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Malot_Sans_famille

Published by tunghut49, 2016-09-08 12:24:06

Description: Malot_Sans_famille

Keywords: sans famille

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XIV Neige et loups Il fallut de nouveau emboîter le pas derrièremon maître et, la bretelle de ma harpe tendue surmon épaule endolorie, cheminer le long desgrandes routes, par la pluie comme par le soleil,par la poussière comme par la boue. Il fallut faire la bête sur les places publiques etrire ou pleurer pour amuser l’honorable société. La transition fut rude, car on s’habitue vite aubien-être et au bonheur. J’eus des dégoûts, des ennuis et des fatiguesque je ne connaissais pas avant d’avoir vécupendant deux mois de la douce vie des heureuxde ce monde. Auprès de Mme Milligan, j’avais bien des foispensé à Vitalis ; auprès de Vitalis, mon souvenir 201

se reportait sur Mme Milligan. Heureusement, dans mon chagrin, qui étaittrès vif et persistant, j’avais une consolation ;mon maître était beaucoup plus doux – beaucoupplus tendre même – si ce mot peut être juste,appliqué à Vitalis –, qu’il ne l’avait jamais été ! Souvent même, si j’avais osé, je l’auraisembrassé, tant j’avais besoin d’épancher au-dehors les sentiments d’affection qui étaient enmoi ; mais je n’osais pas, car Vitalis n’était pasun homme avec lequel on risquait desfamiliarités. Après être partis de Sète, nous étions restésplusieurs jours sans parler de Mme Milligan et demon séjour sur Le Cygne ; mais peu à peu cesujet s’était présenté dans nos entretiens, monmaître l’abordant toujours le premier, et bientôt ilne s’était guère passé de jour sans que le nom deMme Milligan fût prononcé. « Tu l’aimais bien, cette dame ? me disaitVitalis ; oui, je comprends cela ; elle a été bonne,très bonne pour toi ; il ne faut penser à ellequ’avec reconnaissance. » 202

Le Cygne devait remonter le Rhône, et nous,nous longions les rives de ce fleuve. Pourquoi nele rencontrerions-nous pas ? Aussi, tout en marchant, mes yeux setournaient plus souvent vers l’eau que vers lescollines et les plaines fertiles qui la bordent dechaque côté. Lorsque nous arrivions dans une ville, Arles,Tarascon, Avignon, Montélimar, Valence,Tournon, Vienne, ma première visite était pourles quais et pour les ponts ; je cherchais LeCygne, et quand j’apercevais de loin un bateau àdemi noyé dans les brumes confuses, j’attendaisqu’il grandît pour voir si ce n’était pas Le Cygne. Mais ce n’était pas lui. Quelquefois je m’enhardissais jusqu’àinterroger les mariniers, et je leur décrivais lebateau que je cherchais ; ils ne l’avaient pas vupasser. Nous restâmes plusieurs semaines à Lyon, ettout le temps que j’eus à moi, je le passai sur lesquais du Rhône et de la Saône ; je connais les 203

ponts d’Ainay, de Tilsitt, de la Guillotière ou del’Hôtel-Dieu, aussi bien qu’un Lyonnais denaissance. Mais j’eus beau chercher, je ne trouvai pas LeCygne. Il nous fallut quitter Lyon et nous diriger versDijon ; alors l’espérance de retrouver jamaisMme Milligan et Arthur commença àm’abandonner, car j’avais à Lyon étudié toutesles cartes de France que j’avais pu trouver auxétalages des bouquinistes, et je savais que lecanal du Centre, que devait prendre Le Cygnepour gagner la Loire, se détache de la Saône àChalon. Nous arrivâmes à Chalon et nous enrepartîmes sans avoir vu Le Cygne ; c’en étaitdonc fait, il fallait renoncer à mon rêve. Ce ne fut pas sans un très vif chagrin. Justement, pour accroître mon désespoir, quipourtant était déjà bien assez grand, le tempsdevint détestable ; la saison était avancée, l’hiverapprochait, et les marches sous la pluie, dans la 204

boue, devenaient de plus en plus pénibles. Quandnous arrivions le soir dans une mauvaise aubergeou dans une grange, harassés par la fatigue,mouillés jusqu’à la chemise, crottés jusqu’auxcheveux, je ne me couchais point avec des idéesriantes. Lorsque, après avoir quitté Dijon, noustraversâmes les collines de la Côte-d’Or, nousfûmes pris par un froid humide qui nous glaçaitjusqu’aux os, et Joli-Cœur devint plus triste etplus maussade que moi. Le but de mon maître était de gagner Paris auplus vite, car, à Paris seulement, nous avionschance de pouvoir donner quelquesreprésentations pendant l’hiver ; mais, soit quel’état de sa bourse ne lui permît pas de prendre lechemin de fer, soit toute autre raison, c’était àpied que nous devions faire la route qui sépareDijon de Paris. Quand le temps nous le permettait, nousdonnions une courte représentation dans les villeset dans les villages que nous traversions, puis,après avoir ramassé une maigre recette, nous 205

nous remettions en route. Jusqu’à Châtillon, les choses allèrent à peuprès, quoique nous eussions toujours à souffrir dufroid et de l’humidité ; mais, après avoir quittécette ville, la pluie cessa et le vent tourna au nord. Tout d’abord nous ne nous en plaignîmes pas,bien qu’il soit peu agréable d’avoir le vent dunord en pleine figure ; à tout prendre, mieuxvalait encore cette bise, si âpre qu’elle fût, quel’humidité dans laquelle nous pourrissions depuisplusieurs semaines. Par malheur, le vent ne resta pas au sec ; leciel s’emplit de gros nuages noirs, le soleildisparut entièrement, et tout annonça que nousaurions bientôt de la neige. Nous pûmes cependant arriver à un grosvillage sans être pris par la neige ; maisl’intention de mon maître était de gagner Troyesau plus vite, parce que Troyes est une grandeville dans laquelle nous pourrions donnerplusieurs représentations, si le mauvais tempsnous obligeait à y séjourner. 206

« Couche-toi vite, me dit-il, quand nous fûmesinstallés dans notre auberge ; nous partironsdemain matin de bonne heure ; je crains d’êtresurpris par la neige. » Pour lui, il ne se coucha pas aussi tôt, mais ilresta au coin de l’âtre de la cheminée de lacuisine pour réchauffer Joli-Cœur qui avaitbeaucoup souffert du froid de la journée et quin’avait cessé de gémir, bien que nous eussionspris soin de l’envelopper dans des couvertures. Le lendemain matin je me levai de bonneheure comme il m’avait été commandé ; il nefaisait pas encore jour, le ciel était noir et bas,sans une étoile ; il semblait qu’un grandcouvercle sombre s’était abaissé sur la terre etallait l’écraser. Quand on ouvrait la porte, un ventâpre s’engouffrait dans la cheminée et ravivait lestisons qui, la veille au soir, avaient été enfouissous la cendre. « À votre place, dit l’aubergiste s’adressant àmon maître, je ne partirais pas ; la neige vatomber. – Je suis pressé, répondit Vitalis, et j’espère 207

arriver à Troyes avant la neige. – Trente kilomètres ne se font pas en uneheure. » Nous partîmes néanmoins. Vitalis tenait Joli-Cœur serré sous sa vestepour lui communiquer un peu de sa proprechaleur, et les chiens, joyeux de ce temps sec,couraient devant nous ; mon maître m’avaitacheté à Dijon une peau de mouton, dont la lainese portait en dessous ; je m’enveloppai dedans, etla bise qui nous soufflait au visage me la colla surle corps. Il n’était pas agréable d’ouvrir la bouche ;nous marchâmes gardant l’un et l’autre le silence,hâtant le pas, autant pour nous presser que pournous échauffer. Le pays que nous traversions était d’unetristesse lugubre qu’augmentait encore le silence ;aussi loin que les regards pouvaient s’étendredans ce jour sombre, on ne voyait que deschamps dénudés, des collines arides et des boisroussis. 208

Bientôt quelques flocons de neige, largescomme des papillons, nous passèrent devant lesyeux ; ils montaient, descendaient,tourbillonnaient sans toucher la terre. Nous n’avions pas encore fait beaucoup dechemin et il me paraissait impossible d’arriver àTroyes avant la neige ; au reste, cela m’inquiétaitpeu, et je me disais même que la neige entombant arrêterait ce vent du nord et apaiserait lefroid. Mais je ne savais pas ce que c’était qu’unetempête de neige. Je ne tardai pas à l’apprendre, et de façon àn’oublier jamais cette leçon. Les nuages qui venaient du nord-ouests’étaient approchés, et une sorte de lueur blancheéclairait le ciel de leur côté ; leurs flancs s’étaiententrouverts, c’était la neige. Ce ne furent plus des papillons qui voltigèrentdevant nous, ce fut une averse de neige qui nousenveloppa. En peu d’instants elle avait couvert la route ou 209

plus justement tout ce qui l’arrêtait sur la route :tas de pierres, herbes des bas côtés, broussailleset buissons des fossés, car, poussée par le ventqui n’avait pas faibli, elle courait ras de terre pours’entasser contre tout ce qui lui faisait obstacle. L’ennui pour nous était d’être au nombre deces obstacles ; lorsqu’elle nous frappait, elleglissait sur les surfaces rondes, mais, partout oùse trouvait une fente, elle entrait comme unepoussière et ne tardait pas à fondre. En quelques minutes la route fut couverted’une épaisse couche de neige dans laquelle nousmarchâmes sans bruit. La situation n’était pas gaie, car je n’ai jamaisvu tomber la neige, alors même que j’étaisderrière une vitre dans une chambre bienchauffée, sans éprouver un sentiment de vaguetristesse, et présentement je me disais que lachambre chauffée devait être bien loin encore. Cependant il fallait marcher et ne pas sedécourager, parce que nos pieds enfonçaient deplus en plus dans la couche de neige qui nousmontait aux jambes, et parce que le poids qui 210

chargeait nos chapeaux devenait de plus en pluslourd. Tout à coup, je vis Vitalis étendre la maindans la direction de la gauche, comme pourattirer mon attention. Je regardai, et il me semblaapercevoir confusément dans la clairière unehutte en branchages recouverte de neige. Elle était formée de fagots et de bourrées, au-dessus desquels avaient été disposés desbranchages en forme de toit ; et ce toit était assezserré pour que la neige n’eût point passé àtravers. C’était un abri qui valait une maison. « Je me doutais bien, dit Vitalis, que danscette jeune vente devait se trouver quelque partune cabane de bûcheron ; maintenant la neigepeut tomber. – Oui, qu’elle tombe ! » répondis-je d’un airde défi. Et j’allai à la porte, ou, plus justement, àl’ouverture de la hutte, car elle n’avait ni porte nifenêtre, pour secouer ma veste et mon chapeau, 211

de manière à ne pas mouiller l’intérieur de notreappartement. Il était tout à fait simple, cet appartement,aussi bien dans sa construction que dans sonmobilier, qui consistait en un banc de terre et enquelques grosses pierres servant de sièges. Maisce qui, dans les circonstances où nous noustrouvions, était encore d’un plus grand prix pournous, c’étaient cinq ou six briques posées dechamp dans un coin et formant le foyer. Du feu ! nous pouvions faire du feu. Pendant que, couché sur les deux mains, jesoufflais le feu, les chiens s’étaient assis autourdu foyer, et gravement sur leur derrière, le coutendu, ils présentaient leur ventre mouillé et glacéau rayonnement de la flamme. Bientôt Joli-Cœur écarta la veste de sonmaître, et, mettant prudemment le bout du nezdehors, il regarda où il se trouvait ; rassuré parson examen, il sauta vivement à terre, et, prenantla meilleure place devant le feu, il présenta à laflamme ses deux petites mains tremblotantes. 212

Nous étions assurés maintenant de ne pasmourir de froid, mais la question de la faimn’était pas résolue. Il n’y avait dans cette cabane hospitalière nihuche à pain ni fourneau avec des casseroleschantantes. Heureusement, notre maître était homme deprécaution et d’expérience ; le matin, avant que jefusse levé, il avait fait ses provisions de route :une miche de pain et un petit morceau defromage ; mais ce n’était pas le moment de semontrer exigeant ou difficile : aussi, quand nousvîmes apparaître la miche, y eut-il chez nous tousun vif mouvement de satisfaction. Malheureusement les parts ne furent pasgrosses, et, pour mon compte, mon espérance futdésagréablement trompée ; au lieu de la micheentière, mon maître ne nous en donna que lamoitié. « Je ne connais pas la route, dit-il enrépondant à l’interrogation de mon regard, et jene sais pas si d’ici Troyes nous trouverons uneauberge où manger. De plus, je ne connais pas 213

non plus cette forêt. Je sais seulement que ce paysest très boisé, et que d’immenses forêts sejoignent les unes aux autres : les forêts deChaource, de Rumilly, d’Othe, d’Aumont. Peut-être sommes-nous à plusieurs lieues d’unehabitation. Peut-être aussi allons-nous resterbloqués longtemps dans cette cabane. Il fautgarder des provisions pour notre dîner. » C’était là des raisons que je devaiscomprendre, en me reportant par le souvenir ànotre sortie de Toulouse, après l’emprisonnementde Vitalis ; mais elles ne touchèrent point leschiens qui, voyant serrer la miche dans le sac,alors qu’ils avaient à peine mangé, tendirent lapatte à leur maître, lui grattèrent les genoux, et selivrèrent à une pantomime expressive pour faireouvrir le sac sur lequel ils dardaient leurs yeuxsuppliants. Prières et caresses furent inutiles, le sac nes’ouvrit point. Cependant, si frugal qu’eût été ce léger repas,il nous avait réconfortés ; nous étions à l’abri, lefeu nous pénétrait d’une douce chaleur ; nous 214

pouvions attendre que la neige cessât de tomber. Par l’ouverture de notre hutte nousapercevions les flocons descendre rapides etserrés ; comme il ne ventait plus, ils tombaientdroit, les uns par-dessus les autres, sansinterruption. On ne voyait pas le ciel, et la clarté, au lieu dedescendre d’en haut, montait d’en bas, de lanappe éblouissante qui couvrait la terre. Les chiens avaient pris leur parti de cette halteforcée, et s’étant tous les trois installés devant lefeu, celui-ci couché en rond, celui-là étalé sur leflanc, Capi le nez dans les cendres, ils dormaient. L’idée me vint de faire comme eux ; je m’étaislevé de bonne heure, et il serait plus agréable devoyager dans le pays des rêves, peut-être sur LeCygne, que de regarder cette neige. Je ne sais combien je dormis de temps ; quandje m’éveillai la neige avait cessé de tomber, jeregardai au-dehors ; la couche qui s’était entasséedevant notre hutte avait considérablementaugmenté ; s’il fallait se remettre en route, j’en 215

aurais plus haut que les genoux. Quelle heure était-il ? Je ne pouvais pas le demander au maître, car,en ces derniers mois, les recettes médiocresn’avaient pas remplacé l’argent que la prison etson procès lui avaient coûté, si bien qu’à Dijon,pour acheter ma peau de mouton et différentsobjets pour lui et pour moi, il avait dû vendre samontre, la grosse montre en argent sur laquellej’avais vu Capi dire l’heure, quand Vitalism’avait engagé dans la troupe. C’était au jour de m’apprendre ce que je nepouvais plus demander à notre bonne grossemontre. Mais rien au-dehors ne pouvait me répondre :en bas, sur le sol, une ligne blanche éblouissante ;au-dessus et dans l’air un brouillard sombre ; auciel une lueur confuse, avec çà et là des teintesd’un jaune sale. Rien de tout cela n’indiquait à quelle heure dela journée nous étions. Comme je restais dans l’embrasure de la porte, 216

émerveillé devant ce spectacle, je m’entendisinterpeller par mon maître. « As-tu donc envie de te remettre en route ?me dit-il. – Je ne sais pas, je n’ai aucune envie ; je feraice que vous voudrez que nous fassions. – Eh bien, mon avis est de rester ici, où nousavons au moins un abri et du feu. » Je pensai que nous n’avions guère de pain,mais je gardai ma réflexion pour moi. « Je crois que la neige va reprendre bientôt,poursuivit Vitalis, il ne faut pas nous exposer surla route sans savoir à quelle distance noussommes des habitations. La nuit ne serait pasdouce au milieu de cette neige ; mieux vautencore la passer ici, au moins nous aurons lespieds secs. » La question de nourriture mise de côté, cetarrangement n’avait rien pour me déplaire ; etd’ailleurs, en nous remettant en marche tout desuite, il n’était nullement certain que nouspussions, avant le soir, trouver une auberge où 217

dîner, tandis qu’il n’était que trop évident quenous trouverions sur la route une couche de neigequi, n’ayant pas encore été foulée, serait péniblepour la marche. Il faudrait se serrer le ventre dans notre hutte,voilà tout. Ce fut ce qui arriva lorsque, pour notre dîner,Vitalis nous partagea entre six ce qui restait de lamiche. Hélas ! qu’il en restait peu, et comme ce peufut vite expédié, bien que nous fissions lesmorceaux aussi petits que possible, afin deprolonger notre repas ! Lorsque notre pauvre dîner, si chétif et sicourt, fut terminé, je crus que les chiens allaientrecommencer leur manège du déjeuner, car ilétait évident qu’ils avaient encore terriblementfaim. Mais il n’en fut rien, et je vis une fois deplus combien vive était leur intelligence. La neigeavait repris depuis longtemps et elle tombaittoujours avec la même persistance ; d’heure enheure on voyait la couche qu’elle formait sur lesol monter le long des jeunes cépées, dont les 218

tiges seules émergeaient encore de la maréeblanche, qui allait bientôt les engloutir. Mais, lorsque notre dîner fut terminé, oncommença à ne plus voir que confusément ce quise passait au-dehors de la hutte, car en cettesombre journée l’obscurité était vite venue. « Dors, me dit Vitalis, je te réveillerai quand jevoudrai dormir à mon tour, car, bien que nousn’ayons rien à craindre des bêtes ou des gensdans cette cabane, il faut que l’un de nous veillepour entretenir le feu ; nous devons prendre nosprécautions contre le froid qui peut devenir âpre,si la neige cesse. » Je ne me fis pas répéter l’invitation deux fois,et je m’endormis. Quand mon maître me réveilla, la nuit devaitêtre déjà avancée ; au moins je me l’imaginai. Laneige ne tombait plus ; notre feu brûlait toujours. « À ton tour maintenant, me dit Vitalis, tun’auras qu’à mettre de temps en temps du boisdans le foyer ; tu vois que je t’ai fait taprovision. » 219

En effet, un amas de fagots était entassé àportée de la main. Mon maître, qui avait lesommeil beaucoup plus léger que moi, n’avaitpas voulu que je l’éveillasse en allant tirer unmorceau de bois à notre muraille, chaque fois quej’en aurais besoin, et il m’avait préparé ce tas,dans lequel il n’y avait qu’à prendre sans bruit. C’était là sans doute une sage précaution ;mais elle n’eut pas, hélas ! les suites que Vitalisattendait. Mon maître dormait tranquillement ; leschiens et Joli-Cœur dormaient aussi, et du foyeravivé s’élevaient de belles flammes qui montaienten tourbillons jusqu’au toit, en jetant desétincelles pétillantes qui, seules troublaient lesilence. Pendant assez longtemps je m’amusai àregarder ces étincelles ; mais peu à peu lalassitude me prit et m’engourdit sans que j’eneusse conscience. Tout à coup je fus réveillé en sursaut par unaboiement furieux. 220

Il faisait nuit ; j’avais sans doute dormilongtemps, et le feu s’était éteint, ou tout aumoins il ne donnait plus de flammes quiéclairassent la hutte. Les aboiements continuaient : c’était la voixde Capi ; mais, chose étrange, Zerbino, pas plusque Dolce, ne répondaient à leur camarade. « Eh bien, quoi ? s’écria Vitalis se réveillantaussi, que se passe-t-il ? – Je ne sais pas. – Tu t’es endormi, et le feu s’éteint. » Au moment où nous allions sortir, unformidable hurlement éclata dans le silence, etCapi se rejeta dans nos jambes, effrayé. « Ce sont des loups ; où sont Zerbino etDolce ? » À cela je ne pouvais répondre. Sans doute lesdeux chiens étaient sortis pendant mon sommeil. Les loups les avaient-ils emportés ? Il mesemblait que l’accent de mon maître, lorsqu’ilavait demandé où ils étaient, avait trahi cettecrainte. 221

« Prends un tison, me dit-il, et allons à leursecours. » J’avais entendu raconter dans mon villaged’effrayantes histoires de loups ; cependant jen’hésitai pas ; je m’armai d’un tison et suivismon maître. Mais, lorsque nous fûmes dans laclairière, nous n’aperçûmes ni chiens, ni loups.On voyait seulement sur la neige les empreintescreusées par les deux chiens. « Cherche, cherche, Capi », disait mon maître,et en même temps il sifflait pour appeler Zerbinoet Dolce. Mais aucun aboiement ne lui répondait, aucunbruit ne troublait le silence lugubre de la forêt, etCapi, au lieu de chercher comme on le luicommandait, restait dans nos jambes, donnant dessignes manifestes d’inquiétude et d’effroi, lui quiordinairement était aussi obéissant que brave. De nouveau, Vitalis siffla, et d’une voix forteil appela Zerbino et Dolce. Nous écoutâmes ; le silence continua ; j’eus lecœur serré. 222

Pauvre Zerbino ! Pauvre Dolce ! Vitalis précisa mes craintes. « S’ils n’ont pas répondu à mon appel, c’estqu’ils sont... bien loin, dit-il ; et puis, il ne fautpas nous exposer à ce que les loups nousattaquent nous-mêmes ; nous n’avons rien pournous défendre. » C’était terrible d’abandonner ainsi ces deuxpauvres chiens, ces deux camarades, ces deuxamis, pour moi particulièrement, puisque je mesentais responsable de leur faute ; si je n’avaispas dormi, ils ne seraient pas sortis. Dans la hutte, une surprise nouvelle nousattendait ; en notre absence, les branches quej’avais entassées sur le feu s’étaient allumées,elles flambaient, jetant leurs lueurs dans les coinsles plus sombres. Je ne vis point Joli-Cœur. Sa couverture était restée devant le feu, maiselle était plate et le singe ne se trouvait pasdessous. Je l’appelai ; Vitalis l’appela à son tour ; il ne 223

se montra pas. Qu’était-il devenu ? Vitalis me dit qu’en s’éveillant il l’avait sentiprès de lui, c’était donc depuis que nous étionssortis qu’il avait disparu ? Avait-il voulu nous suivre ? Vitalis paraissait exaspéré, tandis que moij’étais sincèrement désolé. Pauvre Joli-Cœur ! Comme je demandais à mon maître s’ilpensait que les loups avaient pu aussi l’emporter : « Non, me dit-il ; les loups n’auraient pas oséentrer dans la cabane éclairée ; je crois qu’ilsauront sauté sur Zerbino et sur Dolce qui étaientsortis, mais ils n’ont pas pénétré ici. Il estprobable que Joli-Cœur, épouvanté, se sera cachéquelque part pendant que nous étions dehors ; etc’est là ce qui m’inquiète pour lui, car, par cetemps abominable, il va gagner froid, et pour luile froid serait mortel. » Et il s’assit devant le feu, la tête entre ses deuxmains. 224

Je n’osai pas le troubler. Je restai immobileprès de lui, ne faisant un mouvement que pourmettre des branches sur le feu. De temps entemps il se levait pour aller jusqu’à la porte ;alors il regardait le ciel et se penchait pourécouter ; puis il revenait prendre sa place. Il mesemblait que j’aurais mieux aimé qu’il megrondât, plutôt que de le voir ainsi morne etaccablé. Aussitôt que la clarté froide du matin eutdonné aux buissons et aux arbres leurs formesréelles, nous sortîmes. Vitalis s’était armé d’unfort bâton, et j’en avais pris un pareillement. Capi ne paraissait plus être sous l’impressionde frayeur qui l’avait paralysé pendant la nuit ;les yeux sur ceux de son maître, il n’attendaitqu’un signe pour s’élancer en avant. Comme nous cherchions sur la terre lesempreintes de Joli-Cœur, Capi leva la tête et semit à aboyer joyeusement ; cela signifiait quec’était en l’air qu’il fallait chercher et non à terre. En effet, nous vîmes que la neige qui couvraitnotre cabane avait été foulée çà et là, jusqu’à une 225

grosse branche penchée sur notre toit. Nous suivîmes des yeux cette branche, quiappartenait à un gros chêne, et, tout au haut del’arbre, blottie dans une fourche, nous aperçûmesune petite forme de couleur sombre. C’était Joli-Cœur, et ce qui s’était passé n’étaitpas difficile à deviner : effrayé par les hurlementsdes chiens et des loups, Joli-Cœur, au lieu derester près du feu, s’était élancé sur le toit denotre hutte, quand nous étions sortis, et de là ilavait grimpé au haut du chêne, où, se trouvant ensûreté, il était resté blotti, sans répondre à nosappels. La pauvre petite bête si frileuse devaitêtre glacée. Mon maître l’appela doucement, mais il nebougea pas plus que s’il était mort. Pendant plusieurs minutes, Vitalis répéta sesappels ; Joli-Cœur ne donna pas signe de vie. J’avais à racheter ma négligence de la nuit. « Si vous voulez, dis-je, je vais l’allerchercher. – Tu vas te casser le cou. 226

– Il n’y a pas de danger. » Le mot n’était pas très juste : il y avait danger,au contraire, surtout il y avait difficulté ; l’arbreétait gros, et de plus il était couvert de neige dansles parties de son tronc et de ses branches quiavaient été exposées au vent. Heureusement j’avais appris de bonne heure àgrimper aux arbres, et j’avais acquis dans cet artune force remarquable. Quelques petites branchesavaient poussé çà et là, le long du tronc ; elles meservirent d’échelons, et, bien que je fusse aveuglépar la neige que mes mains me faisaient tomberdans les yeux, je parvins bientôt, aidé de Vitalis,à la première fourche. Arrivé là, l’ascensiondevenait facile ; je n’avais plus qu’à veiller à nepas glisser sur la neige. Tout en montant, je parlais doucement à Joli-Cœur, qui ne bougeait pas, mais qui me regardaitavec ses yeux brillants. J’allais arriver à lui et déjà j’allongeais la mainpour le prendre, lorsqu’il fit un bond et s’élançasur une autre branche. 227

Je le suivis sur cette branche, mais leshommes, et même les gamins, sont très inférieursaux singes pour courir dans les arbres. Aussi est-il bien probable que je n’aurais jamais puatteindre Joli-Cœur si la neige n’avait pas couvertles branches ; mais, comme cette neige luimouillait les mains et les pieds, il fut bientôtfatigué de cette poursuite. Alors, dégringolant debranche en branche, il sauta d’un bond sur lesépaules de son maître et se cacha sous la veste decelui-ci. C’était beaucoup d’avoir retrouvé Joli-Cœur,mais ce n’était pas tout ; il fallait maintenantchercher les chiens. Nous arrivâmes en quelques pas à l’endroit oùnous étions déjà venus dans la nuit, et où nousavions trouvé la neige piétinée. Maintenant qu’il faisait jour, il nous fut facilede deviner ce qui s’était passé ; la neige gardaitimprimée en creux l’histoire de la mort deschiens. En sortant de la cabane l’un derrière l’autre, ilsavaient longé les fagots, et nous suivions 228

distinctement leurs traces pendant une vingtainede mètres. Puis ces traces disparaissaient dans laneige bouleversée ; alors on voyait d’autresempreintes : d’un côté celles qui montraient paroù les loups, en quelques bonds allongés, avaientsauté sur les chiens ; et de l’autre, celles quidisaient par où ils les avaient emportés après lesavoir boulés. De traces des chiens il n’en existaitplus, à l’exception d’une traînée rouge qui çà et làensanglantait la neige. « Pauvre Zerbino, pauvre Dolce, pauvresamis ! » C’étaient les paroles que tous deux nousmurmurions chacun de notre côté, ou tout aumoins les pensées de nos cœurs. Ils avaient été nos camarades, noscompagnons de bonne et mauvaise fortune, etpour moi, pendant mes jours de détresse et desolitude, mes amis, presque mes enfants. Et j’étais coupable de leur mort. Car je ne pouvais m’innocenter : si j’avais faitbonne garde comme je le devais, si je ne m’étais 229

pas endormi, ils ne seraient pas sortis, et les loupsne seraient pas venus nous attaquer dans notrecabane, ils auraient été retenus à distance,effrayés par notre feu. J’aurais voulu que Vitalis me grondât ;j’aurais presque demandé qu’il me battît. Mais il ne me disait rien, il ne me regardaitmême presque pas ; il restait la tête penchée au-dessus du foyer ; sans doute il songeait à ce quenous allions devenir sans les chiens. Commentdonner nos représentations sans eux ? Commentvivre ? 230

XV Monsieur Joli-Cœur Les pronostics du jour levant s’étaientréalisés ; le soleil brillait dans un ciel sans nuageset ses pâles rayons étaient réfléchis par la neigeimmaculée ; la forêt, triste et livide la veille, étaitmaintenant éblouissante d’un éclat qui aveuglaitles yeux. De temps en temps Vitalis passait la main sousla couverture pour tâter Joli-Cœur ; mais celui-cine se réchauffait pas, et, lorsque je me penchaissur lui, je l’entendais grelotter. Il devint bientôt évident que nous ne pourrionspas réchauffer ainsi son sang glacé dans sesveines. « Il faut gagner un village, dit Vitalis en selevant, ou Joli-Cœur va mourir ici ; heureux nous 231

serons, s’il ne meurt pas en route. Partons. » La couverture bien chauffée, Joli-Cœur futenveloppé dedans, et mon maître le plaça sous saveste contre sa poitrine. Il fallut appeler Capi, qui était resté sur le seuilde la hutte, le nez tourné vers l’endroit où sescamarades avaient été surpris. Dix minutes après être arrivés sur la granderoute, nous croisâmes une voiture dont lecharretier nous apprit qu’avant une heure noustrouverions un village. Cela nous donna desjambes, et cependant marcher était difficile autantque pénible, au milieu de cette neige danslaquelle j’enfonçais jusqu’à mi-corps. De temps en temps, je demandais à Vitaliscomment se trouvait Joli-Cœur, et il me répondaitqu’il le sentait toujours grelotter contre lui. Enfin, au bas d’une côte, se montrèrent lestoits blancs d’un gros village ; encore un effort etnous arrivions. Nous n’avions point pour habitude dedescendre dans les meilleures auberges, celles 232

qui, par leur apparence cossue, promettaient bongîte et bonne table ; tout au contraire nous nousarrêtions ordinairement à l’entrée des villages oudans les faubourgs des villes, choisissant quelquepauvre maison, d’où l’on ne nous repousseraitpas, et où l’on ne viderait pas notre bourse. Mais, cette fois, il n’en fut pas ainsi : au lieude s’arrêter à l’entrée du village, Vitalis continuajusqu’à une auberge devant laquelle se balançaitune belle enseigne dorée ; par la porte de lacuisine, grande ouverte, on voyait une tablechargée de viandes, et sur un large fourneauplusieurs casseroles en cuivre rouge chantaientjoyeusement, lançant au plafond de petits nuagesde vapeur ; de la rue, on respirait une bonneodeur de soupe grasse qui chatouillaitagréablement nos estomacs affamés. Mon maître, ayant pris ses airs « demonsieur », entra dans la cuisine, et, le chapeausur la tête, le cou tendu en arrière, il demanda àl’aubergiste une bonne chambre avec du feu. Tout d’abord l’aubergiste, qui était unpersonnage de belle prestance, avait dédaigné de 233

nous regarder ; mais les grands airs de monmaître lui imposèrent, et une fille de service reçutl’ordre de nous conduire. « Vite, couche-toi », me dit Vitalis pendantque la servante allumait le feu. Pendant que je restais immobile sousl’édredon, pour tâcher d’avoir chaud, Vitalis, augrand étonnement de la servante, tournait etretournait le pauvre Joli-Cœur, comme s’ilvoulait le faire rôtir. « As-tu chaud ? me demanda Vitalis aprèsquelques instants. – J’étouffe. – C’est justement ce qu’il faut. » Et, venant à moi vivement, il mit Joli-Cœurdans mon lit, en me recommandant de le tenirbien serré contre ma poitrine. \ La pauvre petite bête, qui était ordinairementsi rétive lorsqu’on lui imposait quelque chose quilui déplaisait, semblait résignée à tout. Elle setenait collée contre moi, sans faire unmouvement ; elle n’avait plus froid, son corps 234

était brûlant. Mon maître était descendu à la cuisine ;bientôt il remonta portant un bol de vin chaud etsucré. Il voulut faire boire quelques cuillerées de cebreuvage à Joli-Cœur, mais celui-ci ne put pasdesserrer les dents. Avec ses yeux brillants il nous regardaittristement, comme pour nous prier de ne pas letourmenter. En même temps il sortait un de ses bras du litet nous le tendait. Je me demandais ce que signifiait ce gestequ’il répétait à chaque instant quand Vitalis mel’expliqua. Avant que je fusse entré dans la troupe, Joli-Cœur avait eu une fluxion de poitrine, et onl’avait saigné au bras ; en ce moment, se sentantde nouveau malade, il nous tendait le bras pourqu’on le saignât encore et le guérît comme onl’avait guéri la première fois. Non seulement Vitalis fut touché, mais encore 235

il fut inquiété. Il était évident que le pauvre Joli-Cœur étaitmalade, et même il fallait qu’il se sentît bienmalade pour refuser le vin sucré qu’il aimait tant. « Bois le vin, dit Vitalis, et reste au lit, je vaisaller chercher un médecin. » Craignant que ce puissant personnage nevoulût pas se déranger pour un singe, Vitalisn’avait pas dit pour quel malade il l’appelait ;aussi, me voyant dans le lit, rouge comme unepivoine qui va ouvrir, le médecin vint à moi et,m’ayant posé la main sur le front : « Congestion », dit-il. Sans répondre je soulevai un peu lacouverture, et, montrant Joli-Cœur qui avait poséson petit bras autour de mon cou : « C’est lui qui est malade », dis-je. Le médecin avait reculé de deux pas en setournant vers Vitalis. « Un singe ! criait-il, comment, c’est pour unsinge que vous m’avez dérangé, et par un tempspareil ! » 236

Je crus qu’il allait sortir indigné. Mais c’était un habile homme que notre maîtreet qui ne perdait pas facilement la tête. Polimentet avec ses grands airs il arrêta le médecin. Puis illui expliqua la situation : comment nous avionsété surpris par la neige, et comment, par la peurdes loups, Joli-Cœur s’était sauvé sur un chêneoù le froid l’avait glacé. Pendant que notre maître parlait, Joli-Cœur,qui avait sans doute deviné que ce personnage àlunettes était un médecin, avait plus de dix foissorti son petit bras, pour l’offrir à la saignée. « Voyez comme ce singe est intelligent ; il saitque vous êtes médecin, et il vous tend le braspour que vous tâtiez son pouls. » Cela acheva de décider le médecin. « Au fait, dit-il, le cas est peut-être curieux. » Il était, hélas ! fort triste pour nous, et bieninquiétant : le pauvre M. Joli-Cœur était menacéd’une fluxion de poitrine. Ce petit bras qu’il avait tendu si souvent futpris par le médecin, et la lancette s’enfonça dans 237

sa veine, sans qu’il poussât le plus petitgémissement. Il savait que cela devait le guérir. Puis après la saignée vinrent les sinapismes,les cataplasmes, les potions et les tisanes. J’étaisdevenu garde-malade sous la direction de Vitalis. Un matin, en revenant de déjeuner, tandis quej’étais resté auprès de Joli-Cœur que nous nelaissions pas seul, il m’apprit que l’aubergisteavait demandé le paiement de ce que nousdevions, si bien qu’après ce paiement il ne luirestait plus que cinquante sous. Pour lui, il ne voyait qu’un moyen de sortird’embarras, c’était de donner une représentationle soir même. Une représentation sans Zerbino, sans Dolce,sans Joli-Cœur ! cela me paraissait impossible. Cependant mon maître, sans s’attarder auxréflexions, s’occupa activement. Tandis que je gardais notre malade, il trouvaune salle de spectacle dans les halles, car unereprésentation en plein air était impossible par lefroid qu’il faisait. Il composa et colla des 238

affiches ; il arrangea un théâtre avec quelquesplanches, et bravement il dépensa ses cinquantesous à acheter des chandelles qu’il coupa par lemilieu, afin de doubler son éclairage. Par la fenêtre de la chambre, je le voyais alleret venir dans la neige, passer et repasser devantnotre auberge, et ce n’était pas sans angoisse queje me demandais quel serait le programme decette représentation. Je fus bientôt fixé à ce sujet,car le tambour du village, coiffé d’un képi rouge,s’arrêta devant l’auberge et, après un magnifiqueroulement, donna lecture de ce programme. Ce qu’il était, on l’imaginera facilementlorsqu’on saura que Vitalis avait prodigué lespromesses les plus extravagantes : il étaitquestion d’« un artiste célèbre dans l’universentier » – c’était Capi –, et d’« un jeune chanteurqui était un prodige » – le prodige, c’était moi. En entendant le tambour, Capi avait aboyéjoyeusement, et Joli-Cœur s’était à demi soulevé,quoiqu’il fût très mal en ce moment ; tous deux,je le crois bien, avaient deviné qu’il s’agissait denotre représentation. 239

Cette idée, qui s’était présentée à mon esprit,me fut bientôt confirmée par la pantomime deJoli-Cœur : il voulut se lever, et je dus le retenirde force ; alors il me demanda son costume degénéral anglais, l’habit et le pantalon rougegalonnés d’or, le chapeau à claque avec sonplumet. Il joignait les mains, il se mettait à genouxpour mieux me supplier. Quand il vit qu’il n’obtenait rien de moi par laprière, il essaya de la colère, puis enfin deslarmes. Il était certain que nous aurions bien de lapeine à le décider à renoncer à son idée dereprendre son rôle le soir, et je pensai que dansces conditions le mieux était de lui cacher notredépart. Malheureusement, quand Vitalis, qui ignoraitce qui s’était passé en son absence, rentra, sapremière parole fut pour me dire de préparer maharpe et tous les accessoires nécessaires à notrereprésentation. 240

L’heure était venue de nous rendre aux halles ;j’arrangeai un bon feu dans la cheminée avec degrosses bûches qui devaient durer longtemps ;j’enveloppai bien dans sa couverture le pauvrepetit Joli-Cœur qui pleurait à chaudes larmes, etqui m’embrassait tant qu’il pouvait, puis nouspartîmes. En cheminant dans la neige, mon maîtrem’expliqua ce qu’il attendait de moi. Il ne pouvait pas être question de nos piècesordinaires, puisque nos principaux comédiensmanquaient, mais nous devions, Capi et moi,donner tout ce que nous avions de zèle et detalent. Il s’agissait de faire une recette dequarante francs. Quarante francs ! c’était bien là le terrible. Tout avait été préparé par Vitalis, et il nes’agissait plus que d’allumer les chandelles ; maisc’était un luxe que nous ne devions nouspermettre que quand la salle serait à peu prèsgarnie, car il fallait que notre illumination ne finîtpas avant la représentation. 241

Enfin mon maître décida que nous devionscommencer, bien que la salle fût loin d’êtreremplie ; mais nous ne pouvions attendredavantage, poussés que nous étions par la terriblequestion des chandelles. Ce fut à moi de paraître le premier sur lethéâtre, et en m’accompagnant de ma harpe jechantai deux chansonnettes. Pour être sincère, jedois déclarer que les applaudissements que jerecueillis furent assez rares. Capi fut plus heureux ; on l’applaudit àplusieurs reprises, et à pleines mains. La représentation continua ; grâce à Capi, ellese termina au milieu des bravos ; non seulementon claquait des mains, mais encore on trépignaitdes pieds. Le moment décisif était arrivé. Pendant que,sur la scène, accompagné par Vitalis, je dansaisun pas espagnol, Capi, la sébile à la gueule,parcourait tous les rangs de l’assemblée.Ramasserait-il les quarante francs ? c’était laquestion qui me serrait le cœur, tandis que jesouriais au public avec mes mines les plus 242

agréables. Enfin je le vis apparaître, et j’allais m’arrêter,quand Vitalis me fit signe de continuer. Jecontinuai et, me rapprochant de Capi, je vis quela sébile n’était pas pleine, il s’en fallait debeaucoup. À ce moment Vitalis, qui, lui aussi, avait jugéla recette, se leva : « Je crois pouvoir dire, sans nous flatter, quenous avons exécuté notre programme ;cependant, comme nos chandelles vivent encore,je vais, si la société le désire, lui chanter quelquesairs ; Capi fera une nouvelle tournée, et lespersonnes qui n’avaient pas pu trouverl’ouverture de leur poche, à son premier passage,seront peut-être plus adroites cette fois ; je lesavertis de se préparer à l’avance. » Bien que Vitalis eût été mon professeur, je nel’avais jamais entendu vraiment chanter, ou toutau moins comme il chanta ce soir-là. Il choisit deux airs que tout le monde connaît,mais que, moi, je ne connaissais pas alors, la 243

romance de Joseph : « À peine au sortir del’enfance », et celle de Richard Cœur-de-Lion :« Ô Richard, ô mon roi ! » Je n’étais pas à cette époque en état de juger sil’on chantait bien ou mal, avec art ou sans art ;mais ce que je puis dire, c’est le sentiment que safaçon de chanter provoqua en moi ; dans le coinde la scène où je m’étais retiré, je fondis enlarmes. À travers le brouillard qui obscurcissait mesyeux, je vis une jeune dame qui occupait lepremier banc applaudir de toutes ses forces. Jel’avais déjà remarquée, car ce n’était point unepaysanne, comme celles qui composaient lepublic : c’était une vraie dame, jeune, belle etque, à son manteau de fourrure, j’avais jugée êtrela plus riche du village ; elle avait près d’elle unenfant qui, lui aussi, avait beaucoup applaudiCapi ; son fils sans doute, car il avait une granderessemblance avec elle. Après la première romance, Capi avaitrecommencé sa quête, et j’avais vu avec surpriseque la belle dame n’avait rien mis dans la sébile. 244

Quand mon maître eut achevé l’air deRichard, elle me fit un signe de main, et jem’approchai d’elle. « Je voudrais parler à votre maître », me dit-elle. Cela m’étonna un peu que cette belle damevoulût parler à mon maître. Elle aurait mieux fait,selon moi, de mettre son offrande dans la sébile ;cependant j’allai transmettre ce désir ainsiexprimé à Vitalis, et, pendant ce temps, Capirevint près de nous. La seconde quête avait étéencore moins productive que la première. « Que me veut cette dame ? demanda Vitalis. – Vous parler. – Je n’ai rien à lui dire. – Elle n’a rien donné à Capi ; elle veut peut-être lui donner maintenant. – Alors, c’est à Capi d’aller à elle et non àmoi. » Cependant il se décida, mais en prenant Capiavec lui. 245

Je les suivis. Pendant ce temps un domestique, portant unelanterne et une couverture, était venu se placerprès de la dame et de l’enfant. Vitalis s’était approché et avait salué, maisfroidement. « Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, dit ladame, mais j’ai voulu vous féliciter. » Vitalis s’inclina sans répliquer un seul mot. « Je suis musicienne, continua la dame, c’estvous dire combien je suis sensible à un grandtalent comme le vôtre. » Un grand talent chez mon maître, chez Vitalis,le chanteur des rues, le montreur de bêtes ! jerestai stupéfait. « Il n’y a pas de talent chez un vieuxbonhomme tel que moi, dit Vitalis. – Ne croyez pas que je sois poussée par unecuriosité indiscrète, dit la dame. – Mais je serais tout prêt à satisfaire cettecuriosité ; vous avez été surprise, n’est-ce pas, 246

d’entendre chanter à peu près un montreur dechiens ? – Émerveillée. – C’est bien simple cependant ; je n’ai pastoujours été ce que je suis en ce moment ;autrefois, dans ma jeunesse, il y a longtemps, j’aiété... oui, j’ai été le domestique d’un grandchanteur, et par imitation, comme un perroquet,je me suis mis à répéter quelques airs que monmaître étudiait devant moi ; voilà tout. » La dame ne répondit pas, mais elle regardaassez longuement Vitalis, qui se tenait devant elledans une attitude embarrassée. « Au revoir, monsieur, dit-elle en appuyant surle mot monsieur, qu’elle prononça avec uneétrange intonation ; au revoir, et encore une foislaissez-moi vous remercier de l’émotion que jeviens de ressentir. » Puis, se baissant vers Capi, elle mit dans lasébile une pièce d’or. Je croyais que Vitalis allait reconduire cettedame, mais il n’en fit rien, et, quand elle se fut 247

éloignée de quelques pas, je l’entendis murmurerà mi-voix deux ou trois jurons italiens. « Mais elle a donné un louis à Capi », dis-je. Je crus qu’il allait m’allonger une taloche ;cependant il arrêta sa main levée. « Un louis, dit-il, comme s’il sortait d’un rêve,ah ! oui, c’est vrai, pauvre Joli-Cœur, jel’oubliais, allons le rejoindre. » Notre ménage fut vite fait, et nous ne tardâmespoint à rentrer à l’auberge. Je montai l’escalier le premier et j’entrai dansla chambre en courant ; le feu n’était pas éteint,mais il ne donnait plus de flamme. J’allumaivivement une chandelle et je cherchai Joli-Cœur,surpris de ne pas l’entendre. Il était couché sur sa couverture, tout de sonlong, il avait revêtu son uniforme de général, et ilparaissait dormir. Je me penchai sur lui pour lui prendredoucement la main sans le réveiller. Cette mainétait froide. À ce moment, Vitalis entrait dans la chambre. 248

Je me tournai vers lui. « Joli-Cœur est froid ! » Vitalis se pencha près de moi : « Hélas ! dit-il, il est mort. Cela devait arriver.Vois-tu, Rémi, je n’ai peut-être pas eu raison det’enlever à Mme Milligan. C’est à croire que jesuis puni comme d’une faute. Zerbino, Dolce...Aujourd’hui Joli-Cœur. Ce n’est pas la fin. » 249

XVI Entrée à Paris Nous étions encore bien éloignés de Paris. Il fallut nous mettre en route par les cheminscouverts de neige et marcher du matin au soir,contre le vent du nord qui nous soufflait auvisage. Comme elles furent tristes ces longues étapes !Vitalis tenait la tête, je venais derrière lui, et Capimarchait sur mes talons. Nous avancions ainsi à la file, une file quin’était pas longue, sans échanger un seul motdurant des heures, le visage bleui par la bise, lespieds mouillés, l’estomac vide ; et les gens quenous croisions s’arrêtaient pour nous regarderdéfiler. Les kilomètres s’ajoutèrent aux kilomètres, les 250


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