main sur le bras et me désigna de l’autre main, enfaisant entendre un son étrange qui n’était pointla parole humaine, mais quelque chose comme unsoupir doux et compatissant. D’ailleurs le geste était si éloquent qu’iln’avait pas besoin d’être appuyé par des mots ; jesentis dans ce geste et dans le regard quil’accompagnait une sympathie instinctive, et,pour la première fois depuis ma séparation d’avecArthur, j’éprouvai un sentiment indéfinissable deconfiance et de tendresse, comme au temps oùmère Barberin me regardait avant dem’embrasser. Vitalis était mort, j’étaisabandonné, et cependant il me sembla que jen’étais point seul, comme s’il eût été encore làprès de moi. « Eh bien, oui, ma petite Lise, dit le père en sepenchant vers sa fille, ça lui fait de la peine, maisil faut bien lui dire la vérité ; si ce n’est pas nous,ce seront les gens de la police. » Et il continua à me raconter comment on avaitété prévenir les sergents de ville, et commentVitalis avait été emporté par eux tandis qu’on 301
m’installait, moi, dans le lit d’Alexis, son filsaîné. « Et Capi ? dis-je, lorsqu’il eut cessé de parler. – Capi ! – Oui, le chien ? – Je ne sais pas, il a disparu. – Il a suivi le brancard, dit l’un des enfants. – Tu l’as vu, Benjamin ? – Je crois bien, il marchait sur les talons desporteurs, la tête basse, et de temps en temps ilsautait sur le brancard ; puis, quand on le faisaitdescendre, il poussait un cri plaintif, comme unhurlement étouffé. » Pauvre Capi ! lui qui tant de fois avait suivi,en bon comédien, l’enterrement pour rire deZerbino, en prenant une mine de pleureur, enpoussant des soupirs qui faisaient se pâmer lesenfants les plus sombres... Le jardinier et ses enfants me laissèrent seul,et, sans trop savoir ce que j’allais faire, je melevai. 302
Ma harpe avait été déposée au pied du lit surlequel on m’avait couché, je passai la bandoulièreautour de mon épaule, et j’entrai dans la pièce oùle jardinier était entré avec ses enfants. Il fallaitbien partir, pour aller où ?... je n’en avais pasconscience ; mais je sentais que je devais partir...D’ailleurs, mort ou vivant, je voulais revoirVitalis, et je partis. Dans le lit, en me réveillant, je ne m’étais pastrouvé trop mal à mon aise, courbaturéseulement, avec une insupportable chaleur à latête ; mais, quand je fus sur mes jambes, il mesembla que j’allais tomber, et je fus obligé de meretenir à une chaise. Cependant, après un momentde repos, je poussai la porte et me retrouvai enprésence du jardinier et de ses enfants. Ils étaient assis devant une table, auprès d’unfeu qui flambait dans une haute cheminée, et entrain de manger une bonne soupe aux choux. L’odeur de la soupe me porta au cœur et merappela brutalement que je n’avais pas dîné laveille ; j’eus une sorte de défaillance et jechancelai. Mon malaise se traduisit sur mon 303
visage. « Est-ce que tu te trouves mal, mon garçon ? »demanda le jardinier d’une voix compatissante. Je répondis qu’en effet je ne me sentais pasbien, et que, si on voulait le permettre, je resteraisassis un moment auprès du feu. Mais ce n’était plus de chaleur que j’avaisbesoin, c’était de nourriture ; le feu ne me remitpas, et le fumet de la soupe, le bruit des cuillersdans les assiettes, le clappement de langue deceux qui mangeaient, augmentèrent encore mafaiblesse. Si j’avais osé, comme j’aurais demandé uneassiettée de soupe ! mais Vitalis ne m’avait pasappris à tendre la main, et la nature ne m’avaitpas créé mendiant ; je serais plutôt mort de faimque de dire « j’ai faim ». Pourquoi ? je n’en saistrop rien, si ce n’est parce que je n’ai jamaisvoulu demander que ce que je pouvais rendre. La petite fille au regard étrange, celle qui neparlait pas et que son père avait appelée Lise,était en face de moi, et au lieu de manger elle me 304
regardait sans baisser ou détourner les yeux. Toutà coup elle se leva de table et, prenant sonassiette qui était pleine de soupe, elle mel’apporta et me la mit entre les genoux. Faiblement, car je n’avais plus de voix pourparler, je fis un geste de la main pour laremercier, mais son père ne m’en laissa pas letemps. « Accepte, mon garçon, dit-il, ce que Lisedonne est bien donné ; et si le cœur t’en dit, aprèscelle-là une autre. » Si le cœur m’en disait ! L’assiette de soupe futengloutie en quelques secondes. Quand je reposaima cuiller, Lise, qui était restée devant moi meregardant fixement, poussa un petit cri qui n’étaitplus un soupir cette fois, mais une exclamation decontentement. Puis, me prenant l’assiette, elle latendit à son père pour qu’il la remplît, et, quandelle fut pleine, elle me la rapporta avec un souriresi doux, si encourageant que, malgré ma faim, jerestai un moment sans penser à prendre l’assiette. Comme la première fois, la soupe disparutpromptement ; ce n’était plus un sourire qui 305
plissait les lèvres des enfants me regardant, maisun vrai rire qui leur épanouissait la bouche et leslèvres. « Eh bien, mon garçon, dit le jardinier, tu esune jolie cuiller. » Je me sentis rougir jusqu’aux cheveux ; mais,après un moment, je crus qu’il valait mieuxavouer la vérité que de me laisser accuser degloutonnerie, et je répondis que je n’avais pasdîné la veille. « Et déjeuné ? – Pas déjeuné non plus. – Et ton maître ? – Il n’avait pas mangé plus que moi. – Alors il est mort autant de faim que defroid. » La soupe m’avait rendu la force ; je me levaipour partir. « Où veux-tu aller ? dit le père. – Retrouver Vitalis, le voir encore. – Mais tu ne sais pas où il est ? 306
– Je ne le sais pas. – Tu as des amis à Paris ? – Non. – Des gens de ton pays ? – Personne. – Où est ton garni ? – Nous n’avions pas de logement ; noussommes arrivés hier. – Qu’est-ce que tu veux faire ? – Jouer de la harpe, chanter mes chansons etgagner ma vie. – Où cela ? – À Paris. – Tu ferais mieux de retourner dans ton pays,chez tes parents ; où demeurent tes parents ? – Je n’ai pas de parents. – Tu disais que le vieux à barbe blanchen’était pas ton père ? – Je n’ai pas de père, mais Vitalis valait unpère pour moi. 307
– Et ta mère ? – Je n’ai pas de mère. – Tu as bien un oncle, une tante, des cousins,des cousines, quelqu’un ? – Non, personne. – D’où viens-tu ? – Mon maître m’avait acheté au mari de manourrice. Vous avez été bon pour moi, je vous enremercie bien de tout cœur, et, si vous voulez, jereviendrai dimanche pour vous faire danser enjouant de la harpe, si cela vous amuse. » En parlant, je m’étais dirigé vers la porte ;mais j’avais fait à peine quelques pas que Lise,qui me suivait, me prit par la main et me montrama harpe en souriant. Il n’y avait pas à setromper. « Vous voulez que je joue ? » Elle fit un signe de tête, et frappa joyeusementdes mains. « Eh bien, oui, dit le père, joue-lui quelquechose. » 308
Je pris ma harpe et, bien que je n’eusse pas lecœur à la danse ni à la gaieté, je me mis à jouerune valse, ma bonne, celle que j’avais bien dansles doigts ; ah ! comme j’aurais voulu jouer aussibien que Vitalis et faire plaisir à cette petite fillequi me remuait si doucement le cœur avec sesyeux ! Tout d’abord elle m’écouta en me regardantfixement, puis elle marqua la mesure avec sespieds ; puis bientôt, comme si elle était entraînéepar la musique, elle se mit à tourner dans lacuisine, tandis que ses deux frères et sa sœuraînée restaient tranquillement assis ; elle nevalsait pas, bien entendu, et elle ne faisait pas lespas ordinaires, mais elle tournoyaitgracieusement avec un visage épanoui. Assis près de la cheminée, son père ne laquittait pas des yeux ; il paraissait tout ému et ilbattait des mains. Quand la valse fut finie et queje m’arrêtai, elle vint se camper gentiment enface de moi et me fit une belle révérence. Puis,tout de suite frappant ma harpe d’un doigt, elle fitun signe qui voulait dire « encore ». 309
J’aurais joué pour elle toute la journée avecplaisir ; mais son père dit que c’était assez, parcequ’il ne voulait pas qu’elle se fatiguât à tourner. Alors, au lieu de jouer un air de valse ou dedanse, je chantai ma chanson napolitaine queVitalis m’avait apprise : Fenesta vascia e patrona crudele, Quanta sospire m’aje fatto jettare. M’arde stocore comm’a na cannela Bella quanno te sento anno menarre. Aux premières mesures, Lise vint se placer enface de moi, ses yeux fixés sur les miens,remuant les lèvres comme si mentalement ellerépétait mes paroles, puis, quand l’accent de lachanson devint plus triste, elle recula doucementde quelques pas, si bien qu’à la dernière stropheelle se jeta en pleurant sur les genoux de sonpère. « Assez, dit celui-ci. – Est-elle bête ! dit un de ses frères, celui qui 310
s’appelait Benjamin, elle danse et puis tout desuite elle pleure. – Pas si bête que toi ! elle comprend », dit lasœur aînée en se penchant sur elle pourl’embrasser. Pendant que Lise se jetait sur les genoux deson père, j’avais mis ma harpe sur mon épaule etje m’étais dirigé du côté de la porte. « Où vas-tu ? me dit-il. – Je vous l’ai dit : essayer de revoir Vitalis, etpuis après faire ce qu’il m’avait appris à faire,jouer de la harpe et chanter. – Tu tiens donc bien à ton métier demusicien ? – Je n’en ai pas d’autre. – Cependant, la nuit que tu viens de passer adû te donner à réfléchir. – Bien certainement, j’aimerais mieux un bonlit et le coin du feu. – Le veux-tu, le coin du feu et le bon lit, avecle travail, bien entendu ? Si tu veux rester, tu 311
travailleras, tu vivras avec nous. Tu comprends,n’est-ce pas, que ce n’est pas la fortune que je tepropose, ni la fainéantise ? Si tu acceptes, il yaura pour toi de la peine à prendre, du mal à tedonner, il faudra te lever matin, piocher dur dansla journée, mouiller de sueur le pain que tugagneras. Mais le pain sera assuré, tu ne serasplus exposé à coucher à la belle étoile comme lanuit dernière, et peut-être à mourir abandonné aucoin d’une borne ou au fond d’un fossé ; le soir tutrouveras ton lit prêt et, en mangeant ta soupe, tuauras la satisfaction de l’avoir gagnée, ce qui larend bonne, je t’assure. Et puis enfin, si tu es unbon garçon, et j’ai dans l’idée quelque chose quime dit que tu en es un, tu auras en nous unefamille. » Lise s’était retournée, et à travers ses larmes,elle me regardait en souriant. Surpris par cette proposition, je restai unmoment indécis, ne me rendant pas bien comptede ce que j’entendais. « Eh bien, dit le père en revenant à saproposition, cela te va-t-il, mon garçon ? » 312
Une famille ! J’aurais donc une famille ! Ah ! combien defois déjà ce rêve tant caressé s’était-il évanoui !Mère Barberin, Mme Milligan, Vitalis, tous, lesuns après les autres, m’avaient manqué. Je ne serais plus seul. Ma position était affreuse : je venais de voirmourir un homme avec lequel je vivais depuisplusieurs années et qui avait été pour moi presqueun père ; en même temps j’avais perdu moncompagnon, mon camarade, mon ami, mon bonet cher Capi que j’aimais tant et qui, lui aussi,m’avait pris en si grande amitié, et cependant,quand le jardinier me proposa de rester chez lui,un sentiment de confiance me raffermit le cœur. Tout n’était donc pas fini pour moi ; la viepouvait recommencer. Vivement je dépassai la bandoulière de maharpe de dessus mon épaule. « Voilà une réponse, dit le père en riant, et unebonne, on voit qu’elle est agréable pour toi.Accroche ton instrument à ce clou, mon garçon, 313
et, le jour où tu ne te trouveras pas bien avecnous, tu le reprendras pour t’envoler ; seulementtu auras soin de faire comme les hirondelles et lesrossignols, tu choisiras ta saison pour te mettre enroute. – Je ne sortirai qu’une fois, lui dis-je, pouraller à la recherche de Vitalis. – C’est trop juste », me répondit le bravehomme. La maison à la porte de laquelle nous étionsvenus nous abattre dépendait de la Glacière, et lejardinier qui l’occupait se nommait Acquin. Aumoment où l’on me reçut dans cette maison, lafamille se composait de cinq personnes : le pèrequ’on appelait père Pierre ; deux garçons, Alexiset Benjamin, et deux filles, Étiennette, l’aînée, etLise, la plus jeune des enfants. Lise était muette, mais non muette denaissance, c’est-à-dire que le mutisme n’étaitpoint chez elle la conséquence de la surdité.Pendant deux ans elle avait parlé, puis tout àcoup, un peu avant d’atteindre sa quatrièmeannée, elle avait perdu l’usage de la parole. Cet 314
accident, survenu à la suite de convulsions,n’avait heureusement pas atteint son intelligence,qui s’était au contraire développée avec uneprécocité extraordinaire ; non seulement ellecomprenait tout, mais encore elle disait, elleexprimait tout. Dans les familles pauvres etmême dans beaucoup d’autres familles, il arrivetrop souvent que l’infirmité d’un enfant est pourlui une cause d’abandon ou de répulsion. Maiscela ne s’était pas produit pour Lise, qui, par sagentillesse et sa vivacité, son humeur douce et sabonté expansive, avait échappé à cette fatalité.Ses frères la supportaient sans lui faire payer sonmalheur ; son père ne voyait que par elle ; sasœur aînée Étiennette l’adorait. Autrefois le droit d’aînesse était un avantagedans les familles nobles ; aujourd’hui, dans lesfamilles d’ouvriers, c’est quelquefois hériterd’une lourde responsabilité que naître lapremière. Mme Acquin était morte un an après lanaissance de Lise, et, depuis ce jour, Étiennette,qui avait alors deux années seulement de plus queson frère aîné, était devenue la mère de famille.Au lieu d’aller à l’école, elle avait dû rester à la 315
maison, préparer la nourriture, coudre un boutonou une pièce aux vêtements de son père ou de sesfrères, et porter Lise dans ses bras ; on avaitoublié qu’elle était fille, qu’elle était sœur, et l’onavait vite pris l’habitude de ne voir en elle qu’uneservante, et une servante avec laquelle on ne segênait guère, car on savait bien qu’elle nequitterait pas la maison et ne se fâcherait jamais. À porter Lise sur ses bras, à traîner Benjaminpar la main, à travailler toute la journée, se levanttôt pour faire la soupe du père avant son départpour la halle, se couchant tard pour remettre touten ordre après le souper, à laver le linge desenfants au lavoir, à arroser l’été quand elle avaitun instant de répit, à quitter son lit la nuit pourétendre les paillassons pendant l’hiver, quand lagelée prenait tout à coup, Étiennette n’avait paseu le temps d’être une enfant, de jouer, de rire. Àquatorze ans, sa figure était triste et mélancoliquecomme celle d’une vieille fille de trente-cinq ans,cependant avec un rayon de douceur et derésignation. Il n’y avait pas cinq minutes que j’avais 316
accroché ma harpe au clou qui m’avait étédésigné, et que j’étais en train de racontercomment nous avions été surpris par le froid et lafatigue en revenant de Gentilly, où nous avionsespéré coucher dans une carrière, quandj’entendis un grattement à la porte qui ouvrait surle jardin, et en même temps un aboiementplaintif. « C’est Capi ! » dis-je en me levant vivement. Mais Lise me prévint ; elle courut à la porte etl’ouvrit. Le pauvre Capi s’élança d’un bond contremoi, et, quand je l’eus pris dans mes bras, il semit à me lécher la figure en poussant des petitscris de joie ; tout son corps tremblait. « Et Capi ? » dis-je à M. Acquin. Ma question fut comprise. « Eh bien, Capi restera avec toi. » Comme s’il comprenait, à son tour, le chiensauta à terre et, mettant la patte droite sur soncœur, il salua. Cela fit beaucoup rire les enfants,surtout Lise, et pour les amuser je voulus que 317
Capi leur jouât une pièce de son répertoire ; maislui ne voulut pas m’obéir et, sautant sur mesgenoux, il recommença à m’embrasser ; puis,descendant, il se mit à me tirer par la manche dema veste. « Il veut que je sorte, il a raison. – Pour te mener auprès de ton maître. » Les hommes de police qui avaient emportéVitalis avaient dit qu’ils avaient besoin dem’interroger et qu’ils viendraient dans la journée,quand je serais réchauffé et réveillé. C’était bienlong, bien incertain de les attendre. J’étaisanxieux d’avoir des nouvelles de Vitalis. Peut-être n’était-il pas mort comme on l’avait cru. Jen’étais pas mort, moi. Il pouvait, comme moi,être revenu à la vie. Voyant mon inquiétude et en devinant lacause, le père m’emmena au bureau ducommissaire, où l’on m’adressa questions surquestions, auxquelles je ne répondis que quandon m’eut assuré que Vitalis était mort. Ce que jesavais était bien simple, je le racontai. Mais lecommissaire voulut en apprendre davantage, et il 318
m’interrogea longuement sur Vitalis et sur moi.Sur moi je répondis que je n’avais plus de parentset que Vitalis m’avait loué moyennant unesomme d’argent qu’il avait payée d’avance aumari de ma nourrice. Il y avait cependant un point mystérieux dontj’aurais pu parler : c’était ce qui s’était passé lorsde notre dernière représentation, quand Vitalisavait chanté de façon à provoquer l’admiration etl’étonnement de la dame ; il y avait aussi lesmenaces de Garofoli, mais je me demandais si jene devais pas garder le silence à ce sujet. Ce quemon maître avait si soigneusement caché durantsa vie devait-il être révélé après sa mort ? Mais il n’est pas facile à un enfant de cacherquelque chose à un commissaire de police quiconnaît son métier, car ces gens-là ont unemanière de vous interroger qui vous perd bienvite quand vous essayez de vous échapper. Ce futce qui m’arriva. En moins de cinq minutes le commissairem’eut fait dire ce que je voulais cacher et ce quelui tenait à savoir. 319
« Il n’y a qu’à le conduire chez ce Garofoli,dit-il à un agent ; une fois dans la rue deLourcine, il reconnaîtra la maison ; vousmonterez avec lui et vous interrogerez ceGarofoli. » Nous nous mîmes tous les trois en route :l’agent, le père et moi. Comme l’avait dit le commissaire, il me futfacile de reconnaître la maison, et nous montâmesau quatrième étage. Je ne vis pas Mattia, qui sansdoute était entré à l’hôpital. En apercevant unagent de police et en me reconnaissant, Garofolipâlit ; certainement il avait peur. Mais il serassura bien vite quand il apprit de la bouche del’agent ce qui nous amenait chez lui. « Ah ! le pauvre vieux est mort, dit-il. – Vous le connaissiez ? – Parfaitement. – Eh bien, dites-moi ce que vous savez. – C’est bien simple. Son nom n’était pointVitalis ; il s’appelait Carlo Balzani, et, si vousaviez vécu, il y a trente-cinq ou quarante ans, en 320
Italie, ce nom suffirait seul pour vous dire cequ’était l’homme dont vous vous inquiétez. CarloBalzani était à cette époque le chanteur le plusfameux de toute l’Italie, et ses succès sur nosgrandes scènes ont été célèbres ; il a chantépartout, à Naples, à Rome, à Milan, à Venise, àFlorence, à Londres, à Paris. Mais il est venu unjour où la voix s’est perdue ; alors, ne pouvantplus être le roi des artistes, il n’a pas voulu que sagloire fût amoindrie en la compromettant sur desthéâtres indignes de sa réputation. Il a abdiquéson nom de Carlo Balzani et il est devenu Vitalis,se cachant de tous ceux qui l’avaient connu dansson beau temps. Cependant il fallait vivre ; il aessayé de plusieurs métiers et n’a pas réussi, sibien que, de chute en chute, il s’est fait montreurde chiens savants. Mais dans sa misère la fiertélui était restée, et il serait mort de honte, si lepublic avait pu apprendre que le brillant CarloBalzani était devenu le pauvre Vitalis. Un hasardm’avait rendu maître de ce secret. » C’était donc là l’explication du mystère quim’avait tant intrigué ! 321
Pauvre Carlo Balzani, cher et admirableVitalis ! On m’aurait dit qu’il avait été roi quecela ne m’aurait pas étonné. 322
XX Jardinier On devait enterrer mon maître le lendemain, etle père m’avait promis de me conduire àl’enterrement. Mais, le lendemain, à mon grand désespoir, jene pus me lever, car je fus pris dans la nuit d’unegrande fièvre qui débuta par un frisson suivid’une bouffée de chaleur ; il me semblait quej’avais le feu dans la poitrine et que j’étaismalade comme Joli-Cœur, après sa nuit passéesur l’arbre, dans la neige. En réalité, j’avais une violente inflammation,c’est-à-dire une fluxion de poitrine causée par lerefroidissement que j’avais éprouvé dans la nuitoù mon pauvre maître avait péri. Ce fut cette fluxion de poitrine qui me mit à 323
même d’apprécier la bonté de la famille Acquin,et surtout les qualités de dévouementd’Étiennette. Bien que chez les pauvres gens on soitordinairement peu disposé à appeler lesmédecins, je fus pris d’une façon si violente et sieffrayante, qu’on fit pour moi une exception àcette règle, qui est de nature autant qued’habitude. Le médecin, appelé, n’eut pas besoind’un long examen et d’un récit détaillé pour voirquelle était ma maladie ; tout de suite il déclaraqu’on devait me porter à l’hospice. C’était, en effet, le plus simple et le plusfacile. Cependant cet avis ne fut pas adopté par lepère. « Puisqu’il est venu tomber à notre porte, dit-il, et non à celle de l’hospice, c’est que nousdevons le garder. » Et, à toutes ses occupations, Étiennette avaitajouté celle de garde-malade, me soignantdoucement, méthodiquement, comme l’eût faitune sœur de Saint-Vincent de Paul, sans jamaisune impatience ou un oubli. Quand elle était 324
obligée de m’abandonner pour les travaux de lamaison, Lise la remplaçait, et bien des fois, dansma fièvre, j’ai vu celle-ci aux pieds de mon lit,fixant sur moi ses grands yeux inquiets. L’esprittroublé par le délire, je croyais qu’elle était monange gardien, et je lui parlais comme j’auraisparlé à un ange, en lui disant mes espérances etmes désirs. C’est depuis ce moment que je mesuis habitué à la considérer, malgré moi, commeun être idéal, entouré d’une sorte d’auréole, quej’étais tout surpris de voir vivre de notre viequand je m’attendais, au contraire, à la voirs’envoler avec des grandes ailes blanches. À la longue les forces me revinrent, et je pusm’employer aux travaux du jardin ; j’attendais cemoment avec impatience, car j’avais hâte de fairepour les autres ce que les autres faisaient pourmoi, de travailler pour eux et de leur rendre, dansla mesure de mes forces, ce qu’ils m’avaientdonné. Je n’avais jamais travaillé, car, si péniblesque soient les longues marches, elles ne sont pasun travail continu qui demande la volonté etl’application ; mais il me semblait que jetravaillerais bien, au moins courageusement, à 325
l’exemple de ceux que je voyais autour de moi. J’avais vu les paysans travailler dans monvillage, mais je n’avais aucune idée del’application, du courage et de l’intensité aveclesquels travaillent les jardiniers des environs deParis, qui, debout bien avant que le soleilparaisse, au lit bien tard après qu’il est couché, sedépensent tout entiers et peinent tant qu’ils ont deforces durant cette longue journée. J’avais vuaussi cultiver la terre, mais je n’avais aucune idéede ce qu’on peut lui faire produire par le travail,en ne lui laissant pas de repos. Je fus à bonneécole chez le père Acquin. Les forces me vinrent, et j’eus aussi lasatisfaction de pouvoir mettre quelque chose dansla terre, et la satisfaction beaucoup plus grandeencore de le voir pousser. C’était mon ouvrage àmoi, ma chose, ma création, et cela me donnaitcomme un sentiment de fierté : j’étais doncpropre à quelque chose, je le prouvais, et, ce quim’était plus doux encore, je le sentais. Cela, jevous assure, paie de bien des peines. Malgré les fatigues que cette vie nouvelle 326
m’imposa, je m’habituai bien vite à cetteexistence laborieuse qui ressemblait si peu à monexistence vagabonde de bohémien. Au lieu decourir en liberté comme autrefois, n’ayant d’autrepeine que d’aller droit devant moi sur les grandesroutes, il fallait maintenant rester enfermé entreles quatre murs d’un jardin, et du matin au soirtravailler rudement, la chemise mouillée sur ledos, les arrosoirs au bout des bras et les pieds nusdans les sentiers boueux ; mais autour de moichacun travaillait tout aussi rudement ; lesarrosoirs du père étaient plus lourds que lesmiens, et sa chemise était plus mouillée de sueurque les nôtres. C’est un grand soulagement dansla peine que l’égalité. Et puis je rencontrais là ceque je croyais avoir perdu à jamais : la vie defamille. Je n’étais plus seul, je n’étais plusl’enfant abandonné ; j’avais mon lit à moi, j’avaisma place à moi à la table qui nous réunissait tous.Si durant la journée quelquefois Alexis ouBenjamin m’envoyait une taloche, la mainretombée je n’y pensais plus, pas plus qu’ils nepensaient à celles que je leur rendais ; et le soir,tous autour de la soupe, nous nous retrouvions 327
amis et frères. Pour être vrai, il faut dire que tout ne nousétait pas travail et fatigue ; nous avions aussi nosheures de repos et de plaisir, courtes, bienentendu, mais précisément par cela même plusdélicieuses. Le dimanche, dans l’après-midi, on seréunissait sous un petit berceau de vignes quitouchait la maison ; j’allais prendre ma harpe auclou où elle restait accrochée pendant toute lasemaine, et je faisais danser les deux frères et lesdeux sœurs. Quand ils étaient las de danser, ilsme faisaient chanter mon répertoire, et machanson napolitaine produisait toujours sonirrésistible effet sur Lise : Fenesta vascia e patrona crudele. Jamais je n’ai chanté la dernière strophe sansvoir ses yeux mouillés. Alors, pour la distraire, je jouais une piècebouffonne avec Capi. Pour lui aussi ces 328
dimanches étaient des jours de fête ; ils luirappelaient le passé, et, quand il avait fini sonrôle, il l’eût volontiers recommencé. Ces dimanches étaient aussi pour moi le jourde Vitalis. Je jouais de la harpe et je chantaiscomme s’il eût été là. Bon Vitalis ! à mesure queje grandissais, mon respect pour sa mémoiregrandissait aussi. Je comprenais mieux ce qu’ilavait été pour moi. Deux années s’écoulèrent ainsi, et, comme lepère m’emmenait souvent avec lui au marché, auquai aux Fleurs, à la Madeleine, au Château-d’Eau, ou bien chez les fleuristes à qui nousportions nos plantes, j’en arrivai petit à petit àconnaître Paris. Je vis les monuments, j’entrai dans quelques-uns, je me promenai le long des quais, sur lesboulevards, dans le jardin du Luxembourg, danscelui des Tuileries, aux Champs-Élysées. Je visdes statues. Je restai en admiration devant lemouvement des foules. Je me fis une sorte d’idéede ce qu’était l’existence d’une grande capitale. Heureusement mon éducation ne se fit point 329
seulement par les yeux et selon les hasards demes promenades ou de mes courses à traversParis. Avant de s’établir jardinier à son compte,« le père » avait travaillé aux pépinières du Jardindes plantes, et là, il s’était trouvé en contact avecdes gens de science et d’étude dont le frottementlui avait donné la curiosité de lire et d’apprendre.Pendant plusieurs années il avait employé seséconomies à acheter des livres et ses quelquesheures de loisir à lire ces livres. Lorsqu’il s’étaitmarié et que les enfants étaient arrivés, les heuresde loisir avaient été rares. Il avait fallu avant toutgagner le pain de chaque jour ; les livres avaientété abandonnés, mais ils n’avaient été ni perdus,ni vendus, et on les avait gardés dans unearmoire. Le premier hiver que je passai dans lafamille Acquin fut très long, et les travaux dejardinage se trouvèrent sinon suspendus, aumoins ralentis pendant plusieurs mois. Alors,pour occuper les soirées que nous passions aucoin du feu, les vieux livres furent tirés del’armoire et distribués entre nous. C’étaient pourla plupart des ouvrages sur la botanique etl’histoire des plantes avec quelques récits de 330
voyages. Alexis et Benjamin n’avaient pointhérité des goûts de leur père pour l’étude, etrégulièrement tous les soirs, après avoir ouvertleur volume, ils s’endormaient sur la troisième oula quatrième page. Pour moi, moins disposé ausommeil ou plus curieux, je lisais jusqu’aumoment où nous devions nous coucher. Lespremières leçons de Vitalis n’avaient point étéperdues, et en me disant cela, en me couchant jepensais à lui avec attendrissement. Mon désir d’apprendre rappela au père letemps où il prenait deux sous sur son déjeunerpour acheter des livres, et, à ceux qui étaient dansl’armoire, il en ajouta quelques autres qu’il merapporta de Paris. Les choix étaient faits par lehasard ou les promesses du titre ; mais enfinc’étaient toujours des livres, et, s’ils mirent alorsun peu de désordre dans mon esprit, sansdirection, ce désordre s’effaça plus tard, et cequ’il y avait de bon en eux me resta et m’estresté ; tant il est vrai que toute lecture profite. Lise ne savait pas lire, mais, en me voyantplongé dans les livres aussitôt que j’avais une 331
heure de liberté, elle eut la curiosité de savoir cequi m’intéressait si vivement. Tout d’abord ellevoulut me prendre ces livres qui m’empêchaientde jouer avec elle ; puis, voyant que malgré toutje revenais à eux, elle me demanda de les lui lire,et puis de lui montrer à lire dans l’imprimé.Grâce à son intelligence et malgré son infirmité,les yeux suppléant aux oreilles, j’en vins à bout.Mais la lecture à haute voix, qui nous occupaittous les deux, fut toujours préférée par elle. Cefut un nouveau lien entre nous. Repliée sur elle-même, l’intelligence toujours aux aguets, n’étantpoint occupée par les frivolités ou les niaiseriesde la conversation, elle devait trouver dans lalecture ce qu’elle y trouva en effet : unedistraction et une nourriture. Combien d’heures nous avons passées ainsi :elle assise devant moi, ne me quittant pas desyeux, moi lisant ! Souvent je m’arrêtais enrencontrant des mots ou des passages que je necomprenais pas, et je la regardais. Alors nousrestions quelquefois longtemps à chercher ; puis,quand nous ne trouvions pas, elle me faisait signede continuer avec un geste qui voulait dire « plus 332
tard ». Je lui appris aussi à dessiner, c’est-à-dire àce que j’appelais dessiner. Cela fut long, difficile,mais enfin j’en vins à peu près à bout. Sans doutej’étais un assez pauvre maître. Mais nous nousentendions, et le bon accord du maître et del’élève vaut souvent mieux que le talent. Quellejoie quand elle traça quelques traits où l’onpouvait reconnaître ce qu’elle avait voulu faire !Le père Acquin m’embrassa. « Allons, dit-il en riant, j’aurais pu faire uneplus grande bêtise que de te prendre. Lise tepaiera cela plus tard. » Plus tard, c’est-à-dire quand elle parlerait, caron n’avait point renoncé à lui rendre la parole,seulement les médecins avaient dit que pour lemoment il n’y avait rien à faire et qu’il fallaitattendre une crise. Plus tard était aussi le geste triste qu’elle mefaisait quand je lui chantais des chansons. Elleavait voulu que je lui apprisse à jouer de la harpe,et très vite ses doigts s’étaient habitués à imiterles miens. Mais naturellement elle n’avait pas puapprendre à chanter, et cela la dépitait. Bien des 333
fois j’ai vu des larmes dans ses yeux qui medisaient son chagrin. Mais, dans sa bonne etdouce nature, le chagrin ne persistait pas ; elles’essuyait les yeux et, avec un sourire résigné,elle me faisait son geste : plus tard. Adopté par le père Acquin et traité en frère parles enfants, je serais probablement resté à jamaisà la Glacière sans une catastrophe qui tout à coupvint une fois encore changer ma vie, car il étaitdit que je ne pourrais pas rester longtempsheureux, et que, quand je me croirais le mieuxassuré du repos, ce serait justement l’heure où jeserais rejeté de nouveau, par des événementsindépendants de ma volonté, dans ma vieaventureuse. 334
XXI La famille dispersée Il y avait des jours où, me trouvant seul etréfléchissant, je me disais : « Tu es trop heureux, mon garçon, ça nedurera pas. » Comment me viendrait le malheur, je ne leprévoyais pas, mais j’étais à peu près certain que,d’un côté ou de l’autre, il me viendrait. Cela me rendait assez souvent triste ; mais,d’un autre côté, cela avait de bon que, pour éviterce malheur, je m’appliquais à faire de mon mieuxce que je faisais, me figurant que ce serait par mafaute que je serais frappé. Ce ne fut point par ma faute ; mais, si je metrompai sur ce point, je ne devinai que trop justequant au malheur. 335
L’art pour un jardinier qui travaille en vue dumarché est d’apporter ses fleurs sur le marché aumoment où il a chance d’en tirer le plus haut prix.Or, ce moment est celui des grandes fêtes del’année : la Saint-Pierre, la Sainte-Marie, laSaint-Louis, car le nombre est considérable deceux qui s’appellent Pierre, Marie, Louis ouLouise, et par conséquent le nombre estconsidérable aussi des pots de fleurs ou desbouquets qu’on vend ces jours-là et qui sontdestinés à souhaiter la fête à un parent ou à unami. Tout le monde a vu la veille de ces fêtes lesrues de Paris pleines de fleurs, non seulementdans les boutiques ou sur les marchés, maisencore sur les trottoirs, au coin des rues, sur lesmarches des maisons, partout où l’on peutdisposer un étalage. Le père Acquin, après sa saison de giroflées,travaillait en vue des grandes fêtes du mois dejuillet et du mois d’août, surtout du mois d’août,dans lequel se trouvent la Sainte-Marie et laSaint-Louis, et pour cela nous préparions desmilliers de reines-marguerites, des fuchsias, deslauriers-roses, tout autant que nos châssis et nos 336
serres pouvaient en contenir ; il fallait que toutesces plantes arrivassent à floraison au jour dit, nitrop tôt, elles auraient été passées au moment dela vente, ni trop tard, elles n’auraient pas encoreété en fleur. On comprend que cela exige uncertain talent, car on n’est pas maître du soleil, nidu temps, qui est plus ou moins beau. Le pèreAcquin était passé maître dans cet art, et jamaisses plantes n’arrivaient trop tôt ni trop tard. Maisaussi que de soins, que de travail ! Au moment où j’en suis arrivé de mon récit,notre saison s’annonçait comme devant êtreexcellente ; nous étions au 5 août et toutes nosplantes étaient à point. Dans le jardin, en pleinair, les reines-marguerites montraient leurscorolles prêtes à s’épanouir, et dans les serres ousous les châssis, dont le verre était soigneusementblanchi au lait de chaux pour tamiser la lumière,fuchsias et lauriers-roses commençaient à fleurir ;ils formaient de gros buissons ou des pyramidesgarnies de boutons du haut en bas. Le coup d’œilétait superbe, et, de temps en temps, je voyais lepère se frotter les mains avec contentement. 337
« La saison sera bonne », disait-il à ses fils. Et en riant tout bas il faisait le compte de ceque la vente de toutes ces fleurs lui rapporterait. On avait rudement travaillé pour en arriver làet sans prendre une heure de congé, même ledimanche ; cependant, tout étant à point et enordre, il fut décidé que pour notre récompensenous irions tous dîner, ce dimanche 5 août, àArcueil chez un des amis du père, jardiniercomme lui ; Capi lui-même serait de la partie. Ontravaillerait jusqu’à trois ou quatre heures, puis,quand tout serait fini, on fermerait la porte à clef,et l’on s’en irait gaiement, on arriverait à Arcueilvers cinq ou six heures, puis, après dîner, onreviendrait tout de suite pour ne pas se couchertrop tard et être au travail le lundi de bonneheure, frais et dispos. Quelle joie ! Il fut fait ainsi qu’il avait été décidé, et,quelques minutes avant quatre heures, le pèretournait la clef dans la serrure de la grande porte. « En route tout le monde ! dit-il joyeusement. 338
– En avant Capi ! » Et, prenant Lise par la main, je me mis àcourir avec elle, accompagné par les aboiementsjoyeux de Capi qui sautait autour de nous. Peut-être croyait-il que nous nous en allions pourlongtemps sur les grands chemins, ce qui luiaurait mieux plu que de rester à la maison, où ils’ennuyait, car il ne m’était pas toujours possiblede m’occuper de lui – ce qu’il aimait par-dessustout. Nous étions tous endimanchés et superbesavec nos beaux habits à manger du rôti. Il y avaitdes gens qui se retournaient pour nous voirpasser. Je ne sais pas ce que j’étais moi-même,mais Lise, avec son chapeau de paille, sa robebleue et ses bottines de toile grise, était bien laplus jolie petite fille qu’on puisse voir, la plusvivante. C’était la grâce dans la vivacité ; sesyeux, ses narines frémissantes, ses épaules, sesbras, tout en elle parlait et disait son plaisir. Le temps passa si vite que je n’en eus pasconscience ; tout ce que je sais, c’est que, commenous arrivions à la fin du dîner, l’un de nous 339
remarqua que le ciel s’emplissait de nuages noirsdu côté du couchant, et, comme notre table étaitservie en plein air sous un gros sureau, il nous futfacile de constater qu’un orage se préparait. « Les enfants, il faut se dépêcher de rentrer àla Glacière. » À ce mot, il y eut une exclamation générale : « Déjà ! – Si le vent s’élève, dit le père, il peut chavirerles panneaux ; en route. » Il n’y avait pas à répliquer davantage ; noussavions tous que les panneaux vitrés sont lafortune des jardiniers, et que, si le vent casse lesverres, c’est la ruine pour eux. « Je pars en avant, dit le père ; viens avec moi,Benjamin, et toi aussi, Alexis, nous prendrons lepas accéléré. Rémi viendra en arrière avecÉtiennette et Lise. » Le tonnerre roulait dans le lointain, et sesgrondements se rapprochaient rapidement, semêlant à ses éclats stridents. Arriverions-nous avant l’orage ? 340
Le père, Benjamin et Alexis arriveraient-ils ? Pour eux, la question était de tout autreimportance ; pour nous, il s’agissait simplementde n’être pas mouillés, pour eux de mettre leschâssis à l’abri de la destruction, c’est-à-dire deles fermer pour que le vent ne pût pas les prendreen dessous et les culbuter pêle-mêle. Chose étrange ! au milieu des éclats dutonnerre, nous entendîmes un bruit formidablequi arrivait sur nous, et qui était inexplicable. Ilsemblait que c’était un régiment de cavaliers quise précipitaient pour fuir l’orage ; mais cela étaitabsurde : comment des cavaliers seraient-ilsvenus dans ce quartier ? Tout à coup la grêle se mit à tomber ; quelquesgrêlons d’abord qui nous frappèrent au visage,puis, presque instantanément, une vraieavalanche ; il fallut nous jeter sous une grandeporte. Et alors nous vîmes tomber l’averse de grêle laplus terrible qu’on puisse imaginer. En un instantla rue fut couverte d’une couche blanche commeen plein hiver ; les grêlons étaient gros comme 341
des œufs de pigeon, et en tombant ilsproduisaient un tapage assourdissant au milieuduquel éclataient de temps en temps des bruits devitres cassées. Avec les grêlons qui glissaient destoits dans la rue tombaient toutes sortes dechoses, des morceaux de tuiles, des plâtras, desardoises broyées, surtout des ardoises quifaisaient des tas noirs au milieu de la blancheurde la grêle. Cette terrible averse ne dura pas longtemps,cinq ou six minutes peut-être, et elle cessa tout àcoup comme tout à coup elle avait commencé ; lenuage fila sur Paris, et nous pûmes sortir dedessous notre grande porte. Dans la rue, lesgrêlons durs et ronds roulaient sous les piedscomme les galets de la mer, et il y en avait unetelle épaisseur que les pieds enfonçaient dedansjusqu’à la cheville. Nous ne tardâmes pas à arriver à la maisondont la grande porte était restée ouverte ; nousentrâmes vivement dans le jardin. Quel spectacle ! tout était brisé, haché :panneaux, fleurs, morceaux de verre, grêlons, 342
formaient un mélange, un fouillis sans forme ; dece jardin, si beau, si riche le matin, rien ne restaitque ces débris sans nom. Où était le père ? Nous le cherchâmes, ne le voyant nulle part, etnous arrivâmes ainsi à la grande serre dont pasune vitre n’était restée intacte ; il était assis,affaissé, pour mieux dire, sur un escabeau aumilieu des débris qui couvraient le sol, Alexis etBenjamin près de lui immobiles. « Oh ! mes pauvres enfants ! s’écria-t-il enlevant la tête à notre approche, qui lui avait étésignalée par le bruit du verre que nous écrasionssous nos pas, oh ! mes pauvres enfants ! » C’était un désastre ; mais, si grand qu’il fûtaux yeux, il était plus terrible encore par sesconséquences. Bientôt j’appris par Étiennette et par lesgarçons combien le désespoir du père étaitjustifié. Il y avait dix ans que le père avait achetéce jardin et avait bâti lui-même cette maison.Celui qui lui avait vendu le terrain lui avait aussi 343
prêté de l’argent pour acheter le matérielnécessaire à son métier de fleuriste. Le tout étaitpayable ou remboursable, en quinze ans, parannuités. Jusqu’à cette époque, le père avait pupayer régulièrement ces annuités à force detravail et de privations. Ces paiements réguliersétaient d’autant plus indispensables, que soncréancier n’attendait qu’une occasion, c’est-à-dire qu’un retard, pour reprendre terrain, maison,matériel, en gardant, bien entendu, les dixannuités qu’il avait déjà reçues. C’était même là,paraît-il, sa spéculation, et c’était parce qu’ilespérait bien qu’en quinze ans il arriverait un jouroù le père ne pourrait pas payer qu’il avait risquécette spéculation, pour lui sans danger – tandisqu’elle en était pleine, au contraire, pour sondébiteur. Ce jour était enfin venu, grâce à la grêle. Maintenant qu’allait-il se passer ? Nous ne restâmes pas longtemps dansl’incertitude, et, le lendemain du jour où le pèredevait payer son annuité avec le produit de lavente des plantes, nous vîmes entrer à la maison 344
un monsieur en noir, qui n’avait pas l’air trop poliet qui nous donna un papier timbré sur lequel ilécrivit quelques mots dans une ligne restée enblanc. C’était un huissier. Le père ne restait plus à la maison, il courait laville. Où allait-il ? je n’en sais rien, car, lui quiautrefois était si communicatif, il ne disait plusun mot. Il allait chez les gens d’affaires, sansdoute devant les tribunaux. Et à cette pensée je me sentais effrayé ; Vitalisaussi avait paru devant les tribunaux, et je savaisce qu’il en était résulté. Un soir, le père rentra plus accablé encore quede coutume. « Les enfants, dit-il, c’est fini. » Je voulus sortir, car je compris qu’il allait sepasser quelque chose de grave, et, comme ils’adressait à ses enfants, il me semblait que je nedevais pas écouter. Mais d’un geste il me retint : « N’es-tu pas de la famille ? dit-il, et, quoique 345
tu ne sois pas bien âgé pour entendre ce que j’ai àte dire, tu as déjà été assez éprouvé par lemalheur pour le comprendre ; les enfants, je vaisvous quitter. » Il n’y eut qu’une exclamation, qu’un cri dedouleur. Lise sauta dans ses bras et l’embrassa enpleurant. « J’ai été condamné à payer, et, comme je n’aipas l’argent, on va tout vendre ici ; puis, commece ne sera pas assez, on me mettra en prison, oùje resterai cinq ans ; ne pouvant pas payer avecmon argent, je paierai avec mon corps, avec maliberté. » Il se fit un silence. « Vous pensez bien que je n’ai pas été sansréfléchir à cela ; et voilà ce que j’ai décidé pourne pas vous laisser seuls et abandonnés après quej’aurai été arrêté. » Un peu d’espérance me revint. « Rémi va écrire à ma sœur Catherine Suriot, àDreuzy, dans la Nièvre ; il va lui expliquer la 346
position et la prier de venir ; avec Catherine quine perd pas facilement la tête, et qui connaît lesaffaires, nous déciderons le meilleur. » Bien que les paroles du père fussent vagues,elles contenaient pourtant une espérance, et, dansla position où nous étions, c’était déjà beaucoupque d’espérer. Quoi ? Nous ne le voyions pas, mais nous espérions.Catherine allait arriver, et c’était une femme quiconnaissait les affaires ; cela suffisait à desenfants simples et ignorants tels que nous. Pourceux qui connaissent les affaires, il n’y a plus dedifficultés en ce monde. Cependant elle n’arriva pas aussi tôt que nousl’avions imaginé, et les gardes du commerce,c’est-à-dire les gens qui arrêtent les débiteurs,arrivèrent avant elle. Le père allait justement s’en aller chez un deses amis, lorsqu’en sortant dans la rue il lestrouva devant lui ; je l’accompagnais, en uneseconde nous fûmes entourés. Mais le père ne 347
voulait pas se sauver, il pâlit comme s’il allait setrouver mal et demanda aux gardes, d’une voixfaible, à embrasser ses enfants. « Il ne faut pas vous désoler, mon brave, ditl’un d’eux, la prison pour dettes n’est pas siterrible que ça, et on y trouve de bons garçons. » Alors il embrassa Étiennette, Alexis etBenjamin. Je me tenais dans un coin, les yeux obscurcispar les larmes ; il m’appela : « Et toi, Rémi, ne viens-tu pas m’embrasser ?n’es-tu pas mon enfant ? » Et vivement il sortit après avoir mis la main deLise dans celle d’Étiennette. J’aurais voulu le suivre, et je me dirigeai versla porte, mais Étiennette me fit signe dem’arrêter. Où aurais-je été ? Qu’aurais-je fait ? Nous restâmes anéantis au milieu de notrecuisine ; nous pleurions tous, et personne d’entrenous ne trouvait un mot à dire. 348
Quel mot ? Nous savions bien que cette arrestation devaitse faire un jour ou l’autre ; mais nous avions cruqu’alors Catherine serait là, et Catherine, c’étaitla défense. Mais Catherine n’était pas là. Elle arriva cependant, une heure environ aprèsle départ du père, et elle nous trouva tous dans lacuisine sans que nous eussions échangé uneparole. Celle qui, jusqu’à ce moment, nous avaitsoutenus, était à son tour écrasée ; Étiennette, siforte, si vaillante pour lutter, était maintenantaussi faible que nous. Elle ne nous encourageaitplus, sans volonté, sans direction, toute à sadouleur qu’elle ne refoulait que pour tâcher deconsoler celle de Lise. Le pilote était tombé à lamer, et nous enfants, désormais sans personne augouvernail, sans phare pour nous guider, sansrien pour nous conduire au port, sans mêmesavoir s’il y avait un port pour nous, nous restionsperdus au milieu de l’océan de la vie, ballottés aucaprice du vent, incapables d’un mouvement oud’une idée, l’effroi dans l’esprit, la désespérance 349
dans le cœur. C’était une maîtresse femme que la tanteCatherine, femme d’initiative et de volonté ; elleavait été nourrice à Paris, pendant dix ans, à cinqreprises différentes ; elle connaissait lesdifficultés de ce monde, et, comme elle le disaitelle-même, elle savait se retourner. Ce fut un soulagement pour nous de l’entendrenous commander et de lui obéir ; nous avionsretrouvé une indication, nous étions replacésdebout sur nos jambes. Pour une paysanne sans éducation commesans fortune, c’était une lourde responsabilité quilui tombait sur les bras, et bien faite pourinquiéter les plus braves ; une famille d’orphelinsdont l’aîné n’avait pas dix-sept ans et dont la plusjeune était muette. Que faire de ces enfants ?Comment s’en charger quand on avait bien dumal à vivre soi-même ? Le père d’un des enfants qu’elle avait nourrisétait notaire ; elle l’alla consulter, et ce fut aveclui, d’après ses conseils et ses soins, que notresort fut arrêté. Puis, ensuite elle alla s’entendre 350
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