voleur sorte des rangs, dit Vitalisd’une voix de commandement, et qu’il aille dansun coin ; il se couchera sans souper. » Aussitôt Zerbino quitta sa place et, marchanten rampant, il alla se cacher dans le coin que lamain de son maître lui avait indiqué. Il se fourratout entier sous un amas de fougère, et nous ne levîmes plus ; mais nous l’entendions soufflerplaintivement avec des petits cris étouffés. Cette exécution accomplie, Vitalis me tenditmon pain, et, tout en mangeant le sien, il partageapar petites bouchées, entre Joli-Cœur, Capi etDolce, les morceaux qui leur étaient destinés. Pendant les derniers mois que j’avais vécuauprès de mère Barberin, je n’avais certes pas étégâté ; cependant le changement me parut rude. Ah ! comme la soupe chaude, que mèreBarberin nous faisait tous les soirs, m’eût parubonne, même sans beurre ! Comme le coin du feu m’eût été agréable !comme je me serais glissé avec bonheur dans mesdraps, en remontant les couvertures jusqu’à mon 77
nez ! Mais, hélas ! il ne pouvait être question ni dedraps, ni de couvertures, et nous devions noustrouver encore bien heureux d’avoir un lit defougère. Est-ce qu’il en serait maintenant tous les joursainsi ? marcher sans repos sous la pluie, coucherdans une grange, trembler de froid, n’avoir poursouper qu’un morceau de pain sec, personne pourme plaindre, personne à aimer, plus de mèreBarberin ! Comme je réfléchissais tristement, le cœurgros et les yeux pleins de larmes, je sentis unsouffle tiède me passer sur le visage. J’étendis la main en avant et je rencontrai lepoil laineux de Capi. Il s’était doucement approché de moi,s’avançant avec précaution sur la fougère, et ilme sentait ; il reniflait doucement ; son haleineme courait sur la figure et dans les cheveux. Que voulait-il ? Il se coucha bientôt sur la fougère, tout près de 78
moi, et délicatement il se mit à me lécher la main. Tout ému de cette caresse, je me soulevai àdemi et l’embrassai sur son nez froid. Il poussa un petit cri étouffé, puis, vivement, ilmit sa patte dans ma main et ne bougea plus. Alors j’oubliai fatigue et chagrins ; ma gorgecontractée se desserra, je respirai, je n’étais plusseul : j’avais un ami. 79
VI Mes débuts Le lendemain nous nous mîmes en route debonne heure. Plus de pluie ; un ciel bleu, et, grâce au ventsec qui avait soufflé pendant la nuit, peu de boue.Les oiseaux chantaient joyeusement dans lesbuissons du chemin, et les chiens gambadaientautour de nous. De temps en temps, Capi sedressait sur ses pattes de derrière, et il me lançaitau visage deux ou trois aboiements dont jecomprenais très bien la signification. « Du courage, du courage ! » disaient-ils. Car c’était un chien fort intelligent, qui savaittout comprendre et toujours se faire comprendre.Bien souvent j’ai entendu dire qu’il ne luimanquait que la parole. Mais je n’ai jamais pensé 80
ainsi. Dans sa queue seule il y avait plus d’espritet d’éloquence que dans la langue ou dans lesyeux de bien des gens. En tout cas la parole n’ajamais été utile entre lui et moi ; du premier journous nous sommes tout de suite compris. N’étant jamais sorti de mon village, j’étaiscurieux de voir une ville. Mais je dois avouer qu’Ussel ne m’éblouitpoint. Ses vieilles maisons à tourelles, qui fontsans doute le bonheur des archéologues, melaissèrent tout à fait indifférent. Une idée emplissait ma tête et obscurcissaitmes yeux, ou tout au moins ne leur permettait devoir qu’une seule chose : une boutique decordonnier. Mes souliers, les souliers promis par Vitalis,l’heure était venue de les chausser. Où était la bienheureuse boutique qui allait meles fournir ? Aussi le seul souvenir qui me reste d’Usselest-il celui d’une boutique sombre et enfuméesituée auprès des halles. Il fallait descendre trois 81
marches pour entrer, et alors on se trouvait dansune grande salle, où la lumière du soleil n’avaitassurément jamais pénétré depuis que le toit avaitété posé sur la maison. Comment une aussi belle chose que dessouliers pouvait-elle se vendre dans un endroitaussi affreux ! Cependant Vitalis savait ce qu’il faisait envenant dans cette boutique, et bientôt j’eus lebonheur de chausser mes pieds dans des souliersferrés qui pesaient bien dix fois le poids de messabots. La générosité de mon maître ne s’arrêtapas là ; après les souliers, il m’acheta une vestede velours bleu, un pantalon de laine et unchapeau de feutre ; enfin tout ce qu’il m’avaitpromis. Du velours pour moi, qui n’avais jamais portéque de la toile ; des souliers ; un chapeau quandje n’avais eu que mes cheveux pour coiffure ;décidément c’était le meilleur homme du monde,le plus généreux et le plus riche. Il est vrai que le velours était froissé, il est vraique la laine était râpée ; il est vrai aussi qu’il était 82
fort difficile de savoir quelle avait été la couleurprimitive du feutre, tant il avait reçu de pluie etde poussière ; mais, ébloui par tant de splendeurs,j’étais insensible aux imperfections qui secachaient sous leur éclat. J’avais hâte de revêtir ces beaux habits ; mais,avant de me les donner, Vitalis leur fit subir unetransformation qui me jeta dans un étonnementdouloureux. En rentrant à l’auberge, il prit des ciseaux dansson sac et coupa les deux jambes de monpantalon à la hauteur des genoux. Comme je le regardais avec des yeux effarés : « Ceci est à seule fin, me dit-il, que tu neressembles pas à tout le monde. Nous sommes enFrance, je t’habille en Italien ; si nous allons enItalie, ce qui est possible, je t’habillerai enFrançais. » Cette explication ne faisant pas cesser monétonnement, il continua : « Que sommes-nous ? Des artistes, n’est-cepas ? des comédiens qui par leur seul aspect 83
doivent provoquer la curiosité. Crois-tu que, sinous allions tantôt sur la place publique habilléscomme des bourgeois ou des paysans, nousforcerions les gens à nous regarder et à s’arrêterautour de nous ? Non, n’est-ce pas ? Apprendsdonc que dans la vie le paraître est quelquefoisindispensable ; cela est fâcheux, mais nous n’ypouvons rien. » Voilà comment, de français que j’étais lematin, je devins italien avant le soir. Mon pantalon s’arrêtant au genou, Vitalisattacha mes bas avec des cordons rouges croiséstout le long de la jambe ; sur mon feutre il croisaaussi d’autres rubans, et il l’orna d’un bouquet defleurs en laine. Je ne sais pas ce que d’autres auraient pupenser de moi, mais, pour être sincère, je doisdéclarer que je me trouvai superbe, et cela devaitêtre, car mon ami Capi, après m’avoirlonguement contemplé, me tendit la patte d’un airsatisfait. L’approbation que Capi donnait à matransformation me fut d’autant plus agréable que, 84
pendant que j’endossais mes nouveauxvêtements, Joli-Cœur s’était campé devant moi etavait imité mes mouvements en les exagérant. Matoilette terminée, il s’était posé les mains sur leshanches et, renversant sa tête en arrière, il s’étaitmis à rire en poussant des petits cris moqueurs. J’ai entendu dire que c’était une questionscientifique intéressante de savoir si les singesriaient. Je pense que ceux qui se sont posé cettequestion sont des savants en chambre, qui n’ontjamais pris la peine d’étudier les singes. Pour moiqui, pendant longtemps, ai vécu dans l’intimité deJoli-Cœur, je puis affirmer qu’il riait et souventmême d’une façon qui me mortifiait. Sans douteson rire n’était pas exactement semblable à celuide l’homme. Mais enfin, lorsqu’un sentimentquelconque provoquait sa gaieté, on voyait lescoins de sa bouche se tirer en arrière ; sespaupières se plissaient, ses mâchoires remuaientrapidement, et ses yeux noirs semblaient lancerdes flammes comme de petits charbons surlesquels on aurait soufflé. « Nous donnerons demain notre première 85
représentation, dit Vitalis, et tu y figureras. Il fautdonc que je te fasse répéter le rôle que je tedestine. » Mes yeux étonnés lui dirent que je ne lecomprenais pas. « J’entends par rôle ce que tu auras à fairedans cette représentation. Si je t’ai emmené avecmoi, ce n’est pas précisément pour te procurer leplaisir de la promenade. Je ne suis pas assez richepour cela. C’est pour que tu travailles. Et tontravail consistera à jouer la comédie avec meschiens et Joli-Cœur. – Mais je ne sais pas jouer la comédie !m’écriai-je effrayé. – C’est justement pour cela que je dois tel’apprendre. Tu penses bien que ce n’est pasnaturellement que Capi marche si gracieusementsur ses deux pattes de derrière, pas plus que cen’est pour son plaisir que Dolce danse à la corde.Capi a appris à se tenir debout sur ses pattes, etDolce a appris aussi à danser à la corde ; ils ontmême dû travailler beaucoup et longtemps pouracquérir ces talents, ainsi que ceux qui les 86
rendent d’habiles comédiens. Eh bien, toi aussi,tu dois travailler pour apprendre les différentsrôles que tu joueras avec eux. Mettons-nous doncà l’ouvrage. » J’avais à cette époque des idées tout à faitprimitives sur le travail. Je croyais que pourtravailler il fallait bêcher la terre, ou fendre unarbre, ou tailler la pierre, et n’imaginais pointautre chose. « La pièce que nous allons représenter,continua Vitalis, a pour titre Le Domestique deM. Joli-Cœur ou Le plus bête des deux n’est pascelui qu’on pense. Voici le sujet : M. Joli-Cœur aeu jusqu’à ce jour un domestique dont il est trèscontent, c’est Capi. Mais Capi devient vieux ; et,d’un autre côté, M. Joli-Cœur veut un nouveaudomestique. Capi se charge de lui en procurer un.Mais ce ne sera pas un chien qu’il se donnerapour successeur, ce sera un jeune garçon, unpaysan nommé Rémi. – Comme moi ? – Non, pas comme toi, mais toi-même. Tuarrives de ton village pour entrer au service de 87
Joli-Cœur. – Les singes n’ont pas de domestiques. – Dans les comédies ils en ont. Tu arrivesdonc, et M. Joli-Cœur trouve que tu as l’air d’unimbécile. – Ce n’est pas amusant, cela. – Qu’est-ce que cela te fait, puisque c’est pourrire ? D’ailleurs, figure-toi que tu arrivesvéritablement chez un monsieur pour êtredomestique et qu’on te dit, par exemple, demettre la table. Précisément en voici une qui doitservir dans notre représentation. Avance etdispose le couvert. » Sur cette table, il y avait des assiettes, unverre, un couteau, une fourchette et du lingeblanc. Comment devait-on arranger tout cela ? Comme je me posais ces questions et restaisles bras tendus, penché en avant, la boucheouverte, ne sachant par où commencer, monmaître battit des mains en riant aux éclats. « Bravo, dit-il, bravo ! c’est parfait. Ton jeu de 88
physionomie est excellent. Le garçon que j’avaisavant toi prenait une mine futée et son air disaitclairement : “Vous allez voir comme je fais bienla bête” ; tu ne dis rien, toi, tu es, ta naïveté estadmirable. – Je ne sais pas ce que je dois faire. – Et c’est par là précisément que tu esexcellent. Demain, dans quelques jours tu saurasà merveille ce que tu devras faire. C’est alorsqu’il faudra te rappeler l’embarras que tuéprouves présentement, et feindre ce que tu nesentiras plus. Si tu peux retrouver ce jeu dephysionomie et cette attitude, je te prédis le plusbeau succès. Qu’est ton personnage dans macomédie ? celui d’un jeune paysan qui n’a rien vuet qui ne sait rien ; il arrive chez un singe et il setrouve plus ignorant et plus maladroit que cesinge ; de là mon sous-titre : Le plus bête desdeux n’est pas celui qu’on pense. Plus bête queJoli-Cœur, voilà ton rôle ; pour le jouer dans laperfection, tu n’aurais qu’à rester ce que tu es ence moment ; mais, comme cela est impossible, tudevras te rappeler ce que tu as été et devenir par 89
effort d’art ce que tu ne seras plusnaturellement. » Le Domestique de M. Joli-Cœur n’était pasune grande comédie, et sa représentation neprenait pas plus de vingt minutes. Mais notrerépétition dura près de trois heures, Vitalis nousfaisant recommencer deux fois, quatre fois, dixfois la même chose, aux chiens comme à moi. Ceux-ci, en effet, avaient oublié certainesparties de leur rôle, et il fallait les leur apprendrede nouveau. Je fus alors bien surpris de voir la patience etla douceur de notre maître. Ce n’était point ainsiqu’on traitait les bêtes dans mon village, où lesjurons et les coups étaient les seuls procédésd’éducation qu’on employât à leur égard. Pour lui, tant que se prolongea cette longuerépétition, il ne se fâcha pas une seule fois ; pasune seule fois il ne jura. « Allons, recommençons, disait-il sévèrement,quand ce qu’il avait demandé n’était pas réussi ;c’est mal, Capi ; vous ne faites pas attention, Joli- 90
Cœur, vous serez grondé. » Et c’était tout ; mais cependant c’était assez. « Eh bien, me dit-il, quand la répétition futterminée, crois-tu que tu t’habitueras à jouer lacomédie ? – Je ne sais pas. – Cela t’ennuie-t-il ? – Non, cela m’amuse. – Alors tout ira bien ; tu as de l’intelligence et,ce qui est plus précieux encore peut-être, del’attention ; avec de l’attention et de la docilité,on arrive à tout. Vois mes chiens et compare-les àJoli-Cœur. Joli-Cœur a peut-être plus de vivacitéet d’intelligence, mais il n’a pas de docilité. Ilapprend facilement ce qu’on lui enseigne, mais ill’oublie aussitôt. D’ailleurs ce n’est jamais avecplaisir qu’il fait ce qu’on lui demande ; volontiersil se révolterait, et toujours il est contrariant. Celatient à sa nature, et voilà pourquoi je ne me fâchepas contre lui : le singe n’a pas, comme le chien,la conscience du devoir, et par là il lui est trèsinférieur. Comprends-tu cela ? 91
– Il me semble. – Sois donc attentif, mon garçon ; sois docile ;fais de ton mieux ce que tu dois faire. Dans lavie, tout est là ! » Causant ainsi, je m’enhardis à lui dire que cequi m’avait le plus étonné dans cette répétition,ç’avait été l’inaltérable patience dont il avait faitpreuve, aussi bien avec Joli-Cœur et les chiensqu’avec moi. Il se mit alors à sourire doucement : « On voit bien, me dit-il, que tu n’as vécujusqu’à ce jour qu’avec des paysans durs auxbêtes et qui croient qu’on doit conduire celles-cile bâton toujours levé. – Maman Barberin était très douce pour notrevache la Roussette, lui dis-je. – Elle avait raison, reprit-il. Tu me donnes unebonne idée de maman Barberin ; c’est qu’ellesavait ce que les gens de campagne ignorent tropsouvent, qu’on obtient peu de chose par labrutalité, tandis qu’on obtient beaucoup, pour nepas dire tout, par la douceur. Pour moi, c’est en 92
ne me fâchant jamais contre mes bêtes que j’aifait d’elles ce qu’elles sont. Si je les avaisbattues, elles seraient craintives, et la crainteparalyse l’intelligence. Au reste, en me laissantaller à la colère avec elles, je ne serais pas moi-même ce que je suis, et je n’aurais pas acquiscette patience à toute épreuve qui m’a gagné taconfiance. C’est que qui instruit les autress’instruit soi-même. Mes chiens m’ont donnéautant de leçons qu’ils en ont reçu de moi. J’aidéveloppé leur intelligence, ils m’ont formé lecaractère. » Ce que j’entendais me parut si étrange, que jeme mis à rire. « Tu trouves cela bien bizarre, n’est-ce pas,qu’un chien puisse donner des leçons à unhomme ? Et cependant rien n’est plus vrai.Réfléchis un peu. Admets-tu qu’un chien subissel’influence de son maître ? – Oh ! bien sûr. – Alors tu vas comprendre que le maître estobligé de veiller sur lui-même quand ilentreprend l’éducation d’un chien. Ainsi suppose 93
un moment qu’en instruisant Capi je me soisabandonné à l’emportement et à la colère.Qu’aura fait Capi ? il aura pris l’habitude de lacolère et de l’emportement, c’est-à-dire qu’en semodelant sur mon exemple il se sera corrompu.Le chien est presque toujours le miroir de sonmaître, et qui voit l’un voit l’autre. Montre-moiton chien, je dirai qui tu es. Le brigand a pourchien un gredin ; le voleur, un voleur ; le paysansans intelligence, un chien grossier ; l’hommepoli et affable, un chien aimable. » Mes camarades, les chiens et le singe, avaientsur moi le grand avantage d’être habitués àparaître en public, de sorte qu’ils virent arriver lelendemain sans crainte. Pour eux il s’agissait defaire ce qu’ils avaient déjà fait cent fois, millefois peut-être. Aussi mon émotion était-elle vive, lorsque, lelendemain, nous quittâmes notre auberge pournous rendre sur la place, où devait avoir lieunotre représentation. Vitalis ouvrait la marche, la tête haute, lapoitrine cambrée, et il marquait le pas des deux 94
bras et des pieds en jouant une valse sur un fifreen métal. Derrière lui venait Capi, sur le dosduquel se prélassait M. Joli-Cœur, en costume degénéral anglais, habit et pantalon rouges galonnésd’or, avec un chapeau à claque surmonté d’unlarge plumet. Puis, à une distance respectueuse,s’avançaient sur une même ligne Zerbino etDolce. Enfin je formais la queue du cortège, qui,grâce à l’espacement indiqué par notre maître,tenait une certaine place dans la rue. Mais ce qui, mieux encore que la pompe denotre défilé, provoquait l’attention, c’étaient lessons perçants du fifre qui allaient jusqu’au fonddes maisons éveiller la curiosité des habitantsd’Ussel. On accourait sur les portes pour nousvoir passer ; les rideaux de toutes les fenêtres sesoulevaient rapidement. Quelques enfants s’étaient mis à nous suivre ;des paysans ébahis s’étaient joints à eux, et,quand nous étions arrivés sur la place, nousavions derrière nous et autour de nous unvéritable cortège. Notre salle de spectacle fut bien vite dressée ; 95
elle consistait en une corde attachée à quatrearbres, de manière à former un carré long, aumilieu duquel nous nous plaçâmes. La première partie de la représentationconsista en différents tours exécutés par leschiens ; mais ce que furent ces tours, je ne sauraisle dire, occupé que j’étais à me répéter mon rôleet troublé par l’inquiétude. C’était à Joli-Cœur et à moi à entrer en scène. « Mesdames et messieurs, dit Vitalis engesticulant d’une main avec son archet et del’autre avec son violon, nous allons continuer lespectacle par une charmante comédie intitulée :Le Domestique de M. Joli-Cœur ou le plus bêtedes deux n’est pas celui qu’on pense. Un hommecomme moi ne s’abaisse pas à faire l’éloge de sespièces et de ses acteurs ; je ne vous dis doncqu’une chose : écarquillez les yeux, ouvrez lesoreilles et préparez vos mains pour applaudir. » Ce qu’il appelait « une charmante comédie »était en réalité une pantomime, c’est-à-dire unepièce jouée avec des gestes et non avec desparoles. Et cela devait être ainsi, par cette bonne 96
raison que deux des principaux acteurs, Joli-Cœur et Capi, ne savaient pas parler, et que letroisième (qui était moi-même) aurait étéparfaitement incapable de dire deux mots. Cependant, pour rendre le jeu des comédiensplus facilement compréhensible, Vitalisl’accompagnait de quelques paroles quipréparaient les situations de la pièce et lesexpliquaient. Ce fut ainsi que, jouant en sourdine un airguerrier, il annonça l’entrée de M. Joli-Cœur,général anglais qui avait gagné ses grades et safortune dans les guerres des Indes. Jusqu’à cejour, M. Joli-Cœur n’avait eu pour domestiqueque le seul Capi, mais il voulait se faire servirdésormais par un homme, ses moyens luipermettant ce luxe : les bêtes avaient été assezlongtemps les esclaves des hommes, il était tempsque cela changeât. En attendant que ce domestique arrivât, legénéral Joli-Cœur se promenait en long et enlarge, et fumait son cigare. Il fallait voir comme illançait sa fumée au nez du public ! 97
Il s’impatientait, le général, et il commençait àrouler de gros yeux comme quelqu’un qui va semettre en colère ; il se mordait les lèvres etfrappait la terre du pied. Au troisième coup de pied, je devais entrer enscène, amené par Capi. Si j’avais oublié mon rôle, le chien me l’auraitrappelé. Au moment voulu, il me tendit la patte etm’introduisit auprès du général. Celui-ci, en m’apercevant, leva les deux brasd’un air désolé. Eh quoi ! c’était là le domestiquequ’on lui présentait ? Puis il vint me regardersous le nez et tourner autour de moi en haussantles épaules. Sa mine fut si drolatique que tout lemonde éclata de rire : on avait compris qu’il meprenait pour un parfait imbécile, et c’était aussi lesentiment des spectateurs. La pièce était, bien entendue, bâtie pourmontrer cette imbécillité sous toutes les faces ;dans chaque scène je devais faire quelquebalourdise nouvelle, tandis que Joli-Cœur, aucontraire, devait trouver une occasion pourdévelopper son intelligence et son adresse. 98
Après m’avoir examiné longuement, legénéral, pris de pitié, me faisait servir à déjeuner. « Le général croit que, quand ce garçon auramangé, il sera moins bête, disait Vitalis ; nousallons voir cela. » Et je m’asseyais devant une petite table surlaquelle le couvert était mis, une serviette poséesur mon assiette. Que faire de cette serviette ? Capi m’indiquait que je devais m’en servir.Mais comment ? Après avoir bien cherché, je fis le geste de memoucher dedans. Là-dessus le général se tordit de rire, et Capitomba les quatre pattes en l’air renversé par mastupidité. Voyant que je me trompais, je contemplais denouveau la serviette, me demandant commentl’employer. Enfin une idée m’arriva ; je roulai la servietteet m’en fis une cravate. 99
Nouveaux rires du général, nouvelle chute deCapi. Et ainsi de suite jusqu’au moment où legénéral exaspéré m’arracha de ma chaise, s’assità ma place et mangea le déjeuner qui m’étaitdestiné. Ah ! il savait se servir d’une serviette, legénéral. Avec quelle grâce il la passa dans uneboutonnière de son uniforme et l’étala sur sesgenoux ! Avec quelle élégance il cassa son painet vida son verre ! Mais où ses belles manières produisirent uneffet irrésistible, ce fut lorsque, le déjeunerterminé, il demanda un cure-dent et le passarapidement entre ses dents. Alors les applaudissements éclatèrent de tousles côtés, et la représentation s’acheva dans untriomphe. Comme le singe était intelligent ! comme ledomestique était bête ! En revenant à notre auberge, Vitalis me fit cecompliment, et j’étais si bien comédien, que jefus fier de cet éloge. 100
Search
Read the Text Version
- 1
- 2
- 3
- 4
- 5
- 6
- 7
- 8
- 9
- 10
- 11
- 12
- 13
- 14
- 15
- 16
- 17
- 18
- 19
- 20
- 21
- 22
- 23
- 24
- 25
- 26
- 27
- 28
- 29
- 30
- 31
- 32
- 33
- 34
- 35
- 36
- 37
- 38
- 39
- 40
- 41
- 42
- 43
- 44
- 45
- 46
- 47
- 48
- 49
- 50
- 51
- 52
- 53
- 54
- 55
- 56
- 57
- 58
- 59
- 60
- 61
- 62
- 63
- 64
- 65
- 66
- 67
- 68
- 69
- 70
- 71
- 72
- 73
- 74
- 75
- 76
- 77
- 78
- 79
- 80
- 81
- 82
- 83
- 84
- 85
- 86
- 87
- 88
- 89
- 90
- 91
- 92
- 93
- 94
- 95
- 96
- 97
- 98
- 99
- 100
- 101
- 102
- 103
- 104
- 105
- 106
- 107
- 108
- 109
- 110
- 111
- 112
- 113
- 114
- 115
- 116
- 117
- 118
- 119
- 120
- 121
- 122
- 123
- 124
- 125
- 126
- 127
- 128
- 129
- 130
- 131
- 132
- 133
- 134
- 135
- 136
- 137
- 138
- 139
- 140
- 141
- 142
- 143
- 144
- 145
- 146
- 147
- 148
- 149
- 150
- 151
- 152
- 153
- 154
- 155
- 156
- 157
- 158
- 159
- 160
- 161
- 162
- 163
- 164
- 165
- 166
- 167
- 168
- 169
- 170
- 171
- 172
- 173
- 174
- 175
- 176
- 177
- 178
- 179
- 180
- 181
- 182
- 183
- 184
- 185
- 186
- 187
- 188
- 189
- 190
- 191
- 192
- 193
- 194
- 195
- 196
- 197
- 198
- 199
- 200
- 201
- 202
- 203
- 204
- 205
- 206
- 207
- 208
- 209
- 210
- 211
- 212
- 213
- 214
- 215
- 216
- 217
- 218
- 219
- 220
- 221
- 222
- 223
- 224
- 225
- 226
- 227
- 228
- 229
- 230
- 231
- 232
- 233
- 234
- 235
- 236
- 237
- 238
- 239
- 240
- 241
- 242
- 243
- 244
- 245
- 246
- 247
- 248
- 249
- 250
- 251
- 252
- 253
- 254
- 255
- 256
- 257
- 258
- 259
- 260
- 261
- 262
- 263
- 264
- 265
- 266
- 267
- 268
- 269
- 270
- 271
- 272
- 273
- 274
- 275
- 276
- 277
- 278
- 279
- 280
- 281
- 282
- 283
- 284
- 285
- 286
- 287
- 288
- 289
- 290
- 291
- 292
- 293
- 294
- 295
- 296
- 297
- 298
- 299
- 300
- 301
- 302
- 303
- 304
- 305
- 306
- 307
- 308
- 309
- 310
- 311
- 312
- 313
- 314
- 315
- 316
- 317
- 318
- 319
- 320
- 321
- 322
- 323
- 324
- 325
- 326
- 327
- 328
- 329
- 330
- 331
- 332
- 333
- 334
- 335
- 336
- 337
- 338
- 339
- 340
- 341
- 342
- 343
- 344
- 345
- 346
- 347
- 348
- 349
- 350
- 351
- 352
- 353
- 354
- 355
- 356
- 357
- 358
- 359
- 360
- 361
- 362
- 363
- 364
- 365
- 366
- 367
- 368
- 369
- 370
- 371
- 372
- 373
- 374
- 375
- 376
- 377
- 378
- 379
- 380
- 381
- 382
- 383
- 384
- 385
- 386
- 387
- 388
- 389
- 390
- 391
- 392
- 393
- 394
- 395
- 396
- 397
- 398
- 399
- 400
- 401
- 402
- 403
- 404
- 405
- 406
- 407
- 408
- 409
- 410
- 411
- 412
- 413
- 414
- 415
- 416
- 417
- 418
- 419
- 420
- 421
- 422
- 423
- 424
- 425
- 426
- 427
- 428
- 429
- 430
- 431
- 432
- 433
- 434
- 435
- 436
- 437
- 438
- 439
- 440
- 441
- 442
- 443
- 444
- 445
- 446
- 447
- 448
- 449
- 450
- 451
- 452
- 453
- 454
- 455
- 456
- 457
- 458
- 459
- 460
- 461
- 462
- 463
- 464
- 465
- 466
- 467
- 468
- 469
- 470
- 471
- 472
- 473
- 474
- 475
- 476
- 477
- 478
- 479
- 480
- 481
- 482
- 483
- 484
- 485
- 486
- 487
- 488
- 489
- 490
- 491
- 492
- 493
- 494
- 495
- 496
- 497
- 498
- 499
- 500
- 501
- 502
- 503
- 504
- 505
- 506
- 507
- 508
- 509
- 510
- 511
- 512
- 513
- 514
- 515
- 516
- 517
- 518
- 519
- 520
- 521
- 522
- 523
- 524
- 525
- 526
- 527
- 528
- 529
- 530
- 531
- 532
- 533
- 534
- 535
- 536
- 537
- 538
- 539
- 540
- 541
- 542
- 543
- 544
- 545
- 546
- 547
- 548
- 549
- 550
- 551
- 552
- 553
- 554
- 555
- 556
- 557
- 558
- 559
- 560
- 561
- 562
- 563
- 564
- 565
- 566
- 567
- 568
- 569
- 570
- 571
- 572
- 573
- 574
- 575
- 576
- 577
- 578
- 579
- 580
- 581
- 582
- 583
- 584
- 585
- 586
- 587
- 588
- 589
- 590
- 591
- 592
- 593
- 594
- 595
- 596
- 597
- 598
- 599
- 600
- 601
- 602
- 603
- 604
- 605
- 606
- 607
- 608
- 609
- 610
- 611
- 612
- 613
- 614
- 615
- 616
- 617
- 618
- 619
- 620
- 621
- 622
- 623
- 624
- 625
- 626
- 627
- 628
- 629
- 630
- 631
- 632
- 633
- 634
- 635
- 636
- 637
- 638
- 639
- 640
- 641
- 642
- 643
- 644
- 645
- 646
- 647
- 648
- 649
- 650
- 651
- 652
- 653
- 654
- 655
- 656
- 657
- 658
- 659
- 660
- 661
- 662
- 663
- 664
- 665
- 666
- 667
- 668
- 669
- 670
- 671
- 672
- 673
- 674
- 675
- 676
- 677
- 678
- 679
- 680
- 681
- 682
- 683
- 684
- 685
- 686
- 687
- 688
- 689
- 690
- 691
- 692
- 693
- 694
- 695
- 696
- 697
- 698
- 699
- 700
- 701
- 702
- 703
- 704
- 705
- 706
- 707
- 708
- 709
- 710
- 711
- 712
- 713
- 714
- 715
- 716
- 717
- 718
- 719
- 720
- 721
- 722
- 723
- 724
- 725
- 726
- 727
- 728
- 729
- 730
- 731
- 732
- 733
- 734
- 735
- 736
- 737
- 738
- 739
- 740
- 741
- 742
- 743
- 744
- 745
- 746
- 747
- 748
- 749
- 750
- 751
- 752
- 1 - 50
- 51 - 100
- 101 - 150
- 151 - 200
- 201 - 250
- 251 - 300
- 301 - 350
- 351 - 400
- 401 - 450
- 451 - 500
- 501 - 550
- 551 - 600
- 601 - 650
- 651 - 700
- 701 - 750
- 751 - 752
Pages: