Hector MalotSans famille BeQ
Hector Malot 1830-1907 Sans famille romanLa Bibliothèque électronique du Québec Collection À tous les vents Volume 9 : version 1.2 2
Du même auteur, à la Bibliothèque : En famille Romain Kalbris Ghislaine Une femme d’argent Baccara Anie 3
Sans familleÉdition de référenceLe Livre de Poche. 4
À Lucie Malot. Pendant que j’ai écrit ce livre, j’aiconstamment pensé à toi, mon enfant, et ton nomm’est venu à chaque instant sur les lèvres. –Lucie sentira-t-elle cela ? – Lucie prendra-t-elleintérêt à cela ? Lucie, toujours. Ton nom,prononcé si souvent, doit donc être inscrit en têtede ces pages : je ne sais la fortune qui leur estréservée, mais quelle qu’elle soit, elles m’aurontdonné des plaisirs qui valent tous les succès, – lasatisfaction de penser que tu peux les lire, – lajoie de te les offrir. HECTOR MALOT. 5
Première partie 6
I Au village Je suis un enfant trouvé. Mais, jusqu’à huit ans, j’ai cru que, commetous les autres enfants, j’avais une mère, car,lorsque je pleurais, il y avait une femme qui meserrait si doucement dans ses bras en me berçant,que mes larmes s’arrêtaient de couler. Jamais je ne me couchais dans mon lit sansqu’une femme vint m’embrasser, et, quand levent de décembre collait la neige contre les vitresblanchies, elle me prenait les pieds entre ses deuxmains et elle restait à me les réchauffer en mechantant une chanson, dont je retrouve encoredans ma mémoire l’air et quelques paroles. Quand j’avais une querelle avec un de mescamarades, elle me faisait conter mes chagrins, et 7
presque toujours elle trouvait de bonnes parolespour me consoler ou me donner raison. Par tout cela et par bien d’autres chosesencore, par la façon dont elle me parlait, par lafaçon dont elle me regardait, par ses caresses, parla douceur qu’elle mettait dans ses gronderies, jecroyais qu’elle était ma mère. Voici comment j’appris qu’elle n’était que manourrice. Mon village, ou, pour parler plus justement, levillage où j’ai été élevé, car je n’ai pas eu devillage à moi, pas de lieu de naissance, pas plusque je n’ai eu de père et de mère, le village enfinoù j’ai passé mon enfance se nomme Chavanon ;c’est l’un des plus pauvres du centre de la France. Cette pauvreté, il la doit non à l’apathie ou à laparesse de ses habitants, mais à sa situationmême dans une contrée peu fertile. Le sol n’a pasde profondeur, et pour produire de bonnesrécoltes il lui faudrait des engrais ou desamendements qui manquent dans le pays. Aussine rencontre-t-on (ou tout au moins nerencontrait-on à l’époque dont je parle) que peu 8
de champs cultivés. C’est dans un repli de terrain, sur les bordsd’un ruisseau qui va perdre ses eaux rapides dansun des affluents de la Loire, que se dresse lamaison où j’ai passé mes premières années. Jusqu’à huit ans, je n’avais jamais vud’homme dans cette maison ; cependant ma mèren’était pas veuve, mais son mari, qui était tailleurde pierre, comme un grand nombre d’autresouvriers de la contrée, travaillait à Paris, et iln’était pas revenu au pays depuis que j’étais enâge de voir ou de comprendre ce qui m’entourait.De temps en temps seulement, il envoyait de sesnouvelles par un de ses camarades qui rentrait auvillage. « Mère Barberin, votre homme va bien ; il m’achargé de vous dire que l’ouvrage marche fort, etde vous remettre l’argent que voilà ; voulez-vouscompter ? » Et c’était tout. Mère Barberin se contentait deces nouvelles : son homme était en bonne santé ;l’ouvrage donnait ; il gagnait sa vie. 9
De ce que Barberin était resté si longtemps àParis, il ne faut pas croire qu’il était en mauvaiseamitié avec sa femme. La question de désaccordn’était pour rien dans cette absence. Il demeuraità Paris parce que le travail l’y retenait ; voilàtout. Quand il serait vieux, il reviendrait vivreprès de sa vieille femme, et avec l’argent qu’ilsauraient amassé ils seraient à l’abri de la misèrepour le temps où l’âge leur aurait enlevé la forceet la santé. Un jour de novembre, comme le soir tombait,un homme, que je ne connaissais pas, s’arrêtadevant notre barrière. J’étais sur le seuil de lamaison occupé à casser une bourrée. Sanspousser la barrière, mais en levant sa tête par-dessus en me regardant, l’homme me demanda sice n’était pas là que demeurait la mère Barberin. Je lui dis d’entrer. Au bruit de nos voix, mère Barberin accourutet, au moment où il franchissait notre seuil, ellese trouva face à face avec lui. « J’apporte des nouvelles de Paris », dit-il. 10
C’étaient là des paroles bien simples et quidéjà plus d’une fois avaient frappé nos oreilles ;mais le ton avec lequel elles furent prononcées neressemblait en rien à celui qui autrefoisaccompagnait les mots : « Votre homme va bien,l’ouvrage marche. » « Ah ! mon Dieu ! s’écria mère Barberin enjoignant les mains, un malheur est arrivé àJérôme ! – Eh bien, oui, mais il ne faut pas vous rendremalade de peur ; votre homme a été blessé, voilàla vérité ; seulement il n’est pas mort. Pourtant ilsera peut-être estropié. Pour le moment il est àl’hôpital. J’ai été son voisin de lit, et, comme jerentrais au pays, il m’a demandé de vous dire lachose en passant. » Mère Barberin, qui voulait en savoir plus long,pria l’homme de rester à souper. Il s’assit dans le coin de la cheminée et, touten mangeant, il nous raconta comment le malheurétait arrivé : Barberin avait été à moitié écrasé pardes échafaudages qui s’étaient abattus, et commeon avait prouvé qu’il ne devait pas se trouver à la 11
place où il avait été blessé, l’entrepreneur refusaitde lui payer aucune indemnité. « Pourtant, dit-il en terminant son récit, je luiai donné le conseil de faire un procès àl’entrepreneur. – Un procès, cela coûte gros. – Oui, mais quand on le gagne ! » Mère Barberin aurait voulu aller à Paris, maisc’était une terrible affaire qu’un voyage si long etsi coûteux. Le lendemain matin, nous descendîmes auvillage pour consulter le curé. Celui-ci ne voulutpas la laisser partir sans savoir avant si ellepouvait être utile à son mari. Il écrivit àl’aumônier de l’hôpital où Barberin était soigné,et, quelques jours après, il reçut une réponse,disant que mère Barberin ne devait pas se mettreen route, mais qu’elle devait envoyer une certainesomme d’argent à son mari, parce que celui-ciallait faire un procès à l’entrepreneur chez lequelil avait été blessé. Les journées, les semaines s’écoulèrent, et de 12
temps en temps il arriva des lettres qui toutesdemandaient de nouveaux envois d’argent ; ladernière, plus pressante que les autres, disait que,s’il n’y avait plus d’argent, il fallait vendre lavache pour s’en procurer. Ceux-là seuls qui ont vécu à la campagne avecles paysans savent ce qu’il y a de détresses et dedouleurs dans ces trois mots : « vendre lavache ». Pour le naturaliste, la vache est un animalruminant ; pour le promeneur, c’est une bête quifait bien dans le paysage lorsqu’elle lève au-dessus des herbes son mufle noir humide derosée ; pour l’enfant des villes, c’est la source ducafé au lait et du fromage à la crème ; mais pourle paysan, c’est bien plus et mieux encore. Sipauvre qu’il puisse être et si nombreuse que soitsa famille, il est assuré de ne pas souffrir de lafaim tant qu’il y a une vache dans son étable.Avec une longe ou même avec une simple hartnouée autour des cornes, un enfant promène lavache le long des chemins herbus, là où la pâturen’appartient à personne, et le soir la famille 13
entière a du beurre dans sa soupe et du lait pourmouiller ses pommes de terre ; le père, la mère,les enfants, les grands comme les petits, tout lemonde vit de la vache. Nous vivions si bien de la nôtre, mèreBarberin et moi, que jusqu’à ce moment jen’avais presque jamais mangé de viande. Mais cen’était pas seulement notre nourrice qu’elle était,c’était encore notre camarade, notre amie, car ilne faut pas s’imaginer que la vache est une bêtestupide, c’est au contraire un animal pleind’intelligence et de qualités morales d’autant plusdéveloppées qu’on les aura cultivées parl’éducation. Nous caressions la nôtre, nous luiparlions, elle nous comprenait, et de son côté,avec ses grands yeux ronds pleins de douceur,elle savait très bien nous faire entendre ce qu’ellevoulait ou ce qu’elle ressentait. Enfin nous l’aimions et elle nous aimait, cequi est tout dire. Pourtant il fallut s’en séparer, car c’étaitseulement par « la vente de la vache » qu’onpouvait satisfaire Barberin. 14
Il vint un marchand à la maison et, après avoirbien examiné la Roussette, après avoir dit etrépété cent fois qu’elle ne lui convenait pas dutout, que c’était une vache de pauvres gens qu’ilne pourrait pas revendre, qu’elle n’avait pas delait, qu’elle faisait du mauvais beurre, il avait finipar dire qu’il voulait bien la prendre, maisseulement par bonté d’âme et pour obliger mèreBarberin qui était une brave femme. La pauvre Roussette, comme si ellecomprenait ce qui se passait, avait refusé de sortirde son étable et elle s’était mise à meugler. « Passe derrière et chasse-la, m’avait dit lemarchand en me tendant le fouet qu’il portaitpassé autour de son cou. – Pour ça non », avait dit mère Barberin. Et, prenant la vache par la longe, elle lui avaitparlé doucement. « Allons, ma belle, viens, viens. » Et Roussette n’avait plus résisté ; arrivé sur laroute, le marchand l’avait attachée derrière savoiture, et il avait bien fallu qu’elle suivît le 15
cheval. Nous étions rentrés dans la maison. Maislongtemps encore nous avions entendu sesbeuglements. Plus de lait, plus de beurre. Le matin unmorceau de pain ; le soir des pommes de terre ausel. Le mardi gras arriva justement peu de tempsaprès la vente de Roussette ; l’année précédente,pour le mardi gras, mère Barberin m’avait fait unrégal avec des crêpes et des beignets ; et j’enavais tant mangé, tant mangé, qu’elle en avait ététout heureuse. Mais alors nous avions Roussette, qui nousavait donné le lait pour délayer la pâte et lebeurre pour mettre dans la poêle. Plus de Roussette, plus de lait, plus de beurre,plus de mardi gras ; c’était ce que je m’étais dittristement. Mais mère Barberin m’avait fait une surprise ;bien qu’elle ne fût pas emprunteuse, elle avaitdemandé une tasse de lait à l’une de nos voisines, 16
un morceau de beurre à une autre, et, quandj’étais rentré, vers midi, je l’avais trouvée en trainde verser de la farine dans un grand poêlon enterre. « Qu’est-ce qu’on fait avec de la farine ? dit-elle me regardant. – Du pain. – Et puis encore ? – De la bouillie. – Et puis encore ? – Dame... Je ne sais pas. – Si, tu sais bien. Mais, comme tu es un bonpetit garçon, tu n’oses pas le dire. Tu sais quec’est aujourd’hui mardi gras, le jour des crêpes etdes beignets. Mais, comme tu sais aussi que nousn’avons ni beurre, ni lait, tu n’oses pas en parler.C’est vrai ça ? – Oh ! mère Barberin. – Donne-moi les œufs, me dit-elle, et, pendantque je les casse, pèle les pommes. » Pendant que je coupais les pommes en 17
tranches, elle cassa les œufs dans la farine et semit à battre le tout, en versant dessus, de tempsen temps, une cuillerée de lait. Quand la pâte fut délayée, mère Barberin posala terrine sur les cendres chaudes, et il n’y eutplus qu’à attendre le soir, car c’était à notresouper que nous devions manger les crêpes et lesbeignets. « Casse de la bourrée, me dit-elle ; il nous fautun bon feu clair, sans fumée. » Alors mère Barberin décrocha de la muraille lapoêle à frire et la posa au-dessus de la flamme. « Donne-moi le beurre. » Elle en prit, au bout de son couteau, unmorceau gros comme une petite noix, et le mitdans la poêle, où il fondit en grésillant. Ah ! c’était vraiment une bonne odeur quichatouillait d’autant plus agréablement notrepalais que depuis longtemps nous ne l’avions pasrespirée. C’était aussi une joyeuse musique que celleproduite par les grésillements et les sifflements 18
du beurre. Cependant, si attentif que je fusse à cettemusique, il me sembla entendre un bruit de pasdans la cour. Qui pouvait venir nous déranger à cetteheure ? Une voisine sans doute, pour nousdemander du feu. Mais je ne m’arrêtai pas à cette idée, car mèreBarberin, qui avait plongé la cuiller à pot dans laterrine, venait de faire couler dans la poêle unenappe de pâte blanche, et ce n’était pas lemoment de se laisser aller aux distractions. Un bâton heurta le seuil, puis aussitôt la portes’ouvrit brusquement. « Qui est là ? » demanda mère Barberin sansse retourner. Un homme était entré, et la flamme qui l’avaitéclairé en plein m’avait montré qu’il était vêtud’une blouse blanche et qu’il tenait à la main ungros bâton. « On fait donc la fête ici ? Ne vous gênez pas,dit-il d’un ton rude. 19
– Ah ! mon Dieu ! s’écria mère Barberin enposant vivement sa poêle à terre, c’est toi,Jérôme ? » Puis me prenant par le bras elle me poussavers l’homme qui s’était arrêté sur le seuil : « C’est ton père. » 20
II Un père nourricier Je m’étais approché pour l’embrasser à montour, mais du bout de son bâton il m’arrêta : « Qu’est-ce que c’est que celui-là ? – C’est Rémi. – Tu m’avais dit... – Eh bien, oui, mais... ce n’était pas vrai, parceque... – Ah ! pas vrai, pas vrai. » Il fit quelques pas vers moi son bâton levé, etinstinctivement je reculai. Qu’avais-je fait ? De quoi étais-je coupable ?Pourquoi cet accueil lorsque j’allais à lui pourl’embrasser ? Je n’eus pas le temps d’examiner ces diverses 21
questions qui se pressaient dans mon esprittroublé. « Je vois que vous faisiez mardi gras, dit-il ;ça se trouve bien, car j’ai une solide faim. Qu’est-ce que tu as pour souper ? – Je faisais des crêpes. – Je vois bien ; mais ce n’est pas des crêpesque tu vas donner à manger à un homme qui a dixlieues dans les jambes. – C’est que je n’ai rien ; nous ne t’attendionspas. – Comment, rien ; rien à souper ? » Il regarda autour de lui. « Voilà du beurre. » Il leva les yeux au plafond à l’endroit où l’onaccrochait le lard autrefois ; mais depuislongtemps le crochet était vide, et à la poutrependaient seulement maintenant quelques glanesd’ail et d’oignon. « Voilà de l’oignon, dit-il en faisant tomberune glane avec son bâton ; quatre ou cinq 22
oignons, un morceau de beurre, et nous auronsune bonne soupe. Retire ta crêpe et fricasse-nousles oignons dans la poêle. » Retirer la crêpe de la poêle ! mère Barberin nerépliqua rien. Au contraire, elle s’empressa defaire ce que son homme demandait, tandis quecelui-ci s’asseyait sur le banc qui était dans lecoin de la cheminée. Je n’avais pas osé quitter la place où le bâtonm’avait amené, et appuyé contre la table, je leregardais. C’était un homme d’une cinquantained’années environ, au visage rude, à l’air dur ; ilportait la tête inclinée sur l’épaule droite par suitede la blessure qu’il avait reçue, et cette difformitécontribuait à rendre son aspect peu rassurant. Mère Barberin avait replacé la poêle sur le feu. « Est-ce que c’est avec ce petit morceau debeurre que tu vas nous faire la soupe ? » dit-il. Alors, prenant lui-même l’assiette où setrouvait le beurre, il fit tomber la motte entièredans la poêle. 23
Plus de beurre, dès lors plus de crêpes. En tout autre moment, il est certain quej’aurais été profondément touché par cettecatastrophe ; mais je ne pensais plus aux crêpes,ni aux beignets, et l’idée qui occupait mon esprit,c’était que cet homme qui paraissait si dur étaitmon père. « Mon père, mon père ! » C’était là le mot queje me répétais machinalement. Je ne m’étais jamais demandé d’une façonbien précise ce que c’était qu’un père, etvaguement, d’instinct, j’avais cru que c’était unemère à grosse voix ; mais en regardant celui quime tombait du ciel, je me sentis pris d’un effroidouloureux. « Au lieu de rester immobile comme si tu étaisgelé, me dit-il, mets les assiettes sur la table. » Je me hâtai d’obéir. La soupe était faite. MèreBarberin la servit dans les assiettes. J’étais si troublé, si inquiet, que je ne pouvaismanger, et je le regardais aussi, mais à ladérobée, baissant les yeux quand je rencontrais 24
les siens. « Alors tu n’as pas faim ? me dit-il. – Non. – Eh bien, va te coucher, et tâche de dormirtout de suite ; sinon, je me fâche. » Comme cela se rencontre dans un grandnombre de maisons de paysans, notre cuisine étaiten même temps notre chambre à coucher. Auprèsde la cheminée tout ce qui servait au manger, latable, la huche, le buffet ; à l’autre bout lesmeubles propres au coucher ; dans un angle le litde mère Barberin, dans le coin opposé le mien,qui se trouvait dans une sorte d’armoire entouréed’un lambrequin en toile rouge. Je me dépêchai de me déshabiller et de mecoucher. Mais dormir était une autre affaire. On ne dort pas par ordre ; on dort parce qu’ona sommeil et qu’on est tranquille. Or, je n’avais pas sommeil et n’étais pastranquille. Au bout d’un certain temps, je nesaurais dire combien, j’entendis qu’ons’approchait de mon lit. 25
« Dors-tu ? » demanda une voix étouffée. Je n’eus garde de répondre, car les terriblesmots : « Je me fâche », retentissaient encore àmon oreille. « Il dort, dit mère Barberin ; aussitôt couché,aussitôt endormi, c’est son habitude ; tu peuxparler sans craindre qu’il t’entende. » Sans doute, j’aurais dû dire que je ne dormaispas, mais je n’osais point ; on m’avait commandéde dormir, je ne dormais pas, j’étais en faute. « Ton procès, où en est-il ? demanda mèreBarberin. – Perdu ! Les juges ont décidé que j’étais enfaute de me trouver sous les échafaudages et quel’entrepreneur ne me devait rien. » Là-dessus il donna un coup de poing sur latable et se mit à jurer sans dire aucune parolesensée. « Le procès perdu, reprit-il bientôt ; notreargent perdu, estropié, la misère ; voilà ! Etcomme si ce n’était pas assez, en rentrant ici jetrouve un enfant. M’expliqueras-tu pourquoi tu 26
n’as pas fait comme je t’avais dit de faire ? – Parce que je n’ai pas pu. – Tu n’as pas pu le porter aux Enfantstrouvés ? – On n’abandonne pas comme ça un enfantqu’on a nourri de son lait et qu’on aime. – Ce n’était pas ton enfant. – Enfin je voulais faire ce que tu demandais,mais voilà précisément qu’il est tombé malade. – Malade ? – Oui, malade ; ce n’était pas le moment,n’est-ce pas, de le porter à l’hospice pour le tuer. – Et quand il a été guéri ? – C’est qu’il n’a pas été guéri tout de suite.Après cette maladie en est venue une autre : iltoussait, le pauvre petit, à vous fendre le cœur.C’est comme ça que notre petit Nicolas est mort ;il me semblait que, si je portais celui-là à la ville,il mourrait aussi. – Mais après ? – Le temps avait marché. Puisque j’avais 27
attendu jusque-là, je pouvais bien attendreencore. – Quel âge a-t-il présentement ? – Huit ans. – Eh bien, il ira à huit ans là où il aurait dûaller autrefois, et ça ne lui sera pas plus agréable ;voilà ce qu’il y aura gagné. – Ah ! Jérôme, tu ne feras pas ça. – Je ne ferai pas ça ! Et qui m’en empêchera ?Crois-tu que nous pouvons le garder toujours ? » Il y eut un moment de silence et je pusrespirer ; l’émotion me serrait à la gorge au pointde m’étouffer. Bientôt mère Barberin reprit : « Ah ! comme Paris t’a changé ! tu n’auraispas parlé comme ça avant d’aller à Paris. – Peut-être. Mais ce qu’il y a de sûr, c’est que,si Paris m’a changé, il m’a aussi estropié.Comment gagner sa vie maintenant, la tienne, lamienne ? nous n’avons plus d’argent. La vacheest vendue. Faut-il que, quand nous n’avons pas 28
de quoi manger, nous nourrissions un enfant quin’est pas le nôtre ? – C’est le mien. – Ce n’est pas plus le tien que le mien. Cen’est pas un enfant de paysan. Je le regardaispendant le souper : c’est délicat, c’est maigre, pasde bras, pas de jambes. – C’est le plus joli enfant du pays. – Joli, je ne dis pas. Mais solide ! Est-ce quec’est sa gentillesse qui lui donnera à manger ?Est-ce qu’on est un travailleur avec des épaulescomme les siennes ? On est un enfant de la ville,et les enfants des villes, il ne nous en faut pas ici. – Je te dis que c’est un brave enfant, et il a del’esprit comme un chat, et avec cela bon cœur. Iltravaillera pour nous. – En attendant, il faudra que nous travaillionspour lui, et moi je ne peux plus travailler. – Et si ses parents le réclament, qu’est-ce quetu diras ? – Ses parents ! Est-ce qu’il a des parents ? S’ilen avait, ils l’auraient cherché, et, depuis huit ans, 29
trouvé bien sûr. Ah ! j’ai fait une fameuse sottisede croire qu’il avait des parents qui leréclameraient un jour, et nous payeraient notrepeine pour l’avoir élevé. Je n’ai été qu’un nigaud,qu’un imbécile. Parce qu’il était enveloppé dansde beaux langes avec des dentelles, cela nevoulait pas dire que ses parents le chercheraient.Ils sont peut-être morts, d’ailleurs. » La porte s’ouvrit et se referma. Il était parti. Alors, me redressant vivement, je me mis àappeler mère Barberin. « Ah ! maman. » Elle accourut près de mon lit : « Tu ne dormais donc pas ? me demanda-t-elledoucement. – Ce n’est pas ma faute. – Je ne te gronde pas ; alors tu as entendu toutce qu’a dit Jérôme ? – Oui, tu n’es pas ma maman ; mais lui n’estpas mon père. » Je ne prononçai pas ces quelques mots sur le 30
même ton, car, si j’étais désolé d’apprendrequ’elle n’était pas ma mère, j’étais heureux,presque fier de savoir que lui n’était pas monpère. De là une contradiction dans messentiments qui se traduisit dans ma voix. Mais mère Barberin ne parut pas y prendreattention. « J’aurais peut-être dû, dit-elle, te faireconnaître la vérité ; mais tu étais si bien monenfant, que je ne pouvais pas te dire, sans raison,que je n’étais pas ta vraie mère ! Ta mère, pauvrepetit, tu l’as entendu, on ne la connaît pas. Est-elle vivante, ne l’est-elle plus ? On n’en sait rien.Un matin, à Paris, comme Jérôme allait à sontravail et qu’il passait dans une rue qu’on appellel’avenue de Breteuil, qui est large et plantéed’arbres, il entendit les cris d’un enfant. Ilssemblaient partir de l’embrasure d’une porte d’unjardin. C’était au mois de février ; il faisait petitjour. Il s’approcha de la porte et aperçut un enfantcouché sur le seuil. Comme il regardait autour delui pour appeler quelqu’un, il vit un homme sortirde derrière un gros arbre et se sauver. Sans doute 31
cet homme s’était caché là pour voir si l’ontrouverait l’enfant qu’il avait lui-même placédans l’embrasure de la porte. Voilà Jérôme bienembarrassé, car l’enfant criait de toutes sesforces, comme s’il avait compris qu’un secourslui était arrivé, et qu’il ne fallait pas le laisseréchapper. Pendant que Jérôme réfléchissait à cequ’il devait faire, il fut rejoint par d’autresouvriers, et l’on décida qu’il fallait porter l’enfantchez le commissaire de police. Il ne cessait pas decrier. Sans doute il souffrait du froid. Mais,comme dans le bureau du commissaire il faisaittrès chaud, et que les cris continuaient, on pensaqu’il souffrait de la faim, et l’on alla chercher unevoisine qui voudrait bien lui donner le sein. Il sejeta dessus. Il était véritablement affamé. Alorson le déshabilla devant le feu. C’était un beaugarçon de cinq ou six mois, rose, gros, gras,superbe ; les langes et les linges dans lesquels ilétait enveloppé disaient clairement qu’ilappartenait à des parents riches. C’était donc unenfant qu’on avait volé et ensuite abandonné. Cefut au moins ce que le commissaire expliqua.Qu’allait-on en faire ? Après avoir écrit tout ce 32
que Jérôme savait, et aussi la description del’enfant avec celle de ses langes qui n’étaient pasmarqués, le commissaire dit qu’il allait l’envoyerà l’hospice des Enfants trouvés, si personne,parmi tous ceux qui étaient là, ne voulait s’encharger ; c’était un bel enfant, sain, solide, qui neserait pas difficile à élever ; ses parents, qui biensûr allaient le chercher, récompenseraientgénéreusement ceux qui en auraient pris soin. Là-dessus, Jérôme s’avança et dit qu’il voulait biens’en charger ; on le lui donna. J’avais justementun enfant du même âge ; mais ce n’était pas pourmoi une affaire d’en nourrir deux. Ce fut ainsique je devins ta mère. – Oh ! maman. – Au bout de trois mois, je perdis mon enfant,et alors je m’attachai à toi davantage. J’oubliaique tu n’étais pas vraiment notre fils.Malheureusement Jérôme ne l’oublia pas, lui, etvoyant au bout de trois ans que tes parents net’avaient pas cherché, au moins qu’ils net’avaient pas trouvé, il voulut te mettre àl’hospice. Tu as entendu pourquoi je ne lui ai pas 33
obéi. – Oh ! pas à l’hospice, m’écriai-je en mecramponnant à elle ; mère Barberin, pas àl’hospice, je t’en prie ! – Tu n’iras pas, mais à une condition, c’estque tu vas tout de suite dormir. Il ne faut pas,quand il rentrera, qu’il te trouve éveillé. » Et, après m’avoir embrassé, elle me tourna lenez contre la muraille. J’aurais voulum’endormir ; mais j’avais été trop rudementébranlé, trop profondément ému pour trouver àvolonté le calme et le sommeil. Il y avait au village deux enfants qu’onappelait « les enfants de l’hospice » ; ils avaientune plaque de plomb au cou avec un numéro ; ilsétaient mal habillés et sales ; on se moquaitd’eux ; on les battait. Les autres enfants avaient laméchanceté de les poursuivre souvent comme onpoursuit un chien perdu pour s’amuser, et aussiparce qu’un chien perdu n’a personne pour ledéfendre. Ah ! je ne voulais pas être comme ces 34
enfants ; je ne voulais pas avoir un numéro aucou, je ne voulais pas qu’on courût après moi encriant : « À l’hospice ! à l’hospice ! » Cette pensée seule me donnait froid et mefaisait claquer les dents. Et je ne dormais pas. Et Barberin allait rentrer. Heureusement il ne revint pas aussitôt qu’ilavait dit, et le sommeil arriva pour moi avant lui. 35
III La troupe du signor Vitalis Sans doute je dormis toute la nuit sousl’impression du chagrin et de la crainte, car lelendemain matin en m’éveillant mon premiermouvement fut de tâter mon lit et de regarderautour de moi, pour être certain qu’on ne m’avaitpas emporté. Pendant toute la matinée, Barberin ne me ditrien, et je commençai à croire que le projet dem’envoyer à l’hospice était abandonné. Sansdoute mère Barberin avait parlé ; elle l’avaitdécidé à me garder. Mais, comme midi sonnait, Barberin me dit demettre ma casquette et de le suivre. Effrayé, je tournai les yeux vers mère Barberinpour implorer son secours. Mais, à la dérobée, 36
elle me fit un signe qui disait que je devais obéir ;en même temps un mouvement de sa main merassura : il n’y avait rien à craindre. Alors, sans répliquer, je me mis en routederrière Barberin. La distance est longue de notre maison auvillage ; il y en a bien pour une heure de marche.Cette heure s’écoula sans qu’il m’adressât uneseule fois la parole. Il marchait devant,doucement, en clopinant, sans que sa tête fît unseul mouvement, et de temps en temps il seretournait tout d’une pièce pour voir si je lesuivais. Comme nous passions devant le café, unhomme qui se trouvait sur le seuil appelaBarberin et l’engagea à entrer. Celui-ci, me prenant par l’oreille, me fit passerdevant lui, et, quand nous fûmes entrés, ilreferma la porte. Tandis que Barberin se plaçait à une tableavec le maître du café qui l’avait engagé à entrer,j’allai m’asseoir près de la cheminée et regardai 37
autour de moi. Dans le coin opposé à celui que j’occupais, setrouvait un grand vieillard à barbe blanche, quiportait un costume bizarre et tel que je n’en avaisjamais vu. Sur ses cheveux, qui tombaient en longuesmèches sur ses épaules, était posé un hautchapeau de feutre gris orné de plumes vertes etrouges. Une peau de mouton, dont la laine étaiten dedans, le serrait à la taille. Cette peau n’avaitpas de manches, et, par deux trous ouverts auxépaules, sortaient les bras vêtus d’une étoffe develours qui autrefois avait dû être bleue. Il se tenait allongé sur sa chaise, le mentonappuyé dans sa main droite ; son coude reposaitsur son genou ployé. Jamais je n’avais vu une personne vivantedans une attitude si calme ; il ressemblait à l’undes saints en bois de notre église. Auprès de lui trois chiens, tassés sous sachaise, se chauffaient sans remuer : un canicheblanc, un barbet noir, et une petite chienne grise à 38
la mine futée et douce ; le caniche était coifféd’un vieux bonnet de police retenu sous sonmenton par une lanière de cuir. Pendant que je regardais le vieillard avec unecuriosité étonnée, Barberin et le maître du cafécausaient à demi-voix, et j’entendais qu’il étaitquestion de moi. Barberin racontait qu’il était venu au villagepour me conduire au maire, afin que celui-cidemandât aux hospices de lui payer une pensionpour me garder. C’était donc là ce que mère Barberin avait puobtenir de son mari, et je compris tout de suiteque, si Barberin trouvait avantage à me garderprès de lui, je n’avais plus rien à craindre. Le vieillard, sans en avoir l’air, écoutait aussice qui se disait ; tout à coup il étendit la maindroite vers moi et, s’adressant à Barberin : « C’est cet enfant-là qui vous gêne ? dit-ilavec un accent étranger. – Lui-même. – Et vous croyez que l’administration des 39
hospices de votre département va vous payer desmois de nourrice ? – Dame ! puisqu’il n’a pas de parents et qu’ilest à ma charge, il faut bien que quelqu’un paiepour lui ; c’est juste, il me semble. – Je ne dis pas non ; mais croyez-vous quetout ce qui est juste peut toujours se faire ? – Pour ça non. – Eh bien, je crois bien que vous n’obtiendrezjamais la pension que vous demandez. – Alors, il ira à l’hospice ; il n’y a pas de loiqui me force à le garder dans ma maison, si jen’en veux pas. – Vous avez consenti autrefois à le recevoir,c’était prendre l’engagement de le garder. – Eh bien, je ne le garderai pas, et, quand jedevrais le mettre dans la rue, je m’endébarrasserai. – Il y aurait peut-être un moyen de vous endébarrasser tout de suite, dit le vieillard après unmoment de réflexion, et même de gagner à celaquelque chose. 40
– Si vous me donnez ce moyen-là, je vous paieune bouteille, et de bon cœur encore. – Commandez la bouteille, et votre affaire estfaite. – Sûrement ? – Sûrement. » Le vieillard, quittant sa chaise, vint s’asseoirvis-à-vis de Barberin. Chose étrange, au momentoù il se leva, sa peau de mouton fut soulevée parun mouvement que je ne m’expliquai pas ; c’étaità croire qu’il avait un chien dans le bras gauche. Qu’allait-il dire ? Qu’allait-il se passer ? Je l’avais suivi des yeux avec une émotioncruelle. « Ce que vous voulez, n’est-ce pas, dit-il, c’estque cet enfant ne mange pas plus longtemps votrepain ; ou bien, s’il continue à le manger, c’estqu’on vous le paie ? – Juste ; parce que... – Oh ! le motif, vous savez, ça ne me regardepas, je n’ai donc pas besoin de le connaître ; il me 41
suffit de savoir que vous ne voulez plus del’enfant ; s’il en est ainsi, donnez-le-moi, je m’encharge. – Vous le donner ! – Dame ! ne voulez-vous pas vous endébarrasser ? – Vous donner un enfant comme celui-là, unsi bel enfant, car il est bel enfant, regardez-le. – Je l’ai regardé. – Rémi ! viens ici. » Je m’approchai de la table en tremblant. « Allons, n’aie pas peur, petit, dit le vieillard. – Regardez, continua Barberin. – Je ne dis pas que c’est un vilain enfant. Sic’était un vilain enfant, je n’en voudrais pas ; lesmonstres, ce n’est pas mon affaire. – Il est bon pour travailler. – Il est bien faible. – Lui faible, allons donc ! il est fort comme unhomme et solide et sain ; tenez, voyez ses 42
jambes, en avez-vous jamais vu de plusdroites ? » Barberin releva mon pantalon. « Trop minces, dit le vieillard. – Et ses bras ? continua Barberin. – Les bras sont comme les jambes ; ça peutaller ; mais ça ne résisterait pas à la fatigue et à lamisère. – Lui, ne pas résister ! mais tâtez donc, voyez,tâtez vous-même. » Le vieillard passa sa main décharnée sur mesjambes en les palpant, secouant la tête et faisantla moue. J’avais déjà assisté à une scène semblablequand le marchand était venu pour acheter notrevache. Lui aussi l’avait tâtée et palpée. Lui aussiavait secoué la tête et fait la moue : ce n’était pasune bonne vache, il lui serait impossible de larevendre, et cependant il l’avait achetée, puisemmenée. Le vieillard allait-il m’acheter et m’emmener ?ah ! mère Barberin, mère Barberin ! 43
Malheureusement elle n’était pas là pour medéfendre. « Enfin, dit le vieillard, tel qu’il est, je leprends. Seulement, bien entendu, je ne vousl’achète pas, je vous le loue. Je vous en donnevingt francs par an. – Vingt francs ! – C’est un bon prix et je paie d’avance ; voustouchez quatre belles pièces de cent sous et vousêtes débarrassé de l’enfant. » Il fouilla dans sa poche et en tira une boursede cuir dans laquelle il prit quatre pièces d’argentqu’il étala sur la table en les faisant sonner. « Pensez donc, s’écria Barberin, que cet enfantaura des parents un jour ou l’autre ! – Qu’importe ? – Il y aura du profit pour ceux qui l’aurontélevé ; si je n’avais pas compté là-dessus, je nem’en serais jamais chargé. » Ce mot de Barberin : « Si je n’avais pascompté sur ses parents, je ne me serais jamaischargé de lui », me fit le détester un peu plus 44
encore. Quel méchant homme ! « Et c’est parce que vous ne comptez plus surses parents, dit le vieillard, que vous le mettez àla porte. Enfin, à qui s’adresseront-ils, cesparents, si jamais ils paraissaient ? à vous, n’est-ce pas, et non à moi qu’ils ne connaissent pas ? – Et si c’est vous qui les retrouvez ? – Alors convenons que, s’il a des parents unjour, nous partagerons le profit, et je mets trentefrancs. – Mettez-en quarante. – Non ; pour les services qu’il me rendra, cen’est pas possible. – Et quels services voulez-vous qu’il vousrende ? Pour de bonnes jambes, il a de bonnesjambes ; pour de bons bras, il a de bons bras ; jem’en tiens à ce que j’ai dit, mais enfin à quoi letrouvez-vous propre ? » Le vieillard regarda Barberin d’un airnarquois, et, vidant son verre à petits coups : « À me tenir compagnie, dit-il ; je me faisvieux et le soir quelquefois, après une journée de 45
fatigue, quand le temps est mauvais, j’ai des idéestristes ; il me distraira. – Il est sûr que pour cela les jambes serontassez solides. – Mais pas trop, car il faudra danser, et puissauter, et puis marcher, et puis, après avoirmarché, sauter encore ; enfin il prendra placedans la troupe du signor Vitalis. – Et où est-elle, votre troupe ? – Le signor Vitalis, c’est moi, comme vousdevez vous en douter, la troupe, je vais vous lamontrer, puisque vous désirez faire saconnaissance. » Disant cela, il ouvrit sa peau de mouton et pritdans sa main un animal étrange qu’il tenait sousson bras gauche serré contre sa poitrine. Je ne trouvais pas de nom à donner à cettecréature bizarre que je voyais pour la premièrefois, et que je regardais avec stupéfaction. Elle était vêtue d’une blouse rouge bordéed’un galon doré ; mais les bras et les jambesétaient nus, car c’étaient bien des bras et des 46
jambes qu’elle avait et non des pattes ; seulementces bras et ces jambes étaient couverts d’une peaunoire, et non blanche ou camée. « Ah ! le vilain singe ! » s’écria Barberin. Ce mot me tira de ma stupéfaction, car, si jen’avais jamais vu des singes, j’en avais au moinsentendu parler ; ce n’était donc pas un enfant noirque j’avais devant moi, c’était un singe. « Voici le premier sujet de ma troupe, ditVitalis, c’est M. Joli-Cœur. Joli-Cœur, mon ami,saluez la société. » Joli-Cœur porta sa main fermée à ses lèvres etnous envoya à tous un baiser. « Maintenant, continua Vitalis étendant samain vers le caniche blanc, à un autre ; le signorCapi va avoir l’honneur de présenter ses amis àl’estimable société ici présente. » À ce commandement le caniche, qui jusque-làn’avait pas fait le plus petit mouvement, se levavivement et, se dressant sur ses pattes de derrière,il croisa ses deux pattes de devant sur sa poitrine,puis il salua son maître si bas que son bonnet de 47
police toucha le sol. Ce devoir de politesse accompli, il se tournavers ses camarades, et d’une patte, tandis qu’iltenait toujours l’autre sur sa poitrine, il leur fitsigne d’approcher. Les deux chiens, qui avaient les yeux attachéssur leur camarade, se dressèrent aussitôt, et, sedonnant chacun une patte de devant, comme onse donne la main dans le monde, ils firentgravement six pas en avant, puis après trois pasen arrière, et saluèrent la société. « Celui que j’appelle Capi, continua Vitalis,autrement dit Capitano en italien, est le chef deschiens ; c’est lui qui, comme le plus intelligent,transmet mes ordres. Ce jeune élégant à poil noirest le signor Zerbino, ce qui signifie le galant,nom qu’il mérite à tous les égards. Quant à cettejeune personne à l’air modeste, c’est la signoraDolce, une charmante Anglaise qui n’a pas voléson nom de douce. C’est avec ces sujetsremarquables à des titres différents que j’ail’avantage de parcourir le monde en gagnant mavie plus ou moins bien, suivant les hasards de la 48
bonne ou de la mauvaise fortune. Capi ! » Le caniche croisa les pattes. « Capi, venez ici, mon ami, et soyez assezaimable, je vous prie – ce sont des personnagesbien élevés à qui je parle toujours poliment –,soyez assez aimable pour dire à ce jeune garçon,qui vous regarde avec des yeux ronds comme desbilles, quelle heure il est. » Capi décroisa les pattes, s’approcha de sonmaître, écarta la peau de mouton, fouilla dans lapoche du gilet, en tira une grosse montre enargent, regarda le cadran et jappa deux foisdistinctement ; puis après ces deux jappementsbien accentués, d’une voix forte et nette, il enpoussa trois autres plus faibles. Il était en effet deux heures et trois quarts. « C’est bien, dit Vitalis, je vous remercie,signor Capi ; et, maintenant, je vous prie d’inviterla signora Dolce à nous faire le plaisir de danserun peu à la corde. » Capi fouilla aussitôt dans la poche de la vestede son maître et en tira une corde. Il fit un signe à 49
Zerbino, et celui-ci alla vivement lui faire vis-à-vis. Alors Capi lui jeta un bout de la corde, ettous deux se mirent gravement à la faire tourner. Quand le mouvement fut régulier, Dolces’élança dans le cercle et sauta légèrement entenant ses beaux yeux tendres sur les yeux de sonmaître. « Vous voyez, dit celui-ci, que mes élèves sontintelligents ; mais l’intelligence ne s’apprécie àtoute sa valeur que par la comparaison. Voilàpourquoi j’engage ce garçon dans ma troupe ; ilfera le rôle d’une bête, et l’esprit de mes élèvesn’en sera que mieux apprécié. – Oh ! pour faire la bête... interrompitBarberin. – Il faut avoir de l’esprit, continua Vitalis, et jecrois que ce garçon n’en manquera pas quand ilaura pris quelques leçons. Au reste, nous verronsbien. Et pour commencer nous allons en avoirtout de suite une preuve. S’il est intelligent, ilcomprendra qu’avec le signor Vitalis on a lachance de se promener, de parcourir la France etdix autres pays, de mener une vie libre au lieu de 50
Search
Read the Text Version
- 1
- 2
- 3
- 4
- 5
- 6
- 7
- 8
- 9
- 10
- 11
- 12
- 13
- 14
- 15
- 16
- 17
- 18
- 19
- 20
- 21
- 22
- 23
- 24
- 25
- 26
- 27
- 28
- 29
- 30
- 31
- 32
- 33
- 34
- 35
- 36
- 37
- 38
- 39
- 40
- 41
- 42
- 43
- 44
- 45
- 46
- 47
- 48
- 49
- 50
- 51
- 52
- 53
- 54
- 55
- 56
- 57
- 58
- 59
- 60
- 61
- 62
- 63
- 64
- 65
- 66
- 67
- 68
- 69
- 70
- 71
- 72
- 73
- 74
- 75
- 76
- 77
- 78
- 79
- 80
- 81
- 82
- 83
- 84
- 85
- 86
- 87
- 88
- 89
- 90
- 91
- 92
- 93
- 94
- 95
- 96
- 97
- 98
- 99
- 100
- 101
- 102
- 103
- 104
- 105
- 106
- 107
- 108
- 109
- 110
- 111
- 112
- 113
- 114
- 115
- 116
- 117
- 118
- 119
- 120
- 121
- 122
- 123
- 124
- 125
- 126
- 127
- 128
- 129
- 130
- 131
- 132
- 133
- 134
- 135
- 136
- 137
- 138
- 139
- 140
- 141
- 142
- 143
- 144
- 145
- 146
- 147
- 148
- 149
- 150
- 151
- 152
- 153
- 154
- 155
- 156
- 157
- 158
- 159
- 160
- 161
- 162
- 163
- 164
- 165
- 166
- 167
- 168
- 169
- 170
- 171
- 172
- 173
- 174
- 175
- 176
- 177
- 178
- 179
- 180
- 181
- 182
- 183
- 184
- 185
- 186
- 187
- 188
- 189
- 190
- 191
- 192
- 193
- 194
- 195
- 196
- 197
- 198
- 199
- 200
- 201
- 202
- 203
- 204
- 205
- 206
- 207
- 208
- 209
- 210
- 211
- 212
- 213
- 214
- 215
- 216
- 217
- 218
- 219
- 220
- 221
- 222
- 223
- 224
- 225
- 226
- 227
- 228
- 229
- 230
- 231
- 232
- 233
- 234
- 235
- 236
- 237
- 238
- 239
- 240
- 241
- 242
- 243
- 244
- 245
- 246
- 247
- 248
- 249
- 250
- 251
- 252
- 253
- 254
- 255
- 256
- 257
- 258
- 259
- 260
- 261
- 262
- 263
- 264
- 265
- 266
- 267
- 268
- 269
- 270
- 271
- 272
- 273
- 274
- 275
- 276
- 277
- 278
- 279
- 280
- 281
- 282
- 283
- 284
- 285
- 286
- 287
- 288
- 289
- 290
- 291
- 292
- 293
- 294
- 295
- 296
- 297
- 298
- 299
- 300
- 301
- 302
- 303
- 304
- 305
- 306
- 307
- 308
- 309
- 310
- 311
- 312
- 313
- 314
- 315
- 316
- 317
- 318
- 319
- 320
- 321
- 322
- 323
- 324
- 325
- 326
- 327
- 328
- 329
- 330
- 331
- 332
- 333
- 334
- 335
- 336
- 337
- 338
- 339
- 340
- 341
- 342
- 343
- 344
- 345
- 346
- 347
- 348
- 349
- 350
- 351
- 352
- 353
- 354
- 355
- 356
- 357
- 358
- 359
- 360
- 361
- 362
- 363
- 364
- 365
- 366
- 367
- 368
- 369
- 370
- 371
- 372
- 373
- 374
- 375
- 376
- 377
- 378
- 379
- 380
- 381
- 382
- 383
- 384
- 385
- 386
- 387
- 388
- 389
- 390
- 391
- 392
- 393
- 394
- 395
- 396
- 397
- 398
- 399
- 400
- 401
- 402
- 403
- 404
- 405
- 406
- 407
- 408
- 409
- 410
- 411
- 412
- 413
- 414
- 415
- 416
- 417
- 418
- 419
- 420
- 421
- 422
- 423
- 424
- 425
- 426
- 427
- 428
- 429
- 430
- 431
- 432
- 433
- 434
- 435
- 436
- 437
- 438
- 439
- 440
- 441
- 442
- 443
- 444
- 445
- 446
- 447
- 448
- 449
- 450
- 451
- 452
- 453
- 454
- 455
- 456
- 457
- 458
- 459
- 460
- 461
- 462
- 463
- 464
- 465
- 466
- 467
- 468
- 469
- 470
- 471
- 472
- 473
- 474
- 475
- 476
- 477
- 478
- 479
- 480
- 481
- 482
- 483
- 484
- 485
- 486
- 487
- 488
- 489
- 490
- 491
- 492
- 493
- 494
- 495
- 496
- 497
- 498
- 499
- 500
- 501
- 502
- 503
- 504
- 505
- 506
- 507
- 508
- 509
- 510
- 511
- 512
- 513
- 514
- 515
- 516
- 517
- 518
- 519
- 520
- 521
- 522
- 523
- 524
- 525
- 526
- 527
- 528
- 529
- 530
- 531
- 532
- 533
- 534
- 535
- 536
- 537
- 538
- 539
- 540
- 541
- 542
- 543
- 544
- 545
- 546
- 547
- 548
- 549
- 550
- 551
- 552
- 553
- 554
- 555
- 556
- 557
- 558
- 559
- 560
- 561
- 562
- 563
- 564
- 565
- 566
- 567
- 568
- 569
- 570
- 571
- 572
- 573
- 574
- 575
- 576
- 577
- 578
- 579
- 580
- 581
- 582
- 583
- 584
- 585
- 586
- 587
- 588
- 589
- 590
- 591
- 592
- 593
- 594
- 595
- 596
- 597
- 598
- 599
- 600
- 601
- 602
- 603
- 604
- 605
- 606
- 607
- 608
- 609
- 610
- 611
- 612
- 613
- 614
- 615
- 616
- 617
- 618
- 619
- 620
- 621
- 622
- 623
- 624
- 625
- 626
- 627
- 628
- 629
- 630
- 631
- 632
- 633
- 634
- 635
- 636
- 637
- 638
- 639
- 640
- 641
- 642
- 643
- 644
- 645
- 646
- 647
- 648
- 649
- 650
- 651
- 652
- 653
- 654
- 655
- 656
- 657
- 658
- 659
- 660
- 661
- 662
- 663
- 664
- 665
- 666
- 667
- 668
- 669
- 670
- 671
- 672
- 673
- 674
- 675
- 676
- 677
- 678
- 679
- 680
- 681
- 682
- 683
- 684
- 685
- 686
- 687
- 688
- 689
- 690
- 691
- 692
- 693
- 694
- 695
- 696
- 697
- 698
- 699
- 700
- 701
- 702
- 703
- 704
- 705
- 706
- 707
- 708
- 709
- 710
- 711
- 712
- 713
- 714
- 715
- 716
- 717
- 718
- 719
- 720
- 721
- 722
- 723
- 724
- 725
- 726
- 727
- 728
- 729
- 730
- 731
- 732
- 733
- 734
- 735
- 736
- 737
- 738
- 739
- 740
- 741
- 742
- 743
- 744
- 745
- 746
- 747
- 748
- 749
- 750
- 751
- 752
- 1 - 50
- 51 - 100
- 101 - 150
- 151 - 200
- 201 - 250
- 251 - 300
- 301 - 350
- 351 - 400
- 401 - 450
- 451 - 500
- 501 - 550
- 551 - 600
- 601 - 650
- 651 - 700
- 701 - 750
- 751 - 752
Pages: